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Féministe, philosophe, écrivaine et activiste, Lea Melandri est l’un de points de repère de Non una di meno, réappropriation italienne du collectif féministe Ni una menos, né en 2015 en Argentine face à la poussée de féminicides, pour s’étendre dans d’autres pays de l’Amérique latine et en Europe, notamment en Espagne et en Italie. Ses ouvrages, de L’infamia originaria (Manifestolibri) à Alfabeto d’origine (Neri Pozza) représentent aujourd’hui l’un des chantiers d’un nouveau paradigme: la politique des corrélations [politica dei nessi].

Dans cette interview, nous proposons de mettre en dialogue ce paradigme avec l’une des notions primordiales élaborées par les féminismes contemporains, l’intersectionnalité. Nous tenterons de proposer un nouveau laboratoire de rencontre et d’expérimentation pour tous les mouvements de libération, à commencer par l’émergence de nouvelles pratiques entrelaçant luttes antiracistes et droits du travail, luttes antisexistes avec celles contre la crise climatique, le patriarcat et le capitalisme.

L’objectif est la création d’une « force collective élargie, respectueuse mais aussi critique face aux différences, capable d’affronter l’intersectionnalité dans toutes ses contradictions. Là est le défi et l’effort d’imagination que les mouvements de libération sont appelés à relever aujourd’hui, face à la crise de civilisation et de toutes les institutions sur lesquelles la politique a reposé jusqu’à maintenant.

Cet entretien a été mené par Roberto Ciccarelli, de la revue italienne Il Manifesto.

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R.C. : Non Una di Meno (Pas une de moins) organise depuis trois ans une grève des activités productives et reproductives. Comment évalues-tu cette pratique à la lumière de l’histoire du féminisme italien ?

L.M. : L’initiative qui a donné à la date du 8 mars une physionomie nouvelle tout à fait particulière en raison de sa radicalité – grève des activités productives et reproductives – naît comme nous le savons en Argentine lorsque, le 19 octobre 2016, les femmes, qui par la suite donneront naissance au réseau Ni una menos, croisent les bras. Or, elles ne le font pas pour des raisons syndicales, comme la disparité des salaires ou les discriminations sur les lieux de travail, mais à cause du viol et de l’assassinat d’une fille de seize ans, Lucia Pérez.

C’est une réponse inattendue d’où prend forme la fusion inédite entre des réalités que nous sommes habitués à considérer comme séparées : la violence contre les femmes et les revendications syndicales, les restes d’une domination qui passe par les sphères les plus intimes et l’exploitation à la base de l’accumulation capitaliste. Au fond c’est le lien que nous cherchions déjà dans les années 1970 : l’enchevêtrement, des expériences reléguées pendant des siècles à la sphère du privé et au destin des femmes – la sexualité, la maternité, les activités de soin aux enfants et à la famille, de manière réductrice et inappropriée placées dans la rubrique « reproduction »  – et des organisations à caractère social et économique ; un rapprochement voué à les modifier toutes deux.

« Penser une journée sans nous », comme l’indique le slogan de Non una di meno, signifie démasquer la division sexuée du travail, remettre en question l’acte de fondation de la politique elle-même, à savoir la séparation entre le corps et la polis, cette violente différentiation qui a placé l’homme sur le devant de la scène de l’Histoire et la femme du côté de la Nature. Cela signifie surtout, comme le groupe pour le Salaire pour le Travail ménager l’avait fait dans les années 1970, reconnaître que les activités de soin que les femmes sont appelées à mener à bien au sein du foyer, considérées comme un « don d’amour », comme des qualités intrinsèques à leur rôle de mères, ne sont qu’un agrégat de l’économie à grande échelle ; elles s’avèrent être le soutien matériel et psychologique du rôle social et civique de l’homme. On a dû attendre un demi-siècle pour assister à un échange des rôles tout à fait singulier : le féminisme qui s’approprie la grève, jusqu’à maintenant liée à la sphère productive, alors que des sujets différents se reconnaissent dans ses mots d’ordre. Ce qui les unit c’est la volonté de délivrer le monde des violences sexuelles et de genre, des injustices, de la haine raciale, de la mauvaise éducation, de la dégradation de l’environnement.

La grève du 8 mars clarifie le rôle transversal des femmes, leur présence en tant que force de travail tant dans le privé que dans le public, et par conséquent abat l’opposition entre amour et travail entre survie économique et survie affective. Celle que j’ai appelée « l’infamie originaire » fait enfin surface.

 

R.C. : Penses-tu que la prochaine grève du 8 mars 2020 pourra impliquer aussi les syndicats comme la CGIL [homologue de la CGT en France] ?

