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À l’occasion de la traduction anglaise d’un livre fondamental sur le style littéraire de Marx, Marx’s Literary Style du poète et philosophe vénézuélien Ludovico Silva que publient les éditions Verso, Daniel Hartley et l’éditeur Sebastian Budgen rappellent que Marx n’était pas seulement un grand penseur mais aussi un grand styliste. D. Hartley fait la démonstration que le travail formel, stylistique et littéraire de Marx, jusque dans ses métaphores, est dialectique comme le sont sa méthode et les phénomènes qu’il analyse.

Parfois, seulement parfois, un message dans une bouteille arrive dans les bonnes mains. Le livre de Ludovico Silva, publié pour la première fois en espagnol en 1975, est le genre de texte qui acquiert une aura magique pour les lecteurs non hispanophones (bien qu’il ait également été traduit en italien). Mentionné positivement par des personnalités comme Umberto Eco et Fredric Jameson (dans Representing Capital), mais seulement en passant, c’est un classique en Amérique Latine et le genre d’ouvrage que tout éditeur marxiste souhaiterait voir traduit si un millionnaire de gauche décidait un jour de financer un programme de traduction (il faut bien que cela arrive un jour, n’est-ce pas ?). Mais je ne m’attendais pas à ce qu’une traduction intégrale atterrisse sur mes genoux.

En 2018, le blog de Verso a publié un merveilleux article intitulé The Best Books on Marx, à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Marx. Nous avons invité les amis de Verso Books et des auteurs tels que Mike Davis, Sara Farris, China Miéville, Maïa Pal, Esther Leslie, Sophie Lewis, Veronica Gago, Asad Haider, Tithi Bhattacharya et Camille Barbagallo à désigner leurs textes préférés sur le Vieux Maure. Les choix étaient stimulants et excentriques – celui de Mike Davis étant, de façon caractéristique, obscur et hors-normes, mais c’est une autre histoire…. Le résultat était tellement intéressant que je pense que nous devrions répéter l’exercice régulièrement avec des camarades différents. En tout cas, Alberto Toscano faisait également partie de cette liste et a nominé le livre de Silva. De l’autre côté de l’Atlantique, il semble que cela ait vivement intéressé Paco Brito Núñez, professeur d’anglais à l’Orange Coast College en Californie, qui prit l’initiative de traduire l’intégralité du texte. Il écrivit à Alberto Toscano, qui à son tour le mit en contact avec moi. C’est tellement satisfaisant quand un courriel comme celui-là arrive, comme si un fardeau de trente ans de culpabilité et de honte de ne pas avoir publié ce livre en anglais était  liquidé en quelques lignes…

Tous les lecteurs de Marx, ancien poète débutant, savent qu’il était imprégné des classiques et profondément influencé par les œuvres littéraires de personnalités telles que Dante, Shakespeare et Goethe. Ceux qui en doutent devraient lire l’indispensable Karl Marx and World Literature de S.S. Prawer et poursuivre ce thème avec Tout ce qui est solide se volatilise de Marshall Berman. Ces impressions sont confortées lorsqu’on prête attention à la qualité d’écriture des textes de Marx, en particulier les Grundrisse, le livre I du Capital et un certain nombre de textes politiques tels que le Manifeste communiste (voir l’important nouveau livre de China Miéville, A Spectre, Haunting : On the Communist Manifesto) et Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte.

Comme le décrit Alberto Toscano, dans l’excellente introduction rédigée pour cette édition, des personnalités du mouvement marxiste telles que Franz Mehring et Wilhelm Liebknecht ont relevé le style de Marx. Plus récemment, Daniel Hartley a publié une étude majeure sur la question du style en général dans la tradition marxiste. Mais il est surprenant que personne d’autre que Ludovico Silva ne se soit attelé à la tâche d’une analyse complète de la question, sous forme de livre. Il est peut-être d’autant plus surprenant qu’un tel travail trouve ses origines à Caracas, une sorte de flaque stagnante de la théorie marxiste dans les années 1970, surtout en comparaison de la flamboyance de Buenos Aires ou de Mexico. Le Venezuela avait, en effet, été choisi comme point de chute par une figure comme le communiste de gauche Marc Chirik dans l’après-guerre précisément parce que, avec la crainte imminente d’une guerre nucléaire, il semblait si éloigné qu’il pourrait être épargné des pires effets de l’apocalypse impérialiste…

Mais, comme le relève Alberto Toscano, Ludovico Silva, avec sa coupe hirsute, n’était pas un théoricien marxiste ordinaire et semblait avoir suffisamment de flamboyance pour surpasser ses pairs du Nord et du Sud :

