Lutte des parquets et lutte politique. La grève des joueurs de NBA, une mobilisation inédite
Dimanche 23 août 2020, Rusten Sheskey, un policier de Kenosha (Wisconsin) tire sept fois dans le dos de Jacob Blake, un jeune homme noir de 29 ans. Alors que les mobilisations contre les violences policières embrasent le pays, des centaines de personnes s’unissent dans les rues de la ville pour dénoncer l’attaque à caractère raciste subie par Blake lors de son interpellation. Mercredi 26 août, les joueurs des Milwaukee Bucks, la principale équipe de l’État, tous sports confondus, refusent d’entrer sur le parquet, conduisant à l’annulation d’un match de play-offs à très forte audience.
La décision des Bucks est rapidement suivie par d’autres équipes : trois matchs sont annulés le soir même, aucun n’aura lieu pendant trois jours et de multiples actions similaires sont organisées dans d’autres sports. Les joueuses des Mystics de Washington mettent un genou à terre, vêtues d’un t-shirt avec sept impacts de balles dans le dos ; la tenniswoman Naomi Osaka refuse de jouer son match à l’U. S. Open ; des rencontres de baseball et de football (européen) sont suspendues pour la soirée. La tension monte alors que certains basketteurs évoquent la possibilité de suspendre entièrement la saison. Dans la nuit de mercredi à jeudi, de longues négociations ont lieu entre les joueurs, la NBA et les clubs. Vendredi 28 au matin, le syndicat des joueurs et la ligue annoncent que la saison reprendra finalement, provoquant la colère de la superstar Lebron James, l’un des piliers de l’engagement politique des sportifs ces dernières années.
Il s’agit d’un évènement à notre connaissance sans précédent. Les mobilisations d’athlètes exprimant des revendications ne sont évidemment ni nouvelles ni rares. Les grèves de sportifs ne sont pas communes, mais de nombreux exemples ponctuent l’histoire du XXe siècle : des coureurs du Tour de France réclamant une diminution des contrôles anti-dopage ou plus de sécurité sur les routes, au fiasco de Krysna lors de la Coupe du Monde 2010, en passant par l’opposition des rugbymen du Stade Français à la fusion de leur club avec le Racing 92, ces mouvements spontanés expriment surtout des revendications relatives aux rémunérations, aux règles d’encadrement et aux rapports hiérarchiques.
En Espagne, un large mouvement de footballeuses, suivi par 93 % des joueuses, a récemment permis d’obtenir une revalorisation des salaires, suite à des négociations entre syndicats et clubs qui avaient piétiné pendant plus d’un an. Aux États-Unis, l’expression « lock-out » désigne spécifiquement ces cas de désaccords entre joueurs et ligues, qui donnent épisodiquement lieu à des périodes de suspension des matches. L’action la plus ancienne remonte au All-Star Game de 1964, lors duquel les joueurs avaient obtenu des avantages promis par la Ligue des mois auparavant, en refusant de sortir du vestiaire malgré la transmission en direct de l’évènement à l’échelle nationale.
À l’opposé, des sportifs se sont également mobilisés, à titre individuel, pour défendre des causes sociales extra-sportives : de Mohammed Ali à Colin Kaepernick, cela est particulièrement vrai dans le cas des athlètes Afro-Américains, qui s’expriment depuis les années 1960 pour protester contre les inégalités raciales et les violences policières[1]. Mais la récente grève des joueurs de la NBA est de nature différente : il s’agit d’une action militante collective, entreprise non pas avec objectif d’améliorer les conditions de jeu et de travail, mais d’exprimer, par une voix commune, la position d’une élite visible et influente.
La grève historique a reçu un soutien massif, aussi bien de la part de la direction de la ligue que dans la presse, à l’exception évidente des médias républicains proches de Donald Trump et de ce dernier, qui a dénoncé la politisation excessive d’une ligue dont les joueurs sont connus pour leur opposition fervente à son mandat. Pour Jemele Hill, dans The Atlantic, il s’agit d’un acte de bravoure du fait des risques financiers (sanctions et retenues sur salaires) auxquels s’exposent les joueurs grévistes, alors que pour Michael Harriot, pour le magazine de gauche The Root, le geste des joueurs de Milwaukee représente un acte ultime de patriotisme, la preuve que la communauté noire tente d’améliorer la situation du pays malgré les violences et les humiliations quotidiennement subies.