L.M. : Il n’y a eu que les syndicats de base qui ont participé à l’organisation de la grève du 8 mars. A l’exception de la fédération de l’école et de l’université, malheureusement la CGIL nationale a paru étrangère, voire hostile, à la grève. Cela ne fait aucun doute que l’implication du majeur syndicat national est importante pour la réussite d’une initiative qui, malgré sa portée transnationale, pâti du sort réservé aux mouvements féministes, la conjuration du silence ou du moins la marginalisation de ses initiatives. C’est le destin que les mouvements féministes, entre autres, ont connu jusqu’ici, surtout s’ils ont gardé, comme en Italie, une position de forte autonomie par rapport aux formations sociales, syndicales et politiques organisées, ce qui est sans doute une différence majeure entre le 8 mars italien et espagnol. Je souhaite que la CGIL revienne sur ses positions.

 

R.C. : Tu prétends que la politique est une « recherche de corrélations » [nessi] entre différentes formes de domination et d’oppression. Comment le mouvement féministe Non una di meno a mis en œuvre cette pratique en Italie?

L.M. On peut parler de « corrélations » entre différentes formes de domination lorsqu’on commence à les voir surgir, à en percevoir le poids, le danger, au sein de la société où nous vivons, et surtout lorsqu’on en reconnaît la matrice commune. Ce n’est pas le fruit du hasard si aujourd’hui c’est le réseau féministe transnational Non una di meno qui pose avec insistance la thématique de l’intersectionnalité, la coprésence, au sein de la vie individuelle, de violences, injustices, d’expropriations diverses, même si nous ne sommes pas conscients de tout cela au même degré.

L’un des slogans du mouvement des femmes des années 1970 que j’ai le plus aimé est « modification de soi et modification du monde ». Mais le monde à l’époque était « autre », «lointain », séparé du « soi » que nous étions en train de découvrir et d’interroger, telle une archive historique et culturelle ensevelie, depuis des millénaires, dans le privé, et livré aux lois immuables de la nature. Fille de métayers très pauvres, après avoir fui la province, je ne me suis pas rapprochée des mouvements nés de Mai 68 en raison de mon appartenance de classe mais aussi en raison d’un corps et d’une sexualité profondément marqués par la violence masculine, à laquelle j’avais assisté dans mon foyer. Si nous les observons du point de vue de la subjectivité, du vécu personnel, les « corrélations » semblent presque toujours contradictoires, conflictuelles, cachées, et ce n’est pas étonnant si nous parvenons à les reconnaitre comme besoins et désirs dans des temps et selon des modalités différentes.

La « matérialité » de l’expropriation qui a concerné le corps des femmes, identifiées avec la sexualité et la fonction reproductive, effacées en tant qu’individus, réduites à un genre, est devenue prioritaire par rapport à une révolution qui se réclamait des luttes ouvrières et du marxisme. Le mot « corrélation », qui est entré tout de suite dans ma pratique politique, est devenu un corps à corps avec la gauche extraparlementaire, retranchée sur la défense de l’unité de classe, méfiante vis-à-vis de ce « sujet imprévu » qui parlait de sexualité, de maternité, d’avortement, et qui, depuis  cet « ailleurs » de la politique, désignait le sexisme comme la racine originelle de toute forme de domination.

Grâce à Non una di meno la perspective s’est élargie en Italie, le « soi » et le monde ne sont plus aussi éloignés, le sexisme, le racisme, le classisme, le fascisme dévoilent leur transversalité ainsi que leur portée « objective ». Pour s’y opposer – si l’on veut éviter de basculer dans l’idéologie – une prise de conscience s’impose encore et toujours ; celle-ci implique l’attention aux vécus, aux relations entre individus et collectivité ainsi que la capacité de mettre la vie au cœur de la politique.

 

R.C. : Angela Davis prétend que racisme et capitalisme ont partie liée. Le capitalisme lui-même, affirme-t-elle, découle du colonialisme et le féminisme s’oppose à tous les deux. Qu’en penses-tu ?

L.M. : Je partage l’affirmation d’Angela Davis qui dit que « le féminisme implique bien plus que la simple égalité de genre, et bien plus que le genre lui-même ». Mais il fallait que le mouvement de libération des femmes des années 1970 prenne ses distances avec les luttes d’émancipation, tout comme avec les luttes ouvrières anticapitalistes, pour faire émerger un «refoulé » en amont des découvertes de Marx et Freud – l’exploitation économique, la sexualité – et lié à celles-ci, l’effacement de la femme en tant que sujet à part entière, son identification avec la sexualité et la maternité, son exaltation dans le domaine de l’imaginaire et son insignifiance dans l’histoire.