Né Luis José Silva Michelena en 1937 dans une famille aisée de Caracas (ses frères aînés José Agustin et Héctor étaient d’éminents universitaires, le premier sociologue et anthropologue, le second économiste dont les contributions à la théorie de la dépendance influenceront son jeune frère), Ludovico poursuit ses études en Europe entre 1954 et 1960, après avoir fréquenté un collège jésuite privé. Il étudie la philosophie et la littérature à Madrid (où des étudiants-poètes le baptisent du nom qu’il utilisera désormais), la littérature française à la Sorbonne et la philologie romane à Fribourg sous la direction de Hugo Friedrich, dont les lectures de Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé dans La structure de la poésie moderne auront une influence durable sur Silva, l’initiant non seulement à l’étude formelle des poètes maudits, mais aussi à ce qu’il appelle  « la forêt dense et dentelée, mais finalement tendre, de la langue allemande »…

De retour au Venezuela, Silva a commencé à s’établir comme poète et essayiste, son premier recueil, Tenebra, date de 1964, tandis que son deuxième livre, Boom !!! (1965), un poème sur la guerre nucléaire dans le sillage de la crise des missiles cubains, sera préfacé par Thomas Merton. Pour Silva, la poésie était  « une arme indispensable pour parvenir à une connaissance authentique des choses. Elle est, dans son essence la plus profonde, la dialectique ». La vie de Silva semble avoir eu plus d’affinités avec celle de Baudelaire (ou de Bukowski) qu’avec celle d’un militant révolutionnaire ou d’un théoricien typique. Comme son frère Héctor s’en souvient : « Une existence tourmentée ? Oui ! Ensemble, nous avons voyagé au royaume du clair-obscur de l’alcool, ensemble nous avons fait la fête dans les bars et les tavernes dans le tourbillon de la República del Este et du Callejón de la Puñalada, ensemble nous avons donné à boire et à manger aux mendiants et aux gangsters à l’aube ». En 1986, Silva sera brièvement interné dans un asile pour des troubles mentaux causés par  « un acide démoniaque qu’ils appelaient ammonium », généré par sa consommation d’alcool, une expérience consignée dans de courts textes déchirants et délirants, griffonnés sur toute surface disponible, y compris des paquets de cigarettes, et publiés à titre posthume sous le titre Papeles desde el amonio. Il mourra deux ans plus tard, à l’âge de cinquante et un ans, d’une crise cardiaque causée par une cirrhose du foie.

Je pense que le terme technique en anglais pour cela serait un « character »« , ou peut-être un « dude » en anglais étatsunien. Il était également un orfèvre des mots, capable d’inventer des titres pour ses livres tels que Belleza y revolución, La plusvalía ideológica, [Beauté et révolution, la plus-value idéologique]. Anti-manual para uso de marxistas marxólogos y marxianos [Anti-manuel pour marxistes, marxologues et marxiens], , Filosofía de la ociosidad [Philosophie de l’oisiveté], En busca del Socialismo perdido [À la recherche du socialisme perdu), In vino veritas, Cuadernos de la noche [In vino veritas, Carnets de la nuit], La interpretación femenina de la historia y otros ensayos [L’interprétation féminine de l’histoire et autres essais], La torre de los ángeles [La Tour des anges ]et La soledad de Orfeo [La Solitude d’Orphée].

Espérons que la publication de Marx’s Literary Style sera un autre message dans une  bouteille lancée dans l’océan qui inspirera de nouveaux traducteurs sur d’autres rivages !

Sebastian Budgen, directeur éditorial pour l’Europe de Verso Books.

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Karl Marx était l’un des plus grands intellectuels mais aussi l’un de ses plus grands écrivains du XIXe siècle. Sa prose figure en bonne place parmi les sommets de son temps, à l’instar de celle de Charles Dickens, d’Honoré de Balzac et des sœurs Brontë.

La nouvelle traduction de Marx’s Literary Style [Le style littéraire de Marx] de Ludovico Silva, initialement publiée sous le titre El estilo literario de Marx en 1971, montre indiscutablement que les deux aspects sont liés. Marx était l’un des plus grands intellectuels parce qu’il était l’un des plus grands écrivains.

Un polymathe vénézuélien

Traduit avec brio par Paco Brito Núñez, professeur de littérature américaine et d’anglais à l’Orange Coast College, à qui les lecteurs anglophones doivent une fière chandelle, Marx’s Literary Style est l’un de ces petits livres (104 pages seulement) dont l’impact dépasse largement la taille. Il devrait figurer parmi les classiques du genre, aux côtés du Degré zéro de l’écriture de Roland Barthes, de Jane Austen, or The secret of style de D. A. Miller ou de Grammaire de la multitude de Paolo Virno.