Les différentes prises de position des joueurs, tout comme la conférence de presse émouvante donnée par l’entraîneur des Los Angeles Clippers, Doc Rivers, transmettent le même cri de rage et d’alarme : en tant qu’hommes noirs, les joueurs vivent dans la même peur et certains sont exposés aux mêmes types de violences judiciaro-policières[2]. L’ex-joueur Stephen Jackson a fortement marqué les esprits par ses discours, en soulignant la connexion de son histoire personnelle avec celle de George Floyd, avec qui il a passé une partie de son enfance.
Pour autant, la grève n’a duré que trois jours, et il semble légitime de s’interroger sur les raisons pour lesquelles l’option radicale, consistant à stopper entièrement la saison, n’a pas été retenue, et quels effets ce mouvement aura sur l’évolution des rapports entre sport et politique, aux États-Unis comme ailleurs. La plupart des commentateurs, y compris ceux ayant soutenu la mobilisation, ont positivement accueilli la décision de reprise arrêtée par les joueurs. L’argument principal mis en avant souligne que l’influence des joueurs provient de l’audience que leur donnent leur talent et sa médiatisation : en refusant de jouer, les athlètes se priveraient d’une plateforme privilégiée en risquant d’antagoniser une partie des spectateurs.
La seule critique de l’arrêt de la grève, et plus généralement de la mobilisation des joueurs, émane de milieux marxistes noirs, qui dénoncent la cooptation du mouvement Black Lives Matter (ci-après BLM) par l’« élite bourgeoise » à laquelle appartiennent les basketteurs professionnels : l’auteur et militant Ahjamu Umi a récemment dénoncé la décision de reprise, en expliquant que cet épisode s’inscrit dans une longue liste de mobilisations lors desquelles la bourgeoisie noire a choisi d’exprimer sa loyauté au système capitaliste, plutôt qu’aux mouvements issus des communautés opprimées.
Il fustige notamment le rôle joué par Barack Obama, selon lui l’incarnation de cette trahison des aspirations noires, qui a activement cherché à convaincre les joueurs de reprendre la saison. Les sportifs ne seraient, selon lui, rien d’autre que les « véhicules des désirs de masse », qui « se sont sentis obligés d’agir car les masses agissent » sans pour autant s’engager durablement ; ayant troqué leur conscience de race pour une position économique privilégiée.
Plus généralement, cette lecture renvoie aux oppositions de classe qui structurent les mouvements noirs depuis l’abolition de l’esclavage : dans un livre récent, l’universitaire Keeanga-Yamattha Taylor (2016) analyse ce type de tensions autour du mouvement BLM[3]. L’auteure soutient que les discours de l’élite afro-américaine, les « Black Faces in High Places » contribuent à dépolitiser les luttes anti-racistes, en faisant de la « respectabilité » ou de l’ascension sociale, et non des inégalités structurelles, le cœur du débat.
Il est vrai que les revendications portées par les basketteurs grévistes n’étaient pas très claires : différentes sources indiquent que les joueurs de Milwaukee Bucks ont contacté le Procureur général du Wisconsin afin de demander comment ils pourraient agir, sans exprimer de demandes précises. De même, les mesures concrètes prises in fine par la ligue semblent en décalage avec l’importance du problème soulevé : outre la création d’une NBA Foundation, destinée à réduire l’injustice sociale et pousser pour une réforme policière, plusieurs équipes se sont engagées à transformer leurs salles en bureaux de vote lors des prochaines élections présidentielles.
La ligue s’est également engagée à diffuser des spots publicitaires incitant les spectateurs à exercer leur droit de vote : cela représente un alignement sur un ensemble d’efforts déployés par les Fondations créées par des joueurs, en particulier celles de Lebron James et Patrick Mahomes, le quaterback star de la NFL, afin de promouvoir l’engagement démocratique aux niveaux local et national. Il s’agit donc avant tout de mesures symboliques, relevant de la responsabilité sociale des entreprises et du « philanthrocapitalisme »[4], promues par des fondations privées. Si ces initiatives soulignent que la NBA est plus ouverte que d’autres ligues sportives étatsuniennes (comme la NFL et la MLB) dans le soutien qu’elle accorde aux prises de position de ses joueurs, il est difficile d’y voir autre chose qu’une stratégie visant à convaincre les joueurs de reprendre tout en améliorant à moindres frais l’image de la ligue.
