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Le mouvement socialiste allemand à ses débuts était une affaire d’hommes, imprégné d’attitudes sexistes qui s’ajoutaient à l’interdiction faite aux femmes de participer à la politique. Mais dans les années 1900, le mouvement féministe prolétarien a mis au premier plan les revendications des femmes de la classe travailleuse, en insistant sur le fait qu’elles n’avaient pas besoin de pères, de maris ou des bourgeoises pour parler en leur nom.

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Lors d’une intervention au congrès du Parti social-démocrate (SPD) à Halle en 1890, Emma Ihrer s’adressa très clairement aux congressistes : « Nous avons le droit d’être traitées comme des camarades à part entière ». Il s’agissait du premier congrès légal du Parti après la levée des lois antisocialistes en vigueur entre 1878 et 1890 dans l’empire allemand récemment unifié. Mais, alors que les hommes pouvaient à nouveau s’organiser légalement dans des associations ouvrières, les femmes n’avaient pas le droit d’adhérer à des associations politiques ni de participer à des réunions politiques. Ces restrictions ne seront levées que le 19 avril 1908 après l’adoption de la loi impériale sur les associations.

Cela n’empêcha pas des femmes comme Emma Ihrer, Helma Steinbach ou Clara Zetkin de trouver des moyens alternatifs de s’organiser au sein du SPD. Elles durent cependant s’imposer dans les organisations ouvrières face à la résistance des hommes. Les plaintes concernant le manque de soutien et le comportement sexiste étaient monnaie courante. Lors du congrès du SPD à Gotha en 1896, une déléguée de Hambourg, Luise Kähler, interpella ainsi les hommes en ces termes :

« De nombreux camarades traitent la question des femmes avec tant de légèreté qu’on doit vraiment se demander si ces camarades de parti défendent réellement l’égalité des droits. »

Par rapport au mouvement ouvrier, le mouvement féministe prolétarien était encore un phénomène relativement nouveau au début des années 1890. Les femmes avaient commencé à s’organiser en syndicats dans les années 1880 au sein, par exemple, de l’Association pour la promotion des intérêts des femmes au travail (Verein zur Vertretung der Interessen der Arbeiterinnen) et de l’Association professionnelle des couturières de Berlin (Fachverein der Berliner Mantelnäherinne), toutes deux fondées en 1885. L’expérience commune de la criminalisation, de la persécution et de l’exil sous les lois antisocialistes avait rapproché les deux mouvements.

Le mouvement ouvrier allemand se caractérisait, surtout dans ses premières années, par un antiféminisme exacerbé. Bien que d’importants progrès aient été réalisés au moment du congrès du SPD à Halle en 1890, les attitudes antiféministes et les structures patriarcales continuaient de représenter un obstacle à l’organisation du mouvement féministe prolétarien.

 

Le problème de l’antiféminisme prolétarien

L’historien Werner Thönnessen a inventé le terme « antiféminisme prolétarien » pour caractériser les débuts du mouvement ouvrier allemand. Cette description vise surtout l’Association générale des travailleurs allemands (en allemand ADAV), fondée en 1863 par Ferdinand Lassalle. L’ADAV demandait l’interdiction du travail rémunéré des femmes, arguant du fait que la main-d’œuvre féminine faisait baisser les salaires et accélérait la dissolution de la famille. Les droits politiques pour le sexe féminin n’étaient pas sérieusement envisagés. Le droit de vote devait continuer à être un privilège exclusivement masculin.

Ces revendications reposaient sur une image de la femme qui la réduisait principalement à son rôle de mère et d’épouse. Reinhold Schlingmann s’appuyait sur les modèles hiérarchiques de genre qui dominaient dans la bourgeoisie lorsqu’il argumenta, lors d’une réunion de l’ADAV à Berlin en 1866, que les femmes ne devaient pas travailler parce qu’elles étaient « physiquement différentes, plus faibles, leurs formes douces et rondes, moins musclées ; leurs corps ne sont pas capables d’efforts physiques ». Comme les femmes sont également différentes sur le plan intellectuel, il existe une division « naturelle » du travail : l’homme va travailler à l’usine tandis que la femme s’occupe des tâches ménagères. C’est le capital, affirme Schlingmann, qui pousse les femmes (et les enfants) à travailler dans les usines, les éloignant de « leur véritable vocation », c’est-à-dire le travail de reproduction, les tâches ménagères et l’éducation des enfants.

