Une guerre allemande contre l’antisémitisme ?
« Quelqu’un avait dû calomnier Joseph K., car il fut arrêté un matin sans avoir rien fait de mal » (Franz Kafka, Le procès, 2017 [1925], L’Archipel, premier chapitre, première phrase.
Qu’il s’agisse de projections, de politique étrangère, d’expérience personnelle ou de critique postcoloniale : le lien entre la question palestinienne et l’accusation d’antisémitisme resurgit en Allemagne, en Europe et dans le monde occidental. Cette association n’avait jamais été mise en sourdine ou abandonnée, à quelque moment que ce soit. Mais soixante-dix ans après la colonisation de la Palestine et l’établissement de l’État d’Israël, il s’agit de constater une inflexion formelle dans le débat politique, sans véritable changement, par ailleurs, du contenu des débats.
Ainsi, après des années de débats transnationaux sur le thème Palestine/Israël, antisémitisme et critique d’Israël, ou à propos de la guerre, de l’histoire des Juifs arabes, de la militarisation croissante et des incarcérations politiques, une nouvelle manière d’encadrer les débats historiques et géopolitiques fait son apparition : elle ambitionne de redéfinir le débat en soi – y compris les personnes qui entendent le mener –, délégitimer les structures de débats antérieures et criminaliser les locuteur·rice·s ainsi que leurs propos.
À l’instar de la «guerre contre le terrorisme» ou de la «guerre contre la drogue», la priorité essentielle du discours est à ce point décalée qu’une toute autre thématique se dégage à la fin. Les problèmes réels (le pétrole et la domination occidentale sur le Moyen-Orient ; la criminalisation des identités afro-américaines et latinos) disparaissent derrière des concepts sécuritaires-moraux, largement diffusés par le racisme institutionnalisé.
Ainsi, la guerre contre le terrorisme combattait prétendument des islamistes radicaux, soucieux de détruire le mode de vie occidental, à domicile comme au Proche-Orient. La guerre contre la drogue, quant à elle, affrontait les dealers de couleur, des «crack moms»[1] et jeune hommes racisés, repeints en prédateurs. Et la guerre contre l’antisémitisme s’inscrit dans la même lignée. Elle présente des jeunes personnes de couleur, des exilé.es ainsi que des migrant.es comme un problème sécuritaire pour la société et la démocratie, et les criminalise à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Europe.
Comme durant la guerre contre le terrorisme, ces personnes sont décrites comme impossibles à intégrer à «l’occident judéo-chrétien». Michelle Alexander, juriste, écrivaine et militante des droits civiques aux États-Unis, écrit, à propos de la guerre contre la drogue : « via une toile de lois, de régulations et de règles informelles, toutes puissamment renforcées par le stigmate social, ils [Blacks et Latinos] sont confinés aux marges de la société ordinaire et déniés l’accès à l’économie normale[2]« .
En Europe, la défaite du nazisme et le combat contre l’antisémitisme constituent le mythe fondateur de la reconstruction et de l’économie politique post-guerre. Cela signifie aussi, en conséquence, que peu de discours sont aussi stigmatisants que le soupçon d’être antisémite. Aujourd’hui, du gouvernement d’extrême-droite hongrois aux partis d’extrême-droite comme l’AFD [Alternative für Deutschland, qui réunit des souverainistes néolibéraux aux fascistes allemands, NdT] en passant par le libéralisme conservateur du mouvement identitaire : tous ont rejoint la lutte contre l’antisémitisme… en même temps qu’ils répriment les musulmans, les Sinté et les Roms, les Juifs et les Noirs.
Alexander observait également que « la guerre contre la drogue, embourbée dans un langage racialement neutre, offrait aux Blancs hostiles à toute réforme raciale l’opportunité, unique, d’exprimer leur hostilité aux Noirs et à leur promotion sociale sans pour autant s’exposer à l’accusation de racisme»[3].
Un déplacement rhétorique similaire est à l’œuvre aujourd’hui, qui vise délibérément à assimiler la critique de l’État d’Israël à l’antisémitisme. Cette assimilation a comme objectif de criminaliser des personnes et des énoncés, ou au moins de les stigmatiser si puissamment qu’ils soient frappés de «mort sociale». L’ambition de criminaliser le débat s’est avérée particulièrement explicite après le déclenchement de la seconde Intifada en l’an 2000.
