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Nous reproduisons un entretien autour du franc CFA avec l’historien Amzat Boukari-Yabara, initialement paru sur le site du collectif Afriques en lutte. Amzat Boukari-Yabara est l’auteur de plusieurs articles et ouvrages d’histoire et de géopolitique africaine. Son dernier livre est Africa Unite ! Une histoire du panafricanisme, publié aux éditions La Découverte en 2014.

Afriques en lutte : Bonjour Amzat BOUKARI-YABARA, pouvez-vous nous expliquer la genèse du franc CFA ?

Amzat BOUKARI-YABARA : La monnaie connue sous son acronyme CFA est le franc des colonies françaises d’Afrique. Le CFA a été créé par un décret signé le 25 décembre 1945 par le général Charles de Gaulle. La seconde guerre mondiale vient de se terminer et la France se retrouve dans le camp des vainqueurs. Elle le doit en grande partie à la contribution militaire et économique de son empire colonial. Jusqu’en 1943, la capitale officielle de la France libre est bien Brazzaville et c’est de là qu’en janvier 1944 le général de Gaulle organise une conférence pour annoncer que la France exclut absolument toute indépendance de ses colonies après la fin de la guerre. En juillet suivant, lors de la signature des accords de Bretton Woods, la France obtient l’inclusion de ce qui deviendra officiellement le CFA en décembre 1945 dans les monnaies reconnues du nouveau système monétaire international.

Le système du CFA se met en place dans les deux blocs que sont l’AOF [Afrique Occidentale Française] et l’AEF [Afrique Equatoriale Française], ainsi qu’aux Comores. Le système qui permet de rapatrier les avoirs africains en France reprend le mécanisme mis en place par le régime nazi durant l’Occupation. La France imprime et injecte une somme de billets équivalent au montant des avoirs qu’elle récupère dans le cadre de l’économie coloniale. Une première faille intervient en septembre 1958, lorsque la Guinée de Sékou Touré prend son indépendance et, avec l’aide du Ghana de Kwame Nkrumah, lance sa propre monnaie. Sékou Touré lance la fameuse formule : « Nous préférons la liberté dans la pauvreté à l’esclavage dans la richesse. »

Revenu au pouvoir et inquiet de voir l’exemple guinéen faire tâche d’huile, de Gaulle réagit en faisant de la question monétaire un enjeu stratégique. Outre le sabotage des économies des pays qui sortent du pacte monétaire (Guinée, Mali sous Modibo Keita), la signature de ces accords monétaires devient l’une des conditions de l’octroi des indépendances. Les autres conditions étaient de maintenir des accords militaires, commerciaux, diplomatiques et culturels privilégiés avec la France. Depuis, ces accords se sont renforcés en dépit du retard cumulé pour les pays africains.

 

Beaucoup d’économistes dénoncent le caractère inique de cette monnaie. Pouvez-vous nous dire en quoi le franc CFA n’est pas du tout dans l’intérêt des pays africains qui l’utilisent comme monnaie depuis les Indépendances?

ABY: La souveraineté d’un État se manifeste au niveau de sa diplomatie, sa défense et son commerce, notamment, le commerce extérieur qui le conduit à échanger avec d’autres États également indépendants et à défendre, dans ce cadre-là, ses intérêts. La monnaie est donc un élément d’identité nationale et un outil de souveraineté et de reconnaissance internationale. Il est difficile de se développer sans avoir le contrôle de tout le circuit monétaire qui ne se résume pas à la planche à billets. Le franc CFA a été créé en 1945, ce qui veut dire que les États africains sont devenus indépendants dans un système monétaire dépendant. Par conséquent, le maintien dans le franc CFA constitue une amputation réelle de leur souveraineté.

La France a toujours défendu le CFA en disant que cette monnaie faciliterait l’intégration de ses anciennes colonies dans le commerce international, leur donnerait de la stabilité et de la confiance pour attirer les investisseurs étrangers. Le bilan aujourd’hui est sans appel. Outre la faiblesse du commerce à l’intérieur de la zone CFA, il convient d’ajouter l’inconvertibilité du CFA entre les deux zones, celles d’Afrique de l’Ouest et celle d’Afrique centrale, qui dépendent de deux banques centrales distinctes. Le CFA d’Abidjan n’est pas accepté à Libreville et inversement. En dehors des zones, il est impossible, voire interdit, de convertir du CFA dans une autre monnaie. La parité fixe avec le franc français puis l’euro empêche toute cotation du CFA. Les pays concernés ne peuvent donc avoir aucune politique monétaire en dehors des limites définies par le CFA.