La dimension programmatique et contextuelle de l’antiféminisme prolétarien décrite par Thönnessen est toutefois trop limitée. Des historiens comme Thomas Welskopp soulignent les origines socio-historiques du mouvement ouvrier allemand, qui se situaient en dehors du prolétariat industriel. Au début, la base sociale du mouvement ouvrier était plutôt concentrée dans l’artisanat, la maçonnerie et les compagnons. Welskopp soutient que la principale racine de l’antiféminisme prolétarien réside dans la culture misogyne qui prévalait dans ces milieux. L’examen de ces questions à travers le prisme de l’histoire sociale et de la sociologie culturelle nous permet de regarder au-delà du comportement sexiste (très réel) des militants qui a déjà été analysé dans les travaux classiques sur le mouvement féministe et de mettre en évidence les bases structurelles de l’antiféminisme prolétarien.

La sphère associative était le seul espace social dans lequel les travailleurs pouvaient exprimer et développer librement leur personnalité. Dans les associations ouvrières, comme le dit Welskopp,

« ils pouvaient y acquérir de la ʺdignitéʺ afficher leur ʺrespectabilitéʺ habituelle et débattre d’égal à égal ; ils étaient des protagonistes actifs de la vie publique et politique ».

La consommation d’alcool et les débats dans les réunions enfumées cultivaient un habitus exclusivement masculin. Le « revers de la médaille était l’exclusion des femmes, au cours de la transformation et de l’universalisation d’une culture de compagnonnage misogyne ». En ce sens, l’exclusion des femmes était une condition constitutive de l’émergence d’un citoyen masculin militant.

L’objectif de l’antiféminisme prolétarien était la conservation des rapports patriarcaux entre les sexes : l’homme comme « unique soutien de famille » et la femme dans son rôle supposé « naturel » de mère et de femme au foyer). Les revendications des antiféministes prolétariens peuvent également être comprises comme une réaction quelque peu impuissante à l’érosion croissante des rapports familiaux dans le cadre du développement industriel de l’époque moderne. En réalité, il n’a jamais été question d’interdire tout emploi rémunéré pour les femmes. Les femmes ont toujours travaillé et devraient continuer à le faire, mais pas dans des métiers à connotation « masculine ».

L’antiféminisme prolétarien était un phénomène complexe, avec des aspects culturels aussi bien que programmatiques et idéologiques. L’échec de la révolution bourgeoise de 1848 fut suivi d’une phase de restauration réactionnaire. La loi prussienne sur les associations promulguée en 1850 interdisait aux femmes de s’organiser politiquement. En outre, la « Lex Otto »  interdisait aux femmes de travailler dans la presse. Après la constitution du mouvement ouvrier, l’antiféminisme prolétarien de ce dernier était ainsi protégé par la loi. Il a fallu du temps au mouvement ouvrier pour faire face à cet héritage antiféministe.

 

Le marxisme comme programme d’émancipation

Une lutte longue et difficile fut nécessaire pour que le mouvement social-démocrate des femmes l’emporte sur l’antiféminisme prolétarien et obtienne l’espace nécessaire à son épanouissement. Les contributions marxistes les plus importantes dans ce combat ont été La femme et le socialisme  d’August Bebel (1879) et « L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État » de Friedrich Engels (1884). Ces deux ouvrages sur la « question féminine » ont eu une grande influence dans le mouvement ouvrier, mais ils sont longtemps restés les seules analyses socialistes majeures sur ce thème. Les publications sociales-démocrates ont continué à évoquer la « question féminine », mais les avancées théoriques substantielles furent rares.

Au début de son livre La femme et le socialisme Bebel évoque longuement les revendications d’interdiction du travail des femmes, qu’il qualifie de « myopie ».

« S’opposer au travail des femmes est aussi futile que de lutter contre l’introduction des machines ou de tenter d’arrêter le déclin de la petite industrie par des mesures réactionnaires et inadéquates » écrit Bebel.

