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Faut-il se passer du numérique pour sauver la planète ?, de Cédric Durand, est un ouvrage qui synthétise 3 conférences de l’économiste à l’Institut La Boétie et dans lequel il revient sur les thèses développées dans ses deux livres précédents : Technoféodalisme et Comment bifurquer (co-écrit avec Razmig Keucheyan). Il les articule dans un format concis et pédagogique qui permet de saisir les éléments clés de sa pensée. Une pensée qui structure les débats d’économie politique en France et à l’international depuis plusieurs années maintenant[1]. L’économiste Lucas Benyattou en propose une lecture approfondie.

Ce livre se veut être une proposition stratégique de troisième voie, entre deux écueils. D’une part, un techno-optimisme béat qui n’arrive pas à penser l’aliénation technologique et la destruction environnementale créées par les technologies de l’information et de la communication (TIC). D’autre part, un techno-pessimisme rigide incapable d’imaginer leur potentiel émancipateur. 

J’ai fait le choix de ne pas discuter des différents éléments théoriques déjà abordés dans les deux livres précédents de l’économiste étant donné que ces derniers ont déjà fait l’objet d’excellentes recensions[2]. Je propose ici une réflexion sur les deux éléments nouveaux évoqués par Durand dans le livre : l’analyse du bouleversement induit par le second mandat de Donald Trump, et la proposition politique et stratégique de mise en place d’une souveraineté numérique.

Technoféodalisme : entre rente et coordination 

Le concept de technoféodalisme que développe Cédric Durand naît des cendres de ce qu’il nomme le Consensus de la Silicon Valley. Cette idéologie californienne, qui voit le jour dans les années 1970, est un « imaginaire positif et souriant de régénération du capitalismequi naîtrait purgé de ses tares grâce à la technologie » (p.20). Néanmoins, l’auteur montre que la réalité macroéconomique et sociale de ce premier quart de XXIème siècle est toute autre : l’innovation n’a pas relancé la croissance qui est restée structurellement faible depuis un demi-siècle dans les pays du Nord, la nouvelle économie a fait naître des méga-corporations que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de Big Tech et l’exploitation du travail s’est intensifiée. 

À partir de ce constat, Cédric Durand émet l’hypothèse que la diffusion des TIC nous rapproche bien plus du mode de production féodal que d’un quelconque renouveau techno-capitaliste. Ce technoféodalisme possède 3 caractéristiques. La première concerne l’existence d’une glèbe numérique[3] qui se traduit par « l’omniprésence de ces plateformes dans notre quotidien et dans les activités des entreprises » (p.41), c’est-à-dire une relation de dépendance des utilisateurs et des autres entreprises aux technologies des Big Tech.

La fusion d’un pouvoir politico-économique entre les mains des Big Tech, les nouveaux seigneurs du XXème siècle, est la deuxième caractéristique de ce mode de production. Enfin, la dernière propriété est celle de la prédation comme rouage essentiel de la stratégie des Big Tech. L’appropriation deviendrait la source principale de revenus dans le technoféodalisme, devant même l’exploitation du travail.[4] Pour Durand, les plateformes agissent comme des péages d’accès à la sphère de circulation du capital. Elle peuvent par ce mécanisme prélever une rente à toutes les entreprises qui dépendent de leur espace numérique.

Ainsi, le technoféodalisme peut d’abord être caractérisé par l’apparition de nouveaux seigneurs qui contrôlent une coordination algorithmique hiérarchique. Puis, par le règne de la rente au détriment des activités productives menant tendanciellement à une stagnation économique généralisée. 

L’émergence du capitalisme intellectuel monopoliste

Par la suite, Durand s’attache à démontrer que l’émergence du technoféodalisme est le fruit d’une intensification de l’accaparement du savoir collectif par le capital :

« le contrôle des connaissances et en particulier celui de l’intelligence artificielle, permet aux capitalistes non seulement de conquérir de nouvelles parts de marché, mais aussi d’asseoir leur position de domination sur le travail » (p.55-56).

Cette dynamique, déjà identifiée par Marx dans les Grundrisse, a été renforcée par le poids de plus en plus important des actifs intangibles dans l’économie numérique. Les actifs intangibles sont des actifs non-financiers, sans substance physique, et potentiellement appropriables (on y retrouve les bases de données ou les logiciels par exemple). Concrètement, ces actifs sont des fragments de connaissance et de savoir scientifique qui sont produits par la collectivité (le general intellect chez Marx) et qui sont marchandisés sous la forme d’actifs soumis aux règles de la propriété privée. 

Cédric Durand explique que cette prédation du general intellect a été rendue possible par un mouvement d’enclosures 2.0. En effet, c’est le durcissement des droits de propriété intellectuelle initié au début du XXème siècle et accentué à partir des années 1970 qui a permis la monopolisation, la concentration et la monétisation du savoir social par les Big Tech : « avec les brevets, l’utilisation des savoirs et des idées devient interdite en tous points du monde dès lors que le capital le décide » (p.70).

