Lire hors-ligne :

L’extrême droite tient actuellement le haut du pavé en Italie : les Fratelli d’Italia (Frères d’Italie) et la Lega de Matteo Salvini frisent à eux deux les 40% dans les sondages d’opinion. La Lega est un cas particulièrement intéressant, non seulement parce qu’elle joue un rôle important dans la galaxie internationale des extrêmes droites, mais aussi car elle est le fruit d’un parcours qui n’est pas celui du fascisme ou du post-fascisme ayant suivi la Seconde Guerre mondiale.

Comme le montre ici l’historienne Stefanie Prezioso, son histoire illustre les trajectoires parfois tortueuses des extrêmes droites contemporaines, le type de synthèses idéologiques complexes sur lesquelles elles se fondent, et comment elles parviennent à influer durablement sur la culture politique des différents pays. 

***

« Droite plurielle » et normalisation de l’extrême droite

L’Italie a été le laboratoire de la « normalisation » de la droite extrême. Dès les lointaines années 1990, Silvio Berlusconi a opéré dans cette direction unissant la droite conservatrice et réactionnaire, la « nouvelle » extrême droite et les organisations postfascistes, de Alleanza nazionale de Gianfranco Fini à Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni. Ce faisant il les a « dédouanés » les rendant « présentables » comme force de gouvernement ; un plan que Silvio Berlusconi avait caressé très tôt, au moins depuis la fin des années 1970, en adhérant à la Loge P2 et en finançant une scission du Mouvement social italien (MSI), le mouvement néofasciste né dans l’immédiat après deuxième guerre mondiale, pour venir appuyer la Démocratie chrétienne au parlement[1].

Au cours des années 1990, Silvio Berlusconi a contribué au surgissement d’une nouvelle constellation de droite à la puissante capacité d’attraction, fondée sur un « espace de sens commun »[2]. Cette « droite plurielle » se définit par des « frontières poreuses » entre la droite et l’extrême droite et par la « dilatation » toujours plus perceptible de son espace d’intervention politique et culturel[3]. Elle réussit à placer au centre du débat ses thématiques phares : le rejet de l’immigration, symbolisé au niveau gouvernemental en 2002 par la loi Bossi-Fini, le refus de l’État social et la stigmatisation des pauvres[4]. Et elle parvient également à se saisir de ce que le politologue argentin, Ernesto Laclau, a appelé des signifiants vides, à les investir de sa grammaire en en faisant une « formidable arme d’hégémonie idéologique » ; parmi ceux-ci la liberté, l’égalité, l’universalisme.

Le docteur Frankenstein-Berlusconi a réussi à assembler en 1994 le Mouvement social italien (MSI) de Gianfranco Fini, la plus vieille organisation néofasciste européenne, et La lega Nord d’Umberto Bossi, mouvement au régionalisme identitaire exacerbé à l’influence croissante depuis le début des années 1980 ; à coaliser, en 2000, toutes les droites dans la Casa delle Libertà (Maison des libertés), puis pour un moment à fusionner en 2009 les héritiers du MSI et la droite conservatrice dans un seul Popolo della libertà (Peuple de la Liberté). Or les élections de mars 2018 ont marqué la fin de cette droite-là. Non parce qu’elle n’aurait plus de fonctions dans l’Italie actuelle, mais parce que la cooptation de ses diverses âmes, leur amalgame dans le laboratoire berlusconien a abouti à un nouvel alliage qui s’est émancipé de son alchimiste.

Aux élections nationales de mars 2018, la Lega a « absorbé » les votes de Forza Italia au « centre » tout en « cannibalisant » pour un temps la droite post et néofasciste, se montrant plus à même que Forza Italia de représenter les instances conservatrices d’une partie de l’électorat de Silvio Berlusconi[5]. Le transfert de voix entre Forza Italia et le parti de Matteo Salvini (soit environ un tiers des suffrages de la Lega) a consolidé sa base de masse. C’est ce que Edmondo Berselli avait appelé en 2007 le « forzaleghismo », une idéologie profonde qui lie « les secteurs du commerce, de la petite entreprise, du tissu entrepreneurial, et en général du travail indépendant, en substance un univers social qui refuse anthropologiquement la gauche, ne veut pas entendre parler de redistribution et considère que les impôts sont un prélèvement insupportable, auquel se soustraire chaque fois que nécessaire »[6]. Les élections de mars 2018 ont sanctionné le passage du « forzaleghismo » au « legaforzismo » avec la modification du rapport de force au sein de la droite[7].

La Lega a su jouer de son image de parti d’opposition auprès de ses membres et de son électorat, malgré sa longue participation aux gouvernements de Silvio Berlusconi. Le mouvement a réussi à s’étendre du Nord au Sud de la péninsule et a capté le désarroi d’une population se percevant comme appauvrie, allant puiser dans les couches les moins instruites de la population, (ceux qui ont terminé l’école obligatoire) ; ce que Pierre Bourdieu appelait la classe moyenne à faible capital culturel, parmi les ouvriers qualifiés du secteur privé exerçant dans des grandes entreprises, parmi ceux qui aux faîtes de leur carrière (les 48-50 ans) ont peur du lendemain[8].

Ainsi la Lega n’a pas intercepté principalement les pauvres, précaires, chômeurs, quoiqu’en dise une presse mal informée. Sa base sociale la plus solide demeure les indépendants, enracinés dans les anciens bastions de la Démocratie chrétienne, acteurs du développement du Nord du pays. Les scores électoraux du parti de Matteo Salvini sont volatiles hors de cette sphère traditionnelle d’implantation, comme le montre sa dégringolade dans les intentions de vote de ces derniers mois. La Lega n’a pas réussi pour le moment à s’imposer en tant que ciment d’un bloc bourgeois renouvelé.

 

L’ascension de Salvini

En décembre 2013, Matteo Salvini devient secrétaire de la Lega Nord, un parti en pleine « agonie »[9]. Fils d’un entrepreneur lombard et d’une mère au foyer, il est alors pratiquement inconnu du grand public ; la presse est alors occupée par un autre Matteo (Renzi) qui arrive presque au même moment à la tête du Parti Démocrate (PD). Lors des premières élections primaires organisées par le parti, dans toutes les régions où il est présent (Nord et Centre de la Péninsule), Salvini obtient 82% des voix (sur 10 000 membres, environ 8 000 votent pour lui) frôlant des scores quasi plébiscitaires dans le Frioul, en Romagne et en Ligurie[10].