Formé dans un collège jésuite privé de Caracas, puis à Madrid, Paris et Fribourg, Ludovico Silva (1937-1988) était un polymathe vénézuélien : poète, essayiste, éditeur et professeur de philosophie. Il a joué un rôle actif sur le front culturel latino-américain, fondant et éditant une série de revues d’avant-garde.

Silva s’est tenu à l’écart des organisations officielles de la gauche révolutionnaire, bien que, comme Alberto Toscano nous l’apprend dans son excellente introduction, il ait eu de la sympathie pour le Movimiento de Izquierda Revolucionaria [Mouvement de la gauche révolutionnaire] du Venezuela. Dans les années 1970, il se référait positivement aux expériences yougoslaves d’autogestion et à l’expérience du poder popular [pouvoir populaire] à Matanzas, à Cuba.

Sa mort précoce, à l’âge de cinquante et un ans, a été causée par une cirrhose du foie, qui a entraîné une crise cardiaque. Baudelaire a plané comme un saint patron maladif sur sa vie et son œuvre.

Marxisme et style

Le style littéraire s’est révélé être un concept curieusement productif pour les critiques marxistes. Pour Fredric Jameson, le style est synonyme de modernisme : l’invention ex nihilo de langages privés qui sont l’ADN littéraire de leurs créateurs, de Marcel Proust et Gertrude Stein à Martin Heidegger et Ernest Hemingway.

L’imbrication du style avec le modernisme est telle que, pour Jameson, il devient une catégorie de périodisation. Le critique littéraire assimile ainsi l’ère du capitalisme de marché à l’élan narratif du réalisme et affirme que lorsque le capitalisme monopolistique est devenu dominant, il a restreint le pouvoir de la narration, libérant les subtilités des affects capturées dans les idiomes élaborés du style moderniste. Ce dernier a fini par céder la place, sous le capitalisme tardif, à l’absence de style du postmodernisme, dans lequel seul survit l’affect vide du pastiche.

Pour Terry Eagleton, le style est à la fois politique et théologique. Il considère la polémique comme un prérequis stylistique pour tout révolutionnaire, transposant l’insurrection naissante du prolétariat dans le domaine du discours. Dans le même temps, le style est une forme de sensualité linguistique : il doit représenter le monde sans jamais oublier sa propre matérialité, en gardant un équilibre délicat entre l’objectivité qui se renie et le formalisme qui s’ignore.

Le beau style est toujours, pour Eagleton, un compromis entre l’immédiateté corporelle et l’abstraction conceptuelle. Dans ses premiers travaux (auxquels il est revenu récemment), il y voyait une préfiguration catholique et sacramentelle du dépassement de l’aliénation.

Enfin, pour Raymond Williams, qui était beaucoup plus sceptique à l’égard de cette catégorie que Eagleton ou Jameson, le style était un mode linguistique de relation sociale. Williams considérait les luttes stylistiques d’écrivains comme Thomas Hardy, qui cherchaient à combiner les expressions terre-à-terre des hommes et des femmes ordinaires de la classe ouvrière avec les modes d’articulation bourgeois les plus avancés, comme une intériorisation littéraire du clivage de classes inhérent au langage dans la société capitaliste en général. Williams considérait que la bataille pour une bonne prose était coextensive avec la lutte pour des rapports sociaux justes,  dont le style ne peut être jugé de manière isolée.

Marx lui-même était parfaitement conscient de l’importance du style. Dans l’un de ses premiers articles journalistiques, publié en 1842, il s’insurge contre un décret de censure prussien promulgué par Frédéric-Guillaume IV, censé « ne pas empêcher une recherche sérieuse et modeste de la vérité ». Cependant, en disant cela, le décret limitait le style même dans lequel les journalistes étaient légalement autorisés à écrire.

Marx était méprisant :

La loi me permet d’écrire, mais elle exige que j’écrive dans un autre Style que le mien! Je peux montrer le visage de mon esprit, mais je dois auparavant lui imposer les plis prescrits! Quel homme d’honneur ne rougirait pas devant cette prétention. . . ?

Marx assimile le style d’un écrivain à sa physionomie unique ou à son être spirituel intérieur. La loi de censure de l’État exigeait effectivement des écrivains qu’ils transforment leur visage littéraire en un rictus décrété par l’État, leur imposant une identité étrangère qui étouffait leurs propres modes d’expression uniques.

