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La répression de la solidarité avec la Palestine a franchi un nouveau palier aux États-Unis, avec l’arrestation et la révocation du droit de séjour de Mahmoud Khalil. Palestinien et résident permanent aux États-Unis, il était devenu dans son université de Columbia l’une des figures du mouvement de solidarité anticoloniale et internationaliste avec Gaza.

Comme le défend ici Dima Khalidi, il s’agit d’une atteinte très grave aux libertés et aux droits démocratiques élémentaires, en particulier la liberté d’expression dont Trump n’a cessé de se prétendre le grand défenseur. Elle s’inscrit dans une offensive de type fasciste qui place les universités états-uniennes face à un choix : défendre leurs étudiant·es contre Trump ou être complices de ses crimes.

Mais cela va bien au-delà de Trump et des États-Unis. En France, le pouvoir politique a réprimé les mobilisations en solidarité avec la Palestine depuis le 7 octobre et, tout récemment, SciencesPo Paris a exclu pour un mois trois de ses étudiant·es, dont la présidente d’un syndicat étudiant, coupables d’avoir manifesté leur solidarité avec la Palestine lors d’un conseil d’administration.

C’est aussi le cas en Suisse, où le chercheur internationaliste Joseph Daher, spécialiste du Moyen Orient et professeur invité d’histoire contemporaine à l’Université de Lausanne depuis plusieurs années, a vu son contrat brutalement non renouvelé. Ceci fait suite à son engagement très actif dans la solidarité avec la Palestine dans cette université et représente clairement une mesure de répression. Une campagne de solidarité internationale a d’ailleurs été lancée en soutien à Jo Daher.

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Samedi 8 mars 2025 : Mahmoud Khalil, résident permanent palestinien aux États-Unis et médiateur entre l’Université de Columbia et les étudiants mobilisés contre le génocide israélien en Palestine, a été enlevé par des agents de l’Immigration and Customs Enforcement (ICE, l’agence fédérale en charge de l’immigration et des douanes aux États-Unis) à son domicile universitaire, sous les yeux de sa femme enceinte.

Il a rapidement été envoyé dans un centre de détention tristement célèbre en Louisiane. Le président Trump s’est félicité de l’arrestation de Khalil, affirmant qu’elle était la « première arrestation d’une longue série à venir ». Lundi 10 mars, en soirée, un juge fédéral a temporairement bloqué toute tentative d’expulsion de Khalil, mais la bataille judiciaire est loin d’être terminée.

L’arrestation de Khalil, d’une cruauté et d’une illégalité flagrantes, a horrifié les gens dans tout le pays. Soyons clairs : c’est ainsi que se manifeste le fascisme, et cet événement s’inscrit dans une offensive bien plus vaste.

Dès son investiture, Trump a mené une prise de pouvoir brutale et calculée pour intimider, signant des dizaines de décrets”, dont plusieurs remettent en cause des droits constitutionnels fondamentaux et ciblent des communautés déjà marginalisées. Aujourd’hui, ses fidèles chiens d’attaque de l’ICE, du ministère de la Justice (DOJ) et d’autres agences sont en train de les mettre en œuvre – avec un accent particulier sur la criminalisation du mouvement étudiant, qui s’est intensifiée sur les campus américains après le 7 octobre, lorsque des milliers d’étudiants et de professeurs se sont soulevés contre le génocide israélien soutenu par les États-Unis en Palestine ainsi que les guerres menées contre le Liban, la Syrie et l’Iran.

Dans un décret du 29 janvier, Donald Trump a ordonné aux agences gouvernementales de cibler les étudiants et le personnel pro-palestiniens, en vue de leur expulsion et de leur poursuite en justice, en s’appuyant notamment sur les universités comme instruments de censure et de surveillance. Peu après, l’administration a annoncé la suppression de 400 millions de dollars de subventions et de contrats fédéraux accordés à Columbia sous prétexte que l’université n’aurait pas pris les mesures nécessaires contre l’antisémitisme, menaçant d’imposer des sanctions similaires à d’autres établissements.

Ces mesures constituent une attaque directe contre la liberté d’expression des étudiants, en particulier leur droit de critiquer les politiques israélienne et américaine. Les universités qui choisiraient de défendre activement leurs étudiants auraient pourtant les moyens de résister à ces abus. Pourtant, nombre d’établissements ont préféré se soumettre aux pressions, acceptant sans résistance les dérives autoritaires et les politiques répressives promues par Trump et ses acolytes – certains allant même jusqu’à anticiper ses directives avant son entrée en fonction.

