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À propos de : ¡Huelga ! Luchas de la Clase Trabajadora en Colombia, 1975-1981 (Grève ! Luttes de la classe travailleuse en Colombie, 1975-1981) de Ricardo Sánchez Ángel, professeur émérite de l’Universidad Nacional de Colombie et professeur à l’Universidad Libre.

Le Pacte

Le 30 janvier 1958, l’ancien président  de Colombie, Mariano Ospina Pérez, alors président du Tribunal National Électoral, annonça le résultat du plébiscite national du 1er décembre 1957 : l’accord de paix dans le cadre du Front National voyait le jour.

Une paix décidée d’en haut, exclusive et restreinte, basée sur l’impunité ; sans la vérité sur les crimes commis, sans justice et sans réparation pour les victimes. Un pardon et un oubli qui ont été le fruit de conciliabules courtois, négociés dans le secret des salons ministériels entre les détenteurs du pouvoir et les dirigeants du bipartisme libéral-conservateur, qui ont cherché non seulement à exorciser les faits et les images de la violence fratricide de plusieurs années, mais aussi à laisser derrière eux l’assassinat de Jorge Eliecer Gaitán et les événements du 9 avril 1948. Pour les stratèges de ce Front National, les bilans et l’identité des responsables de ces violences et ces événements, promus par l’État et les élites bipartisanes ne sont pas au centre de leurs préoccupations. En effet, la contre-réforme agraire réalisée dans le sang et le feu, dans une sorte d’accumulation originelle, s’achevait dans cette phase ; la deuxième phase de cette contre-réforme agraire se produira dans les années 1980 avec la montée du paramilitarisme, consolidant dans un sens réactionnaire les effets pervers de la violence comme pouvoir économique[1]… L’essentiel était de récupérer la gouvernabilité parmi les élites, en sauvant le « précieux » héritage de la République, fonctionnel dans le cadre de la nouvelle donne.

Pour les architectes de ce Pacte politique, les anciens présidents Laureano Gómez et Alberto Lleras Camargo, le pays était

« désormais réduit à la nécessité de recréer la République, en cherchant la source du pouvoir dans ses origines populaires. Il ne reste aucun organe ayant une validité morale ou juridique de la période précédente, parce que tous, sans exception, ont été utilisés dans la rupture de l’ordre constitutionnel, ou avec leurs actes ultérieurs ils ont essayé de le soutenir »[2].

Dans le contexte d’une ironie sanglante, la restauration de la République fondée par Rafael Núñez y Miguel Antonio Caro, avec ses institutions juridico-politiques contenues dans la Constitution de 1886 et les réformes qu’elle a connues pendant la première moitié du XXe siècle, ainsi que le système soumis au plébiscite de 1957, rendrait possible la paix entre les Colombiens. Pour y parvenir, il fallait faire un pacte et décréter l’oubli. Oublier que c’est précisément ce régime présidentiel, autoritaire et confessionnel, fondé sur la persécution et le meurtre de ses opposants ainsi que le recours permanent à l’état de siège, qui était responsable de la situation de violence et de barbarie, de corruption et d’impunité que les barons du Front National voulaient conjurer en recourant au plébiscite en question. Désormais, l’État et la société en Colombie seraient régis par les diktats de ce pacte inter-bourgeois, traduits en termes constitutionnels.  L’alternance libérale-conservatrice de la présidence de la République pendant 16 ans et pour quatre mandats, la parité bipartisane dans le contrôle et la gestion des institutions de l’État, l’orientation et le contrôle de l’enseignement public par l’Église catholique, une caractéristique d’un État confessionnel en vertu du concordat de 1887, ratifiée par la consultation plébiscitaire et l’utilisation permanente de l’état de siège, seraient, entre autres, les structures constitutionnelles qui permettraient aux classes dominantes et aux porte-parole de ce nouveau régime politique de construire une prétendue culture de paix et de concorde nationale. La restauration du bipartisme devait se faire sans entrave. Ce serait le monopole exclusif des classes dirigeantes et de leur nouveau parti de l’ordre, le Front National, propriétaire de l’unique État de droit qui venait d’être établi, dont le centre du pouvoir serait entre les mains d’une présidence bonapartiste. Cependant, la lutte des classes n’a pas cessé.  Les protestations urbaines, les luttes syndicales et les mobilisations paysannes et indigènes pour la terre, l’émergence et la consolidation d’une insurrection armée, les revendications et manifestations étudiantes pour de véritables libertés publiques, l’autonomie des universités et la laïcité de l’enseignement, ont montré combien la paix officielle était dérisoire. La critique généralisée du Front National par les secteurs sociaux, l’opposition et les forces politiques de gauche, ainsi que la présence d’une réflexion publique d’analystes et de critiques sociaux du nouvel ordre, mettront également en évidence les écueils et la précarité du régime politique en question.

Les conflits non résolus qui étaient censés être contenus par le pacte politique allaient éclater dans de nouveaux cycles de violence, sapant les prétentions de stabilité et de gouvernabilité qui avaient été promises. La seconde moitié du 20e siècle en Colombie a été une période de crise politique permanente et de lutte de classe aiguë, au cours de laquelle la République restaurée a connu son échec, ce qui a conduit à la convocation d’une Assemblée constituante en 1991. Il en sortira une nouvelle constitution politique, possédant un élément positif en termes de droits fondamentaux et un autre qui sert de fondement à un État centraliste composé d’institutions et de politiques de nature néolibérale, où, une fois de plus, un présidentialisme bonapartiste réactionnaire continuera à jouer son grand rôle. Ce sera aussi le moment où émergeront de nouveaux acteurs sociaux et diverses personnalités intellectuelles et politiques dont l’objectif central dans la vie sera non seulement d’étudier les raisons historiques, sociales et culturelles qui ont défini la personnalité historique de la Colombie et ses différents régimes politiques, mais aussi de participer aux luttes sociales et politiques pour sa transformation radicale dans la défense des droits des travailleurs et des classes populaires.

La construction d’une identité

C’est le cas du professeur Ricardo Sánchez Ángel, avocat, maître en philosophie et docteur en histoire. Né en 1949, la période historique décrite ci-dessus par touches rapides et brèves est, de la même manière, sa propre époque. À cet égard, on peut affirmer, sans aucun doute, qu’il existe de nombreuses façons de construire une identité ; cependant, la meilleure et la plus difficile est celle où le public, dans ses différentes expressions matérielles et symboliques, est le point de référence obligatoire. Mais ce n’est pas au public de se laisser coopter par les élites et les détenteurs du pouvoir. Non. Sa trajectoire intellectuelle et politique a d’autres coordonnées et fondements : c’est le public vu et assumé comme le scénario par excellence pour affronter, depuis le champ des idées et l’exercice de la libre pensée, les outrages du pouvoir et les impostures de la culture officielle, pour combattre également les misères et les humiliations de ceux d’en bas, pour exercer la défense des droits des travailleur.se.s et lutter pour la validité et le respect des droits humains comme source de légitimité et de démocratie. 

Sa longue carrière dans la sphère publique lui a permis de se construire une identité d’homme d’action dans sa triple dimension de leader politique, de penseur et d’écrivain. Ses performances en tant que leader politique lors des luttes étudiantes des années 1970 pour l’autonomie des universités, avec des structures démocratiques de direction et de participation, avec la liberté académique, sans confessionnalisme de toutes sortes, ont fait de lui une personnalité nationale de premier ordre. On peut en dire autant de son travail, pendant plusieurs décennies et jusqu’à aujourd’hui, pour créer en Colombie un lieu propice au développement du marxisme révolutionnaire, tout en menant une lutte acharnée contre toutes les formes de sectarisme et de dogmatisme qui empêchent la construction d’une culture politique fondée sur des valeurs laïques et démocratiques.

