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À l’occasion des 150 ans de la Commune de Paris, Contretemps publie du 18 mars au 4 juin une lettre quotidienne rédigée par Patrick Le Moal, donnant à voir ce que fut la Commune au jour le jour

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L’essentiel de la journée

La cérémonie d’installation de la Commune

Combien étaient-iels ? 100 00, 200 000 ? Nul ne le sait exactement.

Un océan humain, tout le Paris ouvrier est venu souhaiter la bienvenue à la révolution sous un soleil radieux. La foule endimanchée est énorme pour assister au défilé des bataillons jusqu’à la place de Grève, qui va durer jusqu’à sept heures. Celles et ceux qui n’ont pu y arriver occupent les quais, les rues les plus proches, la rue de Rivoli, le boulevard de Sébastopol. Si les fenêtres des premiers étages restent pour la plupart closes, les locataires étant absents ou boudant, partout ailleurs les curieuses et les curieux en grappes humaines garnissent les ouvertures, et jusqu’aux toits des maisons aristocratiques de la rue de Rivoli.

Un grand drap rouge recouvre la statue d’Henri IV et sert de fond au buste blanc de la république, l’écharpe rouge en sautoir, qui protège l’estrade dressée devant laquelle les drapeaux sont groupés – la plupart rouges, quelques-uns tricolores. D’immenses banderoles envoient un salut à la France.

Vers quatre heures, les membres du Comité central en uniforme de la garde nationale, revêtus de leur écharpe rouge à franges d’argent, Assi en tête, pâle et ému, s’installent autour de la vaste table installée sur l’estrade. À ce moment l’enthousiasme des citoyens est indescriptible.

Le Comité central proclame les élus, chaque nom est accompagné d’une salve. Puis il remet solennellement ses pouvoirs à la Commune. Les képis dansent sur les baïonnettes, les drapeaux fouettent l’air, les mains agitent des mouchoirs : les cœurs sautent, les yeux brillent de larmes, les cris « Vive la république, Vive la Commune, Vive la Sociale, Vive la république Universelle ! » emplissent les lieux. La foule est enthousiaste, les gens sont heureux de voir enfin leur rêve réalisé, et oublient Versailles et le reste du monde.

Même celles et ceux que la curiosité seule a attiré communient dans cette ambiance de fraternité de joie et d’espoir.

Le soir, les musiques militaires donnent des concerts publics, on danse dans les quartiers populaires, et suivent les retraites aux flambeaux.

 

Deux témoignages émouvants sur cette journée mémorable

Article collectif à paraître dans « Le Cri du peuple » demain :  La fête 

La Commune est proclamée.

Elle est sortie de l’urne électorale, triomphante, souveraine et armée.

Les élus du peuple sont entrés dans le vieil Hôtel de ville qui a entendu le tambour de Santerre[1] et la fusillade du 22 janvier, sur cette place où le sang des victimes de l’honneur national et de la dignité parisienne vient d’être essuyé par la poussière soulevée en ce jour de fête sous les pas des bataillons victorieux.

On n’entendra plus le roulement du tambour de Santerre ; les fusils ne brilleront plus aux fenêtres de l’hôtel communal et le sang ne tachera plus la place de Grève si nous le voulons.

Et nous le voudrons, n’est-ce pas citoyens ?

La Commune a été proclamée.

L’artillerie sur les quais tonnait ses salves au soleil qui dorait leur fumée grise sur la place. Derrière les barricades, où se tenait debout une foule : hommes saluant du chapeau, femmes saluant du mouchoir, le défilé triomphal, les canons abaissant leurs gueules de bronze, humbles et paisibles, craignant de menacer la foule joyeuse.

Devant la façade sombre, dont le cadran a sonné tant d’heures qui sont maintenant des siècles, et vu tant d’événements qui sont aujourd’hui l’histoire, sous ces fenêtres peuplées d’assistants respectueux, la Garde nationale défilait lui jetant les vivats de son enthousiasme tranquille et fier.

Au-dessus de l’estrade se tenaient les élus du peuple – braves gens à la tête énergique et sérieuse ; le buste de la République, qui se détachait blanche sur la tenture rouge, regardait, impassible, reluire cette moisson de baïonnettes étincelantes, au milieu de laquelle frissonnaient les drapeaux et les guidons aux couleurs éclatantes, tandis que montaient dans l’air le bourdonnement de la cité, les bruits du cuivre et de la peau d’âne, les salves et les acclamations.

La Commune est proclamée dans une journée de fête révolutionnaire et patriotique, pacifique et joyeuse, d’ivresse et de solennité, de grandeur et d’allégresse, digne de celles qui ont vu les hommes de 93 et qui console de vingt ans d’Empire, de six mois de défaites et de trahisons.