Sous la pression des politiciens, des donateurs, des administrateurs et des groupes de pression pro-israéliens, la plupart des universités  ont répondu au mouvement étudiant contre le génocide israélien par un racisme anti-palestinien systématique, sacrifiant liberté d’expression, liberté académique et gouvernance partagée sur l’autel des intérêts politiques. Elles ont livré leurs propres étudiants et professeurs en pâture, facilitant des auditions maccarthystes au Congrès,  encourageant une application raciste et militarisée de la loi et de procédures disciplinaires draconiennes.

Contournant les procédures habituelles, elles ont adopté des règlements de plus en plus restrictifs sur la liberté d’expression et des politiques anti-manifestation répressives. Ces décisions n’ont en rien affaibli le mouvement de solidarité avec la Palestine. Elles n’ont pas non plus apaisé Trump et ses alliés au Congrès. Au contraire, elles ont désigné les étudiants comme cibles privilégiées d’une répression d’État aux accents fascistes.

Après tout, ce n’est pas un hasard si Mahmoud Khalil figurait dans le collimateur de Trump. Bien avant son arrestation, Columbia avait déjà fait de lui et d’autres étudiants palestiniens ou alliés un exemple,  les soumettant à des procédures disciplinaires de plus en plus sévères. Des groupes pro-israéliens de droite ont publiquement exhorté les responsables de Trump à le prendre pour cible, tout comme des membres du conseil d’administration de Columbia, selon The Forward.

Columbia savait que Khalil était en danger : la veille de son arrestation, Khalil lui-même avait déclaré à l’université qu’il craignait que « l’ICE ou un individu dangereux ne vienne chez moi ».

Mais Columbia n’est pas la seule université à manquer à ses devoirs de protection envers ses étudiants. Mon organisation, Palestine Legal, a reçu une avalanche de plus de 3 500 demandes de soutien juridique depuis octobre 2023, émanant en grande partie d’étudiants confrontés à la censure d’événements, à des accusations infondées et à des sanctions pour des formes de protestation pourtant typiques de l’activisme étudiant.

Parmi des centaines d’exemples, le président du Pomona College a suspendu des étudiant·es sans la moindre preuve ni procédure régulière en les accusant d’avoir occupé un bâtiment. À l’Université George Mason, le FBI a perquisitionné le domicile d’étudiants, simplement pour des graffitis peints à la bombe. A l‘université de Chicago, la police a expulsé un étudiant de son logement sur le campus après l’avoir arrêté lors d’une manifestation. A l’université de New York, des étudiants ont été suspendus pour la seule raison qu’ils se trouvaient dans la bibliothèque lors d’un sit-in pacifique.

Les enseignants ne sont pas épargnés : nombre d’entre eux sont visés par des enquêtes, suspendus ou licenciés pour leur engagement politique ou académique. Ces récits, aussi nombreux que bouleversants, illustrent la répression croissante contre celles et ceux qui osent s’exprimer.

Alors que Trump intensifie la répression contre les défenseurs de la Palestine et contre l’enseignement supérieur tel que nous le connaissons aux États-Unis, les universités doivent comprendre qu’une capitulation face à ses menaces ne les mettra pas à l’abri. (Columbia en a fait l’amère expérience avec une perte de 400 millions de dollars.) Bien au contraire, en cédant, elles abandonnent un espace essentiel de recherche critique, de débat et de résistance face à ceux dont l’objectif principal est de l’écraser.

La question est donc la suivante : feront-elles marche arrière et défendront-elles les droits et libertés des étudiants et des enseignants, qui font d’elles des lieux dynamiques et ouverts à la construction d’un avenir plus juste et viable ? Pour ce faire, elles doivent amorcer des changements fondamentaux.

La partie émergée de l’iceberg

Tout d’abord, les universités doivent reconnaître que le racisme anti-palestinien nous menace tous. Une des manifestations du racisme anti-palestinien est le déni et l’ignorance délibérée par les universités de ce qui est clair pour la majorité de leurs étudiants et professeurs – et pour la communauté internationale – depuis plus d’un an : Israël commet, même sous un fragile cessez-le-feu, un génocide contre les Palestiniens à Gaza et dans l’ensemble de la Palestine. Les administrateurs universitaires devraient s’inquiéter davantage du massacre de masse des Palestiniens que du contrôle de manifestations et des slogans, simplement parce que certaines voix refusent d’admettre que les Palestiniens ont droit à la liberté sur leur propre terre.

La rhétorique désormais répandue, qui assimile les manifestants comme Khalil à des “partisans du Hamas”, et qui dénigre les défenseurs de la justice en Palestine en les taxant de terroristes ou d’antisémites, est un exemple de racisme anti-palestinien servant de prétexte à Trump pour justifier sa répression. Il en va de même pour les lois et les politiques adoptées par les législateurs et institutions pour criminaliser les Palestiniens et leurs soutiens. Toutes ces mesures nous rapprochent d’une société autoritaire et fasciste, où personne ne pourra plus débattre librement des enjeux cruciaux liés à notre survie et notre bien-être collectif.

