
Kanaky et lutte anticoloniale. Un entretien avec Benoit Trépied
A l’occasion de la sortie de son livre intitulé Décoloniser la Kanaky-Nouvelle-Calédonie aux éditions Anacharsis, dont Contretemps a publié un extrait, Benoît Trépied, anthropologue au CNRS, revient sur les raisons de l’explosion politique et sociale qui a secoué ce territoire du Pacifique à partir du 13 mai 2024. Il questionne « la portée et des limites du chemin de décolonisation emprunté jusque-là » (p. 6) ainsi que des « formes contemporaines du fait colonial ».

Contretemps – Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre ?
Benoît Trépied – L’actualité politique et sociale autour des événements du 13 mai 2024, quand la région de Nouméa s’est embrasée, a été le déclencheur. Après avoir été fortement sollicité par les médias en mai et juin, j’ai ressenti le besoin de prendre du recul par la plume. Grâce à l’accumulation des travaux scientifiques sur la Kanaky-Nouvelle-Calédonie depuis de nombreuses années, il me semble que nous, les chercheureuses, avons des choses à dire aujourd’hui pour éclairer le débat. C’est d’autant plus important face aux discours médiatiques et politiques dominants, aussi simplistes que provocateurs, qui ne parlaient après le 13 mai, à propos des Kanak, que de « voyous », de « mafieux », de « racistes anti-blancs », ou d’une révolte téléguidée de l’étranger. Il me paraissait fondamental d’expliquer les causes profondes de cette explosion sociale et politique, de donner des clés pour la comprendre, en revenant sur le contexte colonial de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie, ses ruptures et ses continuités, jusqu’à nos jours. Là comme ailleurs, les sciences humaines et sociales ont un rôle essentiel à jouer pour rendre les choses intelligibles, nourrir la réflexion citoyenne et développer l’esprit critique.
Contretemps – Quel est l’objectif principal de votre ouvrage ?
Benoît Trépied – Le livre cherche à expliquer les raisons du 13 mai en réinscrivant cet événement dans une histoire plus longue. Il revient d’abord sur le difficile et tortueux processus politique qui a mené aux accords de paix de Matignon en 1988 et de Nouméa en 1998, depuis l’histoire précoloniale et coloniale du pays jusqu’aux affrontements meurtriers des années 1980 entre indépendantistes kanak et loyalistes caldoches, en passant par les effets ambigus de l’entrée des Kanak dans la citoyenneté après 1946. L’ouvrage propose ensuite une sorte de bilan de la séquence des accords, en termes économiques, sociaux et politiques, afin de souligner tout le chemin parcouru sur la voie de la décolonisation, mais aussi les tensions, faux-semblants et choix politiques ayant permis aux inégalités, aux discriminations et au racisme colonial de continuer à prospérer mezzo vocce, en particulier dans l’agglomération de Nouméa. Enfin le dernier chapitre explore ce qui s’est passé depuis le 13 mai 2024, dans ce moment d’accélération de l’histoire où beaucoup de choses ont soudainement basculé, qui est toujours en cours aujourd’hui, et dont personne ne connaît l’issue.
Contretemps : Quel rôle joue le contentieux colonial dans la crise actuelle ?
Benoît Trépied – Historiquement, la France a fait de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie une colonie de peuplement. Face aux vagues de migrants français d’hier et d’aujourd’hui, les autochtones kanak sont progressivement devenus minoritaires dans leur propre pays. De nos jours, ils représentent environ 40% de la population du territoire. De là découle un conflit structurel entre deux légitimités : la légitimité historique du peuple kanak qui, en tant que peuple autochtone colonisé, est le seul concerné par le droit à l’autodétermination du point de vue du droit international ; et la légitimité démocratique à la française, autour de l’axiome « un homme, un voix », qui dans les faits entérine les effets de la colonisation de peuplement, en réduisant le peuple kanak à une simple minorité démographique et électorale, face à une majorité non-kanak opposée à l’indépendance. Les accords de Matignon et de Nouméa ont constitué une tentative inédite de conjuguer ces deux légitimités, plutôt que de les opposer. C’est cette tentative qui a volé en éclat à partir du 13 mai 2024.
Contretemps – Pourquoi la question du corps électoral a-t-elle mis le feu aux poudres ?