Cette concentration inédite de la connaissance sociale par les Big Tech mène à l’émergence d’un « capitalisme intellectuel monopoliste » (p.69). Leur position de monopoles intellectuels permet aux Big Tech d’intensifier l’exploitation en renforçant la domination du capital sur le travail au sein de la sphère productive, mais aussi de contrôler la circulation de l’information dans les chaînes de valeur mondialisées et d’étendre leur pouvoir sur les autres firmes concurrentes. 

Pour maintenir leur position dominante dans le temps, Durand montre que les monopoles intellectuels doivent mettre la main sur les MIKA (Means of Information and Knowledge Appropriation). La monopolisation des MIKA amène les Big Tech à devenir qualitativement différentes de tous.tes les autres acteur.ices du marché, elles deviendraient des « agents méta de la connaissance » (p.78). Leur spécificité étant que « elles gèrent la circulation de l’information et de la connaissance sociale, devenue une infrastructure clé de l’économie et du fonctionnement de la société dans son ensemble. » (p.82). 

Loin de rester au stade de l’analyse descriptive, Cédric Durand propose des pistes pour lutter contre cette monopolisation intellectuelle. À rebours des approches de l’antitrust hipster, initiées par Lina Khan, qui vise à rétablir la « juste » concurrence dans l’économie numérique, il propose 3 mesures visant à lutter contre les empires de la Tech. 

  1. La responsabilisation des Big Tech vis-à-vis des conséquences de leurs algorithmes.
  2. La formation de communs numériques concernant l’infrastructure matérielle et les bases de données.
  3. À défaut de pouvoir les nationaliser dans l’immédiat, la mise en place de golden shares (ou actions dorées) qui permettent aux gouvernements de siéger au C.A des Big Tech et donc d’avoir un droit de regard sur leurs activités. 

Enfin, pour lutter contre les Big Tech, Durand considère qu’il faut nécessairement prendre à bras le corps l’enjeu de la souveraineté numérique. En effet, tous les pays du monde sont dans une relation de dépendance technologique à l’égard des puissances sino-américaines. Loin de préconiser un nationalisme technologique qui serait une impasse tant politique que stratégique, Durand propose un « nouvel internationalisme » qui s’inscrirait dans « la continuité des mouvements anti-impérialistes. » (p.94). Dans cette perspective, il propose la création d’un mouvement international des non-alignés pour l’autonomie technologique des pays concernés. 

Bifurquer vers un cyber-écosocialisme

La lutte contre les Big Tech et pour l’autonomie technologique, permettrait à terme de mettre fin à l’aliénation créée par les TIC capitalistes et de les transformer en « un moyen inédit de déterminer comment atteindre des objectifs globaux et collectivement fixés » (p.94). Cette voie esquissée par Durand est celle du cyber-écosocialisme. Ce terme désigne un mode d’organisation et de gouvernance de la société et de l’économie, qui est respectueux et réparateur des écosystèmes et de la biosphère, tout en assurant l’émancipation de l’intégralité de ses membres. Ces deux enjeux peuvent être conciliés par un processus de planification socialiste et démocratique désormais envisageable grâce aux innovations dans le secteur des TIC. 

À partir des débats entre Lange, Hayek et von Neurath sur la problématique de l’information dans un cadre de planification, il considère que les TIC peuvent, en l’état, permettre de planifier efficacement et de manière démocratique. Aussi, ces mêmes technologies peuvent nous permettre de développer des statistiques en grandeurs physiques et d’avoir un aperçu en temps réel des effets de notre appareil productif sur l’environnement : cela rend possible un réencastrement et des réajustements de l’appareil productif pour éviter les dégradations qu’il cause. L’auteur souligne aussi que l’impact environnemental de ces technologies est réel et qu’il convient de le prendre en compte. Néanmoins, cet aspect demeure peu développé et il conviendrait de compléter l’analyse.  

Par la suite, Durand aborde la question qui motive l’écriture du livre : est-ce que les TIC, développées par des capitalistes dans une perspective de valorisation de leur capital, peuvent être mobilisées comme des outils émancipateurs au service d’une transition vers un éco-socialisme ? Pour répondre à cette question, il reprend l’opposition formulée par Kōhei Saitō (2024) et les marxistes décroissants (desquels se revendique Saitō). Pour ces derniers, les machines développées au sein du capitalisme incorporent la vision du monde et les rapports sociaux de ce mode de production.  Elles renforcent le processus de subsomption intégrale de la société par le capital.[5] À long-terme, ces technologies structurellement capitalistes maintiendraient donc la tyrannie du capital, peu importe le projet initial. 

À l’opposé, les éco-modernistes critiquent l’approche décroissante en considérant qu’elle s’éloigne du projet socialiste initial : celui de la socialisation de l’investissement productif. Dans une perspective étapiste, il faudrait d’abord contrôler l’investissement pour, dans un second temps, sélectionner les activités et les moyens de production qui sont souhaitables. À terme cela permettrait même de dépasser le problème environnemental et d’aller vers un communisme de l’abondance, pour reprendre les termes d’Aaron Bastani (2021). Pour atteindre cet objectif, les éco-modernistes considèrent qu’il faut mobiliser l’ensemble des technologies dont nous disposons, capitalistes ou non. 

