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Si vous ressentez une haine ardente à l’égard de l’ordre social injuste dans lequel nous vivons, écrit China Miéville, ne la fuyez pas. Une telle haine à l’égard d’un système qui extermine de vastes pans de l’humanité est juste et nécessaire.

Extrait de A Spectre, Haunting : On the Communist Manifesto, de China Miéville (Haymarket Books, 2022) (« Un spectre, une hantise : à propos du Manifeste du Parti communiste »)

Nous n’avons aucune raison de succomber au confort complexe du désespoir, une retraite vers une vision lugubre qui nous garantit la défaite.  Mais souligner les échecs répétés de la Gauche est une nécessité, compte-tenu de son passé de fanfaronnades et de foutaises, et souligner à quel point les jours que nous vivons sont épouvantables et terribles, même si existent des lueurs d’espoir. Adopter l’approche libérale et considérer Boris Johnson, Jair Bolsonaro, Narendra Modi, Rodrigo Duterte, Donald Trump, Silvio Berlusconi et leurs conséquences, le « conspirationnisme » violent et complexe, la montée de l’alt right, la logorrhée chaque jour plus présente du racisme et du fascisme, comme des déviations, c’est exonérer le système dont ils sont l’expression. Trump est parti, mais le trumpisme reste fort.

Malgré tout cela, et malgré la récente défaite et le dénigrement des mouvements de Gauche au Royaume-Uni et aux États-Unis, une cause de dépression et de démoralisation profondes au sein de la Gauche, cette période a également été marquée par une insurrection sans précédent dans les villes étatsuniennes (et ailleurs). L’histoire et le présent doivent faire l’objet d’un débat.

Le capitalisme ne peut exister sans une punition implacable de ceux et celles qui transgressent ses interdits, souvent mesquins et sans pitié, et même de ceux dont la punition est jugée nécessaire à sa survie, indépendamment de leur « transgression » théorique. Il déploie de plus en plus non seulement une répression bureaucratique, mais aussi un sadisme assumé, manifeste et superflu. Il existe d’innombrables exemples effroyables de réhabilitation et de célébration de la cruauté, dans la sphère carcérale, dans la politique et dans la culture. De tels spectacles ne sont pas nouveaux, mais ils n’ont pas toujours été aussi « décomplexés », comme le dit Philip Mirowski, « pour paraître si peu exceptionnels » et ils ne sont pas seulement une distraction, mais font partie des « techniques d’enseignement optimisées pour renforcer le moi néolibéral ».

De tels sadismes sociaux ont toujours été combattus et officiellement désavoués, en particulier « chez nous », plutôt que lorsqu’ils sont déployés contre des sujets de la domination coloniale, par des structures qui se présentent comme rationnelles et justes, voire miséricordieuses. Cette situation est en train de changer.

Il s’agit d’un système qui se nourrit de sadisme, de désespoir et de déresponsabilisation et qui les encourage. À côté de cela, on trouve des espèces de « bonheur » autoritaire, une « jouissance » obligatoire et terne de la vie, une insistance impitoyable sur la gaieté, telle que Barbara Ehrenreich la décrit dans son livre Smile or Die (« Sourire ou mourir »). Cette positivité obligatoire n’est pas l’opposé, mais le pendant de ces misères. Cette intimidation est une version de ce que Lauren Berlant appelle « l’optimisme cruel », y compris à gauche : pas d’espoir gagné judicieusement, mais une insistance sourcilleuse sur la nécessité de penser positivement, au prix non seulement de l’autonomie émotionnelle, mais aussi de l’effondrement inévitable lorsque le monde n’est pas à la hauteur de ces principes stricts.

Dans un système social de cruauté de masse, qui ne célèbre que ces « plaisirs » misérables, commercialisés et finalement appauvrissants, il est parfaitement compréhensible que la Gauche soit désireuse de mettre l’accent sur un autre type et une autre profondeur d’émotion positive, de trouver une opposition radicale potentielle dans les infections de joie socialement déstabilisantes, comme une répétition de l’opposé du sadisme. Voir dans l’amour un événement bouleversant, reconfigurant, une motivation révolutionnaire clé.

Après tout, l’éthique qui sous-tend le socialisme, explique Terry Eagleton dans son merveilleux Why Marx Was Right, résout une contradiction du libéralisme « dans laquelle votre liberté ne peut s’épanouir qu’aux dépens de la mienne », car « ce n’est qu’à travers les autres que nous pouvons finalement nous réaliser », ce qui « signifie un enrichissement de la liberté individuelle, et non une diminution de celle-ci ». Il est difficile d’imaginer une éthique plus fine. Au niveau personnel, elle est connue sous le nom d’amour.

Ce sens de l’amour, d’une certaine préfiguration politique, inspire les radicaux et les radicales depuis un siècle. Dans son ouvrage fondateur Place à l’Éros ailé, la grande révolutionnaire Alexandra Kollontai décrivait l’amour comme « une émotion profondément sociale », insistait sur le fait que « pour qu’un système social soit construit sur la solidarité et la coopération, il est essentiel que les gens soient capables d’aimer », et encourageait l’éducation à cette fin. Comment ne pas envisager, pour reprendre le titre d’un livre récent, fascinant et provocateur, « le communisme de l’amour » ? Comment ne pas être attiré par l’affirmation selon laquelle ce qui est appelé « amour » par les meilleurs penseurs et les meilleures penseuses qui ont abordé le sujet est le cœur battant du communisme ?