 

Comment peut-on expliquer le maintien du franc CFA après le passage à l’euro ? Pourquoi les États qui utilisent le Franc CFA ne peuvent pas créer leur propre monnaie ?

ABY: Le mécanisme du maintien du franc CFA dans le cadre du passage à l’euro a été mis en place par Dominique Strauss-Kahn, qui était à l’époque le locataire de Bercy. Entre parenthèse, ce n’est peut être pas une coïncidence de voir que DSK a été évincé de son poste au FMI la même année que Kadhafi et Gbagbo dont les projets monétaires nécessitaient des interlocuteurs au fait des accords initiaux. Le FMI de Christine Lagarde a d’ailleurs reconnu les rebelles libyens comme « gouvernement » légitime avant même la mort de Kadhafi.

Bref, logiquement, on aurait pu penser que le passage du franc français à l’euro entrainerait la fin du CFA. Or l’euro est simplement devenu la nouvelle monnaie de rattachement du CFA et du franc comorien. Pour la France, il s’agissait de garder son contrôle exclusif et privilégié sur l’économie et le budget d’une quinzaine de pays africains. Les négociations menées entre la France et la Commission Européenne incluaient en échange du maintien de la tutelle française sur le CFA une ouverture des pays de la zone CFA aux investissements européens, notamment les futurs APE [Accords de Partenariat Economique].

Les États qui utilisent le CFA ont les moyens techniques de créer leur propre monnaie, mais la volonté politique est quant à elle totalement absente. Derrière la sortie du CFA, c’est toute la question de la rupture – absolument nécessaire – avec le système néocolonial. Or beaucoup de dirigeants africains refusent d’assumer leurs responsabilités ou sont ouvertement complices de cette inertie. Ceux qui ont voulu tenter ou suggérer une sortie de la zone CFA ont été soit assassinés comme le président togolais Sylvanius Olympio dès janvier 1963, soit neutralisés comme le président ivoirien Laurent Gbagbo. La question de l’indépendance est complexe et l’aspect monétaire est très sensible.

 

Le Sénégal, la Cote d’ivoire et plusieurs autres pays de l’Afrique de l’ouest ont signé les APE. Avec une monnaie indexée à l’euro, les états signataires ne sont-ils pas perdants avec de tels accords?

ABY: De nombreux groupes de la société civile ont manifesté pour empêcher la signature des accords de partenariat économique qui s’accompagnent d’un accord de libre-échange qui prétend ouvrir aux Africains un nouveau cycle d’aide au développement. Les Africains ne peuvent pas lutter contre les intérêts européens et la signature de ces APE entérine un véritable suicide économique et social. Tout ce qui avait survécu aux programmes d’ajustement structurel des trois dernières décennies risque de ne pas survivre aux APE. En effet, le producteur africain et le consommateur africain ne disposent pas du tout des mêmes moyens que leurs homologues européens (syndicats, subventions…). Les différences de revenus sont de 1 à 40 ou 50.

Par ailleurs, les APE s’inscrivent dans la lignée des accords ACP [pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique signataires de la Convention de Lomé et de l’Accord de Cotonou]/CEE puis ACP/UE dont on a vu qu’ils n’ont pas permis aux pays africains de vendre leur production de manière équitable sur les marchés européens. La réciprocité des APE qui ouvre les marchés africains aux produits et entreprises européennes risque de conduire une paupérisation encore plus grande des Africains. Il est d’ailleurs très intéressant de voir que la signature des APE a été médiatiquement masquée par de très nombreux articles et rapports sur le mythe de l’émergence des classes moyennes africaines.

 

Le franc CFA est-il, comme le pensent certains, un outil de domination de la France sur les ex-colonies ? Qu’en est-il de la participation française à la gestion des banques centrales africaines ?