Au contraire, la théorie marxiste a démontré que le travail des femmes était une condition préalable à leur émancipation dans le cadre du mouvement ouvrier. Comme le dit Engels :

« L’émancipation de la femme ne sera possible que lorsque la femme pourra prendre part à la production sur une grande échelle sociale et que le travail domestique ne réclamera plus qu’une quantité insignifiante de son temps. »

Il considérait l’industrialisation comme le moteur de ce processus.

Ces positions, en rupture avec le communisme dit artisanal du mouvement ouvrier préindustriel, ne sont pas tombées du ciel. Les idées nouvelles ont d’abord pris racine dans des parties du mouvement qui étaient plus fortement influencées par le libéralisme, comme le Parti ouvrier social-démocrate fondé en 1869 par August Bebel et Wilhelm Liebknecht. L’influence libérale est indéniable dans les premières éditions de La femme et le socialisme. Ce n’est que dans les nombreuses éditions ultérieures que Bebel affina l’orientation marxiste de son argumentation.

Ce sont ces deux ouvrages qui ont façonné les débats socialistes sur l’émancipation des femmes au cours des décennies suivantes. Clara Zetkin s’est inspirée de Bebel et d’Engels dans son discours lors de la conférence fondatrice de la Deuxième Internationale en 1889 à Paris, publié en brochure la même année. Zetkin esquissa un programme d’action pour le mouvement féministe prolétarien, qu’elle développa au cours des années 1890. Ces trois contributions ont été écrites pour le mouvement ouvrier et ont été d’une importance capitale pour la mise à l’écart des idées antiféministes au sein du Parti, même si elles n’ont certainement jamais disparu entièrement.

 

Créer un espace pour le mouvement féministe prolétarien

Malgré une multitude d’obstacles, le mouvement féministe prolétarien s’est organisé au sein des organisations de la social-démocratie, après l’abrogation des lois antisocialistes en 1890. Afin de pouvoir fonctionner dans le milieu sexiste du mouvement ouvrier, elles ont développé ce que j’appellerais une pratique spatiale. Ces concepts organisationnels n’ont pas été conçus par des théoricien.ne.s, mais ont plutôt émergé empiriquement avec la mise en place de structures autonomes au sein du SPD qui étaient également essentielles pour contourner la législation répressive visant l’ensemble des sociaux-démocrates.

Dans les premiers temps, il fut décidé de créer des comités d’agitation (Agitationskomitees) pour contourner l’interdiction faite aux femmes de rejoindre des organisations politiques. Ces comités n’avaient ni statuts, ni règlement intérieur, ni direction, ni membres officiels. Lors du congrès du Parti à Halle en 1890, les militantes critiquèrent sévèrement le peu d’espace accordé aux femmes dans les journaux du Parti. Helma Steinbach, une militante de Hambourg, protesta contre le fait que le journal social-démocrate Arbeiterblatt refusait de publier ses articles et réclama son « petit bout de papier blanc ». À partir de 1892, le périodique Die Gleichheit, édité par Clara Zetkin, devint la voix incontestée du mouvement féministe prolétarien.

Les comités d’agitation se développèrent et se répandirent dans toute l’Allemagne En 1893, le comité de Berlin fut désigné comme Bureau Central lors du congrès du SPD à Cologne, mais une vague de répression, qui débuta cette année-là, eut raison de cette forme organisationnelle. Les comités furent transformés en associations et peu à peu liquidés jusqu’à ce que le modèle ne soit plus une option viable en 1895. Il fallait donc élaborer un nouveau concept pour canaliser le travail vers des structures plus fiables.

Pour ce faire, les militantes eurent recours à ce que l’on appelait les « personnes de confiance » (Vertrauenspersonen), derrière lesquelles se cachaient des groupes plus ou moins importants de femmes socialistes. Lors de leurs réunions, elles débattaient de la situation politique, élaboraient des positions et organisaient des grèves. Au fil du temps, un réseau de plus en plus dense émergea, dirigé de 1900 à 1908 par Ottilie Baader. Le nombre de « personnes de confiance » passa de 25 en 1901 à 407 en 1908. Pour tenir compte de cette croissance rapide, une structure régionale fut mise en place, structure que le SPD reconnût officiellement en 1905.

