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Les relations mutuellement bénéfiques entre Israël et l’Afrique du Sud de l’apartheid ne se limitaient pas au commerce des armes. Il s’agissait d’une affinité idéologique sur la manière de traiter les populations indésirables.

Ce texte est adapté du livre The Palestine Laboratory: How Israel Exports the Technology of Occupation Around the World, par Antony Loewenstein (Verso Books, 2023)

Les contradictions au cœur de l’État d’Israël ont eu peu d’impact sur son succès. On peut le constater dans les relations d’Israël avec l’Afrique. De nombreux États africains ont soutenu Israël après 1948 dans ce qu’ils considéraient comme une noble lutte anticoloniale. Ils se sont ralliés à sa cause. L’un des aspects les moins connus de cette dynamique, juste avant la guerre des Six Jours, a été le soutien d’Israël à la campagne contre la domination de la minorité blanche en Rhodésie, l’actuel Zimbabwe. Israël a condamné le régime dirigé par le nationaliste blanc Ian Smith (1919-2007) après sa déclaration unilatérale d’indépendance en 1965 et a soutenu un boycott militaire et civil du régime.

Le plaidoyer d’Israël n’était pas dû à un amour de l’autodétermination africaine, mais plutôt à une décision calculée pour obtenir un soutien en Afrique contre ce qu’il percevait comme une « diffamation » arabe et communiste. Israël était également intéressé par l’exploitation des ressources naturelles de l’Afrique et a immédiatement entrepris de nouer des relations avec les dirigeants souples de la République centrafricaine après que celle-ci a déclaré son indépendance de la France en 1960.

Des documents déclassifiés des archives d’État israéliennes indiquent qu’Israël a fourni une formation à des groupes rebelles luttant contre le racisme en Rhodésie, bien que la nature exacte de cette formation soit inconnue ; certains responsables ont soutenu la lutte armée. Lorsque le premier dirigeant du Zimbabwe, Robert Mugabe (1924-2019), s’est rendu en Israël en 1964, il a remercié l’État juif pour son soutien à son mouvement de résistance et a exprimé le souhait que ses combattants reçoivent une formation israélienne à la guérilla.

Après 1967, l’intérêt d’Israël pour les mouvements de libération s’est émoussé. Cependant, il n’y a pas eu de meilleure alliance politique, militaire, diplomatique et idéologique entre des nations partageant les mêmes idées que celle entre Israël et l’Afrique du Sud de l’apartheid. Le régime d’apartheid de Pretoria a pris le pouvoir en 1948 et a rapidement mis en place des restrictions de type nazi à l’encontre des non-Blancs, allant de l’interdiction des mariages interraciaux à l’exclusion des Noirs de nombreux emplois.

Lorsque les gouvernements sud-africain et israélien ont cimenté leurs relations politiques, idéologiques et militaires dans les années 1970, souvent axées sur les armes développées et testées par l’armée israélienne, de nombreux membres du Likoud, le parti israélien au pouvoir, se sont sentis proches de la vision du monde de l’Afrique du Sud. Comme l’écrit la journaliste et auteure Sasha Polakow-Suransky, il s’agissait d’une « idéologie de survie des minorités qui présentait les deux pays comme des avant-postes menacés de la civilisation européenne défendant leur existence contre des barbares à la porte ».

Ronnie Kasrils, un éminent dissident juif sud-africain, a joué un rôle de premier plan au sein d’Umkhonto weSizwe, la branche armée du Congrès National Africain (ANC), et a été ministre du renseignement entre 2004 et 2008 dans un gouvernement de l’ANC. Il a déclaré au Guardian que la comparaison entre les deux nations n’était pas accidentelle. « Les Israéliens affirment qu’ils sont le peuple élu, les élus de Dieu, et trouvent une justification biblique à leur racisme et à l’exclusivité sioniste :

C’est exactement comme les Afrikaners de l’Afrique du Sud de l’apartheid, qui avaient également la notion biblique que la terre était leur droit donné par Dieu. Tout comme les sionistes qui, dans les années 1940, affirmaient que la Palestine était « une terre sans peuple pour un peuple sans terre », les colons afrikaners ont propagé le mythe selon lequel il n’y avait pas de Noirs en Afrique du Sud lorsqu’ils s’y sont installés pour la première fois au XVIIe siècle. Ils ont conquis le pays par la force des armes, la terreur et la provocation d’une série de guerres de conquête coloniales sanglantes.