Son travail de formateur de jeunes dans différentes universités, principalement à la Faculté de Droit de l’Université Nationale dont il a été le doyen et où il a enseigné pendant près de vingt ans, l’a fait apparaître comme un polémiste et un écrivain respectable dans les milieux intellectuels et universitaires, où il a construit un riche réseau de relations et de dialogues avec des personnalités telles que Gerardo Molina, Eduardo Umaña Luna, Luis Antonio Restrepo, Fernando Hinestroza, Orlando Fals Borda et Diego Montaña Cuellar, entre autres. Les débats et les discussions qu’il a tenus et qu’il continue de tenir avec la pensée et le travail de ses pairs universitaires, ainsi qu’avec les analystes et les écrivains qui se sont préoccupés du sort et du cours de la Colombie, le positionnent non seulement comme un chroniqueur et un essayiste vigoureux, mais aussi comme un intellectuel qui a fait de l’écriture sa passion politique par excellence. Ses contributions à diverses revues universitaires et à de nombreux ouvrages coédités, ainsi que ses plus de quinze livres, en sont la preuve, parmi lesquels son dernier ouvrage, ¡Huelga ! Luchas de la Clase Trabajadora en Colombia, 1975 – 1981[3], recherche avec laquelle il a obtenu son doctorat en histoire, décerné par l’Universidad Nacional.

Le livre

Dédié « aux maîtres historiens du populaire, Ignacio Torres Giraldo et Orlando Fals Borda« , est son plus long ouvrage théorique, précédé, rappelons-le, de son Histoire politique de la classe ouvrière en Colombie, qui contient in nuce certains des thèmes abordés dans la recherche qui nous intéresse[4]. La complexité de cette recherche, l’ambition théorique qui la sous-tend et l’ampleur de son développement s’articulent dans une introduction et trois chapitres, en tant que première partie. La deuxième partie comprend six chapitres, les conclusions, deux sections d’annexes, les sources et la bibliographie, sans oublier les préfaces du philosophe français, Michael Löwy et de l’historien colombien, Mauricio Archila Neira. L’ensemble forme un livre qui permet de multiples ouvertures pour les chercheurs et les chercheuses sur l’histoire de la classe ouvrière dans le capitalisme historique colombien, vu et vécu comme une discipline académique. Une discipline qui, comme l’a noté l’historien Eric Hobsbawm[5], a longtemps eu sa propre place dans le monde universitaire en tant que science sociale, et en tant que partie de l’histoire des sociétés concrètes, notant également qu’elle a eu ses premiers représentants parmi les dirigeants de gauche et les membres du mouvement ouvrier, ainsi que parmi les figures de proue de la social-démocratie et du marxisme classique.  Un processus d’élaboration théorique qui, en Colombie, a à son actif le travail pionnier d’Ignacio Torres Giraldo, auteur de La cuestión sindical, un livre publié en 1947[6], et de Los Inconformes (dont le premier volume est paru en 1967), avec lequel Ricardo Sánchez a entretenu une relation intellectuelle et politique au milieu des années 1960.

En ce qui concerne le livre qui fait l’objet de ces notes, mon intérêt se portera sur certains des aspects qui sont étroitement liés aux fondements du sujet étudié. Les six grèves analysées par l’auteur et décrites ci-dessous seront examinées sur la base de ce raisonnement, bien que sous une forme succincte. Le chercheur et le lecteur intéressés par les questions liées à l’histoire de la classe ouvrière en Colombie trouveront dans les conflits étudiés un riche arsenal de problèmes théoriques et pratiques liés aux formes et aux expressions que les travailleur.se.s  ont prises ou assumées lorsqu’ils se sont mobilisé.e.s pour leurs droits et leurs revendications pendant la période 1975-1981. La compréhension de sa richesse, je pense, est directement liée au contenu de la première partie, chapitres 1, 2 et 3. Dans cette partie, le lecteur trouvera une exposition claire de l’articulation, pas toujours bien comprise, entre théorie et méthode. Pour Ricardo Sánchez, la méthode est aussi la théorie ; les réflexions méthodologiques sont aussi des réflexions théoriques, indissolublement liées à l’objet d’étude du point de vue du matérialisme historique. Ce point est particulièrement clair dans le premier chapitre de la première partie, La résurgence d’un paradigme, dont le développement est approfondi et ouvert à d’autres perspectives analytiques lorsque le lecteur passe aux chapitres deux et trois, respectivement « Action et histoire des travailleurs », « Capitalisme au XXe siècle » et « Rôle des travailleurs en Amérique latine ».

Cela dit, je suis d’avis que ¡Huelga ! Luchas de la clase trabajadora en Colombia, 1975 – 1981 s’inscrit dans la tradition théorique inaugurée par  Engels avec son ouvrage The Situation of the Working Class in England, publié en 1845 alors qu’il avait à peine 24 ans. Ce livre a le grand mérite d’avoir inauguré une nouvelle discipline sociale : l’histoire de la classe ouvrière, même si avant sa parution d’autres publications sur le sujet circulaient déjà. À propos de cet ouvrage, Eric Hobsbawm fait deux considérations qui méritent d’être retenues :

« Premièrement, comme Engels lui-même l’a affirmé à juste titre, c’est le premier livre en Grande-Bretagne ou dans tout autre pays à traiter de la classe ouvrière dans son ensemble et pas simplement dans des secteurs et des industries particulières. Ensuite, et surtout, il ne s’agissait pas simplement d’une étude des conditions de la classe ouvrière, mais d’une analyse générale de l’évolution du capitalisme industriel, de l’impact social de l’industrialisation et de ses conséquences politiques et sociales, y compris la montée du mouvement ouvrier. »[7]

Et d’ajouter :

« C’est un livre de son temps. Mais il n’y a rien qui puisse prendre sa place dans la bibliothèque de tout historien du XIXe siècle et de toute personne intéressée par le mouvement ouvrier. Il reste un ouvrage indispensable et un jalon dans la lutte pour l’émancipation de l’humanité. »[8]

Sur les avancées de cette tradition, Ricardo Sánchez fait un relevé critique des travaux et recherches les plus importants, tant en Amérique latine qu’en Colombie, d’une grande utilité pour le lecteur et la lectrice intéressé.e par le sujet, en particulier, dans le chapitre trois[9] « Le capitalisme au XXe siècle et le rôle des travailleurs en Amérique latine ». Dans ce cas, le lecteur sera confronté, du début à la fin, à une œuvre complexe et érudite dans laquelle la catégorie de conflit, pensé et analysé de manière dynamique, c’est-à-dire comme une lutte de classes, court comme un fil rouge à travers tout son contenu, mettant en évidence comme l’une de ses expressions les plus importantes la grève comme forme de lutte et sa réalité diverse à un moment de notre histoire.  

La grève

Expression complexe de la relation toujours conflictuelle, inégalitaire et d’exploitation entre le capital et le travail, entre l’employeur et le salarié, la grève en tant que réalité sociale et politique, à la date de ces commentaires, a été presque effacée dans notre milieu, bien qu’ayant une consécration constitutionnelle et légale, parce qu’elle a été soumise en permanence à une double violence : d’abord, sous l’état d’urgence en vigueur, en Colombie, jusqu’en 1991, à l’exception de quelques pauses et ensuite, pendant le bonapartisme présidentiel dans ses nouvelles formes, à partir de cette année-là. L’assassinat continu de dirigeants et de militants syndicaux, le bannissement et le déplacement interne de nombre d’entre eux, la répression et l’illégalisation des revendications et des protestations des travailleurs, d’une part, et, d’autre part, ce que l’on appelle souvent la « violence de l’état d’urgence » ; par ailleurs, ce que l’on appelle souvent, non sans raison, la « violence légale », qui a sa manifestation la plus notable dans les Coopératives de Production, créées par la Loi 79 de 1988, ainsi que dans les Entreprises de Services Temporaire , articulée avec les développements régressifs de la jurisprudence du travail, a fini par convertir de plus en plus fortement le contrat de travail en une relation externalisée, régie par le droit civil.  Une telle situation, qui n’est pas le produit neutre de l’exercice et de l’application de la loi par l’État et le patronat, est plutôt, dans un contexte de corrélation défavorable des forces, un contexte de défaite de la classe travailleuse, qui a, comme une de ses conséquences, une réduction notable des syndicats. En ramenant le contrat de travail à une relation civile entre l’employeur et le travailleur, étrangère à la législation du travail existante (article 59 de la loi 79), le droit d’association syndicale a également été dévalorisé. Il n’est pas excessif de dire que ce qui précède est un « coup d’État » au Code du Travail substantiel, dans ses parties individuelles et collectives, avec les conséquences politiques, sociales et culturelles désastreuses, largement connues à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Cette situation est d’autant plus dramatique si l’on tient compte du rapport préparé par la Confédération syndicale internationale pour la 100e Conférence internationale du travail qui s’est tenue à Genève, en Suisse, en juin 2011, selon lequel « la Colombie est le pays le plus dangereux au monde pour les syndicats ». Selon les données fournies par cette organisation syndicale, « 49 militants ont été assassinés en Colombie en 2010, ce qui représente 55% des syndicalistes tués dans le monde. »[10]

