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Pour L’intersectionnalité, d’Eléonore Lépinard et Sarah Mazouz, Anamosa, Paris, 2021.

Présentation

Dans l’ouvrage Pour L’intersectionnalité paru en mai 2021 aux éditions Anamosa, Eléonore Lépinard, professeure de sociologie à l’Université de Lausanne, et Sarah Mazouz, sociologue chargée de recherche au CNRS, abordent les résistances des détracteur·ice·s du concept d’intersectionnalité en sciences sociales, et réaffirment ses ambitions, son potentiel heuristique et transformateur. Version augmentée et actualisée d’un article qu’elles ont publié dans la revue Mouvements en 2019, « Cartographies du surplomb. Ce que les résistances au concept d’intersectionnalité nous disent sur les sciences sociales en France », ce précis fait le point sur les critiques formulées à l’encontre de l’intersectionnalité au sein de la recherche française en sciences sociales, qui fonctionnent selon les autrices comme des stratégies de délégitimation révélant la position de surplomb de certain·e·s chercheur·se·s bien établi·e·s.

« La force critique d’un concept se mesur[ant] à la panique qu’il suscite »[1], les deux sociologues pointent notamment la convergence objective entre des chercheur·se·s issu·e·s du monde universitaire d’une part et les discours politiques des acteur·ice·s politiques et gouvernementaux·ales d’autre part. Cristallisés autour de l’utilisation du concept de race en sciences sociales[2] (et plus largement au sein des mouvements sociaux), les débats et positions communes de ces deux types d’acteur·ice·s sonnent davantage comme des procès que comme des réflexions constructives. Comme elles le notent, si les universitaires qui fustigent l’utilisation du concept de race et d’intersectionnalité se revendiquent de la sociologie critique, leur convergence avec les discours politiques réactionnaires est lourde de sens ; elle apporte un soutien académique et scientifique, exprimé dans les médias et la presse grand public, au projet politique visant à terme à bannir toute production de savoirs critiques sur les mécanismes de marginalisation et de racialisation.

En soulignant « l’ignorance commune qui anime ces deux types de discours »[3], les autrices attirent l’attention sur leur même prétention à l’universel et à l’objectivité qui s’opposerait à une démarche conçue comme erronée scientifiquement et porteuse de revendications « communautaires », voire « identitaires ». En mettant au jour les ressorts idéologiques et sociaux de ces attaques, elles exposent leurs limites et réaffirment la manière dont l’usage du concept d’intersectionnalité peut permettre une compréhension fine des expériences minoritaires et de marginalisation.

Après être revenues sur le « premier procès de l’intersectionnalité »[4] qui tient à la prise en compte de la race dans les recherches en sciences sociales, Eléonore Lépinard et Sarah Mazouz reviennent dans cet extrait sur le « deuxième procès »[5] fait à l’intersectionnalité, qui lui reproche de s’intéresser à des catégories identitaires et non à des processus sociaux. A partir d’éléments de généalogie du concept et d’exemples de son usage en sciences sociales, les autrices montrent comment l’utilisation du concept d’intersectionnalité, en impliquant un effort d’historicisation de ces catégories, permet l’analyse fine des rapports de domination.

Les spectres de l’essentialisme

Le deuxième procès de l’intersectionnalité porte sur le fait qu’elle prendrait mal en compte les identités. Elle s’intéresserait à des « identités réifiées » plutôt qu’aux individus sociologiques. C’est là bien mal connaître ses classiques en la matière ! En effet, ce que l’approche intersectionnelle examine, ce sont des processus historiques et sociaux, des logiques de production des hiérarchies et des discriminations[6]. Elle s’intéresse donc aux expériences minoritaires (et non pas identitaires), placées au croisement de plusieurs rapports sociaux de pouvoir.

On peut illustrer ces postulats théoriques à partir d’exemples d’analyse intersectionnelle en sociologie. D’abord, l’intersectionnalité met en lumière le type particulier de domination que les membres de groupes situés au croisement de plusieurs rapports de pouvoir subissent. En d’autres termes, être femme et noire, c’est socialement autre chose qu’être une femme blanche ou un homme noir[7]. En France, être femme et d’origine maghrébine induit une probabilité beaucoup plus forte d’être inactive sur le marché de l’emploi que la probabilité liée au seul fait d’être une femme, ou au seul fait d’être d’origine maghrébine[8]. Ensuite, l’intersectionnalité en appelle à sortir d’une lecture strictement arithmétique de la domination pour insister sur les configurations plurielles et toujours contextualisées dans lesquelles différents rapports sociaux s’articulent. Les contrôles de police au faciès ou le traitement judiciaire des délits montrent par exemple comment, dans certains contextes, des hommes assignés racialement sont particulièrement sanctionnés et discriminés socialement. Le genre masculin n’est donc pas toujours et de manière absolue porteur d’un privilège social. Ainsi, l’intersectionnalité ne pense pas seulement le cumul des désavantages (et des privilèges), elle pense surtout les modalités de leurs articulations et elle thématise leurs tensions.