Faire de bonnes affaires dans l’inégalité

Les relations sont devenues si étroites au milieu des années 1970 que le premier ministre travailliste israélien Yitzhak Rabin a invité le premier ministre sud-africain John Vorster à lui rendre visite, notamment à Yad Vashem, le mémorial de l’Holocauste du pays. 

Vorster avait été un sympathisant nazi et un membre du groupe fasciste afrikaner Ossewabrandwag pendant la Seconde Guerre mondiale ; en 1942, il avait fièrement exprimé son admiration pour l’Allemagne nazie. Pourtant, lorsque Vorster est arrivé en Israël en 1976, il a été fêté par Rabin lors d’un dîner d’État. Rabin a porté un toast aux « idéaux partagés par Israël et l’Afrique du Sud : les espoirs de justice et de coexistence pacifique ».

Les deux nations étaient confrontées à « l’instabilité et l’inconscience inspirées par l’étranger ». Quelques mois après la visite de Vorster, l’annuaire du gouvernement sud-africain expliquait que les deux États étaient confrontés au même défi :

« Israël et l’Afrique du Sud ont avant tout une chose en commun : ils sont tous deux situés dans un monde majoritairement hostile, habité par des peuples sombres ». 

Les relations entre les deux pays étaient très importantes, mais elles étaient également tenues secrètes. En avril 1975, un accord de sécurité fut signé, définissant les relations pour les vingt années à venir. Une clause de cet accord stipulait que les deux parties s’engageaient à dissimuler leur existence. Alon Liel, ancien ambassadeur d’Israël à Pretoria et chef du bureau du ministère israélien des affaires étrangères pour l’Afrique du Sud dans les années 1980, a déclaré que les relations entre Israël et l’Afrique du Sud étaient vitales pour les industries de défense des deux pays, les transformant en acteurs mondiaux de premier plan.

Alon Liel affirmait que de nombreux membres des services de sécurité israéliens étaient convaincus qu’Israël, en tant que nation occupante, n’aurait pas pu survivre sans le soutien des Afrikaners. Alon Liel et un autre ancien ambassadeur israélien en Afrique du Sud, llan Baruch, ont écrit en 2021 qu’Israël était un État d’apartheid qui s’inspirait de l’Afrique du Sud d’avant 1994. « Nous avons créé l’industrie de l’armement sud-africaine », explique Alon Liel :

Ils nous ont aidés à développer toutes sortes de technologies parce qu’ils avaient beaucoup d’argent. Lorsque nous développions des choses ensemble, nous donnions généralement le savoir-faire et ils donnaient l’argent. Après 1976, il y a eu une histoire d’amour entre les services de sécurité des deux pays et leurs armées. Nous étions impliqués en Angola [l’Afrique du Sud n’a jamais reconnu l’indépendance du pays en 1975 et a soutenu ses opposants] en tant que consultants auprès de l’armée [sud-africaine]. Des officiers israéliens coopéraient avec l’armée. Le lien était très étroit.

Hostilité à l’opinion internationale

Israël a ignoré l’embargo sur les armes imposé à l’Afrique du Sud par le Conseil de Sécurité des Nations unies, tout en affirmant au monde qu’il s’y conformait. Le 29 août 1984, le directeur adjoint du ministère israélien des Affaires étrangères, Hanan Bar-On, envoyait un télégramme au directeur du ministère, David Kimche, pour l’expliquer :

La politique israélienne est que nous n’admettons en aucune façon [de telles ventes] à un Israélien ou à un acteur étranger et certainement pas à un membre du Congrès américain, même s’il est considéré comme un ami et que la relation avec lui est supposée être intime.

L’aspect le plus secret de ces relations était le soutien mutuel apporté à la capacité nucléaire de chacun. La France et la Grande-Bretagne ont fourni des matériaux essentiels pour aider Israël à développer des armes nucléaires, et la production à grande échelle a commencé après la guerre des Six Jours. Avec une offre abondante d’uranium, l’Afrique du Sud disposait d’une base solide pour constituer son propre stock, mais Israël a fourni l’expertise technique.