Durand opte pour une position intermédiaire : la nécessité d’utilisation des TIC pour la planification écologique nous oblige à composer avec, malgré le fait qu’elles incorporent bel et bien l’héritage capitaliste en son sein. Ainsi, il faudrait déterminer le degré d’aliénation acceptable pour mettre ces outils au service du cyber-écosocialisme. Il serait donc nécessaire de nous appuyer temporairement sur les forces technologiques du capital pour entamer la transition, puis de favoriser le développement de nouvelles formes de numérique en adéquation avec le socialisme. Toutefois, cette position intermédiaire gagnerait à être approfondie et plus développée afin de mieux comprendre les modalités concrètes de sa mise en œuvre.

Trump et les seigneurs technoféodaux 

Dans un post-scriptum portant sur l’actualité politique américaine, Durand questionne l’alliance de Donald Trump avec les nouveaux seigneurs technoféodaux américains (JD Vance, Elon Musk, Peter Thiel…). Pour l’économiste, ce front réactionnaire, symbolisé entre autres par la création du DOGE (Department of Government Efficiency), est une mise sous tutelle et une subordination de l’État bureaucratique américain aux franges les plus agressives du capital. Cette alliance politique renforce toutes les dynamiques déjà à l’œuvre au sein du technoféodalisme : un contrôle accru des Big Tech sur la coordination sociale et la technologie, le déplacement du pouvoir social vers les Big Tech, et in fine un rôle encore plus prégnant de l’appropriation dans la stratégie des entreprises américaines du numérique.

Ce constat amène l’auteur à se questionner concrètement sur les modalités de lutte contre le technoféodalisme. Bien que la lutte contre le capitalisme reste première, il faudrait concentrer les efforts sur les Big Tech qui pourraient représenter temporairement « la contradiction prédominante, celle dont la résolution est un prérequis pour remporter la bataille principale. » (p.160). 

Cela pourrait être l’occasion de la création d’une coalition temporaire de lutte contre l’impérialisme étasunien qui rassemblerait toutes les forces politiques qui vont en ce sens, même si elles ne sont pas de gauche à proprement parler. Cédric Durand souligne que cette alliance de circonstances n’est pas sans risque, avec notamment des lieux de lutte qui restent à déterminer, une méfiance à maintenir vis-à-vis des capitalistes nationaux ou les risques de capture bureaucratique qui sont à prendre à compte. Il considère que l’hégémonie des seigneurs technoféodaux menace de s’écrouler prochainement au regard de ses faiblesses, tant politiques et qu’économiques. Néanmoins, il affirme que l’enjeu central de « la nature de la coalition qui va l’abattre reste incertaine » (p.164). 

En conclusion, ce livre de Cédric Durand constitue une introduction précieuse et accessible aux trois concepts fondamentaux qu’il développe dans ses deux précédents ouvrages : le technoféodalisme, le capitalisme intellectuel monopoliste et le cyber-écosocialisme. Ses analyses claires permettent aussi d’actualiser les travaux sur le sujet en mettant en avant les enjeux liés à la réélection de Trump et aux débats contemporains sur la souveraineté numérique. Nous repartirons du cas Trump pour discuter de l’ouvrage et des perspectives qu’il permet d’ouvrir. 

Technoféodalisme(s) et hégémonie américaine

Dans son post-scriptum, Cédric Durand montre bien que la convergence d’intérêts entre les seigneurs technoféodaux et Donald Trump aux États-Unis a donné lieu à la création d’un bloc social instable, voire minoritaire. Cette position gagnerait à être approfondie car elle ouvre une voie d’amélioration pour l’hypothèse technoféodale. 

Je soutiens que, cette convergence entre le Capital et l’État peut être à l’origine d’une contradiction fondamentale au sein du technoféodalisme américain. En effet, ce mouvement réactionnaire s’inscrit dans le cadre d’une perte de vitesse de l’hégémonie américaine au sein de l’économie mondiale et d’une résurgence des capitalismes d’État partout autour du globe.[6] Or, cette hégémonie a été en grande partie le fruit des différentes politiques économiques, technologiques et culturelles américaines.

Les Big Tech ont historiquement grandement bénéficié de celles-ci.[7] Tout d’abord, elles ont obtenu de juteux contrats publics de la part d’institutions américaines comme la DARPA ou le Pentagone. Le gouvernement américain a par ailleurs défendu un durcissement des droits de propriété intellectuelle en leur faveur. Enfin, la mondialisation des processus de production a permis le développement des chaînes globales de valeur. C’est donc grâce à ces politiques que les géants du numérique ont pu s’étendre à l’international et ainsi profiter d’importants effets de réseaux et d’économies d’échelles quasi-infinies, tout en développant leur position de monopoles intellectuels. 