Il met alors en déroute Umberto Bossi, leader jusque-là indiscuté et indiscutable, affaibli par la maladie et embourbé, depuis 2012, dans des affaires de corruption ; il lui était reproché d’avoir utilisé les remboursements des frais de campagnes, soit 49,8 millions d’euros, à des fins personnelles. La Lega sera condamnée après les élections de mars 2018 de s’acquitter de cette somme sur près de… 80 ans[11]. À cela s’ajoute l’enquête contre le trésorier de son mouvement, Francesco Belsito, et ses « amitiés dangereuses » avec la N’drangheta (organisation mafieuse en Calabre). Umberto Bossi et Francesco Belsito sont accusés de détournements de fonds, une dénonciation d’autant plus infamante que la Lega avait fait de la bataille contre la corruption censée provenir de Rome (« Roma ladrona », « Rome voleuse ») l’un de ses arguments principaux de campagne depuis son apparition sur la scène politique italienne. Umberto Bossi, il est vrai, n’en était pas à son coup d’essai ; en 1998, il avait déjà été condamné à huit mois de prison pour financement illicite (200 millions de lires de pots-de-vin). Mais couplées aux importantes défaites électorales, ces affaires finissent par abattre le clan Bossi et sa vieille garde.

Les élections administratives de 2012 marquent en effet l’effondrement de la Lega dans le « Nord profond », là où est fabriqué le « Made in Italy », peuplé de petites et moyennes entreprises qui subissent de plein fouet la crise des subprimes parce qu’ils vendent essentiellement leur produit sur le marché national. Une région où les suicides sont supérieurs à ceux du reste de l’Italie[12].

« Le Nord de la Lega, écrit à ce propos Valerio Renzi, celui qui se sentait plus autrichien, allemand qu’italien, se découvre tout à coup le terrone [bouseux du Sud] de l’Europe, un pays “Piigs” avec les Grecs, les Espagnols, les Portugais, les Irlandais »[13].

La Lega est alors le seul parti représenté au parlement à refuser l’union sacrée de Mario Monti, mais il paie la crise économique qui fauche sa base traditionnelle dans la région ; dans la Brianza (région de Côme, Monza et Milan) plus du 42% des entreprises de moins de 50 salariés doivent mettre la clé sous la porte, c’est le cas aussi de 1709 d’entre elles en Vénétie.

La descente aux enfers se poursuit aux élections nationales de février 2013 ; la Lega n’obtient que 4,08% des voix. Mais le 7 décembre 2013, Egisthe tue Agamemnon ; Matteo Salvini, inversant l’ordre de ses victimes, enlève la vie à son oncle (Agamemnon-Bossi) avant d’assassiner son père (Thyeste-Berlusconi). Dès son élection, il tient fortement en main le parti en redimensionnant le nombre des cadres intermédiaires et la liberté des structures décentralisées avec lesquelles, bon an mal an, Umberto Bossi avait dû entrer en dialogue. Il se débarrasse en outre de ceux qui, au cœur du système de la Lega depuis des années, comme Roberto Maroni, pouvaient constituer des obstacles à son leadership.

Le jeune secrétaire, il a alors 40 ans, centralise le parti et en fait une organisation verticale à tous les effets, jouant non sur le charisme, mais sur l’autorité que cet animal politique a acquise au cours des nombreuses années d’ascension au sein de l’appareil du parti. Il a été à la tête de son organe de presse La Padania ainsi que de sa radio, Radio Padania, à partir de 2003. Il a également participé au groupe des « communistes de Padanie », qui lui offre le vernis social dont toute droite extrême a besoin pour s’imposer.

C’est sur cette liste qu’il se présente en 1997 aux « élections de Padanie » mises sur pied par son parti : « La Lega gagnait des voix dans tous les quartiers, expliquera-t-il plus tard, à droite et à gauche, athées et catholiques. Il était nécessaire de s’organiser en fonction. »[14] Plus important encore, entre 1994 et 2004, il est dans la direction de la jeunesse de la Lega ; c’est là qu’il va rencontrer une partie de ceux qui formeront sa garde rapprochée, récompensés pour certains par des sièges gouvernementaux en juin 2018 (notamment Giancarlo Giorgetti, Gian Marco Centinaio, Lorenzo Fontana, Stefano Candiani).

 

Programme raciste et stratégie politico-culturelle

Son programme se résume alors au mot d’ordre « Prima il Nord » [d’abord le Nord], bientôt remplacé par « Prima gli Italiani » [Les Italiens d’abord], reprenant le slogan de Donald Trump et, bien avant lui, de Jean-Marie Le Pen[15]. L’objectif proclamé est une rupture assumée avec la période qui a précédé : en finir donc avec l’identité régionaliste d’un parti en perte de vitesse, « étranger à l’Italie et représentant d’un territoire inventé (Padanie) », et avec l’alliance utile, mais gênante avec Forza Italia[16]. Transformer la Lega séparatiste en une formation nationaliste a été de l’avis de Steve Bannon, ancien conseiller de Donald Trump, suprématiste blanc et antisémite, un véritable « coup de génie » qui constitue un tournant essentiel pour renforcer les liens entre tous les courants néo (qui se réclament explicitement d’une filiation avec le fascisme italien) et postfascistes et la Lega, consolidant le rôle fédérateur de Salvini.

Si Matteo Salvini n’est pas nouveau en politique, il n’a eu jusqu’à son arrivée à l’exécutif du pays en juin 2018 aucune responsabilité importante. Conseiller municipal à Milan entre 1993 et 2012, député européen de 2004 à 2006, puis à la Chambre en 2008 et 2013, charge à laquelle il renonce après son élection en 2009 et en 2014 au parlement européen. Mais son image subsume celle de la Lega tant et si bien qu’il réussit à en faire oublier que son parti a bel et bien été partie prenante des gouvernements de droite depuis 1994.

Une ascension fulgurante, pour laquelle il a été aidé par des médias complaisants, des consultants en communication, et par la « bête », un système informatique construit pour lui par Luca Morisi, à la tête de l’entreprise Sistema Intranet, qui enregistre les réactions de ses followers à ses post FB et à ses tweets, la « machine de marketing viral la plus puissante de la politique italienne »[17]. Toujours muni de son IPad, il donne l’impression à ses followers qu’ils sont partie prenante de ses choix puis, de juin 2018 à août 2019, de ceux du gouvernement. Selon Eva Giovannini, « Salvini est le roi de ce techno-populisme qui s’enracine dans les algorithmes et déploie ses tentacules dans les millions de smartphones de la péninsule. »[18]

Matteo Salvini est à la fois star télévisuelle et omniprésente sur les médias sociaux[19]. Il a amélioré ce qu’avaient impulsé Beppe Grillo et Gianroberto Casaleggio, et qui avait permis au Mouvement 5 étoiles (M5S) de devenir la première force politique du pays en 2013. Il a accentué les traits de vulgarité du comique génois, qu’il présente comme un « parler vrai », une « recherche d’authenticité », une « sincérité » qui se passe de la vérité : « irrévérencieux, agressif et aguicheur »[20]. Matteo Salvini renoue ce faisant aussi avec l’ADN de la Lega qui avait ouvert la voie, dès la fin des années 1980, à l’expression « nouvelle » d’une colère populaire contre les partis, le « tous pourris » nourri de « sentiments de persécution et de haine » qui n’avaient plus eu droit de cité en Italie depuis le fascisme :

« La Lega a été la formation, a écrit à ce propos l’historien Antonio Gibelli, qui a compris le plus rapidement les humeurs de la révolte populaire contre les partis et contre l’État ; elle en a été l’interprète la plus radicale »[21].