L’importance des conférences des femmes social-démocrates, qui se tenaient tous les deux ans avant les congrès réguliers du Parti de 1900 à 1908, reste aujourd’hui encore sérieusement sous-estimée. Lors de ces rencontres, le mouvement féministe prolétarien de tout l’Empire allemand se réunissait pour débattre des problèmes de la période et des solutions à proposer.

La mise en place de ces structures autonomes à partir de 1890 a constitué une étape significative pour le mouvement féministe prolétarien dans les conditions spécifiques de l’époque. Mais cette pratique a également généré des tensions entre l’objectif d’organiser ensemble les hommes et les femmes et la réalité des structures qui étaient dans les faits largement séparées. Cette tension a été résolue de la façon suivante : les structures séparées seraient tolérées tant que les restrictions légales extérieures empêchaient une organisation commune. Il n’est donc guère surprenant qu’après la levée, en 1908, de l’interdiction faite aux femmes d’adhérer à des organisations politiques, le SPD ait rapidement commencé à démanteler les structures autonomes du mouvement féministe prolétarien et à les intégrer dans l’ensemble du Parti, y compris, dans certains cas, contre la volonté de leurs membres.

Lors de son intervention à la conférence des femmes de Nuremberg en 1908, Luise Zietz insista :

« Ces conférences ont contribué de manière exceptionnelle à ce que nous ayons aujourd’hui tant de camarades femmes expérimentées… Ce serait un grand recul pour le mouvement des femmes si les conférences de femmes étaient abolies. »

Malgré cette résistance, le congrès suivant du Parti formalisa l’intégration des organisations de femmes dans les structures du SPD. Le réseau des « personnes de confiance » fut supprimé, de même que l’élection séparée des déléguées aux congrès du Parti par des réunions de femmes. Les conférences de femmes continuèrent certes d’exister formellement (la dernière fut organisée à Iéna en 1911, après d’importants conflits), mais par la suite, elles n’eurent lieu qu’au niveau régional et furent soumises au contrôle de la direction du Parti.

 

Que reste-t-il ?

Le mouvement féministe prolétarien allemand a-t-il échoué ? Au moins jusqu’à la Première Guerre mondiale, il était considéré comme un modèle florissant pour les partis de la Deuxième Internationale. Il est remarquable que sa pratique spatiale d’avant 1908 ait inspiré les socialistes au niveau international. Alexandra Kollontai a écrit dans son autobiographie qu’elle avait assisté à la conférence des femmes de Mannheim en 1906 :

« Les rencontres et les discussions avec Clara Zetkin, avec l’ouvrière Ottilie Baader… et d’autres m’ont convaincue du bien-fondé de mes efforts pour créer un appareil au sein du parti pour le travail parmi les femmes. »

Le mouvement international des femmes communistes, fondé à Moscou en 1920, a renoué avec cette tradition de pratique spatiale. Il a immédiatement créé son propre organe officiel et un secrétariat pour coordonner le travail des sections féminines dans les partis communistes du monde entier. Le Secrétariat international des femmes a fonctionné de manière autonome pendant six ans avant d’être relégué au rang de département du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste en 1926, durant la stalinisation.

Dans l’ensemble, le processus d’intégration du mouvement féministe prolétarien dans les structures de la social-démocratie était truffé de contradictions. En 1908, la direction du SPD a enterré un espace démocratique qui avait un grand potentiel dans la lutte pour l’émancipation des femmes.

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Cet article a été initialement publié le 9 mars 2021 dans Jacobin (Etats-Unis), traduit par Christian Dubucq pour Contretemps.

 Vincent Streichhahn rédige actuellement une thèse de doctorat sur la théorie et la pratique de la «question des femmes» dans le mouvement social-démocrate allemand avant 1914. Il est coéditeur de l’anthologie « Genre et lutte des classes : La « question des femmes » dans une perspective allemande et internationale aux 19e et 20e siècles ».  Geschlecht und Klassenkampf : Die « Frauenfrage » aus deutscher und internationaler Perspektive im 19. und 20. Jahrhundert (Metropol Verlag, 2020).

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