Le peuple de Paris, debout en armes, a acclamé cette Commune, qui lui a épargné la honte de la capitulation, l’outrage de la victoire prussienne et qui le rendra libre comme elle l’eût rendu vainqueur.

Que n’a-t-elle été proclamée le 31 octobre ! N’importe ! Morts de Buzenval, victimes du 22 janvier, vous êtes vengés maintenant !

La Commune est proclamée. Les bataillons qui, spontanément, débordant des rues, des quais, des boulevards, sonnant dans l’air les fanfares des clairons, faisant gronder l’écho et battre les cœurs avec les roulements du tambour, sont venus acclamer et saluer la Commune, lui donner cette promulgation souveraine de la grande revue civique qui défie Versailles, remontent l’arme sur l’épaule vers les faubourgs, remplissant de rumeurs la grande ville, la grande ruche.

La Commune est proclamée.

C’est aujourd’hui la fête nuptiale de l’idée et de la révolution.

Demain citoyen-soldat pour féconder la Commune acclamée et épousée la veille, il faudra reprendre, toujours fier, maintenant libre, sa place à l’atelier ou au comptoir.

Après la poésie du triomphe, la prose du travail.

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Article à paraître dans La commune, Odilon Delimal, 36 ans, journaliste

Cette après-midi, vers trois heures, plus de soixante mille gardes nationaux étaient sous les armes, défilant fiers et dignes, avec un ordre admirable, dans les rues et sur les boulevards, et se dirigeant vers l’Hôtel-de-Ville, au son éclatant des fanfares et tambours battant.

Les bataillons de Belleville, Montmartre et La Villette avaient un aspect martial, austère. On eût dit que les pavés tressaillaient sous leurs pas cadencés.

Leurs drapeaux étaient surmontés d’un bonnet phrygien, symbole d’indépendance et de liberté, et leurs baïonnettes avaient une frange rouge en souvenir du sang versé par le peuple pour son émancipation.

Dans les rangs marchaient, l’œil rayonnant et la lèvre joyeuse, des soldats de toutes armes, lignes, zouaves, marins et artilleurs.

Que ce premier défilé était imposant !

Place de l’Hôtel-de-Ville, le Comité central et les membres de la Commune sont réunis.

Une estrade est dressée devant la porte centrale. Au-dessus, au milieu d’un faisceau de drapeaux, le buste de la République décoré d’une écharpe rouge. Au fronton flotte au vent le drapeau de la Commune, et devant l’estrade sont groupés ceux de tous les bataillons.

C’est là, à une grande table, que le Comité central est assis. Derrière lui, ceints d’une écharpe rouge, se tiennent les élus du peuple.

La place étincelle de baïonnettes : plus de 20 000 hommes s’y pressent en rangs serrés. Dans les rues adjacentes se développent en longues files des bataillons. Toute la Garde nationale est là ; celle qui est de service est représentée par une compagnie.

Soudain, un profond silence se fait dans ces masses humaines : le Comité central déclare son mandat expiré et rend ses pouvoirs à la Commune de Paris. Le citoyen Assi proclame les noms des membres, qui sont ensuite présentés au peuple.

À ce moment, l’âme des citoyens s’élève et s’emplit d’une indicible émotion, puis une immense acclamation sort de toutes les poitrines : Vive la Commune ! Vive la République ! Les musiques, les clairons et les tambours battent aux champs, les képis s’agitent au bout des baïonnettes, les fenêtres de l’Hôtel-de-Ville regorgent de spectateurs, et sur les corniches extérieures sont assises des files de gardes nationaux et de citoyens qui mêlent leurs acclamations à celles du peuple qui est sur la place. Et le soleil répand ses chauds rayons sur ces vagues humaines et éclaire de sa lumière dorée cette solennité grandiose.

Tout à coup éclatent vers le quai les détonations de l’artillerie, qui ébranlent le sol et font vibrer longuement les vitres des fenêtres.

Les acclamations redoublent.

Le moment est saisissant. Chacun se reporte aux grandes journées héroïques de la première révolution, dont la cérémonie de ce jour est la vibrante image ; on dirait que le souffle de nos pères anime et transporte tous ces hommes, subitement transformés.

La joie, l’espoir, le patriotisme se lisent sur tous les visages ; dans plusieurs groupes on verse des larmes.

Le citoyen Ranvier s’avance. Il va prononcer une allocution, dire au peuple, comme suspendu à ses lèvres, le grand acte qui vient de s’accomplir. L’enthousiasme est indescriptible : jamais, depuis le commencement de ce siècle, on ne vit pareille exaltation patriotique, pareille ivresse dans le cœur du peuple.