Toutes les chaînes se disputent celui qui semble le mieux les incarner. Pensons au fait qu’entre janvier et février 2015, Matteo Salvini a cumulé plus de 73 invitations, tous canaux confondus ; entre juillet 2019 et février 2020, si l’on met bout à bout l’ensemble de ses interviews sur les sept stations de télévision, il a pris la parole pendant 140 heures, 38 heures de plus que l’alors président du Conseil[22]. Une caractéristique qu’il partage avec l’autre Matteo (Renzi), ainsi que le style politique sans fioriture, l’arrogance, mais aussi les conditions d’ascension au sein d’un parti dont il contribue à déstructurer la base militante en faveur du party in central office, qu’il personnifie dès le 4 mars 2018[23].

Quant à sa page Facebook, elle est parmi les plus visitées d’Italie avec plus de 3,6 millions de fans et la réactivité est sans précédent. Matteo Salvini interpelle ses followers et ils sont au rendez-vous : plus de 110 messages par minutes en quatre heures le 17 août 2019, en pleine crise du gouvernement Lega-M5S alors que se dessine la création d’un nouvel exécutif PD-M5S[24]. À cela s’ajoute les 1,1 million de followers sur Twitter et 1,4 million sur Instagram. Mais la diffusion de ses mots d’ordre se fait au-delà de ce cercle[25]. En 2015, l’hashtag #Salvini est le troisième par ordre d’importance associé à la thématique de la migration.

Matteo Salvini construit sur ses réseaux, au jour le jour, une image de « l’italianité » censée être intemporelle (les tortellinis, une tartine de Nutella, un verre de vin, le poste de télévision…) dans ce que Matteo Pucciarelli appelle une « continuelle superposition du public et du privé »[26]. Une gageure pour celui qui, en 2011, pouvait encore dire : « le drapeau tricolore ne me représente pas, je ne le sens pas comme mien, chez moi je n’ai que le drapeau de la Lombardie et celui de Milan »[27].

Le secrétaire de la Lega sait manier le sens commun, ce que Antonio Gramsci définissait comme la « “philosophie des non-philosophes” c’est-à-dire une conception du monde absorbée de manière acritique par les divers environnements sociaux et culturels dans lesquels se développe l’individualité de l’homme moyen »[28] . Il a fait du « bon sens » un slogan efficace invoquant la « révolution du bon sens » pour l’Italie et en appelant à « l’Europe du bon sens » en vue des élections européennes de mai 2019. Le bon sens se dresse dans son lexique contre la « bien-pensance », « l’angélisme » (buonismo), dont il accuse ses opposants politiques, et le « politiquement correct », notions derrière lesquelles se cachent la solidarité, l’égalité et l’empathie.

Présenter en tant que du « bon sens » ses options et son programme, lui permet à la fois de se placer au-delà et en quelque sorte au-dessus de la confrontation idéologique et de classe, tout en réduisant sensiblement l’impact de ceux qui tentent de mettre en garde la population contre les dangers présents ou futurs de ses orientations radicales[29].

Il agite les peurs en propulsant quantité de fake news sur les réseaux sociaux ayant comme point de mire les migrant·es et tou·tes ceux·lles qui leur sont associés, les désignant comme une sorte de cinquième colonne responsable de tous les maux qui affligent le pays et faisant des Italiens les seules vraies victimes ; sur Radio Padania, il mettra sur pieds une hotline de dénonciation contre les faits et méfaits des immigré·es.

Des campagnes racistes qui prennent appui sur l’idée thématisée par Renaud Camus, du « grand remplacement », expression utilisée à de nombreuses reprises par Matteo Salvini tant sur Facebook que sur les chaînes de télévision. Une notion qui n’est pas étrangère à l’ancienne Lega, celle de Umberto Bossi qui, en 2008, en avait fait un slogan électoral : « les Indiens d’Amérique ont subi l’immigration, ils vivent aujourd’hui dans des réserves »[30]. Son racisme est différentialiste, à l’instar de celui d’Umberto Bossi, et tout comme lui, Matteo Salvini fustige la Révolution française, les Lumières, mère de la mondialisation, et ses valeurs égalitaires, le « métissage pouvant détruire le lien entre la communauté et le peuple »[31].

La narration identitaire de la Lega de Salvini fait glisser le frame d’un peuple du Nord, vertueux et culturellement homogène que seule la Lega Nord était capable de protéger contre les élites financières et politiques de Rome, les migrant·es et les Italien·nes du Sud (Salvini annonce le 9 avril 2008 : « Quelle puanteur, même les chiens s’enfuient, les Napolitains débarquent »), vers celui du « peuple italien » que seul Matteo Salvini peut incarner contre Bruxelles et les réfugiés [32]. Elle s’accompagne de la criminalisation de tous ceux qui sont identifiés à une menace (les migrant·es, les militant·es des centres sociaux, antifascistes et de gauche, les féministes, les LGBTQI*) et qui constituent dans cette narration l’anti-nation.

 

Famille, sécurité, religion

Les thématiques chères à la Lega depuis plus de vingt ans (immigration, sécurité, identité) sont nationalisées afin de conquérir les électeurs du Centre et du Sud de la péninsule avec des messages aptes à dépasser les divisions socio-économiques et territoriales. Ainsi, concluent Gianluca Passarelli et Dario Tuorto,

« l’actuelle phase du parti ne doit pas tant être lue comme une rupture par rapport au passé, mais comme une décisive accélération à l’intérieur d’un processus de lente transformation à laquelle a également contribué la nouvelle conjoncture politique, économique et sociale. »[33]

Dès lors, il n’est guère étonnant qu’en décembre 2019, la Lega approuve à une large majorité un nouveau statut « national », accepté aussi par l’ancien leader Umberto Bossi[34].

L’identité italienne propagée par la Lega de Salvini se fonde sur la nostalgie de la famille « italienne », de la sécurité, où les références au passé sont un matériau composite dont on ne distingue plus ce qui a trait au mythe et ce qui correspond à la réalité. La valorisation de l’ordre et de l’autorité s’affiche ouvertement comme une remise en cause de la démocratie pluraliste. L’électorat de la Lega tendant à privilégier la délégation de pouvoir sur la démocratie directe ; une idée bien rendue par Matteo Salvini lui-même qui annonce, en août 2018, représenter le « peuple italien », et par ses partisans qui l’appellent Le Capitaine.

Pour « délimiter une communauté ethnique », l’identité de la Lega de Salvini se base aussi sur la défense de l’Occident chrétien contre l’islam, « incompatible » selon lui avec la société italienne[35]. Matteo Salvini utilise de manière ostentatoire les signes religieux dans ces meetings, brandissant selon les circonstances le rosaire, le crucifix ou la bible. Le 24 février 2018 à la fin de sa campagne électorale, le voici à Milan jurant sur la Constitution et l’évangile, le rosaire à la main dans une sorte d’auto-proclamation qui provoquera l’ire du Vatican :

« Je m’engage et je jure d’être fidèle à mon peuple, à 60 millions d’Italiens, de le servir avec honnêteté et courage, je jure d’appliquer vraiment la Constitution italienne, ignorée par beaucoup, et je jure de le faire en respectant les enseignements contenus dans l’évangile. […] allons gouverner ! ».

