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Ces derniers jours, deux polémiques nées sur Internet sont venues illustrer la dynamique politique actuellement à l’œuvre en France : une vidéo publiée par un youtubeur fasciste connu sous le nom de « Papacito », qui mettait en scène l’exécution d’un électeur de la France insoumise ; et le tweet du philosophe pour médias Raphaël Enthoven annonçant qu’il préfèrerait voter Le Pen plutôt que Mélenchon.

Dans les deux cas, on s’est beaucoup indigné à gauche mais on ne devrait pas s’en tenir à l’émotion ou à l’indignation ; il importe de comprendre ce qui se joue, de s’organiser, d’unir des forces et de dessiner des perspectives de mobilisation. Depuis l’assassinat de Samuel Paty, une offensive se déploie qui vise non seulement à stigmatiser les musulman·es, à accélérer le durcissement autoritaire de l’Etat mais aussi à disqualifier l’ensemble de la gauche, des mouvements sociaux et des intellectuel-les critiques par l’accusation infamante de complicité avec le terrorisme. On a pu observer ces derniers mois comment le pseudo-concept d’ « islamo-gauchisme », né à l’extrême droite, avait circulé dans les champ médiatique et politique, jusqu’aux ministres Jean-Michel Blanquer et Frédérique Vidal, pour appuyer la thèse (délirante) d’une telle complicité. Cela donne à voir la manière dont l’idéologie dominante est aujourd’hui imprégnée voire saturée de catégories de pensée fascistes ou fascisantes. Fondée sur le modèle du prétendu « judéo-bolchevisme » dont l’extrême droite agitait le spectre dans l’entre-deux-guerres, cette catégorie fonctionne de manière analogue et constitue un conspirationnisme de dominants : identification d’un ennemi (les juifs hier, les musulmans aujourd’hui) auquel est imputée une logique de séparation et un projet de domination, puis recherche des complices (« collabos »).

La vidéo de « Papacito » exprime le fait qu’avec la surenchère autoritaire et raciste des derniers mois, dont le gouvernement a été le principal responsable du fait des lois dites « séparatisme » et « sécurité globale » mais aussi de nombre de déclarations (de Gérald Darmanin notamment), avec la banalisation du FN/RN et de ses « idées » dans l’espace médiatique (où l’on ne compte plus les idéologues d’extrême droite invité-s chaque jour), l’extrême droite extra-parlementaire est amenée à aller toujours plus loin, ne serait-ce que pour exister. Plus loin, c’est l’envahissement du conseil régional d’Occitanie par le groupuscule royaliste Action française, l’incitation à prendre les armes et à en faire usage contre « l’ennemi » (les musulman·es, les antiracistes et antifascistes, les militant·es de gauche, etc.), l’exhortation de l’armée à intervenir contre les « hordes de banlieue », l’appel à un « homme fort » (un « tyran éclairé » nous dit le youtubeur en question), et on pourrait allonger la liste presque indéfiniment. Les discours et les pratiques se radicalisent, avec la menace que se multiplient des attentats d’extrême droite, mais la principale nouveauté c’est l’assentiment que trouve ce type de discours dans des médias (privés) de masse : les pseudo-journalistes de Valeurs actuelles sont régulièrement invités sur les plateaux télés ; Éric Zemmour peut déverser continuellement et tranquillement sa rhétorique fasciste sur CNews (et y soutenir « Papacito » au passage) ; une membre du groupuscule raciste Génération identitaire (dissous entretemps) se voit tendre un micro dans une émission de grande écoute ; et tout ce beau monde peut prétendre à longueur de temps qu’il serait honteusement « bâillonné ».

Dans le cas du tweet de Raphaël Enthoven, la manœuvre ne vise pas simplement à créer artificiellement une polémique afin de s’attirer un peu d’attention médiatique. La déclaration du « philosophe » exprime sans doute honnêtement ses inclinations profondes et ne devrait nullement prêter à l’étonnement. Elle a plutôt le mérite de révéler ce que chacun-e pressent, à savoir que si la classe dominante, son personnel politique et ses idéologues attitré-es sont amené-s dans les années à venir à choisir entre l’extrême droite et une perspective de rupture de gauche avec le néolibéralisme, ils et elles opteront quasi unanimement et sans l’ombre d’une hésitation pour la première option. D’ailleurs, l’ancien ministre de l’Education nationale Luc Ferry n’avait pas déclaré autre chose dès 2010 quand il disait trouver Marine Le Pen « plus responsable et moins dangereuse » qu’Olivier Besancenot. Et comment donner tort à Enthoven et Ferry de leur point de vue d’idéologues conservateurs, car si Marine Le Pen parvenait au pouvoir, elle ne menacerait assurément en rien les intérêts de la classe à laquelle ils appartiennent et dont ils expriment les aspirations, les craintes et les intérêts ; au contraire elle constituerait un rempart de l’ordre social. Quant à l’intensification de l’autoritarisme et du racisme qu’impliquerait immanquablement l’arrivée au pouvoir du FN/RN, gageons au vu de leurs prises de position de ces dernières années qu’Enthoven, Ferry et d’autres n’auraient pas grand-chose à y redire et sauraient leur trouver des raisons, sinon des vertus.

« Plutôt Hitler que le Front populaire » disait la bourgeoisie française et son personnel politique dans les années 1930. Nous ne faisons pas face actuellement au nazisme et il n’y a point de Front populaire à l’horizon, mais le cynisme des dominants ne paraît pas avoir régressé et la trajectoire que suit la France, marquée par la destruction des solidarités collectives et des conquêtes sociales (Sécurité sociale, droit du travail, services publics, etc.), la remise en cause des libertés publiques et la banalisation du racisme, l’entraîne d’ores et déjà vers le pire. Une contre-offensive est donc impérative, sous peine de voir s’approfondir ce processus de fascisation : elle pourrait commencer aujourd’hui avec la marche pour les libertés et contre les idées d’extrême droite, à laquelle appellent largement des mouvements sociaux, des syndicats et des partis de gauche. Mais il faudra qu’elle parvienne à s’adresser aux classes populaires et qu’elle trouve une traduction politique combinant unité et radicalité, autrement dit que s’unissent des forces autour d’un véritable projet de rupture avec les politiques néolibérales, autoritaires et racistes.

C’est à ce prix que pourrait renaître un espoir de changement, sans lequel une majorité de la population peut bien être d’accord avec les mobilisations sociales des dernières années et avec la plupart des grandes propositions associées à la gauche (taxer davantage les dividendes, augmenter les salaires, réinvestir fortement dans les services publics, etc.) mais considèrent que ces mobilisations ne peuvent l’emporter et que ces propositions n’ont aucune chance d’être mises en œuvre. En somme : serrer les rangs, bâtir une alternative.

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Ce texte est la version longue d’une tribune publié le 11 juin sur le site de Libération

Illustration : https://t.co/LM9XfU8l8g?amp=1. 

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