Elle a connu un nouvel élan avec la constitution du mouvement PACBI/BDS[4] en 2004-2005. En Europe, le débat a été alimenté par les controverses autour des migrations, de la citoyenneté et des représentations culturelles d’elle-même qu’entretient l’Union européenne, souvent fondées sur la lutte contre le nazisme et sur une aire culturelle judéo-chrétienne. Durant cette période, la résistance militarisée à l’occupation israélienne de la Cisjordanie et de Gaza, jointe aux critiques internationales et – le plus important ici – à la transnationalisation d’un mouvement économique, légal et culturel de boycott, de même que le racisme institutionnalisé et les problématiques démographiques ont déplacé les enjeux de la discussion.
Bref, en Europe, la critique/résistance transnationale à Israël et les débats culturels antiracistes ou décoloniaux ont été le plus souvent mis dans un même sac et ont suscité des accusations de racisme[5] (en l’occurrence, d’antisémitisme).
En outre, le fantasme du libéralisme comme forme de gouvernement politique est terminé, ce qu’illustre la politique d’accueil actuelle en Europe et les tirs à balles réelles sur les réfugiés. Le consensus libéral de l’Occident, jusqu’à présent durable et soutenu par une majorité, impliquait la domination du politiquement correct, ou même de la pensée de gauche, dans le choix de mots. En parallèle, une dure realpolitik ou des orientations conservatrices dominaient l’action publique.
Toutefois, dans le nouveau discours de certains «combattants contre l’antisémitisme», toute voix critique à l’égard d’Israël ou du colonialisme est étiquetée comme antisémite et ainsi évincée complètement du débat public. Cela conduit de fait à l’exclusion discursive totale (légale, économique, partisane, scientifique ou sociale) de certaines personnes, dirigeants politiques, intellectuels publics ou universitaires. Tout cela, alors que des gouvernements et des partis racistes et antisémites ne cessent d’alimenter le racisme.
L’hystérie à propos des personnes racisées antisémites a pris un tournant politique en Allemagne, sous la forme d’un document parlementaire en faveur d’une nouvelle législation, plus à même d’organiser l’expulsion des étrangers/réfugiés antisémites des «terrains fertiles» (Nährboden)[6] nord-africains ou arabes de la République Fédérale. Ce texte demandait également l’installation d’un Commissaire à l’antisémitisme [version longue : Commissaire à la vie juive en Allemagne et la lutte contre l’antisémitisme, NdT], le Dr. Felix Klein[7], qui a pris ses fonctions seulement cinq mois plus tard, en mai 2018. Le document exigeait aussi une législation considérant le mouvement Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS) comme un acte de sédition et de menace publique.
Par conséquent, toute action entreprise par le mouvement ou un de ses membres serait classée en délit pénal[8]. Le but politique du document est exprimé en page deux :
« l’acceptation absolue de l’existence juive est l’étalon d’une intégration réussie. Quiconque rejette l’existence juive en Allemagne ou questionne le droit à l’existence d’Israël rencontrera une opposition résolue ».
Peu après, suit la définition de l’Alliance Internationale pour la Mémoire de l’Holocauste[9] :
« l’antisémitisme est une certaine perception des juifs, qui peut se manifester par une haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme visent des individus juifs ou non et/ou leurs biens, des institutions communautaires et des lieux de culte »[10].
La définition finale du document allemand, cependant, y ajoute une phrase. D’après le Dr. Felix Klein[11], cette clause supplémentaire souhaitée par le bureau de la chancellerie dispose :
« de plus, l’Etat d’Israël, étant entendu comme un collectif juif, peut devenir la cible de telles attaques ».
Au sein de ce discours, la négociation des questions politiques et collectives se déplace vers le niveau personnel. Un tel changement a entre autres pour conséquence de déplacer le discours à propos de faits politiques réels au niveau de l’opinion individuelle : un débat sur l’occupation ou la colonisation de la Palestine se divise désormais en opinions moralement correctes ou en opinions moralement fausses – mais il ne porte pas sur des faits politiques ou des représentations erronées, susceptibles d’être largement partagés en raison de leur réalité matérielle.