En juillet 2018, la Lega dépose au parlement un projet de loi pour introduire le crucifix dans tous les lieux publics. L’« exhibition arrogante » des symboles religieux sert essentiellement la consolidation de ce qu’il définit comme l’identité et la « culture » italienne. Une politisation de la religion qui n’est pas du goût des instances vaticanes avec lesquelles le parti entretient depuis longtemps des rapports conflictuels. À ses débuts, la Lega sécessionniste dénonce la Démocratie chrétienne, qu’elle assimile à l’État central, et le Vatican, considérés tous deux comme corrompus[36]. Parmi ses propositions, celle de créer une Église du Nord. Ainsi Mario Borghezio, président de l’organisation « Padania Cristiana », proche des lefebvriens, chassés par Jean-Paul II et réintégrés par Benoît XVI, défendait-il cette idée en 1995 parce que, soutenait-il « […] la Lega en a ras-le-bol du clergé romain »[37].

Les objets de friction ne manquent pas et la hiérarchie vaticane cherche à contrer sa présence dans les régions les plus catholiques du Nord. Car c’est précisément dans les zones dites blanches de la péninsule, là où l’Église « à travers un réseau très dense d’associations contribuait à structurer la société locale » et où le vote pour la Démocratie Chrétienne s’assimilait jusqu’aux années 1980 à un suffrage « pour l’Église et contre le communisme » que la Lega fait, depuis son apparition, ses scores les plus importants[38].

Agacée par cette instrumentalisation, l’Église catholique n’en est pas moins en syntonie avec la Lega sur des dossiers importants, un accord sanctionné dès 2010 lorsque Benoît XVI reçoit Giulio Tremonti, alors ministre de l’Économie du gouvernement Berlusconi :  la défense de la famille traditionnelle, « composée d’une maman et d’un papa » que le parti de Salvini brandit contre les droits des familles LGBTQI* ; la lutte contre la procréation médicalement assistée (PMA) ; la prime à la natalité qui s’accompagne d’une révision de la loi 194 légalisant l’avortement en Italie (une loi déjà piétinée au quotidien par le refus de services entiers de gynécologie à travers la péninsule de l’appliquer) afin, pour reprendre les termes du sénateur de la Lega Simone Pillon, d’arriver à l’objectif de « zéro avortement » ; ainsi que la volonté de modifier la législation sur le divorce (obtenu en décembre 1970), résumée par le projet sur la « biparentalité parfaite » déposé par Simone Pillon et des sénateurs du M5S et allant à l’encontre de la convention d’Istanbul pourtant ratifiée par l’Italie[39].

Ce que Matteo Salvini cherche c’est qu’une partie significative de la population italienne s’identifie à lui. L’usage plus superstitieux et identitaire que croyant de la religion appuie cette visée. Salvini troque le néopaganisme de la Lega première manière avec la politisation de la religion instituée. Son mode vestimentaire, ses photos et vidéos sur Facebook, son « exubérance trash-ditionaliste » accompagnée du fait qu’il se décrit obsessionnellement comme un « bon père », mais aussi ses bains de foule millimétrés, censés le mettre en contact avec « son » peuple, tout tend à cette identification[40] :

« Son éclectisme social, écrit à ce propos Matteo Pucciarelli, est calculé afin de montrer un visage humain rassurant à côté de ses provocations : en dépit des légendes et des analyses radicales qui me présentent sous les traits d’un monstre rétrograde, un populiste peu fiable, je suis fondamentalement quelqu’un de bien. Je parle ainsi parce que je suis comme vous, donc faites-moi confiance. Le message : enfin, l’homme de la rue a trouvé un leader qui pense et agit comme lui, pour le meilleur et pour le pire. »[41]

Le mode de communication des réseaux sociaux privilégie la rapidité de l’exposition et une économie de mots, des moyens efficaces aux fins de son discours très fortement teinté de l’appel à une forme de ressentiment, l’une de ses marques de fabrique depuis son entrée en politique exploitant les « bas instincts » de ses interlocuteurs.

Son langage se veut performatif. Matteo Salvini se fait le héraut de la « sécurité publique » (justifiant les rondes dans les quartiers, annonçant qu’il faut qu’un citoyen sur deux soit armé, proclamant que la défense est toujours légitime) en menant ouvertement la guerre aux pauvres, aux précaires, aux immigré·es, aux femmes, aux minorités sexuelles ; devenu ministre de l’Intérieur, il s’affuble de la veste de la police ou des carabiniers. Juste avant les élections de mars 2018, il se distingue en étant le candidat qui rédige le plus de commentaires offensifs contre les réfugié·es, les Rom·es, les femmes et les personnes LGBTQI*, dépassant Giorgia Meloni (Fratelli d’Italia), et même Simone di Stefano (CasaPound) et Roberto Fiore (Forza Nuova)[42].

Une constante de son action politique ; pensons au fait qu’en 2009, il projette la mise en place d’une forme d’apartheid à l’encontre de celles et ceux qu’il nomme les extracommunautaires, qu’il élargit à toutes les personnes « mal élevées » indiquant par là-même qui fait ou ne fait pas partie du « peuple » auquel il s’adresse : « Avant, écrit-il en effet le 7 mai 2009, il y avait [dans les bus] des places réservées aux invalides, aux aînés et aux femmes enceintes. Aujourd’hui, nous pourrions envisager des sièges ou des wagons réservés aux Milanais. »[43]

Le 18 mars 2016, il annonce qu’« un nettoyage de masse est nécessaire aussi en Italie, rue par rue, quartier par quartier, place par place, en utilisant la force s’il le faut ». Une banalité du mal à corréler avec les actes de violence contre les immigré·es d’Afrique subsaharienne, contre les militant·es d’associations d’entraide et féministes, qui scandent à un rythme effréné depuis février 2018 le panorama italien. Avec le décret sur la sécurité bis signé par le président de la République Mattarella début août 2019, cette violence a une base légale : légitime défense, criminalisation des migrant·es, blocage des manifestations et pénalisation des mouvements sociaux.

 

Fascioleghisme et « Europe des nations »

Les succès de la Lega sont également à attribuer au fait que son discours et sa pratique politique s’ancrent résolument à l’extrême droite, abandonnant la qualification « ni de droite ni de gauche » qu’avait privilégiée la vieille Lega d’Umberto Bossi. La Lega de Bossi s’était toujours déclarée antifasciste. Avant l’entente électorale de 1994 avec Gianfranco Fini, Umberto Bossi annonçait : « je ne veux rien avoir à faire avec la saleté fasciste », présentant son mouvement comme « l’héritier de la lutte des partisans », bien que sa Lega entretienne elle aussi des rapports avec la droite ultra en particulier après le milieu des années 1990.