Néanmoins, la stratégie politique de Trump visant à tailler dans la dépense publique intérieure et extérieure via le DOGE et à entrer en guerre commerciale avec la plupart de ses partenaires remet en cause cette dynamique. En effet, la plupart des pays partenaires des États-Unis que sont le Canada, l’Union Européenne, le Japon, la Corée du Sud, sans même parler de la Chine, commencent à développer une opposition forte à la politique étrangère américaine mais aussi à son industrie. Cet agenda politique offensif et protectionniste pourrait donc entrer en contradiction avec la dynamique d’expansion des Big Tech depuis deux décennies. L’adhésion de la tech américaine au projet politique de Trump 2, pour mettre fin au backlashrégulatoire contre la tech aux Etats-Unis et en Europe mais aussi par opportunisme politique, pourrait donc devenir la contradiction première du technoféodalisme américain. 

Cette contradiction qui trouve son ancrage dans le rôle central que joue l’État américain dans l’émergence desBig Tech permet de mettre en avant une des limites de l’analyse technoféodale. Comme le soulignait déjà Evgeny Morozov (2022), le cadre technoféodal a du mal à saisir le développement du complexe militaro-informationnel qui lie les États étasunien et chinois à leurs Big Tech, ou n’en fait qu’un élément auxiliaire de l’analyse.

Cela complique l’analyse des dynamiques récentes du technoféodalisme. Il me semble donc nécessaire d’enrichir le cadre théorique pour le reterritorialiser. Cela permettrait notamment de rendre compte de la diversité et de l’articulation des régimes d’accumulation et d’appropriation du technoféodalisme dans l’espace.[8] Nous pourrions même penser à la possibilité de coexistence d’une multiplicité de technoféodalismes, malgré l’ancrage historique de ce mode de production dans le modèle américain. 

Cet enrichissement est rendu d’autant plus important du fait de la fragmentation géopolitique à l’œuvre susceptible de modifier radicalement le système technologique international. Cette fragmentation rend de plus en plus probable un scénario de développement de stacks[9] technologiques souverains au moins aux États-Unis, en UE et en Chine ; ou même celui d’un Splinternet[10]. Ces évolutions pouvant influencer grandement la dynamique du technoféodalisme à l’avenir, voire comme nous l’avons dit entraîner la rupture de son paradigme d’appropriation à l’international. 

Le cadre technoféodal pourrait alors mieux expliquer les dynamiques Nord-Sud, mais aussi Nord-Nord au sein de l’économie numérique.[11] En plus de l’échange écologique inégal existant et déjà largement renseigné, cela pourrait nous amener notamment à constater et pourquoi pas quantifier l’existence d’un échange numérique ou informationnel inégal. Cet enrichissement de la théorie est essentiel pour penser le technoféodalisme américain comme un colonialisme numérique. Cet effort nous permettrait aussi d’envisager des stratégies géopolitiques concrètes pour pouvoir donner plus de substance à un possible mouvement des non-alignés.   

D’un point-de-vue plus global, cela permettrait aussi de laisser entrevoir la possibilité d’émergence de systèmes techniques et technologiques qui ne sont pas capitalistes et centrés exclusivement autour du modèle culturel techno-solutionniste américain.[12] Ces éléments sont essentiels à prendre en compte pour établir une véritable stratégie de souveraineté numérique internationaliste et populaire, qui est esquissée par Durand dans son ouvrage, mais qui reste encore à définir. 

Repolitiser la technologie : vers une souveraineté numérique populaire et internationaliste 

Avec les rapports Letta et Draghi, mais aussi les débats sur l’Eurostack, la notion de souveraineté numérique est revenue sur le devant de la scène politique de l’UE ces derniers mois. Néanmoins, la plupart des blocs sociaux porteurs d’un tel projet tombent dans les écueils décrits par Cédric Durand dans son livre : la dérive technocratique ou l’idéalisation des capitalistes nationaux. 

La tentative de réappropriation du concept de souveraineté numérique par Cédric Durand dans une perspective émancipatrice est salutaire. Il fait de la socialisation des moyens de computation une condition essentielle de la transition vers son projet cyber-écosocialiste. En mentionnant l’internationalisme et les écueils possibles d’une stratégie de souveraineté numérique (capture technocratique ou prédation par les capitalistes nationaux), Durand donne indirectement les grands principes qui doivent guider le projet sans les expliciter directement.[13] Il convient donc de les préciser ici. 

La mobilisation de la technologie dans une perspective émancipatrice, ne se fera qu’à condition de lutter contre le processus de subsomption du travail et de l’intégralité de la société par le capital. Pour cela, il faut retirer le pouvoir de production et de façonnement de la technologie des mains des capitalistes. Ce n’est que par la démocratisation réelle des choix de production concernant la technologie, qu’il sera envisageable de mettre fin à la séparation idée-exécution[14] au cœur du processus de subsomption totale. 

