Lire hors-ligne :

Les élections italiennes d’hier ont vu la victoire du parti d’extrême droite Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni et un taux d’abstention record. L’opposition entre les technocrates et l’extrême droite, sur fond d’une commune adhésion au néolibéralisme, est le symptôme d’un déclin plus profond.

***

Les élections en Italie ont donc permis une nouvelle percée de l’extrême droite et elles constitué un indicateur de plus de la radicalisation de la droite. La coalition des droites a obtenu un score de 44 %, mais le grand gagnant est bien le parti Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni, dont le score de 26 % est bien supérieur aux 4 % qu’il avait obtenus en 2018.

Les alliés de Meloni ont obtenu des résultats médiocres. Dans le cas de Forza Italia de Silvio Berlusconi (8 %), on s’y attendait. Inversement, la Lega dirigée par Matteo Salvini – il y a quelques années à peine l’étoile montante de la politique anti-immigrés – a chuté bien davantage (9 %) que dans les prévisions des sondages, et a obtenu de faibles scores même dans ses anciens bastions du Nord.

Le succès de Meloni tient en partie au fait qu’elle apparaissait comme une « outsider » – ou du moins, qu’elle a construit cette image pour rallier l’électorat de droite. Fratelli d’Italia a été le seul des trois partis de droite à ne pas rejoindre le gouvernement d’« unité nationale » de Mario Draghi en février 2021 ; tout au long des dix-huit derniers mois, elle a combiné marques extérieures de respect à l’égard de Draghi avec la promesse que seule elle pourrait diriger un gouvernement directement choisi par les Italiens.

Pourtant, ce résultat, y compris la performance lamentable de ce qui passe pour être la gauche (autour du Parti démocrate), est aussi le produit d’une désertification plus large du champ politique. Le parti de Meloni a des liens évidents avec la tradition néofasciste, mais son succès est également dû à un phénomène nettement postmoderne, qui a de plus en plus dominé la vie publique italienne au cours des trois dernières décennies : la réduction des horizons politiques à l’alternative entre la gestion technocratique de la crise et une extrême droite réactionnaire dans ses politiques économiques et de droits civils.

Le caractère sinistre de ce choix est également visible dans le désengagement populaire massif du processus électoral. Dans les décennies d’après-guerre, la démocratie italienne était fondée sur des partis de masse comptant des millions de membres ; le taux de participation électorale a toujours été supérieur à 90 % jusque dans les années 1980. Lors du scrutin de dimanche dernier, il était inférieur à 64 %, avec une abstention massive dans le Sud et (à en juger par les précédents scrutins similaires) parmi la classe travailleuse et les jeunes Italien·nes en général.

Dans ce contexte, les adversaires de Meloni portent de graves responsabilités. Celles-ci résident en partie dans la loi électorale dite Rosatellum adoptée en 2017, quiaccorde à la plus grande coalition une large majorité de sièges même avec une minorité de voix. À cela s’ajoute l’incapacité à former une coalition alternative large et radicale qui aurait pu rendre cette élection compétitive.

Mais les résultats décevants des partis supposés « progressistes », des libéraux-européistes du Parti démocrate (19 %) au Mouvement 5 étoiles (15 %), sont aussi les symptômes d’un affaiblissement qui remonte à plusieurs décennies du lien entre la vie de la classe travailleuse, la politique de gauche, et jusqu’àla participation démocratique elle-même.

L’ascension et la chute rapides du Mouvement 5 étoiles (M5S) en sont une bonne illustration. Grand vainqueur de l’élection de 2018, le M5S avait recueilli 32 % des voix en promettant de redonner aux Italien·nes le contrôle du processus démocratique. Au lieu de cela, il s’est révélé comme une formation sans boussole et peu responsable, formant des coalitions avec d’abord la Lega (un parti d’extrême droite), puis avec les centristes du Parti démocrate, puis avec les deux plus Draghi. Tout cela a fait éclater ses contradictions internes et a provoqué son recul électoral. Bien que l’accent mis par le leader Giuseppe Conte sur les programmes sociaux lors de cette campagne ait produit un petit rebond, le M5S se situe toujours à moins de la moitié de son score de 2018.