Celle de Matteo Salvini s’affiche avec les néofascistes et revendique ses alliances. Il fréquente, avant son élection à la direction du parti, le cercle de culture néofasciste le Talebano. En mai 2013, il participe à une conférence consacrée à « L’Europe entre Islam et Occident, racines, formes et alliance de l’Europe des peuples » ; c’est là qu’il fait la connaissance de l’intellectuel d’extrême droite Buttafuoco avec lequel « la convergence idéologique » paraît féconde. C’est à travers eux que Matteo Salvini rencontre, en décembre 2013, Alain de Benoist, chef de file européen de la nouvelle droite, mais aussi en février 2015 les jeunes du mouvement Pegida de passage à Rome. Avec l’aide de cette extrême droite qui décide de miser sur Salvini, la Lega non seulement entame une remontée dans ses régions traditionnelles, mais rayonne dans de nouvelles provinces. Le parti de Salvini réussit à en devenir le point d’appui principal.

En 2014, aux élections européennes, la Lega gagne un siège dans la circonscription du Latium où il présente Mario Borghezio, grâce au soutien de Gianluca Iannone, ancien membre du MSI et fondateur de CasaPound. Issu des rangs néofascistes et par ailleurs eurodéputé sortant, précédemment élu dans le Nord, Borghezio est connu pour ses déclarations racistes et négationnistes. Après l’attentat d’Anders Breivik à Utoya en 2011, il dit partager certaines idées du terroriste. Le même Borghezio fait bénir une crèche au parlement européen lors de la célébration de Noël en 2007, « en hommage aux racines chrétiennes de l’Europe », par le père Floriano Abrahamowicz, ami du criminel nazi Erich Priebke, antisémite et négationniste ; en 2009, ce dernier déclare que les chambres à gaz ont sans doute existé, mais pour « désinfecter » ; il sera expulsé de la Fraternité San Pio X (lefebvrienne) en 2010[44]. Borghezio peut être défini comme un personnage clé pour les rapports entre la Lega et la droite néofasciste[45].

En octobre 2014, la Lega défile à Rome avec CasaPound contre l’émigration sous la bannière « Stop à l’invasion ». En 2015, la Lega se positionne décidément au cœur du « laboratoire des droites »[46]. Le 11 mai 2015, Matteo Salvini est intronisé par CasaPound au théâtre Brancaccio, au chant de « il n’y a qu’un seul capitaine ». En mars 2017, la Lega continue son insertion dans les territoires du Sud de la péninsule, en s’appuyant sur le réseau de CasaPound notamment, et sur un nouvel espace politique de la droite dure, le Movimento per la Sovranità [Mouvement pour la Souveraineté] qui réunit l’Azione nazionale [Action nationale] du néofasciste Gianni Alemanno (ancien membre du MSI et de Alleanza nazionale), ancien maire de Rome et membre de La Destra [La Droite], de Francesco Storace, lui aussi ex-membre du MSI, ministre de la santé de Berlusconi entre 2005 et 2006 et ancien président de la région du Latium entre 2000 et 2005. En partie rassemblées en vue des élections de mars 2018, dans la coalition Italia agli Italiani [Italie aux Italiens], les forces néofascistes annoncent leur soutien à un gouvernement qui verrait Matteo Salvini arriver à la présidence du Conseil.

Matteo Salvini est un exemple idéal-typique au cœur de l’Europe des liens que la droite nationaliste entretient avec les regroupements ouvertement néofascistes, utiles à son ascension au sein de la Lega et à sa maîtrise de l’appareil[47]. Plus encore, Matteo Salvini a clairement affiché ses affinités, en participant à nombre de manifestations organisées ou soutenues par ces mouvements, en endossant leur t-shirt. Pensons aussi au post qu’il publie sur Facebook le jour anniversaire de la naissance de Benito Mussolini « beaucoup d’ennemis, beaucoup d’honneur »[48].

Une nouvelle constellation de la droite ultra semble prendre son envol ; plus connue sous le nom de fascioleghisme, elle ne renvoie pas tant ou pas uniquement aux alliances électorales ou aux appuis du néofascisme à la Lega, mais plus à ce que Valerio Renzi nomme un « dispositif politique » à géométrie variable. Le discours antieuropéen, la guerre contre Bruxelles et l’euro associés à la construction patiente d’une Lega nationaliste ouvre à Matteo Salvini la possibilité de sortir son parti de ses bastions du Nord en lui apportant un écho international, alors même qu’un peu partout en Occident la droite nationaliste et postfasciste avance d’un pas sûr, face à l’atonie de la gauche et à la débandade des partis gouvernementaux.

L’objectif clairement affirmé est celui de rejoindre la droite extrême européenne :

« Au niveau international, écrit-il dans La Padania, la priorité est de saper cet euro et refonder cette Europe. Nous disons donc oui aux alliances, y compris avec les seuls qui ne sont pas europirla [des scribouillards d’europhiles aussi naïfs qu’incapables] : les Français de Le Pen, les Hollandais de [Gert] Wilders, les Autrichiens de [Andreas] Mölzer, les Finlandais… en somme avec ceux de l’Europe des patries. »[49]

En 2014, Matteo Salvini propose un programme commun à Marine Le Pen en vue des élections européennes ; les deux compères sont réunis par leur bataille contre l’euro, par leurs liens réciproques avec la droite néofasciste, et en particulier CasaPound[50]. À la sortie des urnes, la victoire historique de Marine Le Pen semble indiquer le chemin avec près de 25% des voix (contre 6,3% en 2009), devenant le premier parti de France. La droite dure, inégalement europhobe, bouleverse alors une partie de la donne européenne ; une progression annoncée, compte tenu de la crise économique, sociale, politique et morale qui affecte l’UE depuis quelques années. Des liens et des échanges que le secrétaire de la Lega va faire fructifier tout au long de la législature européenne ; renforçant ses alliances notamment avec Marine Le Pen.

En janvier 2017, Matteo Salvini est à Coblence pour fêter l’investiture de Donald Trump avec la fine fleur de la droite ultra européenne et lancer « l’année des patriotes » pour lutter, dira-t-il, contre le « grand remplacement ». « Nous sommes à l’aube d’un Nouveau Monde », soutiendra Marine Le Pen à cette occasion. Gert Wilders annonce, une « nouvelle Europe à venir après les États-Unis » ; « si tout va bien, comme nous le pensons, poursuit-il, nous accéderons tous au pouvoir […] 2016 a été l’année où le monde anglo-saxon s’est réveillé. 2017 verra, j’en suis sûre, le réveil des peuples d’Europe continentale »[51]. Le 22 mai 2018, c’est Marine Le Pen qui exulte à l’annonce d’un nouveau gouvernement italien : « Nos alliés, dira-t-elle, arrivent au pouvoir et des perspectives mirobolantes s’ouvrent grâce avant tout au grand retour des Nations. »[52]

« Les nationalistes européens ont trouvé leur héraut » écrivait Matteo Pucciarelli dans les pages de la New Left Review début 2019 et Matteo Salvini s’y est employé[53]. Au cœur de la troisième économie européenne dans l’un des pays fondateurs de l’Union européenne, le secrétaire de la Lega, devenu ministre de l’Intérieur, a poursuivi l’objectif de conquérir l’Europe avec ses partis frères. Dès juillet 2018, Matteo Salvini annonce la création de la « Ligue des ligues », l’internationale de ceux qui vont « vaincre l’Europe des banquiers et des multinationales » : « Ou nous, ou eux, poursuit-il : nous abattrons le mur de Bruxelles comme a été abattu le mur de Berlin quand ça semblait impossible »[54].