Une approche intersectionnelle évite ainsi de procéder à des généralisations problématiques qui (re)produisent des marginalisations sociales et historiques de groupes situés à l’intersection de plusieurs rapports de pouvoir qui les oppressent. Elle évite aussi des généralisations abusives des catégories identitaires elles-mêmes. Elle permettrait donc à Gérard Noiriel d’éviter d’écrire, en 2018, après #MeToo et deux cents ans d’histoire d’exclusion des femmes de l’espace politique français, et toujours moins de 25 % de présence féminine dans les médias[9], que « le critère socioprofessionnel est le plus déterminant [pour comprendre le fonctionnement de notre société] car c’est celui qui commande en dernière instance l’accès à la parole publique ». En effet, une telle affirmation oppose « le genre ou l’origine » à la classe sociale, comme s’il n’y avait pas de femmes dans le « populaire »[10], et que le genre n’influençait pas leur accès à la parole publique. C’est bien pour éviter les écueils d’une analyse qui catégorise les groupes selon un seul axe identitaire, un seul rapport de pouvoir – le genre ou la classe, la race ou la classe – que le concept d’intersectionnalité a été forgé.

Le concept d’intersectionnalité a précisément été forgé et développé par la juriste Kimberlé W. Crenshaw pour éviter les écueils de ce type d’analyse réductrice axée sur une seule catégorie d’identité. D’autres termes, qui l’ont précédé ou accompagné conceptualisent une idée similaire : le concept de « matrice de domination[11] » ou, dans le contexte français, celui de consubstantialité des rapports de pouvoir[12]. Sans ériger Kimberlé Crenshaw en référence unique, car la généalogie intellectuelle de l’intersectionnalité est plus complexe[13], revenir sur ses écrits permet de rappeler les prémisses conceptuelles de la notion.

Dans son premier texte forgeant le concept en 1989, Crenshaw rappelle :

« les femmes noires sont parfois exclues de la théorie féministe et du discours antiraciste parce que l’une comme l’autre sont élaborés sur un ensemble d’expériences séparées qui ne reflète pas de manière précise les interactions qui existent entre la race et le genre[14] ».

En ce sens, les discours et les pratiques militantes ou politiques qui visent à l’émancipation sont aussi en bonne partie aveugles à la structure de la domination qu’elles (re)produisent : elles érigent la plupart du temps l’expérience des « dominants au sein du groupe dominé » comme exemplaire et représentative et occultent par là même les expériences (et les intérêts politiques) de celles et ceux qui, se trouvant à l’intersection de plusieurs rapports de domination, ne bénéficient pas d’un privilège social relatif.

Dans un second texte[15], Crenshaw poursuit son analyse des catégorisations juridiques sur lesquelles l’action publique repose, mais en l’enrichissant de l’examen critique des identités univoques et dominantes affirmées par les mouvements sociaux. Elle étudie alors le cas des violences conjugales faites aux femmes racisées et immigrées pour montrer qu’elles se trouvent au croisement du racisme et du sexisme et que, dans la majorité des cas, elles ne sont prises en compte ni par le discours antiraciste ni par le discours féministe. Elle critique ainsi le point aveugle de ce qu’elle appelle les politiques de l’identité – c’est-à-dire les discours et les programmes qui visent à lutter contre le racisme ou le sexisme. Ce n’est pas tant l’incapacité de ces « identity politics » à dépasser la différence qui pose problème, comme on aime habituellement à le souligner, mais, au contraire, c’est précisément parce qu’elles éludent les différences qui traversent le groupe des femmes qu’elles sont problématiques et critiquables. L’autrice invite ainsi à interroger l’essentialisme des catégories de l’action publique sur lesquelles s’appuient ces politiques de l’identité. La principale conséquence de cette réification des identités est de rendre impossible la prise en compte de l’intérêt des personnes qui font partie de catégories qui ne sont jamais pensées comme sécantes.

Avec l’intersectionnalité, on est donc loin d’une réification des identités, et plutôt dans une critique de l’essentialisation, l’analyse portant sur des expériences de discriminations et la condition minoritaire qui en découle. Les deux textes cités ont, du reste, suscité des débats critiques au sein des études féministes et des critical race studies. La principale attaque portée aux analyses de Crenshaw leur reproche leur caractère abstrait faisant justement encourir le risque de rigidifier les situations intersectionnelles ; ce dont Crenshaw se défendra dans plusieurs de ses textes ultérieurs en rappelant la nécessité de contextualiser et d’historiciser l’analyse[16].

En sociologie, de nombreux travaux ont enrichi l’analyse intersectionnelle sur le plan méthodologique et conceptuel. Par exemple, ceux de Candace West et Sarah Fenstermaker[17] s’appuient sur une analyse empirique des interactions sociales pour saisir de manière dynamique l’actualisation située des assignations de race, de genre et de classe. Dans la même veine, Julie Bettie montre par une enquête ethnographique comment, dans le contexte états-unien, la renégociation de l’identité de classe passe pour des jeunes filles d’origine mexicaine par un jeu qui renforce les codes genrés et racialisés[18]. La méthode ethnographique s’avère ainsi particulièrement propice pour contextualiser davantage la forme prise par l’imbrication de la classe, de la race et du genre. Elle permet d’interroger la modalité même de l’articulation en montrant comment le jeu qui existe entre ces différents principes de hiérarchisation peut aller dans le sens d’une mise en porte-à-faux, d’une hyperbolisation ou d’une euphémisation, sachant que ces processus peuvent varier pour une même personne selon les interactions[19].