En relation avec ce qui précède, il convient d’ajouter que l’expression « violence juridique » prend tout son sens si l’on part du constat que le droit du travail est un champ de lutte. L’interdiction, la punition ou la sanction violent la dignité de l’être humain, en particulier celle des travailleur.se.s , lorsque leur imposition institutionnelle, que ce soit par décision d’un juge ou d’une autre autorité de l’État, est fondée sur la répression et l’humiliation face aux demandes d’égalité et de justice, contenues dans les revendications formulées par l’utilisation du droit de négociation collective et l’exercice de l’activité syndicale. Cela ne nous empêche pas d’affirmer, en évitant tout parti pris fataliste, qu’il est possible de lutter et de parvenir à la construction d’un droit du travail positif aux fondements démocratiques. La Loi 50 de 1990, promue et défendue avec ténacité par le sénateur Álvaro Uribe Vélez pendant le gouvernement du président Cesar Gaviria Trujillo, a marqué le début de la liquidation, du moins jusqu’à aujourd’hui, du droit du travail tant individuel que collectif et de ses institutions les plus importantes : le droit d’association syndicale, la négociation collective et le droit de grève. Les contre-réformes du travail du futur président Uribe Vélez feront le reste, sans oublier l’accent mis pendant ses deux mandats sur le démantèlement de la Sécurité Sociale, un processus qui a commencé avec la promulgation de la Loi 100 de 1993. La règle de stabilité fiscale, ainsi que la loi du premier emploi, approuvée pendant l’actuel gouvernement de Juan Manuel Santos, seront la continuation de cette politique entrainant l’appauvrissement des professions et de ceux et celles qui les exercent, les jeunes avec une éducation supérieure et universitaire. Cela va de soi évidemment également pour les travailleur.se.s ne disposant pas d’une formation universitaire.

La résistance

Malgré tout cela, aucune défaite n’est définitive, surtout pas lorsqu’il s’agit de sujets collectifs tels que la classe travailleuse et les secteurs populaires mobilisés pour leurs droits et leurs revendications démocratiques. Les gouvernements, patrons des patrons, peuvent balayer, comme ils l’ont fait, des générations de combattants et de combattantes des syndicats et des mouvements populaires, mais il reste les intangibles de la mémoire et des imaginaires collectifs qui, parce qu’ils sont intangibles, n’en sont pas moins réels. C’est ce qui permet, dans une large mesure, que, lorsque le rapport de force entre employeurs et travailleur.se.s  change dans le sens favorable à ces dernier.e.s, l’élimination ou les restrictions de leurs droits deviennent des faits transitoires et que la résistance à l’oppression et à la dépossession soit présentée comme une certaine perspective de ceux d’en bas. S’il n’y a pas de conquêtes irrévocables, il n’y a pas de défaites que les vaincu.e .s ne peuvent surmonter. Le droit de grève tire sa puissance politique et morale de cette certitude. En témoignent les conflits du travail en 2011 dans l’industrie pétrolière, tant dans les champs de la Pacific Rubiales à Puerto Gaitán, que dans les raffineries d’Ecopetrol à Bucaramanga et Cartagena, où le syndicat Unión Sindical Obrera (USO) jouait une fois de plus un rôle de premier plan dans la défense de l’association syndicale et de la négociation collective. On peut en dire autant des travailleur.se.s de l’industrie de l’huile de palme, qui menèrent un important mouvement de grève pour défendre leur cahier de revendications, réussissant à amener à la table des négociations non seulement les employeurs mais aussi les porte-parole de l’État. Dans tous ces conflits, les demandes de stabilité de l’emploi, de négociation collective et d’élimination des coopératives furent des questions clés, devenant des facteurs décisifs de mobilisation, au cœur desquels se trouvait la défense radicale du droit d’association syndicale.

L’importance d’une refondation

En ce qui concerne le livre qui fait l’objet de ces commentaires, ¡Huelga ! Luchas de la clase trabajadora en Colombia, 1975 – 1981, l’auteur conçoit sa composition comme un récit historique structuré autour de la catégorie de conflit, analysé comme une relation sociale du point de vue matériel et, en tant que texte, du point de vue de la pensée complexe. La recherche qui lui donne forme a pour objet d’étude la grève en Colombie dans six de ses manifestations les plus importantes pendant les gouvernements d’Alfonso López Michelsen et de Julio César Turbay Ayala, durant une période allant de 1975 à 1981. C’est une histoire élaborée et écrite sur la base de concepts, fixant son regard analytique sur une classe travailleuse qui se fonde et se constitue dans la mobilisation contre les classes dominantes. Ce n’est un secret pour personne que des concepts tels que la classe sociale, la conscience de classe et la lutte des classes sont rejetés en permanence par les porte-parole de l’État, du monde des affaires et des médias, dans le but évident de diaboliser leur utilisation et, si possible, de les supprimer du langage public quotidien. Il n’y a que des « groupes sociaux », nous dit-on banalement. Mais sur le terrain des luttes sociales, la réalité est différente, car c’est sur ce terrain que les classes dirigeantes mesurent en permanence leurs forces contre la classe travailleuse dans son ensemble. Ainsi, afin de faire avancer ses recherches, Ricardo Sánchez a « revisité et reconstruit le paradigme de la lutte des classes, qui doit être considéré comme un équipement intellectuel indispensable ».

Il considère cela comme une première contribution. Le second consiste à « réaliser la recherche sur des réalités concrètes de la Colombie contemporaine, de 1975 à 1981. Six années dans une période de changements dans la structure et la situation de l’économie, de la politique et du mouvement des travailleur.se.s à l’échelle internationale et nationale ».

Le troisième acquis, dont l’auteur affirme qu’il a été pleinement confirmé dans ses recherches, est d’avoir établi le caractère pluriel de la classe travailleuse, ainsi que sa dynamique flexible[11]. En raison de sa conformation de genre, précise-t-il, cette classe sociale n’est pas seulement masculine et féminine, mais aussi, dans notre pays,

« elle est généralement multicolore en raison de la présence de travailleur.se.s issu.e.s de peuples ou d’ethnies indigènes et afro-descendant.e.s ».

Ce point est encore précisé lorsqu’il décrit ce qu’il appelle « les principales composantes des travailleur.se.s latino-américain.e.s et colombien.nes », définies par rapport à la « spatialité matérielle dans laquelle la classe travailleuse existe et dans laquelle elle avance ses activités et ses luttes, aspire à ses organisations et ses programmes », qu’il présente comme suit :

« les secteurs miniers extractifs, tels que le pétrole et les autres ressources naturelles liées à l’exportation pour le marché mondial ; les travailleur.se.s agricoles, y compris celles et  ceux des plantations (enclaves étrangères) et des exploitations commerciales ; les travailleur.se.s  des transports, des travaux publics, des ports et des services publics, tels que l’énergie, l’eau et l’entretien de divers types ; les travailleur.se.s  des services sociaux, , de la santé, de la sécurité sociale et de la justice ; les travailleur.se.s du secteur industriel, des moyennes et grandes entreprises, du commerce et du secteur financier. Il y a également les travailleur.se.s  qui possèdent des biens, comme les paysan.nes sous leurs différentes formes, les artisan.nes, les commerçant.e.s et autres métiers »[12].