Ce n’est qu’une fois que ce processus a été explicité que l’on peut comprendre que la question de la souveraineté numérique est une des conditions de possibilité d’un projet politique de gauche réellement émancipateur. Pour que la politisation des technologies ait lieu, au-delà des instances démocratiques à mettre en place pour ouvrir la discussion sur celles-ci, il faut être en mesure de contrôler politiquement leur processus de production. Or, la dépendance européenne aux technologies chinoises et américaines tout comme le durcissement des droits de propriété intellectuelle, décrits parfaitement par Durand, rendent cela inenvisageable à court-terme. Pour cette raison, il faut rapatrier les infrastructures critiques et les moyens de computation en Europe afin d’en rendre possible le contrôle démocratique. La quête d’une souveraineté numérique portée par la gauche demeure cependant un parcours étroit et semé d’obstacles.

Dans le débat public, cette souveraineté numérique est défendue surtout par les capitalistes continentaux et les institutions européennes qui auraient intérêt à mettre fin à la stratégie d’appropriation des seigneurs technoféodaux américains. Elle permet de fournir un argumentaire en faveur du développement d’un complexe militaro-informationnel européen. Complexe militaro-informationnel qui, comme le propose le rapport Draghi, serait structuré par l’approfondissement de la financiarisation européenne grâce au développement d’une industrie du capital-risque basée sur le modèle américain. Cette approche de la souveraineté n’est pas souhaitable pour plusieurs raisons. Entre autres, parce qu’une telle orientation entrerait en contradiction avec les systèmes de protection sociale européens — comme le régime français de retraite par répartition — en les soumettant à des logiques de financiarisation destinées à abonder en épargne les fonds de capital-risque.

À l’inverse, le projet de souveraineté numérique porté par la gauche doit donc être populaire. Il ne s’agit pas de développer des géants européens qui prendraient le relai des entreprises américaines dans un technoféodalisme « de chez nous » avec une séparation idée-exécution relocalisée. Rapatrier les infrastructures et plateformes numériques critiques est essentiel, mais si ce n’est pas pour démocratiser la production technologique l’effort aura été vain. 

L’autre enjeu est d’éviter la capture de ce mouvement de souveraineté numérique par les institutions technocratiques européennes qui sont peu enclines à encourager les formes de démocratie radicale. Même si cela peut sembler être un moindre mal face au modèle américain, les forces du capital n’auraient aucun mal à rallier ces institutions à leur logique. Le rapport Draghi prônant un modèle de financement de l’innovation basé sur celui des Etats-Unis en est l’exemple symptomatique : un rapport certes ambitieux d’un point-de-vue industriel mais qui vise à mettre fin à la stagnation européenne en relançant la croissance, tout en restant attaché à un cadre politico-économique néolibéral.

Les autres exemples probants de l’illusion technocratique sont ceux du Digital Markets Act, du Digital Services Act et de l’AI Act. Ce sont des réglementations nécessaires et qui vont dans le bon sens mais qui restent bien insuffisantes tant dans leur application, que dans le fond des propositions qu’elles formulent. L’approche par le risque que ces règlements européens mettent en place reste très passive et ne prend en compte que les conséquences ex post du développement technologique capitaliste sans le questionner, lui et son processus de production.[15]

Concernant la démocratisation radicale des technologies, que Durand n’évoque pas directement mais qui est nécessaire selon moi, deux mesures peuvent déjà être envisagées même si elles sont insuffisantes. La première concerne la formation de tous les individus à l’usage et la compréhension fine des outils numériques, donc une formation continue et généralisée à la programmation et à l’histoire des sciences et des technologies, pour développer une culture techno-scientifique ainsi qu’une véritable littératie numérique telle qu’elle est décrite par Marcello Vitali-Rosati (2024).

Cela permettra notamment d’éviter le développement d’une élite technocratique seule à même de contrôler le système et facilement assimilable par le capital. La seconde proposition concerne les modalités de gouvernance des technologies. Il faut établir des assemblées ou des conventions citoyennes tirées au sort avec un véritable pouvoir de décision sur les technologies à utiliser ou à bannir, sur leurs modalités de déploiement mais aussi sur le fléchage des investissements nécessaires. Cela aura des implications majeures sur les directions prises pour la recherche et la production technologique qui ne suivront plus le chemin tracé par les Big Tech.[16]

En outre, il faut souligner que l’idée n’est pas d’entrer en autarcie complète et de devenir absolument autosuffisant.es. Que ce soient les minerais pour produire les infrastructures, ou encore le traitement des bases de données nécessaire à l’émergence du Big Data, l’UE est incapable d’opérer seule et s’intègre dans un vaste réseau largement mondialisé. Une fois ce constat établi, l’idée selon laquelle l’objectif d’autonomie s’appuierait sur une perpétuation des empires néocoloniaux d’exploitation et de pillage du Sud apparaît avec insistance. Cette voie étant à bannir absolument, la proposition de Durand de développement d’un mouvement internationaliste et, j’ajoute, décolonial est absolument essentielle pour trois raisons.