ABY: Oui, très clairement. Le franc CFA est fabriqué en France, près de Clermont-Ferrand. Les États africains ont pour obligation de placer officiellement un pourcentage de leurs avoirs sur un compte d’opérations bloqué et secret auprès du Trésor et de la Banque de France lesquels garantissent en échange la convertibilité du CFA. Le pourcentage varie, officiellement autour de 50% je crois. Il semblerait qu’il soit plus proche de 80%, mais ce sont des informations qui sont classées et inaccessibles. Ce qui n’est pas pour améliorer la confiance en cette monnaie.

Ce mécanisme opaque, pour ne pas dire occulte, est contrôlé par les agents du Trésor et de la Banque de France disposant du nombre de sièges suffisants dans les conseils d’administration des trois banques centrales de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), Centrale (BEAC) et des Comores (BCC) pour y bloquer toute décision contraire à leurs intérêts. Tout le mécanisme permet à la France de continuer à faire circuler dans une quinzaine de pays africains une monnaie qui est bel et bien, à l’insu des Africains, une monnaie coloniale française.

 

Peut-on dire que la centralisation des réserves de changes ainsi que la parité fixe CFA-euro sont des  principes qui bloquent l’économie des pays de la zone CFA et entravent la compétitivité des économies africaines dans le monde ?

ABY: Concrètement, dans un contexte où il est nécessaire de lever des fonds pour lancer de grands projets permettant de résorber le chômage de la jeunesse africaine, les pays utilisant le CFA ne sont pas en mesure de prendre des initiatives. Ils n’ont pas un accès immédiat aux avoirs déposés en France, ils n’ont pas la possibilité de dévaluer leur monnaie en fonction de la conjoncture et d’être ainsi davantage compétitifs sur les marchés internationaux. Ils n’existent d’ailleurs même pas sur les marchés internationaux.

La situation de dépendance est telle que je ne suis pas certain que les différents ministres africains de l’économie, des finances ou du budget soient réellement au courant – au milliard près – des réserves dont disposent leur pays et ce sans avoir à prendre un rendez-vous avec les agents parisiens de la Banque de France. La capacité des États à épargner, investir, prendre des risques, participer à l’économie et à la finance mondiale en toute connaissance de cause, est largement brimée, ainsi que toute la pensée économique africaine.

 

Quelles solutions voyez-vous pour mettre un terme à la dépendance de l’Afrique vis à vis des pays impérialistes? Un partenariat sud-sud ? Des accords au niveau africain ? La création d’une monnaie africaine ?

ABY: Il faut rappeler que les pays utilisant le CFA ne sont qu’une minorité à l’échelle africaine, et ces anciennes colonies françaises occupent souvent les dernières places des classements de performance économique. La France se garde bien de s’en faire l’écho. Beaucoup de pays africains ont leur propre monnaie, même si plusieurs sont également liés à Londres ou Washington, voire à Pékin. Le règlement de la dépendance passe par une rupture politique, économique et culturelle.

Si l’euro permet un commerce intra-européen représentant 75% du commerce au sein de la zone UE, ce chiffre ne dépasse pas 15% dans la zone CFA. Des pays qui ont la même monnaie, qui partagent globalement le même espace culturel, qui disposent d’une continuité géographique, restent individuellement dépendants de l’étranger, alors que réellement ensemble, avec un programme d’industrialisation, de production et de consommation à l’échelle ouest-africaine ou panafricaine, ils pourraient construire leur destin. La première solution, depuis les indépendances, reste celle de l’unité africaine et du panafricanisme. Je précise que le choix de l’Union africaine de construire l’intégration à partir des cinq Communautés économiques régionales (CER) est une impasse tant qu’on ne desserre pas l’étau des marchés étrangers sur le continent au moyen d’un véritable protectionnisme continental et de l’abolition des frontières internes. Une profonde révolution politique et culturelle panafricaine.

Il faudrait mettre fin au système de l’aide, établir un fonds de paiement et de solidarité interafricain pour faciliter les échanges économiques continentaux, donner à la diaspora un cadre d’investissement économique structuré et planifié, et revoir localement les conditions de l’austérité. Thomas Sankara avait imposé au peuple burkinabé une politique d’austérité. Pourtant, sous Sankara, les indicateurs de la santé, la culture, la jeunesse, la condition féminine et l’agriculture ont progressé. Puis Sankara a été assassiné et le Burkina Faso a embrassé une autre politique d’austérité qui a détruit une partie des acquis de la révolution sankariste. Sankara a montré qu’un peuple doit pouvoir choisir le type d’austérité conforme au destin qu’il veut se construire. L’Afrique a besoin de bonds révolutionnaires, et si une expérience sankariste avait pu avoir lieu dans des pays grands, très peuplés et regorgeants de ressources comme le Nigéria ou le Congo-Kinshasa, le continent aurait connu une transformation radicale.