Ces composantes définies en termes de spatialité matérielle sont à leur tour liées aux multiples identités qui composent cette classe travailleuse : femmes, hommes, indigènes, afro-descendant.e.s, migrant.e.s, pratiquant.e.s de différentes religions et croyances politiques, ce qui n’invalide en rien leur qualité de travailleur.se.s, ce qui, selon l’auteur, ne signifie nullement que l’on propose une idée homogène et hégémonique de la classe.

« Il n’y a pas de concept de classe homogène, dit l’auteur, ni dans les classes dominantes ni dans les classes subalternes. Ce sont des catégories hétérogènes et nuancées. »[13]

La réémergence d’un paradigme

Une quatrième contribution de cette recherche est, à mon avis, l’affirmation suivante en guise de synthèse :

« Sa constitution [de la classe travailleuse] dans la lutte, créant son déploiement, la place sur la scène non pas de la domination habituelle et routinière, mais dans son expression qui en fait une pleine réalité. Chacun des cas étudiés le démontre, et la Grève Civique de 1977, en raison de sa dimension conflictuelle plus large, a été un défi à la domination du capitalisme historique. [De cette manière], le moment de la lutte des classes apparaît comme prioritaire par rapport à celui de la classe, il le rend même constitutif de la classe et implique les dimensions de la conscience, des représentations et des habitudes culturelles et domestiques »[14].

Mais les trois aspects, classe, lutte et conscience de classe,

« doivent être compris comme un continuum, comme une interrelation de ces facteurs qui donnent une configuration matérielle et symbolique à la catégorie. »[15]

Ces quatre contributions, je crois, sont validées lorsque le lecteur ou la lectrice entre dans le contenu de la deuxième partie du livre, qui regroupe les réflexions sur les six mouvements de grève que je vais présenter plus avant. De plus, le raisonnement contenu dans le chapitre La résurgence d’un paradigme et les deux chapitres suivants, conduisent finalement à ce que Joaquín Miras Albarrán appelle « l’extension sociale de la classe »[16] et que, dans une autre perspective, Eric Hobsbawm analyse dans L’âge des extrêmes. Histoire du  court XXe siècle[17].

¡Huelga ! Luchas de la clase trabajadora en Colombia, 1975 – 1981, est une étude de six mouvements de grève qui, comme mentionné ci-dessus, ont eu lieu pendant la période 1975 – 1981, que l’auteur considère comme de « véritables laboratoires historiques de la lutte sociale des travailleurs », et qu’il énumère comme suit :

« 1) la grève des travailleurs du sucre de la sucrerie Rio Paila, de novembre 1975 à mai 1976 (Valle del Cauca) ; 2) la grève du syndicat des travailleurs de Vanytex, de février à avril 1976 (Bogota) ; 3) le conflit national des travailleurs des banques, notamment ceux du Banco Popular et du Banco Central Hipotecario, de février à juin 1976 ; 4) la grève nationale des travailleur.se.s de la santé de l’Institut Colombien de Sécurité Sociale, de septembre à octobre 1976 ; 5) la grève nationale civique du 14 septembre 1977 ; 6) la grève du syndicat de la marine marchande colombienne, de juillet à novembre 1981, (nationale, mais réalisée dans des ports étrangers) »[18].

Dans son analyse de ces mouvements de grève, Ricardo Sánchez reprend le point de vue exprimé par Walter Benjamin dans sa IVe Thèse  « Sur le concept d’histoire » :

« La lutte des classes, que jamais ne perd de vue un historien instruit à l’école de Marx, est une lutte pour les choses brutes et matérielles, sans lesquelles il n’est rien de raffiné ni de spirituel. Mais, dans la lutte des classes, ce raffiné, ce spirituel se présentent tout autrement que comme butin qui échoit au vainqueur. »[19]

C’est l’examen et l’appréciation critique de ces choses brutes et matérielles, comme condition d’existence de « ce qui est plus fin et spirituel », qui conduit notre auteur à passer à contre-courant de l’histoire de ces six mouvements de grève « le pinceau du matérialisme historique ». Suivant le critère formulé par Walter Benjamin dans cette Thèse, il met en évidence les processus et les formes de résistance que ces travailleur.se.s  ont mobilisés dans la grève, réalisés pour obtenir ces choses brutes et matérielles, les revendications et le rejet des tribunaux d’arbitrage. Même s’ils ne sont pas atteints, ces objectifs génèrent la conscience qui sont nécessaires à la réalisation des « choses plus fines et plus spirituelles ». Ce sont des exigences qui se conditionnent mutuellement :

« la confiance, le courage, l’humour, la ruse, l’inébranlable fermeté, qui, reconnus et assumés comme facteurs politiques et moraux, deviennent des facteurs déterminants dans la lutte des classes ».

Mais le jugement n’est pas tout ; il y a aussi des principes, dont l’importance réside dans le fait qu’ils sont le fondement de l’action politique, ou de la dynamique d’un processus dont dépend la réalisation de ces choses fondamentales. Pour être précis, ces choses « fines et spirituelles » définissent un caractère, qu’il s’agisse des aspects subjectifs, c’est-à-dire de la conscience, ou des orientations fixées dans le concert de la lutte des classes, du point de vue social ou matériel. D’où l’importance, selon Eric Hobsbawm, du triomphe des revendications formulées par un syndicat et défendues par le biais d’une grève. En effet, dans ce type de lutte, les syndicats de classe présentent également des revendications assimilées et liées à ce que l’on appelle les droits humains économiques et sociaux. Leur reconnaissance et leur compréhension par l’historien matérialiste n’est pas seulement un règlement de comptes avec une histoire tributaire de l’idée de progrès, fonctionnelle aux vainqueurs, comme l’affirmait Walter Benjamin ; c’est aussi la possibilité de sauver et d’écrire une histoire des vaincu.e.s, de ceux et de celles d’en bas, des gens du commun, les moins communs des gens, montrant leur engagement et leurs contributions à ce qui a été construit dans le passé, ainsi que dans le présent. Cette mémoire historique en tant que représentation du passé, pensée et écrite comme un récit historique, est ce qui est contenu dans ¡Huelga ! Luchas de la Clase Trabajadora en Colombia, 1975 – 1981.

En dialogue avec les autres

C’est dans le chapitre 2 de la première partie du livre que le lecteur trouvera in extenso les résultats de la revisite théorique, pour paraphraser Ricardo Sánchez, tant des classiques du marxisme que des travaux des sociologues, philosophes et analystes sociaux qui ont traité depuis différents champs conceptuels aussi bien la spatialité matérielle que les identités décrites dans les lignes précédentes, qui concourent à la structuration du concept de classe travailleuse qu’il a élaboré. C’est par rapport à ces courants de pensée qu’il parvient à établir quelles sont les déterminations théoriques contenues dans ce concept, d’où découle son grand pouvoir social et politique qui ont une centralité décisive dans son travail de recherche. C’est ainsi que ce concept est dimensionné et enrichi dans son importance théorique et politique, à la suite d’un dialogue critique non seulement avec Marx, Engels, Kautsky, Lénine et Rosa Luxemburg, mais aussi avec des auteurs comme E. P. Thompson, Walter Benjamin, Norbert Elias, Georges Duby, Max Weber et Joan Wallach Scott, pour n’en citer que quelques-un.e.s.  Grâce à cet examen théorique, Ricardo Sánchez discute et analyse, dans un important travail de fond, des catégories telles que la masse et la multitude, l’élite et l’individu, la mentalité, la conscience et l’idéologie, le genre et l’identité, la grève de masse et la lutte des classes, la nation et l’ethnie, la journée de travail et le mouvement social, ce qui l’amène à montrer le niveau de complexité que contient le concept de classe travailleuse. C’est la découverte de cette complexité qui, à son tour, nous permet de comprendre et d’appréhender la signification historique et politique des six mouvements de grève étudiés par Ricardo Sánchez dans ¡Huelga ! Luchas de la clase trabajadora en Colombia, 1975-1981. Ce sont les pistes de réflexion esquissées ci-dessus qui, à mon avis, permettent d’approcher une réponse à la question : pourquoi la classe travailleuse et pas la classe ouvrière ? Le concept de classe travailleuse, sous la forme dans laquelle il est construit dans les recherches mentionnées ci-dessus, est intégrateur et permet de dépasser le caractère univoque et exclusif de la catégorie de classe ouvrière. Mais ce n’est pas seulement cela, c’est aussi une façon de rendre compte des nouvelles réalités qu’ont prises les acteurs sociaux et la lutte des classes. De plus, il est valable d’affirmer, à la lumière de ce qui précède, que la conscience de classe est constituée et présentée au lecteur comme une éthique des travailleur.se.s.