Dans de nombreux pays européens, nous avons vu que les partis historiques de centre-gauche ne sont plus en mesure de mobiliser leurs bases en brandissant la seule peur de la droite. Et ce, même lorsque, comme dans le cas italien, les partis de droite combinent une position réactionnaire sur les questions de droits civiques avec des politiques économiques régressives, comme l’introduction d’un taux d’imposition forfaitaire sur le revenu et la suppression des allocations de chômage.

L’Italie est une terre de grande histoire ouvrière et antifasciste, mais l’appel de dernière minute à cette tradition dans le but de stopper Meloni ne pouvait mobiliser que de petites minorités.

Une campagne désastreuse

Le jour du lancement de la campagne électorale italienne, j’ai publié dans le New York Times une tribune intitulée « L’avenir est en Italie, et il est sombre ». L’Italie y était présentée comme un pays englué dans une stagnation permanente et un rétrécissement des horizons politiques entre les technocrates et les « outsiders » d’extrême droite. J’y déclarais que l’Italie ne constitue pas une étrangeté mais qu’elle représente une tendance générale en Occident : une ère de démocratie vidée de sa substance et en crise permanente.

Dans les médias italiens, ma mention des racines néofascistes de Fratelli d’Italia a été largement citée comme preuve des craintes états-uniennes à l’égard de Meloni. Bien qu’elle ait fait campagne pour des partis d’extrême droite étrangers, comme le parti espagnol Vox, Meloni a qualifié, à trois reprises, mon article d’ingérence étrangère ; son collègue fanfaron Ignazio La Russa a affirmé avoir rassemblé « diverses preuves » que cet article d’opinion était le produit d’une « conspiration visant à nuire à l’Italie ». Certains commentateurs en ligne se sont même inquiétés d’y voir la main du Département d’État étatsunien.

Il est certain que la plupart des médias internationaux ont raconté une histoire quelque peu différente. La victoire de la coalition de droite étant quasiment garantie dès le début de la campagne, de nombreux articles se sont concentrés sur le charisme personnel de Meloni, ses qualités de leader et sa rupture avec le passé fasciste. Ces comptes-rendus semblaient avoir du mal à prendre en compte sa défense répétée de la « théorie du grand remplacement » – c’est-à-dire l’affirmation explicite que la gauche, de connivence avec les « usuriers », planifie la destruction de la civilisation occidentale.

Comme l’a fait remarquer Fabio Chiusi, la couverture plus fervente de la dernière étoile montante était un « miracle typique de ceux qui racontent la politique italienne : plus elle se rapproche du bureau du premier ministre, plus elle devient modérée ». Cet effet d’entraînement a également attiré dans son camp d’anciens membres d’autres partis de centre-droit et lui a même valu des commentaires indulgents de la part de Hillary Clinton.

Les partisans de Meloni semblent souvent penser qu’elle doit être félicitée pour avoir pris ses distances avec la dictature fasciste et l’antisémitisme. Pourtant, l’insistance sur le fait qu’elle respecte le processus électoral est un critère très pauvre. Le risque d’un gouvernement Fratelli d’Italia n’est pas la fin de la démocratie mais l’aggravation de l’érosion du domaine public, cette fois entre les mains d’une force politique qui a toujours méprisé la République d’après-guerre créée par les partis antifascistes.

Cette érosion prendra probablement des formes multiples : saper les dépenses sociales, réécrire la Constitution et utiliser les fonctions gouvernementales pour tourner en dérision ceux qui ont combattu dans la Résistance lors de la Seconde Guerre mondiale. En effet, plus les résultats du gouvernement de Meloni seront médiocres, plus il sera nécessaire pour elle de focaliser sur les thèmes identitaires, depuis les appels à un « blocus naval » en Méditerranée contre les migrant·es jusqu’aux mesures contre les « lobbies LGBT » et l’ « idéologie du genre ».

De telles obsessions ont des racines dans le fascisme mais elles font également partie d’un agenda nativiste plus large, également représenté par des figures venant de traditions aussi diverses que Viktor Orbán et Donald Trump. En ce sens, le succès de celle qui porte la vieille flamme néofasciste ne signifie sans doute pas un retour au passé mais l’annonce de quelque chose de neuf.

Lire hors-ligne :