La réponse de Marx a inspiré sa première critique plus générale de l’État moderne. Il considérait ce dernier comme fondé sur une scission entre la société civile et la société politique : entre  « l’homme dans son existence sensuelle et immédiate » (bourgeois) et « l’homme en tant que personne morale et allégorique » (citoyen). Selon lui, cette scission est la forme politique de l’aliénation capitaliste.

Des poèmes d’amour aux systèmes

Ludovico Silva est un important contributeur à cette riche veine de la stylistique matérialiste. Il est impossible de lire Marx’s Literary Style sans en ressortir avec une compréhension du littéraire très différente de celle avec laquelle on a commencé.

Le style a été considéré historiquement comme « l’habit de la pensée », un supplément esthétique ou une  « finition » superficielle ajoutée au sens premier communiqué. Cependant, comme Silva s’efforce de le montrer, cette vision du style propre au sens commun est inadéquate pour une véritable compréhension de l’œuvre de Marx. Le style de Marx est un aspect constitutif de son projet global de critique. C’est aussi le moyen par lequel il rend perceptible de façon sensible l’abstraction conceptuelle, et en ce sens, il a une fonction pédagogique.

Dans le premier chapitre, Ludovico Silva situe les origines du style littéraire mature de Marx dans quatre domaines : ses premières compositions poétiques (ratées) ; son étude esthétique et linguistique intense des classiques (latin et grec) ; sa passion de jeunesse pour l’idéalisation métaphorique ; et sa première critique impitoyable de ses propres tentatives de formation à l’écriture littéraire. Marx s’aperçoit très vite de l’inadéquation du sentimentalisme romantique abstrait qui caractérise les premiers poèmes d’amour qu’il a écrits pour Jenny von Westphalen, qu’il épousera plus tard. Comme il le dit dans une remarquable lettre à son père en 1837 : « Tout ce qui est réel est devenu flou et ce qui est flou n’a pas de contour défini. »

La lettre témoigne de la conversion haletante de Marx de la poésie à la philosophie hégélienne, mais la trajectoire au-delà de Hegel est déjà préfigurée : Marx avait pris conscience de la nécessité d’un style qui adhère étroitement au réel et à l’actuel, un style concentré et comprimé, animé par une densité objective. C’est ce style qui caractérisera l’œuvre publiée ultérieurement par Marx et qui est résumé dans l’expression paradoxale de Ludovico Silva « esprit concret ».

Le deuxième chapitre, le plus long de l’ouvrage, expose les caractéristiques fondamentales du style de Marx. Silva soutient que l’œuvre de Marx doit être comprise comme une seule « architectonique », un terme emprunté à Emmanuel Kant qui la définit comme « l’art des systèmes » [die Kunst der Systeme]. L’architectonique est commune à la science et à l’art : la science est fondée sur une connaissance systématique et pour que l’expression devienne un art, elle doit, selon Silva, être régie par l’art des systèmes.

Ludovico Silva insiste tout au long de l’ouvrage sur une division nette dans l’œuvre de Marx entre les travaux qu’il a soigneusement préparés pour la publication et ces interminables manuscrits ou carnets inachevés qu’il n’a jamais publiés. Si tous ces écrits font partie de l’architectonique de la science (un seul projet de critique de l’économie politique), seules les œuvres que Marx a retravaillées pour la publication, la plus célèbre étant le livre I du Capital, illustrent l’art du système en superposant la structure interne, le squelette,de la science à la chair vitale de l’expression métaphorique.

L’invocation de l’architectonique kantienne par Silva soulève une question épineuse : dans quelle mesure peut-on dire que le matérialisme historique de Marx hérite des notions préexistantes de science et de systématicité de l’idéalisme allemand ? Ludovico Silva passe la question sous silence.

Dialectique de l’expression et métaphore

La deuxième caractéristique du style de Marx est ce que Silva appelle« l’expression de la dialectique » ou  « la dialectique de l’expression ». Il fait ici référence à l’utilisation constante par Marx du chiasme ou des renversements syntaxiques dans lesquels les termes de la première moitié d’une phrase sont inversés dans la seconde : « Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience» (L’idéologie allemande) ou  « L’hypothèque que le paysan possède sur les biens célestes garantit l’hypothèque que le bourgeois possède sur les biens du paysan » (Les luttes de classes en France, 1850).

C’est une figure qui incarne le mouvement dialectique de la réalité elle-même : « Le secret littéraire qui explique que tant de phrases de Marx sont ’rondes’ et frappantes, écrit Silva, est aussi le secret de sa conception dialectique de l’histoire comme lutte des classes ou lutte des contraires. » Le style de Marx est une reproduction mimétique ou une performance des mouvements réels de l’histoire : « La langue de Marx est le théâtre de sa dialectique ».