Selon l’ancien officier de renseignement israélien Ari Ben-Menashe, l’Afrique du Sud a permis à Israël de tester des armes nucléaires dans l’océan Indien en 1979, bien qu’Israël ait nié l’avoir fait. Israël a même proposé de vendre des ogives nucléaires à l’Afrique du Sud dans les années 1970 (dans le cadre d’un accord qui n’a jamais abouti). Des documents déclassifiés indiquent que l’Afrique du Sud souhaitait que ces armes puissent potentiellement frapper les États voisins, afin de les dissuader d’attaquer.

Le premier ministre sud-africain, P. W. Botha, et le ministre israélien de la défense, Shimon Peres, se sont entendus pour garder l’accord totalement secret. Dans une lettre adressée en 1974 à l’Afrique du Sud, Peres affirme que les deux pays ont une « haine commune de l’injustice » et il préconise une « étroite identité d’aspirations et d’intérêts ». Dans les années 1980, Israël était le principal fournisseur d’armes de l’Afrique du Sud. Au départ, Washington n’était pas pleinement conscient de l’ampleur de la collaboration nucléaire entre Israël et l’Afrique du Sud, et le secret israélien perdure à ce jour ; la centrale nucléaire de Dimona n’a jamais été inspectée par l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique (AIEA). (On présume qu’Israël possède plus de 200 armes nucléaires).

Lors de la première rencontre entre le président étatsunien Joe Biden et le premier ministre israélien Naftali Bennett en août 2021, Washington a réaffirmé l’accord de longue date selon lequel il ne ferait pas pression sur Israël pour qu’il adhère au traité de non-prolifération nucléaire ou qu’il renonce à ses armes. Israël a accepté de ne pas procéder à des essais nucléaires ou de ne pas menacer de frappes nucléaires, tout en maintenant son « ambiguïté nucléaire ».

En 1971, le chroniqueur du New York Times C. L. Sulzberger a écrit qu’Israël et l’Afrique du Sud étaient devenus si proches qu’il avait entendu une rumeur non confirmée selon laquelle « une mission sud-africaine s’était rendue en Israël pendant la guerre des Six Jours pour étudier les tactiques et l’utilisation des armes ». Vorster a déclaré à l’éditorialiste qu’Israël était confronté à son propre « problème d’apartheid », à savoir comment gérer les Arabes.

Aucune des deux nations, écrivait Sulzberger, « ne veut placer son avenir entièrement entre les mains d’une majorité environnante et préférerait se battre ». 

La relation mutuellement bénéfique ne se limitait pas à la capacité de gagner de l’argent dans le secteur de la défense. Il s’agissait d’une affinité idéologique sur la manière de traiter les populations indésirables. Les Bantoustans d’Afrique du Sud ont inspiré de nombreux membres de l’élite israélienne, qui y ont vu un modèle viable pour la Palestine. Il s’agissait d’isoler les Palestiniens « indésirables » dans des enclaves non contiguës, coupées du reste du pays – en d’autres termes, comme la Cisjordanie d’aujourd’hui, où 165 « enclaves » palestiniennes sont étranglées par les colonies israéliennes, les Forces de Défense Israéliennes et les colons violents.

Pendant l’apartheid, les diplomates israéliens avaient pour instruction de dire aux médias du monde entier que l’État juif ne reconnaissait pas les Bantoustans. C’était un mensonge, comme l’a prouvé un télégramme du directeur adjoint du ministère des affaires étrangères, Natan Meron, le 23 novembre 1983 : « Ce n’est pas un secret que des personnalités politiques et publiques israéliennes sont impliquées d’une manière ou d’une autre, directement ou indirectement, dans l’activité économique des Bantoustans ».

La pratique consistant à utiliser la rhétorique de l’époque de l’apartheid pour défendre l’occupation israélienne est toujours d’actualité. Pendant la campagne électorale israélienne de 2019, le chef de l’opposition Benny Gantz a critiqué le Premier ministre Benjamin Netanyahu pour avoir interdit aux membres du Congrès américain Ilhan Omar et Rashida Tlaib d’entrer en Israël et dans les territoires palestiniens. Selon M. Gantz, ces deux femmes auraient dû être autorisées à voir « de leurs propres yeux » que « le meilleur endroit pour être un Arabe au Moyen-Orient est en Israël […] et le deuxième meilleur endroit pour être un Arabe au Moyen-Orient est la Cisjordanie ».