Quelques aspects théoriques du concept de la classe travailleuse

J’ai dit précédemment que le travail de recherche de Ricardo Sánchez est conçu comme une histoire basée sur des concepts, ce qui ne signifie en aucun cas un mépris du caractère matériel des faits et des processus analysés et encore moins une adaptation forcée de ces faits à des catégories et des concepts, qui déformeraient leur caractère et leur signification. Cela signifie, comme il le dit à juste titre au début du chapitre 2, que des concepts tels que « les classes sociales, la lutte des classes et la conscience de classe sont des concepts centraux de l’histoire, réelle et écrite » (p. 47), en particulier lorsqu’ils sont utilisés dans le contexte des « classes sociales, de la lutte des classes et de la conscience de classe » (p. 47), notamment lorsqu’il s’agit d’écrire l’histoire de la classe travailleuse en tenant compte à la fois de sa complexité et de sa diversité interne ; il prend soin de préciser ce dernier aspect, se distançant de toute référence à une classe travailleuse homogène, mais soulignant la singularité de cette classe. Il est donc très important que le lecteur attentif de cet ouvrage sache quel concept de classe travailleuse l’auteur formule et utilise, non seulement du point de vue des concepts analysés mais aussi par rapport aux autres classes du capitalisme historique colombien et quels sont ses référents dans le marxisme classique et contemporain.

Il commence donc par reconnaître, partant de Marx, que la société existe en tant que lutte des classes, espace d’intérêts opposés, en prenant acte de la distinction établie par Marx dans une lettre à Joseph Weydemeyer du 5 mars 1852 :  «  l’existence des classes n’est liée qu’à des phases historiques déterminées du développement de la production » (p. 50).

« Notons, nous dit l’auteur, que le concept de classe sociale n’existe que dans le champ de la lutte et qu’il s’agit d’un concept flexible, historique, qui se remplit de contenu en fonction des différentes étapes ou modes de production avec leurs relations sociales et leurs formes productives de travail respectives. » (p. 47).

Il enrichit ainsi la proposition fondamentale des historiens de la classe ouvrière, formulée par Eric Hobsbawn dans The World of Labour, selon laquelle « les classes sociales, la lutte des classes et la conscience de classe jouent un rôle dans l’histoire », tout en reconnaissant qu’il peut y avoir (ou avoir) des désaccords « sur ce rôle ou sur l’importance de ce rôle » (p. 30). C’est une chose que de tels concepts aient une fonction dans l’histoire et c’en est une autre qu’ils soient « centraux dans l’histoire, réelle et écrite » (p. 47). Il est donc important que le point de départ du développement de la logique du premier chapitre du livre, « La renaissance d’un paradigme », soit précisément le concept de classe chez Marx et Engels dans une perspective diachronique, dans le cadre de la lutte des classes et pas seulement comme structure de la société capitaliste moderne. C’est, nous a-t-on dit, un concept théorique, mais c’est aussi, et de quelle manière, un concept politique dans le cadre du conflit permanent entre la bourgeoisie et le prolétariat, conçu depuis sa première formulation dans Le Manifeste Communiste, mais en prenant en compte les phases ou les réalités intermédiaires qui ont existé et continuent d’exister entre les deux. Dans l’œuvre de Marx et Engels, il n’y a pas de concept homogène de classes. Ceci est d’une grande importance pour le développement de la pensée politique marxiste et l’orientation d’un parti dans la lutte des classes, comme le lecteur ou la lectrice de ¡Huelga ! La Lucha de la clase trabajadora en Colombia 1975-1981 pourra l’observer. À cet égard, il convient de noter que Ricardo Sánchez procède à un examen critique du concept de classe chez Marx et présente au lecteur, de manière synthétique et convaincante la façon dont l’aborde Marx, tant dans Le Manifeste Communiste et Le Capital que dans son œuvre politique, en précisant que, bien qu’il n’ait pas formulé une théorie des classes, il a mis le doigt sur la complexité de classe de la société moderne, tant à la campagne qu’à la ville. Sur ce dernier point, il suffit de se référer au Manifeste inaugural de la Première Internationale. Cela ne l’empêche pas de présenter aux lecteurs et lectrices l’importance pour Marx de la catégorie de paysannerie dans sa double dimension sociale et politique, en établissant la formule trinitaire : capital-profit, terre-loyer, travail-salaire, comme une formule qui « englobe tous les secrets du processus social de production » (pp. 47-62). (pp. 47-61). Au vu de ce qui précède, je ne voudrais pas poursuivre ces notes sans souligner d’abord un aspect de l’analyse de notre auteur qui est étroitement lié aux six mouvements de grève en question : je veux parler des questions de la journée de travail et de la législation du travail comme champ de lutte.

« Le processus de mise en forme du capitalisme, dit-il, est un duel pour l’augmentation illimitée de la journée de travail, pour la réalisation de sa période d’accumulation originelle, mesurable aussi en termes historiques » (p. 51).

Ce duel, considéré par Marx comme une « guerre civile » entre patrons et ouvriers, est toujours d’actualité, même si certains se bercent d’illusions en pensant qu’un capitalisme démocratique, composé uniquement de propriétaires, est possible. La relation capital-travail est et restera une relation inégale d’exploitation et de domination, donc anti-démocratique, comme on l’a déjà dit, que ce soit dans les entreprises privées ou publiques, dans les usines ou dans les centres commerciaux amorphes du secteur a des services. Il suffit de voir la nature juridique du C.T.A (Centre de Travaux en Hauteur) ou des ordres de prestation de services en vogue chez les employeurs, pour s’en convaincre.

Une contribution de Rosa Luxemburg

Une mention spéciale doit être faite à la section consacrée par l’auteur à Rosa Luxemburg et à la question de la grève de masse. C’est, je pense, l’un des points centraux du chapitre 2 de ¡Huelga ! La Lucha de la clase trabajadora en Colombia 1975-1981. Il ne s’agit pas d’une reconstitution détaillée de l’histoire de cette forme de lutte dans la tradition du marxisme révolutionnaire jusqu’à la publication en 1906 de son livre Grève de masse, parti et syndicats. Il convient cependant de rappeler quelques-unes de ses étapes les plus importantes, notamment la révolution russe de 1905 qui en a fait l’une des meilleures armes des travailleur.se.s  à l’échelle internationale. Pour Ricardo Sanchez,

« dans la pensée de Rosa, la grève de masse est la synthèse conceptuelle de sa théorie. Cette catégorie rassemble tous les divers éléments historiques des intérêts des travailleur.se.s  et constitue la forme la plus élevée de la lutte des classes dans sa finalité unitaire » (p. 63).

Conçu et construit dans le creuset de la crise révolutionnaire russe de 1905, sur fond d’une longue tradition historique de théorie et de praxis comme forme de résistance et de mobilisation du prolétariat européen pour des revendications économiques et politiques pendant une grande partie du XIXe siècle, elle a acquis sa stature définitive et sa consécration dans le cadre de cette révolution. Elle est restée au cœur de la pensée des mouvements révolutionnaires, tant en Europe que dans les pays arriérés et dépendants. Face à la barbarie impérialiste des guerres, des massacres et des pillages dans ses différentes réalités d’époque, face aux régimes politiques autoritaires, qu’ils soient fascistes ou non, ou face à ceux qui étaient connus de sociétés entières sous le nom de « socialisme réellement existant », dans l’effondrement duquel la grève de masse a joué un grand rôle, et dans les mouvements de libération nationale de la seconde moitié du XXe siècle, cette forme de lutte s’est inscrite dans les processus de résistance avec ses dynamiques mobilisatrices, matérielles et subjectives.  L’auteur de ¡Huelga ! La Lucha de la clase trabajadora en Colombia 1975-1981 revisite cet aspect de la théorie politique des masses, cet aspect de la théorie politique de la Révolution de Rosa Luxemburg ce qui lui permet également de désigner d’autres composantes théoriques et politiques articulées à la grève de masse : les syndicats, la question de la conscience de classe, l’importance du parti politique, sa valeur unificatrice pour des années de processus historiques de lutte de classe et une caractéristique d’importance capitale pour les processus politiques et sociaux en Amérique Latine : le spontanéisme comme dimension créative des travailleur.se.s lorsqu’ils et elles se mobilisent pour leurs droits contre les politiques des régimes en place. Son immense valeur et sa signification politique seront confirmées ultérieurement lorsqu’il traitera des six mouvements de grève déjà évoqués, notamment dans le chapitre consacré à la grève nationale civique du 14 septembre 1977.