La répression des débats universitaires sur la Palestine n’est que la partie émergée d’un contrôle plus vaste, ouvrant la voie au démantèlement des principes fondamentaux de la Constitution et de la liberté académique, conçus pour empêcher le gouvernement et les lobbys d’imposer ce qui peut ou ne peut pas être dit et enseigné. 

Mettre en place des restrictions idéologiques et intellectuelles sur la Palestine — un sujet bénéficiant d’un soutien bipartisan plus large que toute autre cause — revient à établir un précédent pour réduire au silence d’autres débats essentiels, qu’ils portent sur la race, le genre, le climat ou tout autre sujet que Trump et ses alliés cherchent déjà à museler.

En réalité, l’attaque contre le militantisme et l’activité universitaire liés à la Palestine fait partie d’un programme plus large de la droite radicale. Des écoles primaires jusqu’aux universités, elle cible études ethniques, les études LGBTQ+ et les études sur les Noirs (black studies).

Les universités doivent défendre la vie et la voix de leurs étudiants et enseignants palestiniens et alliés, les reconnaître comme des membres essentiels de la communauté académique, et résister aux pressions politiques visant à les marginaliser et à les réduire au silence alors même qu’ils dénoncent un génocide retransmis en direct. 

Cela implique de respecter et d’appliquer les principes de liberté d’expression et de lutte contre la discrimination pour tous (comme l’a exigé le département de l’éducation dans le cadre d’une plainte pour discrimination anti-palestinienne contre l’université George Washington). Les universités ne doivent pas seulement agir parce que la loi l’exige, mais parce que céder à la censure universitaire détruirait irrémédiablement le monde académique.

Deuxièmement, les universités doivent rejeter catégoriquement l’idée que les revendications des étudiants en faveur de la survie, de la liberté et de l’autodétermination des Palestiniens équivalent à un soutien au terrorisme. Elles doivent également rejeter le faux dilemme imposé par les groupes pro-israéliens, qui postulent que la liberté et la sécurité des Juifs ne peuvent exister que dans un État d’apartheid israélien, au détriment de la liberté et de la sécurité des Palestiniens. 

Ce faux dilemme repose sur l’amalgame, pourtant largement rejeté, entre le judaïsme, une identité religieuse et ethnique, et le sionisme, une idéologie politique qui a nécessité, en pratique, le meurtre de masse, la dépossession, l’occupation et l’oppression des Palestiniens pour créer Israël en tant qu’« État juif » dans la Palestine historique. 

Cet amalgame pernicieux entre le soutien à Israël ou au sionisme et le judaïsme, et par extension entre l’antisionisme et l’antisémitisme, est au cœur de la définition discréditée de l’antisémitisme de l’IHRA (International Holocaust Remembrance Alliance, Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste) que les groupes pro-israéliens tentent d’imposer dans la législation et les politiques universitaires, et que Trump vient de réaffirmer dans son décret.  

Mais cette définition, qui considère comme antisémite le fait de qualifier Israël d’« entreprise raciste », ne protège pas les étudiants pro-israéliens contre la discrimination ou le harcèlement antijuif. Elle les protège d’une opposition idéologique, de toute remise en question d’une croyance inculquée selon laquelle Israël et ses actions sont nécessaires à la sécurité des Juifs.

Les universités ne doivent pas légitimer l’idée que contester une idéologie équivaut à de la discrimination. Trump et les suprémacistes blancs qui attaquent l’enseignement de la théorie critique de la race (CRT) et les politiques de diversité, d’équité et d’inclusion (DEI) utilisent la même stratégie.  Ils prétendent que les élèves blancs sont lésés par l’enseignement de « concepts clivants » comme l’esclavage, sous prétexte qu’ils risqueraient de se sentir coupables des actes commis par leurs ancêtres blancs, et que l’enseignement du racisme systémique serait « anti-blanc ».

Tant l’IHRA que les efforts anti-CRT/anti-DEI ne cherchent pas seulement à empêcher les enseignants et les institutions de reconnaître et d’enseigner les racines et les effets du racisme dans les idéologies et les États. Ils utilisent également, de manière perverse, les principes de lutte contre la discrimination pour sanctionner ceux qui osent le faire.