Cela n’est pas sans rappeler la déclaration du leader de l’apartheid sud-africain, John Vorster, au New York Times en 1977, selon laquelle « le niveau de vie des Noirs sud-africains est deux à cinq fois plus élevé que celui de n’importe quel pays noir d’Afrique ». L’un des architectes de l’apartheid en Afrique du Sud, l’ancien premier ministre Hendrik Verwoerd, a écrit dans le Rand Daily Mail en 1961 qu’« Israël, comme l’Afrique du Sud, est un État d’apartheid » après avoir pris la Palestine aux Arabes qui « y vivaient depuis mille ans ». Ariel Sharon était un partisan notoire des Bantoustans, et il a été l’un des plus grands défenseurs de la construction des colonies israéliennes à partir des années 1970, qu’il voulait adapter à la Cisjordanie.

L’ancien ambassadeur israélien Avi Primor a raconté dans son autobiographie un voyage en Afrique du Sud au début des années 1980 avec Sharon, alors ministre de la Défense, en rappelant à quel point il avait été séduit par l’entreprise des bantoustans. L’ancien premier ministre italien Massimo D’Alema a déclaré à Haaretz en 2003 que Sharon lui avait expliqué que le modèle des Bantoustans était le plus approprié pour la Palestine.

Une architecture de contrôle mondial

Vers la fin du régime d’apartheid en Afrique du Sud et les premières élections démocratiques de 1994, Israël était l’une des dernières nations à maintenir une relation avec le régime de la minorité blanche. L’establishment de la défense israélien était depuis longtemps envoûté par sa propre propagande et pensait que l’apartheid durerait toujours. Nelson Mandela l’a remarqué. Dans un discours prononcé en 1993 devant les délégués de l’Internationale Socialiste, Mandela a déclaré : « Le peuple sud-africain n’oubliera jamais le soutien apporté par l’État d’Israël au régime d’apartheid ».

Dès le départ, la mission d’Israël était d’être un phare dans un siècle qui a souffert de façon catastrophique des dangers de l’ethnonationalisme. Aujourd’hui, Israël est une source d’inspiration, tant sur le plan idéologique qu’en matière d’équipement militaire et de renseignement, pour poursuivre son zèle missionnaire en vue de trouver et de créer des pays partageant les mêmes idées. Aucun ne sera identique à Israël, mais son modèle de chauvinisme et de fierté non dissimulée de privilégier le peuple juif par-dessus tout est comme une boîte à outils facilement transportable qui peut être adaptée à une multitude de pays et de scénarios.

Des fonctionnaires étatsuniens et israéliens sont présents dans de nombreuses nations à travers le monde, où ils forment, arment ou font pression sur les fonctionnaires locaux pour qu’ils appliquent leurs politiques en matière d’immigration, de lutte contre le terrorisme et de maintien de l’ordre. Le Nord global, qui comprend les États-Unis, l’Union Européenne, l’Australie et Israël, impose impitoyablement son pouvoir, contrôlant les quatre cinquièmes du revenu mondial, parce qu’il n’y a aucun intérêt à partager ses richesses.

Cette architecture de contrôle doit être gérée non seulement à l’intérieur du pays, mais aussi dans le monde entier, avec des États clients fiables ; les frontières extérieures sont physiquement invisibles, mais idéologiquement puissantes. C’est ainsi qu’Israël maintient les Palestiniens dans un ghetto, que l’Australie envoie de force des réfugiés sur des bateaux vers des îles du Pacifique éloignées et dangereuses, que l’UE laisse délibérément les migrants non blancs se noyer dans la Méditerranée et que les États-Unis repoussent les populations d’Amérique Latine qui fuient souvent les politiques de leur pays d’origine conçues à Washington.

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Illustration : Wikimedia Commons.

Article publié dans Tribune et dans Jacobin. Traduit de l’anglais pour Contretemps par Christian Dubucq.

Antony Loewenstein est journaliste, auteur et cinéaste. Son dernier livre s’intitule The Palestine Laboratory: How Israel Exports the Technology of Occupation Around the World. 

En 2024, il a publié une série de podcasts, The Palestine Laboratory, avec Drop Site News.

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