La vie d’un livreur vaut moins que la voiture d’un patron
Steven est livreur à vélo chez Deliveroo. Excédé d’être exploité par la plateforme de foodtech, il raconte comment il est entré en lutte au sein du collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP) et pourquoi le combat des livreurs rejoint celui de nombreuses professions qui subissent l’ubérisation.
Cet article est issu de son intervention au colloque « Penser l’émancipation » qui a eu lieu en septembre 2017 ; il a été publié une première fois sur le blog Coopcycle hébergé par Mediapart.
Précaires, atomisés, individualisés, voire même libéraux : tels étaient les adjectifs utilisés jusqu’à présent pour décrire les secteurs ubérisés et les considérer comme impossible à organiser. Je vais tâcher de démontrer le contraire et pour cela, je vais commencer par rappeler ce qu’est l’ubérisation.
Être ubérisé, cela veut dire que nous ne sommes pas salariés, et concrètement pour nous, le code du travail n’existe pas. Nous n’avons pas de fiche de paie, mais une facture envoyée à une entreprise qui porte notre nom. Nous n’avons pas droit aux cotisations, qui sont d’habitude payées par l’employeur, que ce soit pour la retraite, le chômage, ou la sécurité sociale. L’achat et l’entretien de nos outils de travail, vélo, scooter, smartphone, sont à notre charge. Nous n’avons pas non plus de SMIC horaire, et encore moins de salaire fixe puisque nous sommes payés à la tâche.
Nous n’avons pas non plus de sécurité de l’emploi puisque nous pouvons à tout moment être déconnecté, comprenez virés dans la novlangue de la startup nation, puisque l’entreprise peut, et sans absolument aucun motif, supprimer l’application de notre téléphone et on se retrouve alors au chômage. Enfin chômage, c’est un abus de langage puisque nous n’y avons pas le droit. Évidemment pas de syndicats, de représentants du personnel, de ticket resto, mais ça, vous vous en doutez. Pour comprendre ce que ça veut dire d’être ubérisé, il suffit de prendre le code du travail, et de ne pas le lire.
Je vais parler d’un exemple un peu parlant de ce qui se passe dans l’État espagnol qui est, je pense, assez parlant. Pour travailler, on doit s’inscrire à des plages horaires, appelées shifts. Certains livreurs sont privilégiés et peuvent s’inscrire avant les autres. A Madrid et à Barcelone ces livreurs privilégiés – qu’on appelle « ambassadeur » chez Deliveroo mais qu’on a appelé petits chefs, jaunes, ou traitres suivant les époques – ont construit un marché noir de revente des heures de travail. Les livreurs doivent payer au black leurs shifts pour pouvoir travailler. Voilà ce que rend possible l’ubérisation dans des villes où le taux de chômage est de 41% chez les jeunes.
L’ubérisation : la roue de secours de la bourgeoisie
En clair, l’ubérisation est le moyen le plus sournois, le plus perfide, et il faut bien le dire le plus intelligent pour la bourgeoisie de se passer de l’ensemble des droits sociaux acquis grâce aux luttes de la classe ouvrière depuis le début de la révolution industrielle, droits qu’on appelle généralement le code du travail. L’ubérisation, c’est la roue de secours de la bourgeoisie, qui sait que certaines réformes, la suppression du SMIC par exemple, sont pour l’instant impossible. Même si nous avions gagné le mouvement contre la loi travail de 2016, ou que nous gagnons celui qui a commencé à la rentrée, la bourgeoisie n’a qu’à laisser ce cancer social se développer pour nous faire revenir aux conditions de travail du XIXe siècle.
Nous livreurs, qui arpentons les rues avec nos K-way fluos, ne sommes que la partie émergée de l’iceberg. Le début de ce qui serait un anachronisme d’appeler l’ubérisation date du milieu des années 90, avec en France le minitel rose, et les premières plateformes sous-traitant un travail à la tâche. Il est d’ailleurs intéressant de noter que c’est encore une fois les plus précaires, ici les travailleuses du sexe, qui sont les premières touchées par les destructions des acquis sociaux. Viennent ensuite les quartiers populaires, puis les jeunes, et ainsi le cancer social se propage lentement à l’ensemble de la société. On peut citer pèle mêle les guides de musées, nounous à domicile, correcteurs de l’édition, les VTC, les travailleurs sociaux et bien d’autres. Combien d’années avant d’avoir des profs ubérisés, alors que dans certains quartiers, il est extrêmement difficile d’en recruter et que la « réduction des dépenses publiques » est le leitmotiv de tous les gouvernements successifs.