D’abord parce que la plupart des pays sont dépendants du couple sino-américain. Le mouvement anti-impérialiste des non-alignés proposé par l’économiste peut donc être envisageable au vu de la convergence d’intérêts des parties prenantes en présence. Cela permettrait notamment de modifier les rapports de forces, à condition toutefois de ne pas reproduire les logiques coloniales d’échange inégal numérique déjà à l’œuvre au sein-même de ce groupe hétérogène.[17] 

La seconde raison étant qu’un projet de souveraineté numérique ne peut pas se contenter de reproduire le modèle de prédation américain tant en interne qu’à l’international, auquel cas la prédation américaine n’aura été que reproduite. Enfin, parce que la mise en place d’un nouveau régime de droits de propriété intellectuelle pour lutter contre les monopoles de Big Tech doit se faire à l’échelle internationale. 

Toutefois, à ce stade, plusieurs questions subsistent toujours. Tout d’abord, il convient de préciser l’échelle de la mise en place de cette souveraineté numérique. Ensuite si internationalisme et démocratie radicale il doit y avoir, alors il faut penser leur articulation et leurs intersections. Aussi, nous pouvons nous questionner sur les montants à investir pour atteindre l’autonomie numérique, ainsi que sur les modalités de production et de circulation, marchandes ou non, de ces technologies. Le format de cette recension ne me permettant pas d’y revenir, je traiterai plutôt le dernier enjeu qui est celui des fronts de lutte et des fractions de classe à mobiliser pour mettre fin au technoféodalisme et parvenir à une véritable souveraineté numérique populaire et internationaliste.

Espace, contre-espaces et fronts de lutte 

Comme le soulignait déjà Ulysse Lojkine dans sa recension de Technoféodalisme : « le rapport entre exploitation et rente dans le capitalisme contemporain reste ouverte ». Le nouvel ouvrage de Cédric Durand étant plus une synthèse qu’une suite du premier livre, la question n’y est pas traitée. Néanmoins, pour analyser la formation d’un bloc politique de gauche susceptible de porter ce projet de souveraineté numérique populaire et internationaliste, cette analyse de l’articulation entre travail, rente et profit est nécessaire. 

Une piste qui pourrait être suivie dans la continuité de l’œuvre de Durand serait d’analyser le numérique produit par les Big Tech au prisme de la théorie de l’espace d’Henri Lefèbvre (1974).[18] L’approche de Lefèbvre, approfondie ensuite par Harvey (2018), permet notamment d’enrichir l’analyse de classes lorsque celle-ci se cantonne exclusivement à la sphère de la production sans questionner la problématique de la coordination des activités. Elle peut donc nous fournir une piste pour articuler exploitation et appropriation au sein du technoféodalisme. 

Le numérique peut être décrit comme un système sociotechnique qui agit comme un espace où se déploie la production, l’extraction, le traitement et la circulation de l’information. Ainsi, il permet la coordination des activités sociales mais aussi la reproduction des rapports sociaux capitalistes. Cette reproduction est économique, par la fluidification de la production et de la circulation du capital, et idéologique, par exemple, au travers de l’utilisation des réseaux sociaux comme vecteurs de promotion et de diffusion des intérêts des capitalistes (avec Musk par exemple). Cet espace numérique se distingue du marché au sens où la coordination algorithmique n’est pas un mécanisme impersonnel de coordination des unités productives, mais bien le fruit d’une production marchande qui peut être contrôlé et ajusté à la guise du contrôleur. Cet espace y est devenu une infrastructure critique de la vie en société, au sens où la majorité des interactions sociales (marchandes ou non) ne peuvent se déployer que par lui.

Au niveau le plus abstrait, la distinction sociale s’y fait entre les producteurs-contrôleurs de l’espace et les utilisateur.ices. Dans le cadre du technoféodalisme, les producteurs-contrôleurs sont les Big Tech et les utilisateur.ices sont les autres groupes sociaux (individus, entreprises, États…). Cela rejoint notamment l’analyse des classes de McKenzie Wark (2021) qui met en avant la classe des vectorialistes (détenteur.ices des vecteurs de diffusion de l’information et qui peuvent donc la valoriser), des utilisateur.ices et celle des hackers (qui produisent l’information, mais ne peuvent la valoriser). Je me distingue de McKenzie Wark, au même titre que Durand, en ne considérant pas que la production de valeur n’est qu’informationnelle au sein du mode de production actuel.

C’est en produisant et en contrôlant cet espace que les Big Tech ont créé leur glèbe numérique décrite par Durand. Leur objectif est double, encourager la circulation de la valeur au sein de cet espace et maximiser son extraction à leur compte. Les Big Tech n’ont donc pas un rôle uniquement passif pour 2 raisons. Premièrement, elles structurent l’espace et le font évoluer au gré de leurs perspectives d’accumulation. Deuxièmement, la plupart du temps, elles deviennent elles-mêmes parties prenantes de cet espace. Par exemple, Amazon vend ses propres produits sur sa marketplace. C’est cette tension entre création, circulation et extraction de la valeur au sein de l’espace numérique qui permet de lier conceptuellement la rente et le profit dans l’économie numérique. 

