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Relancée en 2016 dans la nouvelle dynamique féministe mondiale, la grève comme stratégie d’action féministe a une longue histoire, dont chaque étape révèle des enjeux particuliers liés aux contextes et aux revendications du mouvement féministe. Il s’agit ici d’en dresser un panorama rapide à l’occasion de la préparation de la grève féministe du 8 mars 2022. Rapide, ce panorama est aussi un appel à nous emparer collectivement de cette histoire : documentons, analysons et rendons-la toujours plus vivante !

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La grève dans le mouvement suffragiste

En 1882, Louise Michel appelle à la grève des femmes à l’occasion de deux meetings organisés par la Ligue des femmes, un groupe de femmes socialistes[1]. Dans le même temps, dans le cadre du mouvement suffragiste, Hubertine Auclert lance plusieurs actions « de désobéissance civile destinée à alerter l’opinion » parmi lesquelles, la grève de l’impôt[2], également promue par les suffragistes anglaises qui recourent aussi à la grève du recensement, voire à la grève de la faim comme c’est le cas de Marion Wallace en 1909[3]. Déjà, certaines font  la promotion de la grève des ventres[4], croisant néo-malhtusianisme et féminisme  dans l’objectif de permettre aux femmes de « n’être plus assignées à fournir de la chair à canon (soldats), de la chair à plaisir (prostituées) ou de la chair à travail (prolétaires). » Si ce mode d’action est peu repris, voire largement critiqué par le mouvement ouvrier traditionnel, une chanson est néanmoins élaborée par Montéhus en 1905, faisant écho à cet appel , La grève des mères :

« Refuse de peupler la terre

Arrête ta fécondité

Déclare la grève des mères

Aux bourreaux crie ta volonté !

Défends ta chair,

Défends ton sang.

À bas la guerre et les tyrans ! » (refrain)

Après la Première Guerre mondiale, dans le contexte des lois répressives de 1920 et 1923 sur la contraception et l’avortement[5], Nelly Roussel, critiquant la Journée des mères de familles nombreuses, écrit en 1920 dans La Voix des femmes :

« Faisons la grève, camarades ! La grève des ventres. Plus d’enfants pour le capitalisme, qui en fait de la chair à travail que l’on exploite, ou de la chair à plaisir que l’on souille.»[6]

 

La grève des femmes des années 1970 aux années 1990

À l’occasion du cinquantenaire du droit de vote des femmes, le mouvement féministe états-unien appelle à la grève des femmes le 26 août 1970, ce qui sera l’occasion d’une action de solidarité en France durant laquelle une dizaine de militantes dépose une gerbe à l’Arc de Triomphe : « il y a plus inconnue que le soldat : sa femme » :

En 1973, en marge du MLF, le groupe non mixte « Écologie féminisme centre », créé par Françoise D’Eaubonne, lance un appel à la grève de la procréation sous la forme d’une pétition publiée dans Charlie Hebdo[7] et, en 1974, le MLF appelle à la grève des femmes, c’est-à-dire à la cessation du travail professionnel et du travail domestique, en posant la question : que se passerait-il si on s’arrêtait ?

Une grève nationale des femmes a lieu le 24 octobre 1975 en Islande. Ce jour-là, à l’appel du groupe féministe Red Stockings, 90% des Islandaises se mettent en grève, y compris du travail domestique et du soin aux enfants, pour revendiquer l’égalité avec les hommes dans le travail professionnel et la reconnaissance du travail domestique. Le succès de cette grève permet aux femmes de parvenir à bloquer des entreprises et des institutions à travers tout le pays. Plus tard, le 14 juin 1991, a lieu en Suisse une première grève qui mobilise notamment autour de la question de l’égalité des salaires, du congé maternité et du droit à l’avortement. Cette grève aboutit en 1996 à la loi sur l’égalité qui régit les questions d’égalité au travail et en formation, puis, à partir des années 2000, elle conduit au droit à l’avortement (2002) et à un congé maternité de 14 semaines (2005).