Il est également vrai que les grands sportifs ne sont pas de fervents opposants au système capitaliste : dans un autre article, nous avons insisté sur le rôle des équipementiers sportifs, qui sont aujourd’hui des soutiens essentiels pour les athlètes noirs – à l’instar de la relation privilégiée entre Nike et Colin Kaepernick. La récupération des luttes représente une source de profit non négligeable pour ces entreprises, puisqu’elle permet à la fois de séduire de nouvelles clientèles, jeunes et engagées, et de s’approprier la cause anti-raciste, sans que cela s’accompagne nécessairement de politiques effectives de promotion de la diversité en interne.
Cependant, cette lecture en termes d’opposition de classes, tout comme l’analyse marxiste proposée précédemment, bute sur une analyse sociologique plus fine de la position des joueurs et du déroulement des négociations. Tout d’abord, la grève a été défendue par les joueurs aux positions les plus influentes, en particulier Lebron James et Kawhi Leonard, les deux principales superstars de la ligue[5]. Si peu d’informations ont circulé quant au déroulement précis des discussions, l’opposition principale à la grève est venue du syndicat des joueurs, selon qui ces derniers avaient trop à perdre si la saison n’était pas menée à son terme.
Contrairement aux grandes stars, dont les revenus proviennent avant tout de contrats individuels de sponsoring, la grande majorité des joueurs dépendent de leur salaire, souvent par le biais de contrats limités dans le temps, et doivent constamment faire leurs preuves pour conserver une place au sein de l’élite. Pour être clair, l’idée n’est pas de faire de ces joueurs moyens des travailleurs précaires, mais d’être conscient des inégalités de position qui existent entre athlètes. La suspension des play-offs aurait en effet conduit à une rupture des contrats signés entre les clubs, la ligue et les diffuseurs, ce qui aurait nécessairement résulté en des baisses de salaire pour l’ensemble des joueurs concernés : il n’est pas surprenant, dès lors, que les plus radicaux soient aussi les plus privilégiés, ceux ayant le moins à perdre en termes de revenu et de réputation.
Ensuite, la décision a été prise, comme dans le cas de toute grève, lors de négociations entre salariés et employeurs, c.-à-d. entre joueurs et propriétaires de clubs. Or, la propriété du capital est encore en très grande majorité blanche dans le sport américain. À l’heure actuelle, le seul propriétaire (majoritaire) noir d’une franchise est Michael Jordan (les Hornets de Charlotte), qui est aussi probablement le plus grand joueur de basket de l’histoire, ce qui souligne la quantité de ressources sportives, économiques et réputationnelles qu’il a fallu mobiliser pour qu’un Afro-Américain accède à une telle position.
Si les propriétaires de franchises NBA ont, bien plus qu’en NFL, exprimé leur soutien aux mobilisations contre les violences policières, lorsque leur intérêt économique a directement été mis en danger, tous ont activement œuvré à ce que la saison reprenne. L’absence de diversité dans la propriété du capital a donc fait du conflit entre joueurs et propriétaires une opposition raciale : l’engagement des joueurs afro-américains face à l’intérêt financier des clubs aux mains des Blancs.
Le cas Michael Jordan est singulier à cet égard : du fait de sa position spécifique, en tant que propriétaire et ancien joueur, celui-ci a été chargé de conduire les négociations entre travail et capital. Or ce dernier est bien connu pour sa défense de positions consensuelles et apolitiques : comme l’a bien rappelé le récent documentaire The Last Dance, lorsque Jordan a eu la possibilité de prendre une position en faveur d’un homme politique noir, en 1990, celui a rétorqué « Les républicains aussi achètent des baskets ». Il n’est pas surprenant, dès lors, que « MJ » ait été retenu comme intermédiaire, œuvrant pour la reprise des matchs et l’arrêt de la grève.
Si l’apolitisme revendiqué par Jordan est aujourd’hui très critiqué, il faut concéder que l’appartenance des sportifs à l’élite économique représente, pour l’ensemble d’entre eux, un obstacle au développement de positions critiques et anti-capitalistes. Cela ne signifie pas, pour autant, que la récente grève puisse être reléguée au rang d’action purement symbolique : au-delà du retentissement médiatique et des engagements, certes limités, pris par la NBA, l’installation d’un rapport de force entre (certains) joueurs, la ligue et les propriétaires représente une étape significative dans l’émancipation de ces sportifs de haut niveau.