Rejeter l’exception palestinienne

Troisièmement, les universités doivent refuser de céder aux tactiques maccarthystes des groupes de droite et des lobbys pro-israéliens, qui utilisent la chasse aux sorcières et instrumentalisent l’accusation d’antisémitisme pour réduire au silence ceux qui dénoncent non seulement les politiques israéliennes, mais aussi le soutien inconditionnel des États-Unis à celles-ci. Cette chasse aux sorcièrse s’inscrit dans une offensive plus large contre l’enseignement supérieur et la liberté académique.

À l’image des persécutions maccarthystes, les auditions et attaques menées au Congrès par les alliés de Trump, ainsi que le manuel « Project Esther » de la Heritage Foundation conçus pour la nouvelle administration, cherchent à diaboliser les défenseurs de la liberté palestinienne, en les qualifiant de “non-Américains”, de “communistes” ou d’“ennemis de la nation”. 

Afin de contourner les droits d’expression et de réunion protégés par le Premier Amendement, Project Esther recommande de criminaliser l’activisme pro-palestinien en utilisant les lois sur le terrorisme, les discours de haine, le crime organisé et l’immigration, allant jusqu’à recommander l’expulsion des étudiants étrangers engagés dans ces luttes. Les décrets signés par Trump ont donné aux agences fédérales les outils nécessaires pour mettre en place ces mesures de répression ciblée.

Pour comprendre ce qui est en jeu, il suffit de se poser la question suivante : si les étudiants et les universitaires sont empêchés de remettre en question les actes manifestement criminels d’un gouvernement étranger, qu’en est-il de leur capacité à interroger les actions de leur propre gouvernement – précisément au moment où ce droit doit être exercé et protégé plus que jamais ?

Plutôt que de faire le travail des censeurs à leur place, les universités doivent fermement rejeter l’“exception palestinienne” raciste appliquée aux lois sur la liberté d’expression et la lutte contre les discriminations, qui n’est rien d’autre qu’un cheval de Troie pour l’autoritarisme grandissant. Au contraire, elles doivent défendre avec vigueur et impartialité la liberté d’expression et la liberté académique, notamment en cessant de persécuter leurs propres étudiants pour leurs prises de position critiques envers Israël. Elles doivent également refuser de coopérer avec l’ICE, les autres agences gouvernementales et les enquêtes du Congrès, qui cherchent à forcer les universités à une obéissance silencieuse par l’intimidation.

Enfin, les universités doivent reconnaître leur rôle historique et actuel dans des systèmes oppressifs et destructeurs, y compris leur complicité dans le génocide d’Israël à Gaza et l’oppression continue des Palestiniens. Les soulèvements étudiants au fil des décennies — notamment les mouvements contre l’apartheid en Afrique du Sud, pour la justice climatique, pour Black Lives Matter et aujourd’hui pour la Palestine — ont exigé que les institutions, auxquelles ils paient des frais de scolarité et des loyers de plus en plus exorbitants, révèlent et désinvestissent leurs vastes avoirs des industries militaires, des énergies fossiles, des prisons, de la police et d’autres secteurs complices de l’oppression, de la mort et de la destruction. Les universités ont déjà répondu à ces appels par le passé et doivent le faire à nouveau aujourd’hui, en défiant les menaces de sanctions contre le désinvestissement imposées par des lois d’État inapplicables et anticonstitutionnelles.

En fin de compte, nous ne pouvons protéger la démocratie qu’en la mettant en pratique, et non en reproduisant des tendances autoritaires. Ainsi, résister à l’agenda réactionnaire plus large de Trump implique de rejeter la marchandisation et la centralisation excessive des universités, qui les ont rendues politiquement et financièrement vulnérables à la coercition. Adopter des pratiques démocratiques de gouvernance partagée permettrait aux universités de résister à ces attaques sans précédent et de protéger les droits des enseignants et des étudiants.

Comme lors des grandes périodes de bouleversements nationaux et internationaux, les étudiants sont les premiers indicateurs de changements politiques incontestables. Les universités doivent assumer leur rôle de catalyseurs de ces transformations, plutôt que de précipiter leur propre déclin en se rendant complices de l’agenda trumpiste.

Si elles ne le font pas, elles ne pourront être tenues que pour responsables de leur complicité dans la persécution politique de Mahmoud Khalil et de tous ceux qui sont aujourd’hui pris pour cible en raison de leur engagement politique.

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Dima Khalidi est une avocate américano-palestinienne, née à Beyrouth et ayant grandi aux États-Unis. Elle est la fondatrice et directrice de Palestine Legal, une organisation dédiée à la protection des droits civils et constitutionnels des personnes s’exprimant en faveur de la liberté des Palestiniens aux États-Unis. 

Article publié initialement dans The Nation et dans +972. Traduit de l’anglais pour Contrretemps par Christian Dubucq.

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