 

La grève féministe comme stratégie pour le mouvement féministe mondial

Tandis qu’une nouvelle vague féministe déferle actuellement sur le monde, l’instrument de la grève est approprié par les féministes dans plusieurs pays. Le 3 octobre 2016 en Pologne, la première grève générale des femmes s’organise en protestation contre un projet de loi bannissant l’avortement. Dans le même temps, en Argentine, le 19 octobre, les femmes se mettent en grève pour dénoncer le féminicide de Lucia Perez, assassinée à l’âge de 16 ans. À l’appel du collectif « Ni Una Menos », des milliers de femmes sortent dans la rue pour dénoncer les violences sexistes dont elles sont victimes. Depuis cette date, les féministes lancent chaque année un appel à une grève internationale à l’occasion du 8 mars. Le retentissement de cet appel est chaque année plus puissant. Depuis le 8 mars 2017 ce sont les féministes d’une trentaine de pays qui appellent à la grève internationale du travail professionnel et du travail domestique.

Le 8 mars 2018, dans l’État espagnol, la grève a été massivement suivie (6 millions de grévistes). Elle a commencé à minuit par un concert de casseroles pour « réveiller la société et les pouvoirs publics ».  Les grévistes ont préparé cette journée pendant un an, en organisant des assemblées de femmes, en faisant du porte-à-porte pour convaincre les femmes de la nécessité de se mettre en grève.

Le 14 juin 2019, un scenario identique s’est produit en Suisse où des actions très variées ont été menées : grevibus pour rejoindre la manifestation, actions symboliques à 15h24 – heure à laquelle les femmes cessent d’être payées en Suisse -, die-in, minutes de silences, etc. L’initiative revient au Syndicat des Services Publics qui avait déposé la proposition au Congrès des femmes de l’Union Syndicale Suisse dès le 19 et 20 janvier 2018. L’action principale a été la manifestation du 14 juin 2019, qui a réuni des dizaines de milliers de personnes dans les villes suisses, 60 000 à Lausanne et 160 000 à Zurich (du jamais vu dans le contexte Suisse pour aucune autre mobilisation). La grève s’est organisée autour d’un manifeste qui comprenait 19 revendications, allant de l’égalité professionnelle et salariale à la reconnaissance du travail domestique, ancrées dans la lutte anticapitaliste et contre le racisme, contre l’homophobie et la transphobie, et demandant une vraie prise en charge du travail éducatif et de care par les institutions publiques.

Devant l’ampleur du mouvement, les entreprises ont proposé d’arrêter le travail à 15h24, pendant que des administrations publiques donnaient congé aux femmes[8]. La grève féministe s’adresse à toutes les femmes, mais également aux personnes qui sont assignées aux mêmes rôles que les femmes dans la société et/ou qui subissent des violences et des discriminations en raison de leur genre. C’est pourquoi en Suisse, par exemple, lorsqu’il est question de grève de femmes, un astérisque est accolé au mot « femmes » – « femmes* » – pour bien signifier que, si la grève exclut les hommes cisgenres – identité de genre qui correspond au sexe assigné à la naissance – elle intègre les personnes trans, par exemple.

 

Conclusion

Si la « grève féministe » est un phénomène récent, cette stratégie qui ambitionne de souligner les tâches assumées par les femmes et invisibilisées par la société pour gagner sur des revendications n’est pas nouvelle. Cependant, elle mobilise bien plus largement, partout dans le monde depuis quelques années, et en France, elle est aujourd’hui relayée par la FSU, la CGT et Solidaires, entre autres. A nous d’en faire une réussite le 8 mars prochain !

 

Illustration : http://www.marchemondiale.ch/

Notes

[1] Je remercie Sidonie Verhaeghe pour ces informations.

[2] Bibia Pavart, Florence Rochefort, Michelle Zancarini-Fournel, Ne nous libérez pas, on s’en charge !, Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours, La découverte, 2021.

[3] Fanny Gallot, Fabrice Virgili , « Un genre de la grève ? », Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe [en ligne], consulté le 26/02/2022.

[4] Francis Ronsin, La Grève des ventres. Propagande néomalthsuienne et baisse de la natatlité en France (XIXe-XXe siècles), Aubier-Montaigne, Paris, 1980.

[5] Bibia Pavart, Florence Rochefort, Michelle Zancarini-Fournel, op. cit., p. 178.

[6] Nelly Roussel, La Voix des femmes, 6 mai 1920.

[7] Geneviève Pruvost, Quotidien politique, La Découverte, 2021, p. 343.

[8] Voir cet article et celui-ci.

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