Construire un collectif pour défendre ses droits
Face à ce constat, il faut bien le dire, pessimiste, certains livreurs ont commencé à s’organiser avec la création du CLAP, le collectif des Livreurs Autonomes Parisiens, en janvier 2017. Dans le but de réunir l’ensemble des livreurs de toutes les plateformes, en scooter ou à vélo, syndiqués ou non, jeunes étudiants ou des quartiers populaires. L’objectif premier a été la reconstruction d’une expérience collective du travail, une conscience de classe. Parce que nous n’avons pas de machine à café ou de pause clope pour échanger du commun, pour discuter des conditions de travail, de notre exploitation commune.
Le Clap a été un des premiers signataires du Front Social, qui a appelé à différentes journées de mobilisation pendant la période des élections présidentielles. Le Front Social est un regroupement de syndicalistes et d’individus qui ont mené des expériences de lutte commune, comme le refus des fouilles et des contrôles, pendant la lutte contre la loi travail, et qui s’opposent aux bureaucraties syndicales. Nous avons participé à ses manifestations, sous le slogan « La rue est notre usine » et grâce à elles nous avons pu commencer à nous construire dans un cortège pour développer des pratiques communes et une confiance mutuelle. Le Front Social nous a offert un potentiel d’action au moment où nous n’étions pas assez nombreux pour en être à l’initiative.
C’est ainsi qu’on arrive à la fin du mois de juillet 2017 et que nous apprenons que Deliveroo supprime les anciens contrats qui concernent les livreurs avec le plus d’ancienneté qui ont encore une base horaire fixe. Le choix et simple : soit on signe le nouveau contrat, soit on cherche un nouveau travail. Les livreurs qui gagnaient jusque-là 7,5 euros par heure + 2 à 4 euros par livraison passent à 5 euros la course. C’est une généralisation du travail à la tâche. Quand nous nous inscrivons sur une plage horaire pour travailler, nous ne savons pas s’il y a des commandes, si nous aurons du travail. C’est pour ça que vous voyez des livreurs galérer sur la place de la République parfois pendant des heures.
Ce temps-là, qui n’est pas du temps libre mais bien un moment où on est disponible pour la boîte en plus de lui faire de la pub, est gratuit. La généralisation du travail à la tâche est une astreinte généralisée de masse. Dans les Grundrisse, Marx fait d’ailleurs du temps libre le seul véritable indicateur de richesse. A mettre en parallèle des campagnes de recrutement de Deliveroo qui proposent de « rentabiliser son temps libre ». Le travail à la tâche a de plus comme conséquence d’augmenter la prise de risque pendant les livraisons. Quand on vient de passer 2 heures sans commandes et que la soirée se finit bientôt, il faut aller le plus vite possible pour espérer pouvoir rentrer chez soit en espérant avoir gagné plus que des clopinettes. Il faut alors griller des feux, prendre des sens interdits, se mettre en danger.
Repenser la grève comme outil de lutte
Face à ça, des villes comme Lyon et Bordeaux ont organisé des rassemblements. Il serait extrêmement intéressant de voir comment les livreurs de Bordeaux qui se sont organisés à la CGT, ont obligé le syndicat à reconnaître que les ubérisés ne sont pas des petits patrons, mais bien des salariés exploités sous un régime déguisé. A Paris, nous avons décidé d’organiser une grève, la première du secteur en France. Au vu de ce que je viens d’expliquer et de notre précarité, il nous a été obligatoire de repenser la grève. Son organisation, ses moyens d’actions, son but. Par exemple dans l’état espagnol début juin à Madrid, des livreurs ont organisé une grève sur les mêmes questions. Ils se sont déconnectés pendant leur temps de travail, se sont réunis sur une place et ont organisé des prises de parole avec des syndicats. A la fin des prises de paroles, les 25 livreurs présents ont été virés.