La question des identités multiples

Pour Ricardo Sánchez, la relation ethnicité-nation est un élément constitutif et fondateur du concept de classe travailleuse qui sous-tend l’ensemble de ses recherches. On l’a déjà souligné plus haut : les catégories de genre et d’identité sont également les siennes, de même que celles de multitude, de masse et de spontanéité. Cependant, il ne s’agit pas de répéter ici les arguments qui sous-tendent chacune de ces catégories, mais plutôt de souligner la centralité que ces formulations ont dans l’analyse, dans la tentative de l’auteur de fonder ce concept. Cela ne m’empêche pas de m’attarder un peu sur la catégorie du genre et sur la relation entre ethnicité et nation, en raison de leur importance théorique et politique pour le cas colombien. La rigueur de la réflexion qu’il mène dans le but de réaliser la refondation que j’ai évoquée auparavant, est indissolublement liée à la motivation politique qui l’anime pour réaliser « une extension sociale de classe », dans les termes indiqués ci-dessus. Les catégories d’ethnicité et de nation, comme le genre, décrivent et définissent les déterminations théoriques et politiques du concept de classe travailleuse. Dans le cas colombien en particulier, ainsi que pour la Bolivie, l’Équateur, le Pérou, comme le souligne à juste titre l’auteur, il existe des conflits ethniques et nationaux, qui marquent un réveil de ce qu’il appelle les « nations sans histoire », qu’il définit comme

« …ces communautés subjuguées, invisibles et marginalisées, sans influence directe sur les affaires nationales dominantes et leurs États, mais qui perdurent jusqu’à ce que mûrissent les conditions qui les font entrer sur la scène de l’histoire » (p. 96).

Il ne s’agit pas, dit-il plus loin, « d’affirmer la séparation de la classe et de l’ethnie, mais de situer leur relation historique dans laquelle l’ethnie englobe la classe et vice versa, dans les vicissitudes du développement ». La question nationale, « toujours inachevée et déformée, dans laquelle l’État précède la nation et les régionalismes l’affaiblissent, ainsi que l’asymétrie des relations internationales, lui seront attribuées » (p. 97). C’est précisément cette asymétrie qui a conduit à une crise et à une redéfinition de la relation État-nation, qui se manifeste de manière complexe au niveau national, dans la mesure où la construction et la consolidation du marché mondial capitaliste ont eu la colonisation et la traite des esclaves africain.nes comme des composantes centrales. Si l’on part du constat que la catégorie de nation renvoie à une réalité historique ouverte, comme cela est explicité dans ¡Huelga ! Luchas de la clase trabajadora en Colombia, 1975-1981, il est également nécessaire d’admettre une redéfinition du concept d’ethnicité qui intègre et rende compte de la résurgence de nations sans histoire et de la validité de leurs exigences et revendications dans le contexte de la lutte des classes face à un régime capitaliste qui nie leur reconnaissance et leur solution. À cet égard, Ricardo Sánchez considère que

« le concept d’ethnicité a connu un boom de son utilisation pour une combinaison de raisons. D’une part, parce qu’elle permet de dépasser le concept obscurcissant et péjoratif de race, qui renvoie au naturalisme essentialiste des races supérieures et inférieures, un stéréotype manifeste ou subliminal ; d’autre part, parce qu’elle reconnaît dans sa forme la plus large la présence du passé et du présent des autres. C’est la question des identités multiples » (p. 98).

Reconnaître l’importance d’un concept critique de l’ethnicité lui permet également d’incorporer un aspect substantiel dans la reconstruction de cette catégorie, qui fait référence à sa double dimension formulée par Michael Löwy dans son livre, Patries ou planète : Nationalisme et internationalisme de Marx à nos jours,

« la dimension subjective de l’identité nationale, la reconstruction imaginaire du passé, la réinterprétation toujours nouvelle de l’histoire, sont des éléments constitutifs de la communauté de destin au même titre que les événements historiques objectifs » (p. 94).

Genre et classe sociale

Dans l’espagnol que nous parlons, affirme l’auteur, des catégories comme la classe ouvrière, la classe laborieuse et les autres classes sociales qui concourent et coexistent avec elles dans le tissu social, sont substantivées et nommées au féminin ; il en va de même pour les catégories de la philosophie politique et du droit, comme l’égalité, la liberté et la solidarité, la fraternité et la révolution, qui présentent également une substantivation féminine dans leur énonciation linguistique, caractéristique soulignée par l’article « la » qui les précède. C’est ainsi que nous les écrivons et les désignons ; cependant, si l’on suit le raisonnement, dans la sphère des relations sociales, en particulier sur la « scène des représentations » où les sujets individuels et collectifs, avec leurs identités et leurs prétentions respectives, concourent à se confronter, s’articuler ou se soumettre les uns aux autres, ces catégories apparaissent substantivées, pensées et vécues comme masculines :

« Quand nous parlons de la classe ouvrière, nous savons bien que nous nommons les travailleurs dans la connotation du substantif masculin, les travailleurs, les prolétaires, la bourgeoisie, les paysans, la petite bourgeoisie. […] Il en va de même pour les catégories d’égalité, de liberté, de révolution qui, dynamisées sur la scène des représentations, en tant que sujets, acquièrent leur sens : les libérateurs, les égalitaires, les révolutionnaires. Ils sont spécifiés dans le pouvoir, l’État, et le droit. […] Dans le cas générique universel de la Constitution Politique, on a lui attribué le constitutionnalisme et à la politique, ceux qui l’exercent, les politiciens » (p. 88).

Or, cette inversion régressive ne répond pas à une simple torsion linguistique d’un ordre naturel, « parce que c’est comme ça dans le discours ». Penser cela reviendrait à être victime de la nature globalisante de l’idéologie qui sous-tend la catégorie du genre telle que nous la connaissons. C’est cette idéologie qui « dénature le sens de ces désignations, qui sont des substantifs forts » (p. 87). Pour cette raison, dit l’auteur, « Joan Wallach Scott appelle à l’intégration des approches et à la redéfinition des catégories de sujet, de genre et de politique, en cherchant à problématiser que le contraste avec la particularité féminine est ce qui exprime l’universalité de la représentation masculine, une notion de particularité et de spécificité des sujets étant nécessaire pour proposer des identités collectives » (p. 87).  Le genre en tant qu’élaboration socio-historique est une catégorie complexe dont l’analyse doit nous permettre de comprendre comment s’opère la masculinisation du pouvoir, les relations de domination et d’exploitation des femmes et leur invisibilisation sociale en tant qu’exclusion. Ces procédés sont dénoncés de cette manière :

« Ce sont des phénomènes universels et homosociaux. Il s’agit d’une opération visant à neutraliser, à essentialiser comme masculins les sociaux historiques décisifs. De cette façon, on ignore, on occulte, on rend invisible la composante féminine, les femmes dans la vie et l’existence sociale, la reléguant comme un secteur de la classe ou de la société, dont l’espace est ou devrait être celui du foyer et de la famille. Cela a été le cas pendant des siècles et a vocation à se perpétuer en ces temps de crise de la famille patriarcale, d’émancipation des femmes, d’inscription des femmes dans le travail, l’éducation, les sciences et les arts, bref, dans les métiers et les emplois; une époque de leur important protagonisme politique, individuel et collectif » (p. 88).