Colonialisme et racisme parlent une langue apparentée avec les constructions de genre, avec l’image du masculin et du féminin telles que nous les avons reçues en héritage du sexisme. Les noirs, les juifs, ont été considérés comme des peuples « possédant une proportion plus grande de féminité » (Otto Weininger). Eu égard au capitalisme, l’on peut dire qu’il y a une différence entre la mercantilisation du corps de l’ouvrier et le destin attribué au sexe féminin. Alors que le premier est une main-d’œuvre qui, en se vendant à un patron, fait de son propre corps une marchandise, sans pour autant perdre son individualité, qui se réaffirme au sein de la famille dans son rôle de patriarche par rapport à sa femme et ses enfants, la femme incarne la «première» marchandise ou la marchandise par excellence et coïncide avec le corps, un corps auquel l’homme a donné une forme, des noms, des fonctions.

L’ouvrier fait de lui-même une marchandise par rapport à d’autres hommes ; la femme, en revanche, est une marchandise échangeable parmi les hommes. Pour cette raison, s’il est important, comme Angela Davis le dit, de mettre en relation les différentes formes de domination et exploitation, il est tout aussi important que l’on ne répète pas l’erreur de dissimuler la source originelle de toute violence et prévarication, qui, peut-être justement à cause de cela, a encore du mal à s’imposer au sein des luttes contre le système. Il faut ajouter aussi le fait que la domination masculine s’est entremêlée et confondue avec les aspects les plus intimes des êtres humains : les hommes sont les fils des femmes ; ils rencontrent le corps qui les a engendrés au moment où ils sont les plus dépendants pour le retrouver ensuite, au sein de leur vie affective d’adultes où leur position de force, pour être désormais inversée, n’en reste pas moins ambigüe : patriarches mais aussi, de quelque manière, encore enfants d’une femme-mère.

 

R.C : Au-delà du mouvement féministe et antiraciste, le mouvement contre la crise climatique s’est aussi affirmé depuis 2019. Ensemble, ils sont le signe d’une transformation radicale de la politique au niveau global. Au sein du mouvement écologiste et politique, ce qui me frappe le plus c’est la naissance du nouveau rôle de protagoniste des jeunes, et tout particulièrement d’une génération de jeunes femmes. Dans la perspective de cette politique que tu nommes « politique des corrélations », comment juges-tu ce mouvement ? Qu’est-ce qu’une grève dans une perspective éco-féministe ?

L.M. : La thématisation d’un socle commun entre les différentes formes d’exploitation était déjà présente chez les éco-féministes des années 1970 : du sexisme à l’abus des ressources naturelles, jusqu’à la discrimination des animaux non humains. Mais ce n’est qu’aujourd’hui, à partir de la crise climatique, que nous avons vu émerger au niveau global un mouvement écologiste tout à fait particulier, et pas seulement d’un point de vue numérique. Dans les places des lieux les plus disparates de la planète, une génération très jeune, fortement caractérisée par la présence centrale des femmes, a fait son apparition.

En réalité, un lien entre la femme, la nature et les animaux a toujours existé et il ne repose pas uniquement sur l’expérience de la violence, faite de hiérarchies de pouvoir, de valeur, d’exploitation, de destructivité. Il faudrait le chercher plutôt du côté de la correspondance entre la puissance générative des femmes, la fertilité de la terre et l’animalité comme « composante charnelle de l’homme » qui a semblé n’appartenir, comme Bachofen le dit, qu’au principe maternel.

Nous devrions orienter l’analyse politique sur ce terrain-là qui, pour concerner l’imaginaire, ne représente pas moins le fondement historique de la construction culturelle masculine qui attribue aux hommes une humanité supérieure et ses privilèges ; cela, pour ne pas rester confinés à une «alliance des corps » ne correspondant à rien d’autre qu’à une coprésence dans les manifestations, un engagement commun au sein des mouvements, une solidarité. Non una di meno a participé à la grève globale contre la crise climatique. Ses slogans ont tenté, tout en préservant la spécificité de la violence faite aux femmes, de faire le lien entre patriarcat, capitalisme, racisme, spécisme, forme autoritaire de gouvernement. Des pancartes que l’on avait du mal à ne pas définir sexistes, au delà des intentions des auteurs, n’ont pas manqué. Cela signifie que la transsectionalité peut devenir la base d’une action politique commune vraiment révolutionnaire par rapport à l’existant seulement si nous arrivons à la pousser jusqu’aux «racines de l’humain » ; jusqu’à ces formations inconscientes qui nous habitent depuis des siècles. Nous devrions tenir compte du fait que le « capital symbolique » – pour utiliser une expression de Pierre Bourdieu – est encore l’un des obstacles les plus forts qui empêche d’étaler au grand jour toute autre forme de domination.

 

R.C. : Comment expliques-tu le choix, de la part de sujets opprimés et subalternes différents, de se ranger du côté du féminisme pour revendiquer leur lutte contre la violence sexuelle, économique et sociale ?