Dans une société de l’information où le savoir (et donc le pouvoir) est toujours aussi inégalement réparti, un tel passage au niveau personnel et une distorsion de la réalité entraînent naturellement une incertitude pour ceux qui ne suivent les discussions qu’à la marge. Qui veut être catalogué d’antisémite ou associé à un tel phénomène ? Les relations professionnelles, les amitiés, les relations politiques et les alliances terminent là.
Une accusation diffamatoire d’antisémitisme a d’immenses conséquences en Allemagne, en Europe et au-delà. En effet, l’antisémitisme est immédiatement associé au fascisme et au nazisme. Inversement, on pourrait se demander ce qui est pire pour des individus, des groupes de population ou même des scientifiques que d’être associés au génocide et au fascisme. De façon évidente, une caractérisation comme antisémite exclut socialement la personne incriminée.
Cependant, en tant que collectif humain, si nous supposons avoir créé les possibilités juridiques, sociales et politiques de reconnaître le bien du mal (malgré des limites évidentes), alors seule une forte interpellation morale – l’accusation d’antisémitisme – peut ébranler ce fondement de la juridiction sociale. Théoricien culturel et critique du racisme, Stuart Hall a montré comment la surveillance néolibérale du contenu des débats qui sévit depuis les années 1980 se traduit par la censure sélective d’un certain vocabulaire (comme par exemple, dans notre cas : colonialisme, racisme, apartheid).
Ce qui appartenait autrefois aux stratégies conservatrices (appareils d’Etat, groupes ou partis conservateurs, armée, institutions de surveillance) est désormais négocié dans le cadre de débats émancipateurs et progressistes (par exemple l’anti-antisémitisme). Il y a une différence significative depuis la parution du texte de Hall : l’ambition de censurer les discours, notamment par les médias publics – depuis les années 1990 – se concentre sur des individus, des groupes militants ou des institutions publiques. Mais la concentration du travail de lobbying sur les réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook est nouvelle. Elle correspond à une technologisation générale de la société. Ces diffamations conduisent souvent à distraire des vrais enjeux politiques et structurels ou à les reléguer en arrière-plan. Hall écrit :
« la droite a voulu intervenir idéologiquement dans la multi-accentualité [l’ouverture des mots à plus d’une interprétation, NdT[12]] infinie du langage, et tente de le fixer par rapport au monde, afin qu’il ne puisse plus signifier qu’une seule chose ».[13]
Il s’agit ici aussi d’un décalage discursif, qui a pour but déformer notre regard sur le monde ainsi que notre compréhension de la réalité – décalage amplifié par les crises récurrentes qui secouent le système économique. Dans un univers occidental, construit entre autres choses sur le colonialisme et l’impérialisme, les colonisés (les Palestiniens) sont aujourd’hui accusés d’être les vrais racistes et, par extension, de coloniser l’Europe avec une idéologie dangereuse, alors qu’ils demeurent les victimes d’un système de capitalisme racial qui les assigne du côté des perdants, en compagnie de nombreux autres extra-européens.
À cet égard, l’expérience historique palestinienne décoloniale et antiraciste rejoint celle des Black Panthers et du mouvement Black Lives Matter aux USA[14], ou du mouvement anti-apartheid en Afrique du Sud, pour ne citer que deux exemples célèbres. Au plus tard depuis la présidence Trump et la soi-disant « vague de post-vérité », de nombreuses personnes ont senti le changement de climat social. Cela nous rappelle cependant la critique déjà formulée par Hannah Arendt dans son essai sur l’Allemagne d’après-guerre, concernant la réticence de la population allemande à accepter des faits politiques (comme par exemple l’Holocauste) :
« mais peut-être l’aspect le plus frappant et effrayant de la fuite allemande devant la réalité est-il cette habitude de traiter les faits comme s’il ne s’agissait que de simples opinions »[15] .
Par ailleurs, les campagnes de diffamation mentionnées ici sont souvent dirigées contre des institutions (et leur personnel, en conséquence débordé), qui n’ont aucune formation sur le conflit au Moyen-Orient, aux débats sur le racisme (par exemple antisémite ou anti-musulmans[16]), ni encore à leur contexte transnational et transhistorique Cela redouble l’insécurité et, en conséquence, dans la plupart des cas, se traduit par des annulations de salles, d’invitations ou même d’événements. Cette campagne exerce une pression publique par le biais des médias sociaux et d’Internet (Twitter, Facebook, blogs), ou bien via du lobbying auprès d’éminents dirigeants politiques, de journalistes et/ou de jeunes cadres politiques émergents.