Il ajoute une autre dimension à cette idéologie :

« ce mécanisme de représentation ne se produit pas seulement par rapport aux femmes ; il fonctionne comme une norme utilisable avec les peuples indiens, noirs et orientaux. Il tend à maintenir un universalisme générique de la société comme étant blanche et selon des normes masculines. C’est la domination de l’homme blanc. Notons qu’il s’agit d’un savoir acquis et perpétué, d’une doxa et d’une praxis des pouvoirs qui placent le masculin et le blanc comme supérieurs et dominants » (p. 88).

Mais Ricardo Sanchez ne se limite pas à dénoncer cette conception du genre. Le développement des fondements du concept de classe travailleuse comme réalité heuristique l’amène nécessairement à établir une reformulation de la catégorie de genre, à partir de la considération du social-humain comme

« une longue construction historique en lutte contre le naturel, le transformant et le détruisant, lui donnant le sens que lui attribuent la production et la reproduction matérielles et les rapports sociaux, avec la division sociale-sexuelle-intellectuelle du travail qui en découle ».

C’est pourquoi les féministes le disent bien :

« le genre est une construction sociale-historique et culturelle et non quelque chose de naturel et d’essentiel. C’est ce qui assigne au masculin, en soi, sa domination et au féminin la position de dominée » (p. 89).

L’émancipation des femmes au sein de la société capitaliste est une question qui n’est toujours pas résolue malgré les réalisations partielles et les évolutions politiques des mouvements féministes. Leur situation par rapport aux hommes continue d’être inégale ou, mieux, doublement inégale lorsqu’il s’agit des travailleuses, car elles vivent et sont traitées comme une minorité sociale en termes de pouvoir de genre et surexploitées dans le cadre de la relation capital-travail. Le machisme en termes sociaux et politiques résume et exprime cette condition socio-historique. C’est pourquoi il semble urgent de redéfinir en termes d’égalité et de liberté, sur la base de la reconnaissance des différences d’identité, le concept de genre qui nous gouverne mentalement et domine le tissu des relations sociales. Pour l’auteur de ¡Huelga ! La Lucha de la clase trabajadora en Colombia 1975-1981, l’émancipation sociale et politique de la classe ouvrière n’est pas possible si ce programme anticapitaliste n’envisage pas également les conditions et la stratégie d’émancipation des femmes, liées à une nouvelle conception du genre. Malgré ce truisme, c’est une chose d’être inégal en termes socio-historiques et une autre d’être différent du point de vue naturel. Un concept de la classe travailleuse, non pas de la classe ouvrière, car, comme nous l’avons dit plus haut, il est restreint dans ses effets et ses connotations, exige de surmonter les distorsions mentionnées ci-dessus et demande une refondation ouverte qui incorpore les acquis théoriques et politiques des mouvements féministes et des recherches qui ont traité en termes positifs et démocratiques d’une telle question. C’est précisément ce qu’a fait Ricardo Sánchez dans le livre qui fait l’objet de ces notes. Le lecteur y trouvera ses approches des recherches menées, entre autres, par Michael Kaufman, Joan Wallach Scott, Pierre Bourdieu et Michel Foucault.

Histoire et image, une relation positive

Enfin, et surtout, le lecteur de ¡Huelga ! Luchas de la clase trabajadora en Colombia 1975-1981 trouvera, comme Michael Löwy le déclare à juste titre dans sa préface, que

« l’une des contributions les plus originales du livre est le choix d’images photographiques pour illustrer la lutte des classes en Colombie. Bien sûr, les photographies ne peuvent pas remplacer l’historiographie, mais elles capturent ce qu’aucun texte écrit ne peut transmettre : certains visages, certains gestes, certaines situations, certains mouvements, comme celui de ce jeune homme jetant une pierre sur la police pendant la Grève Civique de septembre 1977[…] La photographie nous aide à percevoir, de manière concrète, l’ethos spécifique de chaque grève, de chaque lutte » (p. 12). 

Il s’agit de la photographie en tant que document social. Je me réfère à la sélection de textes photographiques qui accompagnent la fin de chacun des six chapitres sur les mouvements de grève analysés. Sur ce point, l’auteur déclare ce qui suit :

« Les photographies qui accompagnent la recherche sont le produit d’un travail de récupération dans le but de parvenir à une meilleure compréhension des événements. Ce sont des photographies qui illustrent et documentent le récit historique, mais qui offrent leur propre langage visuel »[20],

en ce sens que la mémoire historique est enrichie par un tel langage visuel, abordé sous l’angle du photojournalisme. Dans le cadre de la composition analytique des mouvements de grève évoqués ci-dessus, les annexes photographiques sont utilisées comme un enregistrement non mimétique des moments de ces processus, sur la base du critère selon lequel la photographie montre, et ne démontre pas ; que montrer exige une interprétation qui, lorsqu’elle est correctement réalisée, conduit à une compréhension du moment capturé ou enregistré, en donnant de la clarté au contexte dans lequel il a surgi. Ainsi, contexte et moment (instant) interagissent à partir du regard de l’analyste, qui sait ce qu’il cherche, mais dont le sens ne lui est pas évident. C’est également vrai pour le photojournalisme. Photographe et appareil photo, dans les cas étudiés, accompagnent avec l’intention de saisir le fait ou l’événement, mais pas n’importe comment : l’appareil photo ne voit que ce que l’œil qualifié compose préalablement, puisqu’on regarde pour ensuite signifier et c’est ce sens qui est ensuite recherché dans « l’ autonomie » même que représente la photographie. Pour cette raison, la photographie contient une « intention » de montrer dans un contexte, comme je l’ai dit auparavant. Les séquences photographiques fournies par Ricardo Sánchez à la fin de chacun des six conflits du travail étudiés constituent une contribution singulière à l’histoire de la classe travailleuse colombienne. Ces images photographiques ne font pas que dénoncer, nous le savons. Le photojournalisme n’est pas neutre et encore moins lorsque le photographe affiche une attitude de sympathie ou d’engagement envers la réalité que l’appareil photo interpelle. L’apport de notre auteur va plus loin : il rompt le piège de l’évidence. Une grève de la faim n’a pas la même signification si elle est racontée par écrit ou montrée par l’image. L’économie du signe photographique peut parfois, et même souvent, dépasser le signe de l’écriture où ce qui est dit s’enrichit de ce qui est vu et montré. En cela, il faut reconnaître la remarquable réussite de l’intention de Ricardo Sánchez dans l’utilisation des documents photographiques fournis. Les tentes dressées par les travailleurs dans le cadre de leur grève seront par la suite retirées, pour diverses raisons, notamment le jeu du rapport de force entre les parties adverses. L’oubli heureux (celui du triomphe), ou l’oubli amer (celui de la défaite), recouvrira tout, une fois le conflit terminé. Cependant, pour l’historien.ne, l’analyste, le militant ou la militante de ces causes, cet oubli se dissout face à l’utilisation intelligente de l’archive photographique. Des doutes et des questions surgissent de ses profondeurs : que font des grévistes à l’intérieur d’une église ? Pourquoi ce mélange de rituels profanes et sacrés ? Quant aux visages d’attente des travailleurs qui défilent avec leurs banderoles et leurs pancartes, qu’est-ce qui les a « amenés » dans la rue ? Et la tente devant l’usine ou l’entreprise, accompagnée d’affiches faisant allusion au conflit, de casseroles et de denrées alimentaires, souvent manipulées par ceux et celles qui les occupent, hommes, femmes et enfants, qu’est-ce qui les a amenés à une telle situation ? Ce qui ressort de ces questions, c’est la signification de la tente comme symbole de la résistance à l’intransigeance des patrons. L’importance de tout cela réside dans le dépassement de l’utilisation de la photographie comme fétiche, en cédant à sa valorisation comme document social, en respectant sa spécificité comme moyen d’expression. Aussi banal que cela puisse paraître, l’image photographique en tant que document, notamment celle produite dans le cadre du photojournalisme, est également présente dans le domaine des sciences sociales.