Après le citoyen Ranvier, les citoyens Assi et Lavalette, dont les allocutions alternent avec les hymnes de la Marseillaise et du Chant du départ, que le peuple répète en chœur.

À cinq heures commence le défilé. En passant devant l’estrade qui masque le bas-relief d’Henri IV, les chefs de bataillons serrent la main des membres de la Commune. Cela dure plus de deux heures sans que l’animation se ralentisse un seul instant.

C’est en de semblables jours, — trop rapides, hélas ! qu’on peut mesurer, ô peuple ! et ta grandeur et ta force. Reste sur ton piédestal, souverain magnanime, antique sacrifié d’une inique organisation sociale.

Voici ton jour venu ; tes destinées vont changer, tu vas avoir ta place au soleil de la vie, et désormais il n’y aura plus rien au-dessus du citoyen qui demandera à son travail de chaque jour le pain de sa femme et de ses enfants.

Vive la Commune ! Vive la République !

 

La première rencontre des élus de la Commune

Rien n’était prévu ce soir, mais sans qu’ils aient été convoqués, immédiatement après la cérémonie, une soixantaine d’élus se sont spontanément rendus aux environs de neuf heures, dans la salle de l’ancienne commission municipale de l’Hôtel de ville. Ne possédant ni mot d’ordre, ni insigne, il fallut parlementer pour y pénétrer et quelques-uns des moins connus ne purent le faire devant les consignes sévères des hommes en faction.

La présidence revient au doyen Charles Beslay (il a 76 ans), un des fondateurs de L’Internationale. Il prononce un discours présentant selon lui ce que doit être la Commune.

Extraits du Discours d’ouverture de Charles Beslay

Votre présence ici atteste à Paris et à la France que la Commune est faite, et l’affranchissement de toutes les communes de la République …

Oui, c’est par la liberté complète de la Commune que la République va s’enraciner chez nous ……

Paix et travail ! Voilà notre avenir ! Voilà la certitude de notre revanche et de notre régénération sociale, et ainsi comprise, la République peut encore faire de la France le soutien des faibles, la protectrice des travailleurs, l’espérance des opprimés dans le monde, et le fondement

de la République universelle.

L’affranchissement de la Commune est donc, je le répète l’affranchissement de la République elle-même. Chacun des groupes sociaux va retrouver sa pleine indépendance et sa complète liberté d’action.

La Commune s’occupera de ce qui est local.

Le département s’occupera de ce qui est régional.

Le gouvernement s’occupera de ce qui est national.

Et disons-le hautement : la Commune que nous fondons sera la Commune modèle. Qui dit travail dit ordre, économie, honnêteté, contrôle sévère, ce n’est pas dans la Commune républicaine que Parti trouvera des fraudes de 400 millions.

De son côté, ainsi réduit de moitié, le gouvernement ne pourra être que le mandataire docile du suffrage universel et le gardien de la République.

Voilà, à mon avis, citoyens, la route à suivre ; entrez-y hardiment et résolument. Ne dépassons pas cette limite fixée par notre programme, et le pays et le gouvernement seront heureux et fiers applaudir à cette révolution, si grande et si simple, et qui sera la plus féconde révolution de notre histoire.

À ceux qui prétendent que la révolution du 18 mars a frappé la république il répondra : « oui nous avons frappé la République, mais comme le pieu que l’on enfonce plus profondément en terre ». Son discours est très applaudi et provoque les réactions des élus réactionnaires.

Lors de l’appel nominal qui suit ce discours, Tirard, l’élu du IIe (celui des mitrailleuses) démissionne arguant des diverses positions exprimées par les participants témoignent que le Conseil veut prendre des décisions politiques, alors que pour lui, le mandat doit rester « purement municipal ». Cette rupture immédiate est dans la continuité de sa politique depuis longtemps, elle n’est pas vraiment surprenante.

La cassure est nette avec celui-là, il démissionne au moment ou deux députés élus hier à la Commune de Paris, Cournet et Delescluze, décident eux, de démissionner de l’Assemblée Nationale.

Les propositions les plus diverses fusent, s’entrechoquent.

Un vif débat a lieu au sein des élus révolutionnaires sur la publicité ou non des séances de la Commune.

Le républicain anti-bonapartiste Paschal Grousset déclare qu’elle n’a pas besoin de séances publiques : « Nous ne sommes pas un Conseil Municipal, mais un Comité de salut public ; nous sommes la Commune de paris », un conseil de guerre n’a pas à faire connaître ses décisions à l’ennemi. Le débat est renvoyé au lendemain.

La Commune de Paris déclare solennellement que « la garde nationale et le Comité central ont bien mérité de la patrie et de la République », et établit un ordre du jour pour le lendemain.

La séance se termine à minuit.