Pour éviter de nous faire réprimer de la sorte, nous avons choisi un double axe de travail. Nous avons commencé par utiliser au maximum les médias, qui en plein mois d’août n’avaient pas grand-chose à faire, pour parler de nos réelles conditions de travail, nous assurant ainsi une visibilité et grâce à elle un protection minimale face à la répression de la boite. Il est d’ailleurs intéressant de noter que c’était la première fois que nous apparaissions démasqués : lors de nos actions précédentes nous étions toujours visage couvert pour éviter la répression. En vérité, il s’avère que, paradoxalement, il est beaucoup plus radical pour un livreur qui se bat de le faire à visage découvert.
De plus, nous voulions créer un mouvement plus large que simplement les livreurs militants et donc il nous fallait changer cette pratique. Et c’est d’ailleurs là notre seule défense contre la répression, qui serait notre second axe de travail : le nombre. Pour cela nous avons tracté, tous les soirs devant les gros restos parisiens aux livreurs qui travaillaient, on a discuté, convaincu, rassuré sur nos propres forces. Je ne sais pas si certains sont fans des réseaux sociaux ou pensent que le tractage est une pratique démodée et inefficace, à laisser à Lutte Ouvrière. Mais dans notre cas, cela fut la seule qui a permis du ramener des livreurs, récréer une conscience de classe. Il parait clair pour nous, au regard de notre mobilisation, que seul le contact humain peut faire ce travail.
Du coup, le 11 août au soir, sur la place de la République, entre 75 et 100 livreurs étaient présents, accompagnés par 300 soutiens syndicaux, politiques, associatifs. On enchaîne avec quelques prises de paroles et une manif sauvage en direction des plus gros restos parisiens. On se réapproprie les rues qu’on utilise tous les jours pour les livraisons. Là pas de chronos ou de pression, l’ambiance est bonne on chante des slogans, on allume des fumigènes. On bloque pendant plusieurs heures le plus gros resto parisien, pas de commandes Deliveroo qui sortent. Le restaurateur coupe sa tablette pour la soirée. On prend à nouveau le temps de discuter on parle pour la première fois avec les serveurs avec qui on échange habituellement qu’un numéro de commande. On est soutenus, ça fait du bien. Cette première journée de mobilisation a été une grande réussite, beaucoup de livreurs étaient présents et on se promet de se revoir si la situation n’évolue pas.
Une coordination nationale pour faire entendre sa voix
Et elle n’évolue pas. On réorganise une autre journée d’action le 27 août. Cette fois on est mieux préparés, on se coordonne au niveau national avec d’autres villes pour des actions similaires. Paris, Lyon, Bordeaux et Nantes font grève ensemble. A Paris, on utilise l’expérience acquise lors de la première grève, ont fait des équipes de quelques livreurs qui enfourchent leur vélo et vont bloquer des restaurants dans toute la ville. On fout le bazar, oblige les restaurateurs à couper leur tablette et on repart vers un autre restaurateur. Les flics sont dépassés, on connait mieux la ville qu’eux, c’est notre lieu de travail, ils ne peuvent pas nous suivre.
Chez Deliveroo ça ne rigole plus du tout : si le 11 août était d’avantage symbolique, là on a bloqué presque 40 restos un dimanche soir, qui est la plus grosse soirée de la semaine et on a réussi à s’organiser au niveau national. Face à nous, une communication anti-grève classique : on est « minoritaires » et « violents » on ne « représente personne ». Le lendemain on organise un nouveau rassemblement, on se réunit à République et on fait un cortège pour aller au siège social rencontrer la direction. Malgré leur promesse initiale, lorsque nous arrivons, on ne trouve qu’un camion de CRS qui bloque la rue.
La direction refuse de nous rencontrer et nous conseille de faire part de nos problèmes sur l’application. Le patronat effrayé par ses subalternes se cache derrière la police, rien de plus classique on trouve ça dans tous les mouvements sociaux y compris d’ouvriers plus « traditionnels ». Mickael Wamen, syndicaliste CGT et l’un des meneurs de la lutte des Goodyear qui était présent ne démentirait pas.
Bon, nous on est bien gentil, mais il ne faudrait pas non plus nous prendre pour des poireaux. La boite organise deux jours plus tard une rencontre avec les livreurs pour présenter la nouvelle application. On y va, on exige des réponses. Seuls les petits chefs sont présents, évidemment ils n’ont pas de réponse. On refuse de sortir tant qu’on n’aura pas de rendez-vous avec le PDG. Quelques heures d’attentes et comme il commence à faire tard, M. Décosse daigne nous appeler. On prend rendez-vous le surlendemain. On fait monter un livreur de Bordeaux pour nous accompagner, SUD et CGT sont avec nous.