La Lega semble pâtir aujourd’hui de son soutien au gouvernement de Mario Draghi et de ses relations avec la Russie de Poutine ; une enquête a été ouverte en 2019 sur les financements présumés russes pour la campagne aux élections européennes du parti de Matteo Salvini (environ 3 millions d’euros). Des liens qui correspondent à des affinités idéologiques concrètes et bien réelles, comme semble le confirmer la présence, lors de la nomination de Salvini à la tête de la Lega, d’Alexey Komov, président honoraire de l’association culturelle Lombardie-Russie fondée par Gianluca Savoini, ex-porte-parole de Matteo Salvini, proche de l’oligarque Konstantin Malofeev et membre du Congrès mondial des familles[55]. Des sympathies que Matteo Salvini va afficher fièrement dans un selfie posté sur Facebook juste après les européennes de 2019 : souriant tenant un panneau où l’on peut lire « 1er parti d’Italie : MERCI », debout devant une bibliothèque sans livre, où trônent des photos de Vladimir Poutine en soldat, la casquette de la campagne électorale de Donald Trump et…une icône du Christ.

Mais Salvini a pavé la voie au regroupement de Giorgia Meloni, Fratelli d’Italia, héritier direct des mouvements néofascistes d’après-guerre. Ce regroupement est même crédité de 21% des intentions de vote, devançant tous les autres regroupements politiques y compris la Lega, tombée à la troisième position. Angelo d’Orsi parle à ce propos de « quelque chose qui ressemble [au fascisme], quelque chose qui apparaît parfois comme une réplique du passé et parfois comme l’une de ses formes actualisées. »[56]

À la fois « à l’intérieur » et « contre » le système, cette droite extrême plaide en même temps pour la dérégulation, la réduction des impôts pour les riches (la fameuse flat tax), le repli national avec la fermeture des frontières à l’immigration et des mesures économiques libéral-autoritaires n’excluant pas la nationalisation, sous fort contrôle des entreprises de service ; exalte la chrétienté comme base commune d’une nouvelle Europe conservatrice, fondée sur les nations, résolument islamophobe ; se rattache à une vision du monde patriarcale et réactionnaire, et impose le retour des femmes à la maison avec la consécutive légitimation de coupes aux services publics de la petite enfance et d’exploitation des femmes pour le travail reproductif, du berceau à la tombe. Ses objectifs communs se résument cependant essentiellement à la destruction de l’État Providence, l’antimarxisme, le racisme violent et revendiqué en particulier contre les migrants, ces « héritiers des classes dangereuses du 19e siècle »[57].

Ce fascisme est à la fois produit et producteur de crises[58]. Un fascisme qui se dispense de l’utilisation généralisée de la violence paramilitaire, parce qu’il s’est inscrit petit à petit, par imprégnations sur le territoire social, politique, culturel, mental italien, parce qu’il s’est « inséré dans les entrailles brutalement égoïste » de sa société. Mais il ne rechigne pas à employer le lexique de la violence déstabilisatrice, débouchant parfois sur la violence physique à l’encontre de toutes celles et ceux qui sont définis comme des adversaires politiques. Un fascisme miasmatique, en quelque sorte, exhalant l’air vicié (la mal aria) d’une culture ayant survécu au régime mis en place par Mussolini.

Pier Paolo Pasolini le laissait entendre déjà en 1962, alors que l’entrée de l’Italie dans le « miracle économique » s’accompagnait du renouveau de mouvements néofascistes, célébrant la marche sur Rome, l’anniversaire de Mussolini, le Ventennio et la République de Salò. Il dénonçait à ce moment-là plus ses « formes mondaines » que ses « manifestations absurdes et ridicules » qui, elles, étaient là pour instiller la peur (une peur assise sur des menaces bien visibles et réelles du terrorisme d’extrême droite). Un air d’autant plus vicié que la dé-fascisation en marche de ces organisations va de pair avec la révision du passé fasciste de la péninsule[59].

 

Le masque fasciste de l’Europe[60]

En mars 2019, Emilio Gentile consacrait un petit volume à la question du retour du fascisme en Italie, cent ans exactement après la création des faisceaux de combats à Milan[61]. Interviewé à l’occasion de la sortie de son livre, l’historien italien soulignait qu’il était absurde de parler d’un retour du fascisme puisque le fascisme n’avait jamais disparu de la péninsule :

« Les nostalgiques du Duce ne sont jamais partis : ils se sont réorganisés dès après 1945 et ils ont fondé le MSI, présent au parlement dès la première législature […] »[62].

La hausse des intentions de vote pour le regroupement de Giorgia Meloni, Fratelli d’Italia, en est un indice patent, tout comme l’est l’adoubement de la Lega par des organisations revendiquant un lien de continuité avec le fascisme des années 1930, en particulier CasaPound. Matteo Salvini et Giorgia Meloni se nourrissent de la culture antidémocratique qui a survécu au fascisme et qui semble aujourd’hui être largement admise dans la péninsule, celle qui s’impatiente face à la défense de l’environnement, de l’égalité femmes/hommes, des droits des personnes LGBTQI*, celle qui rejette les immigré·es, les musulman·es, tout ce qui peut être associé aux « autres »[63]. Les deux tenants de la droite extrême italienne pourraient même arriver au gouvernement en 2023.

Leur dédiabolisation a procédé d’une transformation et modernisation du phénomène ; elle s’est accompagnée de la réappropriation et de la diffusion du lexique politique de la droite ultra par les partis gouvernementaux, Forza Italia, bien sûr, mais aussi le Parti démocrate ; une normalisation dont le M5S a été la courroie de transmission au sein des mouvements sociaux du début des années 2000. À cela s’ajoute l’incapacité de la gauche radicale à se faire entendre, approchant la sidération, une gauche inadaptée et impuissante à tracer un horizon d’attente aux peurs et à la colère populaire.

Le fascisme comme révélateur des maux précédents, mais aussi berceau, incubateur d’institutions et de cultures qui ne disparaissent pas avec lui, mais se modifient au cours du temps ; une nouvelle droite qui n’est plus un phénomène marginal, mais quelque chose d’autre, en transition dirait Enzo Traverso. Pourtant ce n’est pas un « fascisme postmoderne sans horizon d’attente autre que le retour », comme l’écrivait le même Traverso, mais bien un mouvement organisé en subculture politique, comme CasaPound, occupant maison, quartiers, centre de sports, librairie, groupe de musique (à l’instar du groupe de Gianluca Iannone Zeta Zero Alfa) et maison d’édition [64] :

« C’est impressionnant de voir à quel point ils sont précis, efficaces, dira Alain Soral. Ils ont un nombre de lieux en plus du lieu principal, restaurant, bar, magasin, galerie d’art, tout ça autogéré, très soigné. (…) Ils forcent le respect par leur travail de terrain, et surtout avec une dimension sociale très importante »[65].