Benoît Trépied – Parce qu’elle cristallise justement ce conflit de légitimités. En 1998, l’accord de Nouméa avait trouvé un compromis en la matière. Pour éviter que les Kanak soient marginalisés et invisibilisés par les politiques de peuplement et la logique du fait accompli, les indépendantistes avaient obtenu que les Français arrivés sur place après 1998 – c’est-à-dire après le début officiel du processus de décolonisation – ne puissent pas voter aux élections provinciales. Pour les Kanak, ce « gel » du corps électoral demeure un rempart incontournable contre la colonisation de peuplement. Or, c’est sur ce point que l’État français et les loyalistes ont tenté de revenir en 2024. Ils ont voulu imposer à marche forcée l’ouverture du corps électoral malgré l’opposition des indépendantistes, afin d’intégrer les nouveaux arrivants hexagonaux, eux-mêmes massivement opposés à l’indépendance. Cette décision a été perçue par les indépendantistes comme une remise en cause du processus de décolonisation et un alignement de l’État sur la position des loyalistes, d’où l’exacerbation des tensions, jusqu’aux mobilisations et barrages indépendantistes du 13 mai, qui ont dégénéré en émeutes urbaines dramatiques : 14 tués par balle, plus de 2 milliards d’euros de dégâts, une économie et un pays à terre.
Contretemps – Comment, dans ce contexte, la Kanaky-Nouvelle-Calédonie peut-elle se décoloniser ?
Benoît Trépied – Rappelons que la Kanaky-Nouvelle-Calédonie fait partie, comme la Polynésie dite française, de la liste officielle des pays à décoloniser de l’ONU. Dans l’ancienne colonie de peuplement calédonienne, la problématique de la décolonisation est complexe. Elle renvoie non seulement à la question de l’indépendance et du lien à la France, mais aussi à la place du peuple kanak au sein de la société calédonienne. Décoloniser nécessite donc à la fois de repenser les rapports politiques entre l’archipel et l’Hexagone, mais aussi les rapports sociaux entre Kanak et non-Kanak. Les accords de 1988 et de 1998 avaient prévu des dispositifs originaux pour agir sur ces deux tableaux : transfert des compétences, politiques de rééquilibrage, reconnaissance de l’identité kanak, construction d’une citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie, loi de protection de l’emploi local, restriction du droit de vote, référendums d’autodétermination, réflexion sur les différentes formes possibles de recouvrement de souveraineté au XXIe siècle… Jusqu’au tournant des années 2020, la Kanaky-Nouvelle-Calédonie a fait figure de laboratoire exceptionnel de la décolonisation. Mais l’attitude conservatrice voire réactionnaire de certains responsables loyalistes et de l’État français à partir de 2021 a fait capoter ce « pari sur l’intelligence » cher à Jean-Marie Tjibaou, le leader kanak assassiné en 1989.
Contretemps – Comment analysez-vous la position de l’État français, et notamment celle d’Emmanuel Macron ?
Benoît Trépied – Après la signature des accords de Matignon en 1988 sous l’égide de Michel Rocard, tous les gouvernements français, de gauche comme de droite, ont reproduit sa méthode en défendant une position de neutralité de l’État français sur la question, avec une volonté de ne plus instrumentaliser le dossier calédonien à des fins politiciennes, comme l’avait fait Jacques Chirac en 1988 avec l’affaire d’Ouvéa. Mais Emmanuel Macron et ses ministres en charge du dossier, Sébastien Lecornu puis Gérald Darmanin, ont rompu avec cette posture, au nom de la nouvelle stratégie « indo-pacifique » de la France en Océanie. À partir de 2021, quand il est apparu que les indépendantistes avaient de vraies chances de remporter le troisième et dernier référendum prévu par l’accord de Nouméa – le seul véritablement décisif – ils ont tout fait pour maintenir l’archipel dans le giron français. Quitte à piétiner l’esprit des accords, à s’allier ouvertement aux loyalistes et à rompre la confiance si difficilement construite par Rocard entre les indépendantistes et l’État. Le retour de ce refoulé impérialiste français au sommet de l’État, consistant à appréhender l’archipel en fonction des intérêts de la France et non pas de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie elle-même, a précipité le pays dans l’abîme. Enfin depuis le 13 mai, l’État a déployé une politique répressive tous azimuts en criminalisant à outrance la révolte kanak, y compris avec le placement en détention provisoire de plusieurs leaders indépendantistes kanak à l’autre bout du monde, dans des prisons de l’Hexagone, depuis bientôt un an. À croire qu’aujourd’hui comme hier, la France est décidément incapable de réussir une décolonisation.