Pour lutter contre le technoféodalisme, nous pouvons repartir de l’analyse de cet espace et du positionnement des acteurs par rapports à celui-ci pour déterminer les différentes fractions de classe à mobiliser. 

La première perspective qui s’offre à nous est de lutter au sein-même du processus technoféodal de production de l’espace par les grandes plateformes. Un des maillons prometteur de la chaîne productive concerne les plateformes de e-commerce, qui emploient un nombre croissant de travailleur.euses surexploité.es dans leurs entrepôts ou pour la livraison (Carbonell, 2022). Travailleur.euses qui ont initié des mouvements sociaux de syndicalisation comme le mouvement de grève nationale dans les huit entrepôts logistiques d’Amazon en avril 2022. Néanmoins, une lutte globale contre les chaînes de valeur des Big Tech semble peu envisageable, que ce soient les travailleur.euses très qualifié.es (les tech workers) ou peu qualifié.es (travailleurs du clic par exemple), la majorité des chaînes de production (du matériel et/ou du logiciel) se situent hors du territoire français et européen.[19] En effet, les chaînes de production et de montage des Big Tech se situent surtout dans les pays du Sud, et les ingénieur.es sont aux États-Unis pour la plupart. C’est sur ce point qu’un internationalisme numérique aurait du sens. 

L’autre possibilité, et c’est là qu’intervient l’enjeu de la souveraineté numérique, c’est de promouvoir les alternatives à la production de cet espace. Ces contre-espaces sont les projets à mobiliser et à favoriser pour briser le technoféodalisme et faire advenir de nouvelles TIC. Le premier contre-espace à mobiliser est celui des communs numériques que mentionne peut-être trop rapidement Durand. Ces communs s’expriment en grande majorité sur la couche logicielle, comme le montre le mouvement du logiciel libre. Ils permettent de développer une technologie au service de la société tout en promouvant des modalités de production originales (notamment de la production collaborative par les pairs), clairement distinctes du despotisme capitaliste. Cela permettrait à la fois de créer un nouvel espace qui obstrue la reproduction du technoféodalisme, tout en diffusant des modèles de production originaux et émancipateurs.[20] Enfin, les capitalistes européens, comme nous l’avons déjà évoqué, sont aussi tenté.es de devenir les nouveaux producteurs-contrôleurs de l’espace numérique. Cette perspective n’est pas souhaitable, mais elle peut favoriser la constitution d’une alliance de circonstances, comme le souligne très justement Durand. En vue notamment de rapatrier la production des infrastructures matérielles et logicielles à court-terme, et pouvoir à moyen-terme les mobiliser politiquement pour attaquer le processus de production-contrôle de l’espace de l’intérieur et/ou en le nationalisant. 

Enfin, la dernière option à mobiliser est celle des utilisateur.ices de l’espace. Cette option revient à faire de l’espace numérique technoféodal, un front de lutte à part entière. C’est réalisable via le développement d’algorithmes de résistance[21] ou par la mobilisation des travailleur.euses qui dépendent de ces plateformes par exemple. Les différentes mobilisations, comme la lutte victorieuse à propos de la directive européenne sur le statut des travailleur.euses des plateformes, sont importantes à mobiliser dans cette perspective. 

Ensuite, les différents mouvements militants visant à protéger le droit des utilisateur.ices contre la surveillance algorithmique sont aussi en première ligne dans la lutte contre les Big Tech. On peut penser par exemple à La Quadrature du Net ou au Mouton Numérique. Plus globalement, les militant.es anti-impérialistes et antifascistes ont développé une culture de la sécurité numérique face à la répression politique sur laquelle un front anti-technoféodal pourrait s’appuyer. Enfin, les entreprises qui dépendent des grandes plateformes et des technologies des Big Tech pour produire et écouler leurs marchandises peuvent constituer des alliées temporaires de court-terme, encore une fois pour favoriser le mouvement vers la souveraineté numérique.

Ainsi, les fronts de lutte contre le technoféodalisme sont multiples. La lutte doit se faire au sein de l’espace, mais aussi et surtout au sein du processus de production de la coordination. Le cap à suivre étant de proposer un autre numérique en adéquation avec les principes du cyber-écosocialisme proposé par Durand. 

Conjurer les catastrophes, éviter la tragédie des horizons

Dans un texte récent, Étienne Balibar (2024) invitait à développer une politique visant à conjurer les trois catastrophes de cette première moitié de XXIème siècle : environnementale, militaire et informatique. Cela revêt une dimension anthropologique qui dépasse l’enjeu de l’analyse des mutations du mode de production capitaliste. C’est ce que propose Cédric Durand avec son projet politique : un cyber-écosocialisme grâce à un projet de souveraineté numérique internationaliste et populaire. 