Même si la liste n’est pas exhaustive : plus de 100 campagnes de diffamation ou annulations d’événements ont été provoquées en Allemagne depuis le milieu des années 2000, avec une explosion rapide depuis 2010 – la liste des cas n’est pas représentative et n’indique probablement qu’une fraction de ce qui s’est réellement passé[17]. Ci-après, je décris deux cas célèbres l’année dernière, qui illustrent toutes les tactiques de diffamation mentionnées ci-dessus afin d’expulser la figure arabe/palestinienne du débat politique public.
En 2019, la militante et écrivaine Rasmea Odeh (ancienne étasuno-jordano-palestinienne dont la citoyenneté étasunienne a été révoquée) ainsi que le militant et écrivain Khaled Barakat (détenteur d’un passeport canadien) ont été empêchés de parler et leurs événements annulés en Allemagne, le jour même. La police les a interceptés juste avant qu’ils ne pénètrent l’immeuble. Tous deux ont été interdits « d’activité politique » sur le territoire allemand, au motif qu’ils provoqueraient des troubles à l’ordre public. L’Office des étrangers (Ausländerbehörde) a particulièrement craint que les sujets arabes/palestiniens soient dressés contre les sujets juifs, et que les relations germano-israéliennes soient menacées.
Le motif invoqué dans les deux cas concerne les relations avec l’organisation politique marxiste-léniniste FPLP (Front populaire de libération de la Palestine) et la campagne BDS, considérées comme antisémites, bien qu’aucun comité juridique ou scientifique ne les ait jamais qualifiées ainsi[18]. Si la «liberté d’opinion» et la «liberté d’action» occupent une place éminente aux yeux de l’Ausländerbehörde, elles sont néanmoins reléguées en seconde position lorsque l’Etat estime que les objets et les intérêts de la protection judiciaire sont en danger. Les mesures contre ces deux militants sont donc considérées comme des précautions, car la société doit être protégée de leurs paroles (attendues). De plus, le FPLP est enregistré comme organisation terroriste.
Dans le cas d’Odeh, un groupe de jeunes militants avait monté un événement alternatif. Elle séjournait alors principalement dans un appartement, dont elle sortait peu et d’où elle a enregistré un court entretien vidéo diffusé ultérieurement dans un café queer, féministe et antiraciste, devant une audience de cent spectateurs pacifiques. Mais en arrivant au café, on pénétrait un local fortement surveillé, entouré de cinq fourgons de police bondés, entouré d’agents armés en tenue anti-émeute. Si Odeh s’était présentée en personne, elle aurait violé la législation allemande sur le séjour régulier (Aufenthaltsgesetz, art. 47 et 95), commettant ainsi un crime passible d’incarcération.
Quelques mois plus tard, en juin 2019, la police a tiré les leçons du cas Odeh et double l’annulation de la prise de parole de Khaled Barakat d’une prohibition de toute activité politique «indirecte», soit des messages vidéo enregistrés ou des appels par skype à une audience collective. Le motif invoqué pour interdire aux deux militants de s’exprimer consiste en un risque de «préjudice pour la sécurité et la stabilité» en Allemagne. Odeh a été qualifiée de «terroriste», répétant intentionnellement le qualificatif de la justice israélienne, et Barakat a été pointé comme membre du FPLP (Front palestinien de libération de la Palestine), classifié aussi comme «terroriste»: les frontières politiques sont donc le «terrorisme» et la gauche radicale. Mais si le FPLP figure sur la liste des organisations terroristes tenue par l’UE, il est absent de celle de l’Allemagne.
Le visa d’Odeh a finalement été révoqué, ainsi que le permis de résidence de Barakat. À la suite de cette décision, l’Ausländerbehörde a tout de même dû se plier au jugement d’un tribunal selon lequel Barakat, bien que déchu du droit de résider, est autorisé à parler de l’interdiction[19] – mais pas des idées qui y ont conduit.