Par ailleurs, les travaux utilisant une approche intersectionnelle ne se limitent pas à l’étude de groupes multiplement discriminés. Ils permettent aussi d’analyser des groupes en position de privilège relatif. Par exemple, dans ses recherches, l’anthropologue Mara Viveros Vigoya s’appuie sur le Black feminism et les épistémologies décoloniales pour interroger la construction des masculinités dans le contexte colombien, au croisement de formes plurielles de domination (sociale, raciale et sexuelle)[20].

L’approche intersectionnelle en sociologie permet donc d’entrer dans la fabrique des processus qui façonnent, selon des modalités d’articulation variées, les expériences et les identités.

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Photo: Alisdare Hickson, Flickr. 

Notes

[1] Eléonore Lépinard, Sarah Mazouz, Pour L’intersectionnalité. Paris, Anamosa, 2021, p. 4.

[2] https://www.contretemps.eu/race-mazouz-extrait/

[3] Ibid., p. 12.

[4] Ibid., p. 15.

[5] Ibid., p. 25.

[6] Voir par exemple Angela Davis, Femme, race et classe, Paris, Éditions des Femmes [1981] 1983, et Patricia Hill Collins, Black Feminist Thought, New York Routledge, [1990] 2000 (une partie du texte est traduite en français dans l’ouvrage Genre, postcolonialisme et diversité des mouvements des femmes, dirigé par Christine Verschuur, Genève, Graduate Institute Publications/L’Harmattan, 2010, https://books.openedition.org/iheid/5879).

[7] Gloria T. Hull, Patricia Bell Scott, et Barbara Smith (dir.) All the Women Are White, All the Blacks are Men, But Some of Us Are Brave, New York, The Feminist Press at the City University of New York, 1982.

[8] Dominique Meurs et Ariane Pailhé, « Position sur le marché du travail des descendants directs d’immigrés en France : les femmes doublement désavantagées ? », Économie et statistiques, n° 431-432, 2010.

[9] En 2020, les femmes n’ont été à la une des principaux titres de presse français qu’à hauteur de 16,6 %, voir https://www.culture.gouv.fr/Espace-documentation/Rapports/Rapport-sur-la-place-des-femmes-dans-les-medias-en-temps-de-crise.

[10] Voir, pour une vision opposée, Michelle Zancarini-Fournel, Les Luttes et les Rêves. Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours, Paris, Zones, 2016.

[11] Patricia Hill Collins, Black Feminist Thought: Knowledge, Consciousness and the Politics of Empowerment, 1re éd., Boston, Unwin Hyman, 1990.

[12] Voir notamment Danièle Kergoat, Se battre, disent-elles, Paris, La Dispute, 2012, où les principaux articles de la sociologue sur la question ont été regroupés.

[13] Ange-Marie Hancock, Intersectionality: an Intellectual History, Oxford, Oxford University Press, 2017.

[14] « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex. A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics », University of Chicago Legal Forum, n° 1, 1989, p. 139-167, ici p. 140 (nous traduisons). Ce texte est consultable à l’adresse suivante : http://chicagounbound.uchicago.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1052&context=uclf.

[15] « Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence Against Women of Color », Stanford Review of Law, n° 43, vol. 6, 1991, p. 1241-1299. « Cartographie des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violence contre les femmes de couleur », Cahier du genre, Féminisme(s), penser la pluralité, n° 39, 2005, p. 51-82 (trad. : Oristelle Bonis).

[16] Sumi Cho, Kimberlé Crenshaw et Leslie McCall, « Toward a Field of Intersectionality Studies: Theory, Application and Praxis », Signs, n° 38, vol. 4, 2013, p. 785-810.

[17] Candace West et Sarah Fenstermaker, « Doing Difference », Gender and Society, n° 9, vol. 1, 1995, p. 8-37, traduit en français par Laure de Verdalle et Anne Revillard, « “Faire” la différence », Terrains et Travaux, n° 10, 2006, p. 103-136.

[18] Julie Bettie, « Women without Class: Chicas, Cholas, Trash, and the Presence/Absence of Class Identity », Signs, n° 26, vol. 1, 2000, p. 1-36 et « Class Dismissed? Roseanne and the Changing Face of Working Class Iconography », Social Text, n° 45, vol. 4, 1995, p. 125-149.

[19] Sarah Mazouz, « Faire des différences. Ce que l’ethnographie nous apprend sur l’articulation plurielle des modes d’assignation », Raisons politiques, n° 58, 2015, p. 75-89.

[20] Mara Viveros Vigoya, Les Couleurs de la masculinité. Expériences intersectionnelles et pratiques du pouvoir en Amérique du Sud, Paris, La Découverte, 2017.

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