Je ne voudrais pas terminer ces commentaires sur le livre ¡Huelga ! Lucha de la clase trabajadora en Colombia, 1975 – 1981 sans d’abord donner un bref avis sur sa couverture, conçue par le photographe Carlos Duque. Le concept visuel qui le sous-tend est une réussite et il l’est en raison de la manière dont il a été composé, conformément aux critères et aux points de vue de l’auteur à son égard. Le choix du rouge comme fond sur lequel le poing gauche éclate avec force expressive est une superbe allégorie qui fait allusion non seulement à sa valeur symbolique historique, évoquant pour le moins les journées d’octobre 1917 russe (dont on célèbre en cette année 2012 le 95e anniversaire), mais aussi à l’ensemble des recherches qui donnent son corps au livre. Il ne faut pas oublier que l’histoire de la classe travailleuse, même celle qui est produite en conformité avec les usages et les exigences universitaires, comme c’est le cas de ce livre, est une discipline politisée, précisément parce qu’elle traite des jours et des luttes de ceux et celles qui sont en bas de l’échelle, des réussites et des défaites des vaincu.e.s. Cette empreinte marque le caractère, quoi qu’on en dise, car c’est l’histoire d’une classe sociale qui se fonde et se constitue dans la lutte, comme cela a été rappelé tant de fois dans ces notes. Carlos Duque combine très bien, dans la figure de ce poing gauche vigoureux, ce que Ernst H. Grombich[21] appelle le symptôme et le signe conventionnel : ce poing serré n’exprime pas seulement une émotion par ses traits énergiques ; il évoque aussi les images qui encombrent notre imagination, la geste des travailleurs et des travailleuses de cet Octobre russe, dans la tradition duquel s’inscrivent les mouvements de grève étudiés par Ricardo Sánchez. C’est un poing qui interpelle le lecteur, et qui incite à la question. Rien sur la couverture n’est neutre, surtout pas le titre ¡Huelga ! La Lucha de la clase trabajadora en Colombia 1975-1981.  D’où son importance, et, bien sûr, celle du livre.

***

Cet article, rédigé en janvier 2012, est reproduit à l’occasion de la deuxième édition du livre, publiée par la Fondation Auri Sará de l’Unión Sindical Obrera (USO) pour la bibliothèque Diego Montaña Cuéllar, qui atteste de la validité de cette intéressante recherche menée par le professeur Ricardo Sánchez Ángel. L’objectif de cette réédition est d’ouvrir un dialogue et un débat autour de sa pensée.

Marino Canizales Palta est avocat et professeur de philosophie politique à l’Universidad del Valle, Cali, Colombie.

Illustration : grève de las Capacheras, Bogotá, 1920.

Notes

[1] Voir Karl Marx, El Capital, volume I, volume 3, chapitre XXIV, Mexico, Siglo XXI, 2005, p. 940. Le sens de la violence indiqué par Marx, avec une telle expression, est donné sous une forme positive, comme accoucheuse de la nouvelle société bourgeoise, c’est-à-dire la République des Jacobins, fondatrice de la démocratie moderne, ce qui n’enlève rien à la force de ce qui est exprimé dans ce chapitre. Il savait mieux que quiconque que la violence peut également générer des réalités économiques et sociales d’orientation politique réactionnaire.

[2] Voir le mémoire de Camilo Vásquez Cobo Carrizosa, El frente nacional, su origen y desarrollo, Cali (Pro-patria), non publié, p. 163.

[3] Ricardo Sánchez Ángel, ¡Huelga ! Luchas de la Clase Trabajadora en Colombia, Bogotá, Universidad Nacional de Colombia, 2009, 485 pages.

[4] Ricardo Sánchez Ángel, Historia Política de la Clase Obrera en Colombia, Bogotá, Editorial La Rosa Roja, 1982.

[5] Eric HobsbawmEl mundo del Trabajo. Estudios históricos sobre la formación y evolución de la clase obrera, Barcelona, Editorial Crítica, 1987, pp. 11 – 21.

[6] Ignacio Torres Giraldo, La cuestión sindical en Colombia, Bogotá, Coopnalgráficas, 1947. Los Inconformes. Historia de la Rebeldía de la Masas en Colombia, premier volume, Medellín, Editorial Bedout, 1967. Il convient également de mentionner son ouvrage María Cano, mujer rebelde, Bogotá, Publicaciones la Rosca, 1972. 

[7] Eric Hobsbawm, Como cambiar el mundo, Barcelone, Edit. Crítica, 2011, chapitre 4, p. 101. Le texte de ce chapitre, avec quelques différences de contenu dans la formulation, a accompagné comme préface la publication du livre d’Engels, publié à La Havane par l’Institut cubain du livre en 1974 et considéré par les éditeurs comme la première édition complète en espagnol, reprise à son tour de l’édition française des Éditions Sociales, Paris, 1960. 

[8] Ibid. p. 109.

[9] Ricardo Sánchez Ángel, ¡Huelga ! Luchas de la clase trabajadora en Colombia 1975 – 1981, pp. 115 – 169.

[10] Journal El País, Cali, 8 juin 2011, p. C 12 : « Il y a également eu 20 attaques contre des membres de syndicats du secteur minier colombien. […] L’impunité dont bénéficient les auteurs matériels et intellectuels de ces violations fait que la persécution des représentants syndicaux « est systématique ». Elle « considère également que la sous-traitance constitue un obstacle majeur au syndicalisme et à la négociation collective ».

[11] Ricardo Sánchez, ¡Huelga ! Luchas de la clase trabajadora en Colombia 1975 – 1981, pp. 17-18.

[12] Ibid., p. 27.

[13] Ibid., p. 29.

[14] Ibid., p. 18.

[15] Ibid., p. 28.

[16] Arthur Rosenberg, Democracia y lucha de clases en la antigüedad. España, Edit. El Viejo Topo, 2006. Prologue de Joaquín Miras Albarrán, pp. 14 – 15 : « Rosenberg développe une conception historico-constructive de la classe sociale. La classe « n’est » pas une entité fondée sur une réalité économique donnée et l’expérience de l’exploitation qu’elle génère chez les individus appartenant aux groupes subalternes, mais une réalité qui s’organise et se développe sur la base d’une lutte politique […] Pour Rosenberg, l’extension sociale de la classe n’est pas déterminée a priori par un critère fixe de démarcation d’un type économique. L’extension de la classe dépend de la capacité même des agents en lutte à attirer d’autres secteurs sociaux, qui ne sont bien sûr pas hégémoniques, mais qui ne doivent pas nécessairement être des travailleurs manuels salariés. »

[17] Voir Eric Hobsbawm, Historia del siglo XX, Barcelona, Edit. Crítica-Grijalbo Mondadori, 1995, chapitre X, pp.290 – 321. L’auteur livre une réflexion documentée sur ce qu’il appelle la « dissolution » des contours clairs du « prolétariat » et la nouvelle physionomie de la classe travailleuse, en décrivant les processus économiques, politiques et sociaux qui lui ont donné naissance entre 1945 et 1990.

[18] Ricardo Sánchez Ángel, op. cit. p. 17. Les six mouvements de grève énumérés dans l’ordre ci-dessus correspondent aux chapitres suivants de la deuxième partie, comme suit : Las iras del azúcar, chapitre cinq (pp. 193 – 233) ; Nosotras las obreras, chapitre six (pp. 241 – 268) ; Huelga e Iglesia : el movimiento bancario, chapitre sept (pp. 275 – 306) ; Palo a los Médicos, chapitre huit (pp. 317 – 350) ; El Paro del 14 de Septiembre de 1997, chapitre neuf (pp. 359 – 389) ; La Huelga Marinera, chapitre dix (pp. 403 – 424).

[19] Michael Löwy, Walter Benjamín: aviso de incendio. Una lectura de las tesis “Sobre el concepto de historia”, Argentina, F.C. E, 2007, pp. 66 – 71. En français : Michael Löwy, Walter Benjamin, Avertissement d’incendie, Paris, L’Éclat.

[20] Ricardo Sánchez Ángel, Op. Cit., p. 21.

[21] E. H. Grombich, La imagen y el ojo, Madrid, Alianza Editorial, 1991, p. 62.

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