En raison des expulsions, des expropriations et d’une réduction continuelle de leur État, la Palestine et les Palestinien·ne·s sont arrivé·e·s depuis longtemps en Allemagne ou en Europe – de la même manière que l’Allemagne est représentée depuis longtemps en Palestine, en vertu du travail d’ONG et de sa politique étrangère. Les rapports entre cette forme de «realpolitik», d’un côté, et ses sujets et citoyens, de l’autre, ne peuvent plus être niés – mais une discussion publique, ouverte et large, sur le passé, la réalité et le futur de ces groupes de population et leur histoire (en Europe) semble possible. Aujourd’hui, on peut dire sans risque de se tromper qu’il ne s’agit plus seulement d’un débat allemand, mais d’une socialisation de l’Occident à l’échelle globale[20].
L’accusation d’antisémitisme est portée dans l’espace public allemand avec un zèle presque religieux : là où auparavant (et malheureusement !) aucune discussion à propos de l’antisémitisme n’avait lieu, une panique morale s’est répandue depuis 2000 ou 2005 vis-à-vis des seuls musulmans/arabes/migrants/réfugiés. La question de l’antisémitisme aurait pu susciter un débat en Allemagne, même sans conflit au Proche-Orient – pendant longtemps, cela n’a pas été le cas. La fusillade de 2019 sur une synagogue de Halle aurait sinon peut-être été évitée. Dans son manifeste, l’auteur s’est montré très conscient du contexte géopolitique et politique raciste de son «spectacle meurtrier» :
« Alors pourquoi ai-je choisi cette cible, me demanderez-vous ? C’est le lieu le plus proche avec une forte population de [J]uifs[21], c’est aussi simple que cela (…) J’avais initialement prévu de prendre d’assaut une mosquée ou un centre «culturel» Antifa, qui sont beaucoup moins défendus, mais même le fait de tuer 100 golems [non-juifs, NdT] ne changera rien, alors qu’en un seul jour, on en envoie encore plus en Europe. La seule façon de gagner est de couper la tête des ZOG [Zionist Occupation Force], qui sont les kikes [terme antisémite pour qualifier les Juifs en anglais, NdT]. Si j’échoue et que je meurs, mais que je tue un seul Juif, cela en valait la peine. Après tout, si chaque Blanc n’en tue qu’un seul, nous gagnons. »[22]
Le tireur de Halle s’en est pris aux Juifs principalement, car il savait que seule une attaque contre ce groupe pouvait susciter une telle émotion en Allemagne. Son calcul stratégique et froid articule simultanément ce qui, pendant des siècles, a été l’objet de fantasmes et l’argument contradictoire de la suprématie blanche: les Juif·ve·s contrôleraient l’Allemagne et l’Europe, Israël contrôlerait l’Occident, les musulmans et les Noirs viendraient en masse remplacer la population européenne par des Orientaux – tout cela, alors que la colonisation du monde, l’invention du racisme, les échanges de population, ainsi que le sionisme et la guerre contemporaine, sont d’origine européenne, blanche et chrétienne.
À la place du véritable antisémitisme et racisme en Europe, il semble plus aisé d’évoquer l’antisémitisme lorsqu’il est éloigné géographiquement (Proche-Orient) et ethniquement («musulmans» / «Arabes»), afin de convaincre ainsi le sujet blanc de son innocence, tout en continuant à criminaliser des personnes de couleur ou de gauche. Cette panique n’atteint pas seulement l’Allemagne, mais représente un phénomène occidental (et pro-occidental), ce qui suggère qu’il y a plus en jeu que «l’antisémitisme», les «Juifs», «Israël» ou encore un «exceptionnalisme allemand/européen».
La lutte contre l’antisémitisme semble plutôt s’inscrire dans la lignée de la guerre contre le terrorisme ou contre la drogue, qui ont fait profession de transformer les ennemis non-blancs, internes et externes, en non-sujets d’une société «post-raciste», à l’aide de discours de sécurité morale. Elle articule ainsi des fantasmes antisémites longtemps gardés discrets et les combine avec un appel à la criminalisation des personnes de couleur, des courants décoloniaux de gauche et/ou antiracistes, grâce à un discours sécuritaire post-racial aseptisé par l’État.