Ceux-ci ne sont plus des simples marchandises, soumises au bien-vouloir de leurs propriétaires-employeurs, tel que le pointait Harry Edwards dans The Revolt of the Black Athlete (1968) : il s’agit, au moins pour les plus connus d’entre eux, d’entrepreneurs influents qui, s’ils sont loin de dénoncer le système économique global (pourtant indissociable des violences et des inégalités pointées du doigt), contribuent à faire du sport un espace de réflexion et de mobilisation politique. En tant que « sport noir »[6] par excellence, le basket continue de représenter un catalyseur sur ces questions, pouvant impulser des mobilisations similaires dans d’autres sports ou au sein d’autres espaces, en particulier en Europe, où le sport continue d’être perçu comme un champ autonome, imperméable à toute réflexion politique ou sociale autour du rôle des athlètes ou des inégalités de race et de genre[7].
Pour ce qui est du cas plus précis de la NBA, cet épisode met en lumière deux conditions nécessaires à l’instauration durable d’un rapport de force, autour des questions raciales, ayant des chances de peser sur l’espace politique plus large : en premier lieu, une alliance doit être construite entre les stars fortement politisées, soutenues par les équipementiers et influentes sur les réseaux sociaux, et la majorité des joueurs, afin que la position des instances représentatives puisse évoluer.
C’est seulement à ce prix que pourront émerger des revendications concrètes plus claires, ambitieuses et cohérentes que de simples initiatives ponctuelles en faveur de la justice sociale ou du vote : différentes possibilités seraient de financer durablement les organisations militantes ou les femmes et hommes politiques qui mettent en avant la défense des droits des minorités (au sein d’un système politique où le lobbying joue un rôle essentiel), d’envisager des actions collectives d’ampleur (grèves, sit-in, prises de paroles publiques, etc.), notamment entre athlètes de différents sports, ou encore de faire pression directement sur le système juridique pour peser sur l’issue des procédures judiciaires visant des policiers. En second lieu, le combat pour plus de diversité du capital permettra certainement l’ascension économique de membres des communautés minorées – le fameux « seat at the table » – sous réserve que la mobilité de classe ne se fasse pas au prix d’un désengagement politique, tel que l’illustre le cas Jordan.
En guise d’épilogue, il convient de revenir sur un évènement qui a directement suivi la grève historique des joueurs de NBA et souligne l’ampleur des efforts qu’il reste à entreprendre afin qu’un changement effectif se produise. Celui-ci concerne la nomination de Steve Nash, un ancien grand joueur de basket, en tant que head coach des Nets de Brooklyn, alors que celui-ci n’avait jusque-là aucune expérience d’encadrement. Le journaliste phare d’ESPN, Steven A. Smith, a qualifié cette nomination de « privilège blanc », soulignant qu’aucun entraîneur noir n’accède à ce type de poste avant d’avoir fait ses preuves, parfois pendant des années, en tant qu’assistant. Or cette prise de position a conduit à une levée de boucliers généralisée, aussi bien au sein de la presse que des joueurs et de l’administration de la ligue, ce qui souligne le décalage considérable qui subsiste entre les voix qui s’expriment pour dénoncer l’oppression des minorités et la volonté de changer les choses en interne, lorsque, par exemple, des situations d’inégalités au travail se présentent.
Notes
[1] Nicolas Martin-Breteau, 2020, Corps politiques. Le sport dans les luttes des Noirs américains pour la justice depuis la fin du XIXe siècle, Éditions de l’EHESS.
[2] Deux joueurs de NBA, Sterling Brown et Thabo Sefolosha, ont été victimes de violences policières ces cinq dernières années. Pour un recensement des affaires impliquant des basketteurs professionnels, voir le lien suivant : https://fansided.com/2020/05/29/nba-police-violence-racial-profiling/
[3] Keeanga-Yamattha Taylor, From #BlackLivesMatter to Black Liberation, Haymarket Books, 2016.
[4] Linsey McGoey, Darren Thiel, Robin West, « Le philanthrocapitalismeet les crimes des dominants », Politix, vol. 1, n°121, p. 29-54, 2018.
[5] Un article du New York Times propose à ce titre une connexion intéressante entre la mobilisation des athlètes superstars et celles d’autres élites économiques, dans la « tech » et à Hollywood, soulignant le rôle croissant de ces personnalités visibles dans la « superstar economy ».
[6] Nicolas Martin-Breteau, 2011, « Un ʺsport noirʺ ? Le basket-ball et la communauté africaine-américaine », Transatlantica, vol. 2.
[7] Pour une discussion autour de ces questions, voir l’émission récente consacrée à ce sujet dans Le temps du débat.