L.M. : Affirmer, comme on peut le lire dans les documents de Non una di meno en Italie, que « la grève est à tou.te.s » conduit à penser effectivement que le féminisme tend à prendre la place de ce sujet révolutionnaire unique qui correspondait autrefois à la classe ouvrière. En gros, une sorte de joker. De la même manière, ce serait réductionniste de lire cette affirmation comme une simple alliance entre mouvements divers, chacun avec sa propre identité. Si le féminisme peut être considéré aujourd’hui comme le point de référence incontournable dans un processus de libération commune à plusieurs subjectivités, c’est dû au fait que ses pratiques – l’attention au « soi », au corps, aux sentiments, à l’imaginaire, aux structures inconscientes, à l’intériorisation des besoins que l’apparat de domination lui-même alimente – permettent d’interroger les contradictions qui se manifestent lorsque les différentes appartenances, de sexe, de genre, de race, de classe, etc., sont vues dans le contexte du vécu personnel, de l’expérience individuelle. Nous savons que l’on peut être à la fois anticapitaliste et sexiste, homophobe. L’élément unificateur est à rechercher, à mon avis – comme le dit la philosophe italienne féministe Maria Luisa Boccia – en partant de ces pratiques radicales grâce auxquelles le féminisme a exigé de redéfinir la politique : la centralité de la vie personnelle et des relations, la critique de tous les dualismes, l’invention d’une langue capable de « raisonner avec une mémoire profonde de soi, la langue intime de l’enfance et, à la fois, avec les mots du monde externe, les langages de la vie sociale, du travail, des institutions. » Il n’y a rien de plus éloigné des formes organisées que la politique a connu jusqu’à maintenant, avec des chefs, des hiérarchies, des retranchements identitaires, la peur des différences, le besoin d’unité, qu’une pratique attentive au rapport individu-collectivité, mais aussi inconscient-conscient, sentiments et raison. Le défi et l’effort d’imagination que les mouvements de libération sont appelés aujourd’hui à relever, face à la crise civilisationnelle et institutionnelle qui ébranle la vieille politique, correspondent à la recherche de cette force collective élargie, respectueuse et critique à la fois des différences.

 

R.C. : Pour le féminisme intersectionnel le discours antiraciste est primordial. La polémique avec le féminisme « blanc » et « bourgeois » est très forte. « Dès que les femmes, en particulier […] les femmes blanches privilégiées, ont commencé à gagner du pouvoir de classe sans se débarrasser du sexisme qu’elles avaient assimilé, les divisions entre femmes se sont exacerbées » a écrit par exemple le collectif de féministes noires lesbiennes, le Combahee River Collective. Que penses-tu de ce conflit ?

L.M. : Le discours antiraciste a une grande valeur dans le cadre des analyses et des initiatives de Non una di meno, tant à cause du caractère global de cette génération féministe, qu’en raison du fait que notre pays aussi est en train de changer à la suite des migrations et surtout des politiques de fermeture, de rejet, voire ouvertement marquées du sceau du racisme. La critique du féminisme « blanc » est justifiée par le silence que le mouvement des femmes italiennes a gardé pendant des décennies à ce sujet. Les études n’ont pas manquées mais – juste pour donner un exemple – la collection «Sexisme/racisme » des éditions Ediesse en Italie est née assez récemment. De même que nous avons remis en question la fausse « neutralité de la pensée et du langage masculin, de même il fallait reconnaitre la fausse universalité d’analyse liée à un contexte historique spécifique, concernant des femmes « blanches », pour la plupart de milieu bourgeois. Transversale aux différentes appartenances, l’on peut dire qu’à la violence contre les femmes, tant dans ses formes invisibles qu’apparentes – viols, féminicides, campagne anti-avortement, etc. – s’ajoute la difficulté de la faire reconnaitre au sein des mouvements antiracistes, anticapitalistes, écologistes eux-mêmes. Les conflits entre femmes, lorsque les différentes appartenances font surface, ainsi que l’imbrication avec leurs propres vies, sont inévitables, dans la mesure où tout cela a partie liée à des besoins et des vécus non rarement contradictoires. Une fois de plus l’exhortation à « partir de soi » aide à ouvrir la voie vers cet arrière-plan idéal représenté par la mémoire collective rapprochant les expériences propres à chacune, bien au-delà du sceau que les différentes cultures y ont apposé.

 

Traduit de l’italien par Francesca Irene Sensini, Maîtresse de conférences en Etudes italiennes (Université Côte d’Azur), membre de l’équipe ExFem.

Interview publiée en langue italienne dans le 17ème Rapport des droits globaux – Changer le système 2019, sous la direction de Sergio Segio (Association Société INformation), Ediesse, Rome 2019, et par le site d’information www.dinamopress.it

La version originale est disponible ici.

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