Cependant, l’insécurisation de la population causée par les campagnes de diffamation croissantes et étendues attire également et ironiquement l’attention de plus en plus de personnes sur les questions de l’antisémitisme et du conflit au Moyen-Orient, même si cela ne prend pas encore la forme d’une vraie conversation publique. Sur une note plus positive, on peut légitimement penser que les attentes démocratiques conduisent de plus en plus de personnes à s’occuper de l’angle mort des Allemands (ou éventuellement des Européens): outre l’incitation au désaveu, cela incite aussi à un discours de résistance, en tant que demande de savoir.
Avec un peu de chance, on réalisera progressivement que toutes les formes de racisme – y compris les concepts de race et de blanchité eux-mêmes – sont le fruit de la pensée et de l’action coloniales européennes depuis 1492. À cette époque, Juifs et Musulmans ont été expulsés d’Espagne et la notion de «pureté du sang» était développée au regard de ces deux «groupes», déclenchant des débats autour de «la confiance» susceptible d’être octroyée aux personnes racialisées. Simultanément, la colonisation des Amériques démarrait, avant de s’étendre vers le reste du monde, charriant les concepts et fantasmes susnommés vers les colonies, puis les en ramenant.
Finalement, l’Europe d’hier et d’aujourd’hui voyait le jour1.
Traduit par Hadrien Clouet.
Notes
[1] Expression étasunienne désignant les mères consommatrices de produits stupéfiants illégaux, érigées en symbole ultime de dépravation sociale par les entrepreneurs de morale qui ont organisé la guerre contre les drogues. Voir Susan Boyd (2004), From Witches to Crack Moms, Women, Drug Law, and Policy. Carolina Academic Press, 2004 [Note du traducteur].
[2] Michelle Alexander (2010), The New Jim Crow – Mass Incarceration in the Age of Colorblindness. Penguin Books, p. 4.
[3] Ibid. p. 54.
[4] BDS – „Boycott, Divestments, Sanctions against Israel“ (angl.). La page allemande peut être consultée ici: http://bds-kampagne.de/. Une réponse complète aux accusations d’antisémitisme peut être trouvée sur la page du BDS-Berlin: http://bdsberlin.org/2017/11/29/bitte-endlich-kritik-an-bds/
[5] L’autrice ne distingue pas ici l’antisémitisme du racisme, contrairement à la plupart des usages en vigueur en Allemagne. Elle perçoit plutôt l’antisémitisme comme une forme de racisme.
[6] Document parlementaire (Drucksache) 19/444, 19e Parlement (Wahlperiode), Proposition des fractions CDU/CSU, SPD, FDP et Vertes, « Antisemitismus entschlossen bekämpfen », 17 janvier 2018.
[7] Il est courant en Allemagne d’afficher le titre de docteur devant le patronyme. En l’occurrence, Felix Klein (né en 1968 à Darmstadt, RFA) est juriste, après une thèse de droit sur la question du mariage et du divorce au Cameroun à l’université Saint-Gall. Il a mené sa carrière au ministère des Affaires étrangères allemandes. Il prend en charge les relations diplomatiques avec les organisations juives et la lutte contre l’antisémitisme en 2014, avant d’être proposé par plusieurs acteurs, dont le Conseil central des Juifs d’Allemagne, comme Commissaire à la vie juive en Allemagne et à la lutte contre l’antisémitisme. Il quitte alors le ministère des Affaires étrangères pour celui de l’Intérieur [NdT].
[8] Les services de renseignement du Bade-Wurtemberg ont d’ores et déjà listé le BDS dans la catégorie “extrémisme de droite” et le définissent comme antisémite. Voir: Verfassungsschutzbericht Baden-Württemberg 2017, p. 171. http://www.verfassungsschutz-bw.de/,Lde/Startseite/Service/Publikationen
[9] Reprise récemment par le gouvernement français et votée au Parlement, par 154 voix pour, 72 contre et 43 abstentions. Parmi les députés LREM, 84 pour, 26 contre et 22 abstentions. Les groupes socialiste, communiste et insoumis ont intégralement voté contre.
[10] International Holocaust Remembrance Alliance, https://www.holocaustremembrance.com/working-definition-antisemitism?usergroup=1 (date d’accès, 4 janvier 2018).