D’ailleurs au passage, pendant tout le mouvement, ils ont été d’une super aide, autant en termes de contacts, de conseils, ou même financier. Bon, je ne vais pas détailler ce qui s’est passé pendant les 4 heures de discussion avec un patron. Mais en résumé ce qu’on obtient et qui est vraiment pas mal, c’est une non répression totale envers tous les livreurs qui se sont mobilisés et la mise en place d’une instance de représentativité du personnel pérenne. Ce qui est intéressant, c’est de constater qu’ils n’étaient pas sereins et avaient concrètement peur de nous. On se retrouve face à un ancien d’HEC qui a l’air de se rendre compte que, derrière les livreurs exploités pour faire du profit, il y a des vraies personnes derrière.
La vie d’un livreur vaut moins que la voiture d’un patron
Depuis, on a également gagné une assurance gratuite payée par la boite à tous les livreurs, ce qui est une bonne chose, parce que jusqu’ici, entre 60 et 80 % des livreurs roulaient sans aucune sécurité. Mais on ne se contente pas de ça, loin de là : payer une assurance quand on ne paye pas de cotisations c’est la moindre des choses, d’autant plus que nous ne sommes toujours pas affiliés à la Sécurité sociale comme les autres salariés, car AXA est une assurance privée.
D’ailleurs, si vous avez l’occasion de la lire un peu c’est intéressant : on y apprend que si on participe à « une émeute, une révolution ou un mouvement populaire » on se fait exclure. Que les boites d’assurances calculent le risque d’une révolution dans leurs coûts est une bonne nouvelle pour notre camp social. On a également le droit à une assurance décès de 25 000 €. Si vous vous demandiez combien valait la vie d’un livreur, la réponse est moins que la voiture du patron.
On ne compte pas s’arrêter là. Nous sommes en train de préparer d’autres choses. On est en train de chercher à former une coordination avec l’ensemble des ubérisés et des précaires pour travailler ensemble et taper en commun. Avec un collectif de stagiaires, ou d’AED (Assistants d’éducation) par exemple. Aujourd’hui on sait bien que si on reste isolés dans notre lutte, si on ne cherche pas à s’agglomérer avec d’autres secteurs du monde du travail, y compris plus traditionnels, on ne pourra pas gagner.
Reste à convaincre que nos revendications ne seront pas noyées parmi d’autres, mais au contraire, qu’elles en ressortiront plus visibles. Le 27 septembre nous avons suivi une journée de mobilisation au niveau Européen avec une grève transnationale : en France évidemment, en Angleterre, en Espagne, en Italie, en Allemagne, en Belgique, et aux Pays-Bas des livreurs se mettront en grève au même moment sur le mot d’ordre « Leur exploitation n’a pas de frontières, notre solidarité non plus. »
Pour conclure, je vais essayer d’expliquer pourquoi ce mouvement est important. Déjà parce que le pessimisme quant aux actions politico-syndicales dans le monde du travail est extrêmement élevé, d’autant plus quand on parle des précaires. Ce mouvement démontre au contraire qu’on peut, si on s’en donne les moyens, organiser les « inorganisables ». Nous sommes les plus précaires, les plus aptes à être à la tête d’un mouvement radical parce que nous n’avons rien à perdre. Car pour réussir, la question des liens, de la coordination, de la construction de mouvements plus larges avec d’autres secteurs ne sont pas des mots d’ordre lancés dans le vide, mais au contraire un besoin nécessaire et naturel.
C’est ce qu’il a trop souvent manqué aux mouvements sociaux qui se sont soldés par des défaites. Parce que la sociologie du milieu des livreurs permet une convergence des luttes tant espérée, parce que des d’étudiants des centres villes et de jeunes des quartiers populaires qui se battent ensemble sur les même mots d’ordre, si ce n’est pas inédit, c’est bien trop rare. Et parce que si la rue est notre usine, se battre c’est se réapproprier la ville, c’est détruire les barrières et les frontières, c’est toucher à tous les aspects de la ville de notre vie sous le capitalisme. Et lorsque nous rechanterons « Et la rue elle est à qui ? Elle est à nous » nous n’aurons peut-être bien jamais été si proches de la vérité.