En ce sens, ce qui constitue cette constellation de droite radicale ne peut plus être dépeint simplement sous les oripeaux du passé néofasciste d’après-guerre, manière bien commode pour les partis de gouvernement de se dédouaner de politiques qui ont conduit les socialistes à « tuer la gauche » et la droite à intégrer toujours plus ouvertement la grammaire politique de l’extrême droite à leur discours et à leur pratique. Mais elle ne peut non plus se résumer à la « grande narration souverainiste » que Matteo Pascoletti critiquait sur le site Valigia Blu, partie prenante du processus de normalisation de ces nouveaux phénomènes politiques[66] ; le terme de souverainisme, au même titre que celui de populisme n’est-il pas appliqué indifféremment à la gauche et à la droite de l’échiquier politique ?

En définitive, c’est bien cette discordance des temps du fascisme qu’il s’agit d’interroger. L’Italie en constitue une fois de plus un terrain privilégié. Les « nouvelles synthèses » du fascisme historique avec ses formes actuelles, issues et consolidées durant les vingt ans de révision culturelle et politique du berlusconisme, se présentent comme des « clés de lecture », au « nom du sang et de la race », de la réalité chaotique, mouvante, labile de ce début de 21e siècle. Le nationalisme y joue le rôle de vecteur privilégié avec sa nostalgie d’un passé construit au fil du temps, celui des Trente Glorieuses aux références sociales, politiques et culturelles, stables, et celui des années 1980 [67] : « Les Italiens d’abord ».

Le spectre du fascisme rôde alors que les crises politique, économique, sociale, environnementale et morale augmentent le « sentiment d’insécurité » pour une part croissante de la population créant un contexte favorable au développement de l’extrême droite[68]. Les résonances avec la situation de l’entre-deux-guerres amplifient les craintes lorsqu’il est question des appuis potentiels que la droite donne à ces nouvelles droites extrêmes.

L’histoire enseigne en effet que dans des conditions particulières, comme cela a été le cas durant la crise du premier après-guerre et la Grande récession des années 1930, la bourgeoisie, y compris la bourgeoisie industrielle et financière « avancée », peut décider d’abandonner le terrain de la légalité et de la confrontation institutionnelle et la compétition politique classique pour s’en remettre à des moyens extra-légaux et à des solutions basées sur la violence. Le fascisme devenant une variable possible du conflit social, pour une partie du moins des classes dominantes aux prises avec leurs propres différenciations et contradictions internes.

En fait, nous pourrions appliquer à Salvini et Meloni l’analyse que Wendy Brown faisait du rapport entre les « authentiques néolibéraux » et la victoire de Donald Trump :

« Leur cauchemar était l’autoritarisme et l’irrationalité incarnés par Trump. Leur cauchemar était un régime politique réceptif à la mobilisation des affects populistes. Trump est leur Frankenstein. Les Frankenstein sont après tout assez fréquents en politique. Il y a là, c’est évident, une sorte de répétition dans la différence du fascisme émergeant de Weimar. Le néolibéralisme a produit l’exact opposé du régime politique, économique et idéologique que ses concepteurs avaient en tête. »[69]

Le néolibéralisme apparaît ainsi comme une machine suicidaire qui tend à détruire les institutions de la démocratie représentative.  L’avenir d’un capitalisme qui ne trouve pas de solution à sa propre crise semble ouvrir grand la porte à la « barbarie ».

 

Notes

[1] Nicola Tranfaglia, Vent’anni con Berlusconi (1993-2013). L’estinzione della sinistra, Milan, Garzanti, 2009, p. 72.

[2] Guido Caldiron, La destra plurale. Dalla preferenza nazionale alla tolleranza zero, Rome, Manifestolibri, 2001, p. 9.

[3] Stéfanie Prezioso, “Italie: un concentré de l’histoire du monde. Entretien avec David Broder”, Contretemps, 20 octobre 2021; Stéfanie Prezioso, “Fin de cycle politique et nouveaux départs pour la gauche italienne”, Contretemps, 18 décembre 2013.

[4] Dwayne Woods, « A critical analysis of the Northern League’s ideographical profiling », Journal of Political Ideologies, N°15, 2010, p. 212-13

[5] Gianluca Passarelli, Dario Tuorto, Estrema destra di governo, Bologne, il Mulino, 2018 (ebook).

[6] Edmondo Berselli, « L’ideologia del forzaleghismo », la Repubblica, 20 août 2007.

[7] Fabio Bordignon, Luigi Ceccarini, Ilvo Diamanti, Le divergenze parallele. L’Italia dal voto devoto al voto liquido, Bari, Laterza, 2018.

[8] Paolo Mancini, Franca Roncarolo, « Tanto tuonò che piovve », in Itanes, Vox populi. Il voto ad alta voce del 2018, Bologne, Il Mulino, 2018 ; Marco Maraffi, « Le basi sociali del voto del 2018 », in ibid.

[9] Gianluca Passarelli, Dario Tuorto, La Lega di Salvini (ebook).

[10] « Matteo Salvini è il nuovo segretario della Lega Nord », la Repubblica, 7 décembre 2013.

[11] Pour une reconstruction minutieuse de ces affaires, Giovanni Tizian, Stefano Vergine, Il libro nero della Lega, Bari, Laterza, 2019 (ebook).

[12] « Giornata mondiale per la prevenzione del suicidio : le statistiche dell’ISTAT », 9 septembre 2017, istat.it.

[13] Valerio Renzi, La politica della ruspa (ebook).

[14] Cité par Matteo Pucciarelli, « Salvini Ascendant », New Left Review, 116/117, Mars-Juin 2019, p. 12.

[15] Jean-Marie Le Pen, Les Français d’abord, Paris, Michel Lafon/Carrere, 1984.

[16] Furio Colombo, « La dittatura dolce », MicroMega, 13 novembre 2008.

[17] Christian Salmon, « Comment Salvini a pris le contrôle de l’agenda politique italien », Mediapart, 2 juin 2019 ; Matteo Pucciarelli, « Salvini Ascendant », art. cit., p. 17 ss.

[18] Christian Salmon, « Comment Salvini a pris le contrôle de l’agenda politique italien », art. cit.

[19] Francesco Maria del Vigo, Domenico Ferrara, Il metodo Salvini, Milan, Sperling & Kupler, 2015 ; Matteo Salvini, « Italy’s de facto leader is instinctively authoritarian », The Economist, 26 juillet 2018.

[20] Matteo Pucciarelli, « Salvini Ascendant », art. cit., p. 18.

[21] Antonio Gibelli, Berlusconi passato alla storia. L’Italia nell’era della democrazia autoritaria, Rome, Donzelli, 2011, p. 49 ; Furio Colombo, « La dittatura dolce », MicroMega, 13 novembre 2008.