La troisième et plus importante caractéristique du style de Marx est son utilisation de la métaphore. L’ouvrage se concentre sur trois des plus influentes : la célèbre métaphore base-superstructure, la notion de « reflet » et la religion comme figure de l’aliénation. Comme Aristote avant lui, Silva met l’accent sur l’importance cognitive des métaphores, mais il insiste surtout sur la distinction nécessaire qui doit être faite entre les métaphores et la connaissance scientifique théorique.

Dans une série d’analyses audacieuses, il révèle l’inadéquation totale des métaphores de la base-superstructure et du reflet en tant que base de la théorie scientifique, tout en maintenant leur potentiel pédagogique. On sent ici le mépris de Ludovico Silva pour les travestissements dogmatiques de l’œuvre de Marx dans les manuels officiels des partis communistes de l’époque. Son argument se rapproche étrangement de celui de l’ouvrage de Raymond Williams, Marxism and Literature, publié six ans plus tard, qui remettait également en question les métaphores de la base-superstructure et du reflet.

Raymond Williams et Ludovico Silva s’accordent à dire que, si on les suit jusqu’à leur conclusion strictement logique, ces métaphores invitent à la division entre une base économique et un royaume céleste des idées, précisément là où Marx avait cherché à exposer leur totale interrelation. Il n’est donc pas surprenant que Ludovico Silva ait choisi comme épigraphe la phrase  « le langage est la conscience pratique » (tirée de L’idéologie allemande), qui constitue également la base de la théorie mature de Williams sur le langage, la littérature et la forme.

Ironies de l’histoire

Le reste du livre révèle le lien subtil entre la polémique, la moquerie, l’ironie et l’aliénation qui revient dans tous les écrits de Marx. Wilhelm Liebknecht a écrit un jour que le style de Marx lui rappelait les racines étymologiques du mot lui-même : « Le style est ici ce qu’il était à l’origine dans les mains des Romains : le stylet, un crayon d’acier à pointe acérée pour écrire et pour poignarder. »

Marx savait écrire méchamment ; il était maître dans l’art de manier la lame au corps à corps. Pourtant, Silva insiste aussi, à juste titre, sur le fait que l’indignation ardente de Marx allait de pair avec l’ironie :  « Combien ont essayé d’imiter le style de Marx, pour copier l’indignation en oubliant l’ironie ! » De même que la  « dialectique de l’expression » était une stylisation du mouvement dialectique de la réalité, de même l’ironie est le mode stylistique de la conception générale de l’histoire chez Marx. Selon Silva :

Si Marx est un matérialiste, c’est parce qu’il a toujours cherché à découvrir, en allant au-delà ou en dessous de l’apparence idéologique des événements historiques (État, droit, religion morale, métaphysique), leurs structures matérielles sous-jacentes. C’est pourquoi ses ironies stylistiques jouent toujours un rôle essentiel : celui de la dénonciation, de l’illumination de la réalité.

Encore une fois, un attribut du style de Marx est lu comme une formalisation littéraire d’un processus historique.

Le livre se termine en poussant cette argumentation jusqu’à sa conclusion logique : l’aliénation est une grande métaphore. De même que la métaphore exige le transfert d’un sens à un autre, ainsi dans la société capitaliste « nous trouvons un transfert étrange et global du sens réel de la vie humaine vers un sens déformé. » Ludovico Silva insiste sur le fait que plutôt que d’être une simple figure rhétorique qui peut être extraite de la réalité qu’elle représente « simplement », Silva insiste sur le fait que l’aliénation capitaliste elle-même a une structure métaphorique..

On pourrait peut-être dire la même chose des individus, qui sont traités dans le volume I du Capital, selon les mots célèbres de Marx, « seulement dans la mesure où ils sont les personnifications de catégories économiques, les porteurs [Träger] de relations et d’intérêts de classe particuliers. » Lorsque Marx qualifie les capitalistes individuels de « capital personnifié », il ne suggère pas que les capitalistes agissent comme s’ils étaient des personnifications (allégoriques), mais qu’ils sont des personnifications vivantes du capital, faisant ainsi disparaître toute distinction trop nette entre figure littéraire et contenu historique.

Lorsque le style devient une question de mouvement fondamental de l’histoire elle-même, il ne peut plus être balayé comme une simple affectation littéraire. Ludovico Silva l’explique avec élégance, avec beaucoup de force et une admirable concision.

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Daniel Hartley est professeur assistant en littératures du monde à l’université de Durham (Royaume-Uni). Il est l’auteur de The Politics of Style : Towards a Marxist Poetics (2e édition, Haymarket, 2017).

Traduit par Christian Dubucq pour Contretemps.

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