Au-delà de l’enjeu stratégique des fronts de lutte, la contrainte principale est temporelle. La catastrophe environnementale est déjà-là et va s’intensifier dans les années à venir. Les mesures visant à protéger et à restaurer le climat et la biodiversité sont donc nécessaires à très court-terme. Les plans de souveraineté numérique et de développement d’un cyber-écosocialisme ne pourront, quant à eux, n’être viables et opérant qu’à moyen-terme au vu de la situation politique européenne et de l’émergence d’un front techno-fasciste, possiblement mondial, venant des États-Unis. Le principal défi d’un bloc de gauche défendant le cyber-écosocialisme sera d’articuler ces horizons temporels contradictoires dans l’action politique, afin de conjurer les catastrophes à venir. 

Bibliographie

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Notes

[1] Technoféodalisme a été beaucoup débattu dans la New Left Review (Morozov, 2022 ; Durand, 2022 ; Ström, 2022 ; Rikap, 2023). 

[2] Voir les recensions dans Contretemps de Technoféodalisme par Ulysse Lojkine et de Comment Bifurquer par Hannah Bensussan et Paul Haupterl. 

[3] Dans le mode de production féodal, la glèbe représentait la terre des seigneurs à laquelle étaient attachés les serfs et qu’ils devaient cultiver. 

[4] Attention, Cédric Durand ne considère pas que la création de valeur quitte la sphère du travail comme le font les post-opéraïstes et certain.es auteur.ices comme McKenzie Wark. Cédric Durand mentionne même une intensification de l’exploitation du travail grâce aux TIC. Le constat est plutôt celui d’une supériorité quantitative de la rente sur le profit. 

[5] La subsomption de l’intégralité de la société est décrite par Marx dans les Grundrisse, et reprise par Negri (1984). Elle décrit le processus par lequel toutes les sphères de la vie (travail, culture, relations sociales…) sont intégrées et régies par la logique du capital, c’est-à-dire par la marchandisation et la recherche du profit dans une perspective d’accumulation. 

[6] Voir Bürbaumer (2024) pour la perte d’hégémonie américaine et Alami et Dixon (2024) concernant le capitalisme d’État. 

[7] Voir Mazzucato (2020) et Rolf et Schindler (2023).

[8] Deux propositions complémentaires peuvent être faites en ce sens. La première est celle de l’analyse des points de convergence entre les dispositifs étatiques de surveillance sécuritaire et le régime technoféodal. La seconde voie est celle de l’étude des spécificités des régimes d’appropriation numérique par les pays du centre dans la périphérie et de la semi-périphérie, en fonction des contextes politico-économiques régionaux.

[9] Le rapport Reclaiming Digital Sovereignty  (2024) définit un stack comme « les couches,  les nœuds technologiques et les mécanismes de gouvernance qui se chevauchent et qui sont nécessaires à la fourniture de services numériques. Cela signifie que les moyens matériels, immatériels et politiques garantissent la robustesse de la coévolution de tout ce qui va de l’infrastructure des câbles sous-marins, des centres de données et du matériel informatique qu’ils contiennent aux logiciels et aux bibliothèques de code nécessaires à la fourniture de plateformes publiques et de services numériques. » (Traduction de l’auteur, p.5)

[10] Le Splinternet désigne la fragmentation d’Internet en plusieurs réseaux distincts, contrôlés par des États ou des entreprises, avec des règles, des contenus et des accès différents, rompant ainsi avec l’idéal d’un Internet global, ouvert et unifié.

[11] Par exemple, voir Franco et al. (2024). 

[12] Par exemple, voir Hui Yuk (2021) sur le cas chinois. 

[13] Ils sont notamment abordés dans un court, mais significatif, rapport auquel il a participé : Reclaim Digital Sovereignty (2024)

[14] Décrite par Braverman (1977), la séparation idée-exécution désigne la division entre, d’un côté, celles et ceux qui conçoivent, planifient ou décident (les détenteur.ices de capital, les managers, les ingénieur.es), et de l’autre, celles et ceux qui exécutent le travail sans autonomie ni contrôle sur le processus global de production (les travailleur.euses manuel.les ou d’exécution).

[15] À ce sujet voir Sadowski (2025). 

[16] Voir Meredith Whittaker (2021).  

[17] Voir par exemple, Arboleda (2020) et Casilli (2019).

[18] Je m’inspire notamment des travaux de Marcello Vitali-Rosati (2024). 

[19] Soulignons tout de même que des luttes sociales voient le jour aussi chez les tech workers (Tarnoff, 2020) et les travailleurs du clic (Casilli, 2019). 

[20] Il faut être vigilant.es cependant, les Big Tech profitent et s’approprient ce mouvement des communs, soit en y participant de manière très partielle (voir LLaMa de Meta par exemple) soit en acquérant directement les plateformes qui s’intègrent dans le mouvement des communs (acquisition de GitHub par Microsoft).

[21]  Les algorithmes de résistance sont des stratégies de réappropriation des algorithmes des plateformes dominantes par leurs utilisateur.ices pour résister à leur pouvoir et atteindre une agentivité algorithmique. Pour une analyse théorique et empirique approfondie, voir Bonini et Tréré (2024).

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