[22] Giandomenico Crapis, « Il leghista è sempre in TV. 140 ore da luglio », Il Fatto quotidiano, 12 avril 2020.

[23] Valerio Renzi, La politica della ruspa (ebook).

[24] Marco Cremonesi, « Salvini “Ragionerò su tutto purché non tornino Renzi e i suoi” », Corriere della Sera, 17 août 2019.

[25] Christian Salmon, « Comment Salvini a pris le contrôle de l’agenda politique italien », Mediapart, 2 juin 2019.

[26] Matteo Pucciarelli, « Salvini Ascendant », art. cit., p. 18.

[27] Cité in Gianluca Passarelli, Dario Tuorto, La Lega di Salvini (ebook).

[28] Antonio Gramsci, Cahiers de prison. Cahiers 6, 7, 8, 9. Cahiers 8, § 173, Paris, Gallimard, 1983, p. 355-357.

[29] Matteo Pascoletti, « La normalizzazione mediatica dell’estrema destra : dall’alt-right ai “sovranisti”», Valigia blu, 29 juin 2019 (https://www.valigiablu.it/normalizzazione-estrema-destra/).

[30] Dwayne Woods, «A critical analysis of the Northern League’s ideographical profiling », Journal of Political Ideologies, N°15, 2010, p. 189

[31] Hans‐ Georg Betz, Carol Johnson,  «Against the current—stemming the tide: the nostalgic ideology of the contemporary radical populist right », Journal of Political Ideologies, N°9, 2004, p. 316; Renzo Guolo, Chi impugna la Croce. Lega e Chiesa, Bari, Laterza, 2011.

[32] Daniele Albertazzi, Duncan McDonnell, James L. Newell, « Di lotta e di governo: The Lega Nord and Rifondazione Comunista in office », Party Politics, N°17(4), 2011, p. 474.

[33] Gianluca Passarelli, Dario Tuorto, La Lega di Salvini (ebook).

[34] Monica Rubino, « La nuova Lega a congresso diventa nazionale », Corriere della Sera, 21 décembre 2019.

[35] Michele Prospero, « Disobbedienza, Cattolici più avanti della sinistra », Il Manifesto, 27 juillet 2018 ; Leo Lancari, « Salvini cancella le famiglie gay », Il Manifesto, 11 août 2018.

[36] Paolo Bertazzolo, Padroni a chiesa nostra, Vent’anni di strategia religiosa della Lega nord, Bologne, Emi 2011.

[37] Barbara Frandino, « Nella Lega si invoca la chiesa del Nord », la Repubblica, 26 novembre 1995.

[38] Martina Avanza, Les « Purs et durs de Padanie ». Ethnographie du militantisme nationaliste de la Ligue du Nord (Italie), Thèse de doctorat, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, décembre 2007.

[39] Gianluca Passarelli, Dario Tuorto, La Lega di Salvini (ebook).

[40] Raffaele Carcano, « Quel gran bigotto di Salvini », MicroMega, 24 mai 2019.

[41] Matteo Pucciarelli, « Salvini Ascendant », p. 18.

[42] Il Manifesto, 22 février 2018.

[43] Cité in Gianluca Passarelli, Dario Tuorto, La Lega di Salvini (ebook).

[44] « Lefebvriani e Shoa, nuove polemiche », Corriere della Sera, 29 janvier 2009.

[45] Corporate Europe Observatory, « Europe’s two-faced authoritarian right: “anti-elite” parties serving big business interests », 15 mai 2019 (https://corporateeurope.org/).

[46] Valerio Renzi, La politica della ruspa.

[47] Gideon Rachman, « Donald Trump leads a global revival of nationalism », Financial Times, 25 juin 2018.

[48] Hanna Roberts, « Racist attack spark division between Italy’s coalition partener », Financial Times, 31 juillet 2018.

[49] Cité in Gianluca Passarelli, Dario Tuorto, La Lega di Salvini ; je souligne.

[50] Marine Turchi, « Les jeux d’ombre du prestataire de Le Pen avec les néofascistes italiens », Mediapart, 6 novembre 2014.

[51] Thomas Schnee, « L’inquiétante mascarade des extrêmes droites européennes à Coblence », Mediapart, 22 janvier 2017.

[52] Strisciarossa, 22 mai 2018.

[53] Matteo Pucciarelli, « Salvini Ascendant ».

[54] Carmelo Lopapa, « Salvini alla crociata nella UA », la Repubblica, 1 juillet 2018

[55] Corporate Europe Observatory, « Europe’s two-faced authoritarian right: “anti-elite” parties serving big business interests », 15 mai 2019 (https://corporateeurope.org/).

[56] Angelo d’Orsi, « Contro il nuovo fascismo. L’Europa dei popoli », MicroMega, 31 janvier 2019

[57] Enzo Traverso, « La fabrique de la haine : xénophobie et racisme en Europe », Contretemps, 17 avril 2011 (contretemps.eu).

[58] Geoff Eley, « Fascism then and now », Socialist Register, 2016.

[59] Cf. Chapitre 1.

[60] Nadia Urbinati, « La maschera fascista dell’Europa », la Repubblica, 17 octobre 2017.

[61] Emilio Gentile, Chi è fascista, Bari, Laterza, 2019 ; Ugo Palheta, La possibilité du fascisme, Paris, La Découverte, 2018.

[62] Antonio Carioti, « Emilio Gentile : il fascismo oggi non è la vera minaccia. Temo di più le urne deserte », Corriere della Sera, 8 mai 2019.

[63] Francesco Biscione, Il sommerso della Repubblica. La democrazia italiana e la crisi dell’antifascismo, Turin, Bollati-Boringhieri, 2003; Gianluca Passarelli, Dario Tuorto, La Lega di Salvini (ebook).

[64] Enzo Traverso, « Spectres du fascisme. Les métamorphoses des droites radicales au XXIe siècle », Revue du Crieur, N°1, 2015, p. 104.

[65] Marine Turchi, « Les jeux d’ombre du prestataire de Le Pen avec les néofascistes italiens », Mediapart, 6 novembre 2014.

[66] Matteo Pascoletti, « La normalizzazione mediatica dell’estrema destra : dall’alt-right ai “sovranisti”», Valigia blu, 29 juin 2019 (https://www.valigiablu.it/normalizzazione-estrema-destra/).

[67] Dominique Vidal, « Introduction », in Id. (dir.), Les nationalistes à l’assaut de l’Europe, Paris, Demopolis, 2019, p. 13 ; Maddalena Gretel Cammelli, The legacy of fascism in the present: ‘third millennium fascists’ in Italy, Journal of Modern Italian Studies, N°23, 2018, p. 199.

[68] Enzo Traverso, « Spectre du fascisme », art. cit., p. 104-121.

[69] Wendy Brown, « ”Rien n’est jamais achevé”. Un entretien avec Wendy Brown sur la subjectivité néolibérale », Terrains/Théories, N°6, 2017, p. 4.

Lire hors-ligne :