[11] Interview avec le Dr. Felix Klein, Commissaire du gouvernement fédéral à la vie juive en Allemagne, au ministère de l’Intérieur, des Travaux publics et de la Patrie, Berlin, 7 décembre 2018.
[12] Voir Valentin Volochinov, Le Marxisme et la philosophie du langage. Essai d’application de la méthode sociologique en linguistique, Paris, Éditions de Minuit, 1977.
[13] Stuart Hall (1994), « Some ‘Politically Incorrect’ Pathways through PC », in Sarah Dunant, The War of the Words. The Political Correctness Debate. Londres, Virago, p. 180.
[14] Voir James Baldwin (09/04/1967), “Negroes Are Anti-Semitic Because They’re Anti-White”, New York Times, http://movies2.nytimes.com/books/98/03/29/specials/baldwin-antisem.html
[15] Hannah Arendt (1950), “The Aftermath of Nazi Rule – Report from Germany”, in Commentary, p. 344, https://www.commentarymagazine.com/articles/the-aftermath-of-nazi-rulereport-from-germany/
[16] Voir à ce propos : Iman Attia (2014), Antimuslimischer Rassismus und Islamophobie bzw. Islamfeindlichkeit- Eine vergleichende Einführung, Migazin.de Online, http://www.migazin.de/2014/10/27/antimuslimischer-rassismus-und-islamophobie/
[17] Il y a un peu plus de deux ans (octobre 2015), l’idée de documents les accusations d’antisémitisme et les empêchements d’événements a rapidement pris forme. Il n’y a aucune prétention à l’exhaustivité. Au départ, l’archive était conçue comme une liste de travail, construite de telle sorte que chaque page puisse être imprimée séparément, avec un en-tête de tableau identique et une numérotation consécutive. En ce qui concerne les médias publics et Internet, la liste n’a pas encore été distribuée. La liste et les incidents sont donc incomplets. Ils sont exposés à Christoph Rinneberg par courrier électronique, ce qui allonge la liste. Pour le contacter concernant la liste, toute question ou signaler un incident, veuillez écrire à christoph.rinneberg@t-online.de
La députée fédérale Annette Groth, en coopération avec Günther Rath, a également publié une brochure sur ce sujet (« Liberté de pensée menacée ? »), qui saisit le sujet et l’éclaire sous l’angle de la liberté d’opinion et d’expression démocratique. Annette Groth, Günther Rath (éd.), Meinungsfreiheit Bedroht ? The endangerment of freedom of opinion by campaigns of the so-called ‘Friends of Israel, 2017 (http://www.groth.die-linke-bw.de/fileadmin/mdb-seiten/mdb-groth/Website/meinungsfreiheit_bedroht_A5_RGB_ohne_tabelle.compressed.pdf)
[18] Pour une discussion critique sur l’opacité des lois „anti-terroristes“ en Allemagne et la manière dont elles produisent interprétations politiques susceptibles – selon les circonstances – de concentrer une grande partie du pouvoir institutionnel sur la figure du „terroriste musulman“, voir Nahed Samour (2020), “Politisches Freud-Feind-Denken im Zeitalter des Terrorismus”, in: Andreas Kulick et Michael Goldhammer (éd.), “Der Terrorist als Feind? Personalisierung im Polizei- und Völkerrecht”, pp. 49-66.
[19] https://samidoun.net/2019/06/anti-palestinian-repression-in-germany-palestinian-writer-khaled-barakat-banned-from-speaking/?fbclid=IwAR2coCU_5IcPXN5ExNcfNlCvIvwDMQkUR3WgDmI24AXRoS7Gh4e9zgTjF0o
[20] Il convient de préciser ici que l’autrice écrit dans une perspective dé- et post-coloniale. En vertu de quoi l' »Occident » est une construction autonome qui n’existe qu’en relation avec et à travers son « autre » non occidental (ici, par exemple, l’« Orient »). Voir Edward Said (1980), L’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident, Seuil.
[21] Le texte original ne met pas de majuscule au mot « Juif ». Seuls les termes « White » (blancs) prenaient une lettre capitale (NdT).
[22] Manifeste du tireur de Halle (2019), rédigé en anglais.
à voir aussi
références
⇧1 | Je suis très reconnaissant à Hadrien Clouet pour la traduction et pour les commentaires stimulants et les questions critiques que contient le texte. |
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