Pour la première fois depuis le 18 mars, les lumières de l’hôtel de ville s’éteignent.

 

La Bourse de Paris a tenu une séance aujourd’hui

La Bourse de paris, qui avait fermé suite aux manifestations des 22 et 23 mars derniers, a réouvert ce matin, et tenu une séance normale. Il est à noter qu’il n’y a pas effondrement des cours, mais plutôt une stabilité.

Malgré les demandes du gouvernement, le syndic des agents de change a refusé de transporter la Bourse à Versailles.

 

Le débat sur les loyers à l’Assemblée nationale

Cette question des loyers est très sensible, depuis le début de la guerre, avec le siège, beaucoup de personnes n’ayant plus d’emploi, plus de revenus, n’ont pas été capables de le payer régulièrement.

La proposition débattue sera loin de les satisfaire, puisqu’elle envisage seulement de mettre en place, pour juger des contestations entre propriétaires et locataires, de commissions arbitrales composées d’un juge et de deux propriétaires et deux locataires, qui n’auront la faculté d’accorder des délais ne pouvant excéder deux ans pour le paiement des termes compris entre le 1er octobre 1870 et le 1er juillet 1871.

 

A Saint-Étienne

 Les élections étaient prévues demain, le 29 mars.
Mais les groupes républicains qui avaient soutenu le mouvement, l’Alliance Républicaine, et le journal radical L’Eclaireur, se sont hier dégagés du mouvement. Il ne restait plus dans le bâtiment que le club révolutionnaire de la Vierge qui pousse les éléments les plus avancés de la Garde nationale, les défenseurs l’ont quitté petit à petit. Ce matin, il n’y restait plus qu’une centaine d’hommes qui ont évacué la mairie sans combat lorsque la troupe est arrivée pour la reprendre.

 

A Narbonne

 La situation de Narbonne a été abordée à l’Assemblée Nationale, ou Ernest Picard, le ministre de l’intérieur, a expliqué que « l’ordre » était rétabli presque partout en France, à Lyon, Saint-Étienne et Toulouse, qu’il en serait bientôt de même à Marseille, et à Narbonne, « nous sommes en face d’une situation particulière à laquelle nous ferons face ».

 

A Marseille

Le face à face entre les divers pouvoirs locaux continue, il y a une certaine confusion dans la commission sur la marche à suivre

 

Situation militaire

 Ces jours-ci, il y a des reconnaissances, et de petites escarmouches se produisent parfois la nuit. Quelques hommes sont pris de part et d’autre, mais les prisonniers ne sont pas échangés.

 

En débat : la publicité des débats est une force, pas une faiblesse !

Reprenant les habitudes toutes militaires de la garde nationale, ou celles des sociétés secrètes du début du siècle, la proposition de ne publier aucun compte rendu des séances de la Commune de Paris a provoqué des réactions. En voici une :

Tribune de Gustave Lefrançais

Nous nous replaçons ainsi sur le plan des gouvernements qui nous ont précédés.

Nous décidons et le peuple obéit.

Nous nous transformons en pouvoir dictatorial. Nous retirons à nos électeurs tout moyens de contrôle : le pourquoi de nos décisions ne leur sera pas donné.

On a invoqué à l’appui de cette mesure la crainte de voir se produire des influences personnelles et aussi celle de donner à nos ennemis le spectacle de nos divisions.

Ce sont là des raisons médiocres à mon avis.
S’il y a parmi nous des ambitieux de la popularité, ce n’est pas parce qu’on ne reproduira pas leurs « discours » qu’on les empêchera d’intriguer. Et puis il ne s’agira pas, il faut bien l’espérer, de faire des discours, mais de donner des raisons, c’est-à-dire de porter un jugement rapide et motivé sur les mesures proposées.

Quant à la criante de donner à nos ennemis le « spectacle de nos divisions », c’est là un vieux cliché qu’il serait temps de mettre au rebus.

On peut être divisé sur les moyens de faire triompher la révolution actuelle : l’important est qu’on soit d’accord sur le but à atteindre et qu’il y ait unité d’action sur les mesures acceptées.

Mais il serait puéril de supposer que ces mesures seront adoptées sans qu’il y ait de discussions sur leur valeur réelle, et alors, quel danger y a-t-il à les faire connaître ? – à l’exception bien entendu de tout ce qui concerne les questions purement militaires.

Les citoyens dont nous sommes seulement les mandataires ont le droit absolu de connaître les motifs de nos déterminations. Le leur retirer, c’est méconnaître dons son essence même le caractère original de cette révolution populaire.

 

Notes

[1]  Santerre était censé, lors de la décapitation de Louis XVI, avoir ordonné le roulement de tambour qui couvrit ses dernières paroles.

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