Un pays très peu peuplé comme la Libye de Kadhafi avait également les moyens de lancer effectivement une révolution monétaire continentale, qui aurait été le chapitre africain d’une révolution monétaire mondiale puisque la Chine et la Russie ont également leur agenda monétaire face aux intérêts occidentaux. La guerre de Libye visait à briser tout projet de rupture, tout en s’accaparant les réserves d’or et les fonds souverains libyens afin de renflouer les banques occidentales. La destruction du plan de la future monnaie panafricaine a servi à sauver l’euro et le dollar. La question monétaire est donc une question stratégique et géopolitique qui nécessite de tâter le terrain deux fois plutôt qu’une, et d’anticiper pour mieux saisir les opportunités.

N’est-ce pas là un véritable programme pour un parti africain qui se réclame de l’indépendance totale de l’Afrique ?

ABY: Oui, j’ai l’occasion de parler de la place de l’Afrique dans les enjeux économiques et monétaires internationaux avec la Ligue Panafricaine – Umoja (LP-U). Pendant très longtemps, les militants panafricains qui évoquaient le mécanisme du CFA étaient considérés comme des illuminés. Auteur de l’ouvrage de référence sur le mécanisme de racket du CFA, le professeur camerounais Joseph Tchundjang Pouemi a même connu une fin brutale en 1984.

Néanmoins, le sujet est de plus en plus présent dans l’opinion. Lorsque des Africains – y compris originaires de pays non concernés – découvrent le mécanisme du CFA, ils sont souvent frappés de stupeur. Comment est-ce encore possible en 2016 ? Il faut dire que le discours dominant est d’affirmer que la question du CFA est un enjeu technique réservé aux experts, ce qui permet d’écarter le citoyen lambda. Or en réalité, la monnaie est un enjeu démocratique. Qui en Afrique ou ailleurs ne doit pas gérer son portefeuille et son budget ? Quel intérêt dans ce cas d’élire un président dont la marge de manœuvre dépendra de sa visite à Paris ? C’est là toute la stratégie de la France qui soutient davantage des profils de banquiers, d’économistes ou d’affairistes à la tête de ses anciennes colonies, et qui surveille la production critique des Africains comme le lait sur le feu.

La France est de plus en plus interpellée, et Paris ne peut pas demander à ses anciennes colonies de faire des efforts démocratiques d’un côté et, de l’autre, refuser de voir s’ouvrir un débat sur le CFA. Chaque année depuis 1994, à chaque élection, les rumeurs de dévaluation visent à intimider les peuples qui feraient le mauvais choix dans l’urne. La dévaluation est une mini-bombe atomique, tout comme les fameuses annulations de dette qui n’empêchent pas les Africains qui ont la chance d’avoir un travail de voir une partie de leurs revenus disparaître dans le paiement d’une dette sans fin. Croire que les pays africains peuvent s’en sortir en restant dans un système comme celui du CFA revient à vouloir atteindre la Lune en creusant un tunnel. Donc il faut maintenant réfléchir aux conditions de la rupture.

Nos peuples sont nés dans un système monétaire qu’ils n’ont à aucun moment choisi mais dont ils subissent l’incapacité à améliorer leur quotidien. C’est en cela que l’on peut parler de servitude monétaire. Le principe d’une monnaie est de refléter l’état de l’économie d’un pays, et les résultats économiques des pays africains sont très inférieurs à leur potentiel réel. Ce n’est pas une question d’afro-optimisme ou d’afro-pessimisme, mais de prise de conscience. Comme disait Tchundjang Pouemi [économiste camerounais], « aujourd’hui, faute d’accorder aux questions monétaires l’attention qu’elles méritent, l’Afrique inflige à ses enfants, et plus encore à ceux qui ne sont pas encore nés, des souffrances tout à fait gratuites. »

 

Propos recueillis par Moulzo.

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