Prenons l’amour au sérieux

À une époque où la haine est omniprésente, nous devons prendre nos ennemis au sérieux et apprendre d’eux. Quels aspects de cette barbarie le Manifeste du Parti communiste met-il en lumière ?

En 1989, Donald Trump a suggéré que « la haine est peut-être ce dont nous avons besoin si nous voulons faire quelque chose ». Sa haine était alors, et reste, un déploiement vicieux de racisme de classe : une demande d’assassinat judiciaire des « Cinq de Central Park » (L’affaire de la joggeuse de Central Park ), des adolescents noirs faussement accusés de viol.

Le contenu concret de cette haine est tout ce contre quoi nous devons nous élever. Mais comment contrer au mieux la haine ? Une telle haine ne mérite-t-elle pas elle-même d’être haïe ?

Trump est rusé. Ce n’était peut-être pas son objectif initial mais sa haine a certainement permis d’obtenir quelque chose. Peut-être que, inspirée négativement, notre propre haine devrait aboutir à quelque chose d’autre, et ce de façon urgente. Quelque chose de très différent. La haine d’une telle haine systémique.

La haine de la domination est juste

Le philosophe et prêtre anglican Steven Shakespeare prévient que le fait de considérer la haine comme autre chose qu’une force à rejeter est un « terrain dangereux ». Comment pourrait-il en être autrement ? Après tout, la haine est une émotion qui peut court-circuiter la pensée et l’analyse, qui peut déboucher sur la violence, et pas nécessairement avec une quelconque discrimination.

Mais, dûment prudent, Shakespeare tente alors exactement l’objectif sur lequel il met en garde, précisément pour être « plus discriminatoire sur la haine, d’où elle vient, où elle devrait être dirigée, et comment elle est capturée à des fins d’autrui ». L’un des points essentiels qu’il souligne est que la haine « qui ne suppose aucune vérité fondatrice ni aucune harmonie, mais […] qui se sait contre l’autre dominant » est « un élément constitutif de la singularité de tout être créé ».

L’affirmation, face à l’histoire de l’humanité, est donc que la haine, en particulier de la part des opprimé.es, est inévitable.

Il ne s’agit pas de dire qu’il est inévitable que tous les peuples, même tous les peuples opprimés, fassent l’expérience de la haine. Il s’agit d’affirmer que, la haine n’étant ni contingente ni étrangère à l’âme humaine, certains, et probablement beaucoup, en feront l’expérience. La haine existera certainement, en particulier dans les sociétés qui dressent les gens les uns contre les autres, individuellement et en masse. Les gens haïssent. Beaucoup d’entre nous le savent personnellement.

La haine fait partie de l’humanité. Il n’y a aucune garantie quant à l’orientation de cette haine inévitable, bien sûr. Elle peut être intériorisée et se transformer en une haine de soi qui, sous le capitalisme, est si répandue. Si souvent validée par le système lui-même. Qui, écrasé par le capitalisme, n’a pas le sentiment, comme le dit Rae Armantrout dans son poème « Hate », que « le marché vous déteste / encore plus / que vous ne vous détestez vous-même » ?

La haine peut être extériorisée, sans aucune justice : elle a souvent été retournée contre ceux qui la méritaient le moins. Mais, bien qu’elle soit devenue un cliché, la maxime préférée de Marx est d’une grande pertinence ici : Nihil humani a me alienum puto (« Rien de ce qui est humain ne m’est étranger »). Il n’est guère productif de pathologiser la haine en soi, surtout lorsqu’elle est naturelle, et encore moins d’en faire un motif de honte.

Sophie Lewis souligne ce point avec la clarté tranchante qui lui est coutumière.

« La haine n’est presque jamais considérée comme appropriée, saine ou nécessaire dans la société libérale-démocratique. Pour les conservateurs, les libéraux et les socialistes, la haine elle-même est la chose à rejeter, à déraciner, à vaincre et à chasser de l’âme. Pourtant, l’idéologie anti-haine ne semble pas viser les causes profondes et les points de production de la haine, pas plus qu’elle n’aborde l’inévitabilité ou l’exigence, la nécessité, de la haine dans une société de classes. »

Pour reprendre les termes de Kenneth Surin, soulever cette question, non seulement de l’existence de la haine mais, pour certains au moins, de sa nécessité potentielle et rigoureuse, c’est ce qui se cache derrière « le déploiement d’une haine délibérée comme catégorie rationnelle ».

On ne devrait jamais faire confiance à la haine, ni la considérer comme sûre, ni la célébrer pour elle-même. Mais, inévitablement, elle ne doit pas être ignorée. Elle n’est pas non plus automatiquement imméritée. Nous ne pouvons peut-être pas non plus nous en passer, si nous voulons rester humains, à une époque de haine qui pathologise la haine radicale et encourage la lassitude de l’indignation.

La haine prudente n’est pas non plus nécessairement l’ennemie de la libération. Elle peut être son alliée.

En 1837, l’appartenance au groupe de gauche radicale du grand socialiste pré-marxien Auguste Blanqui, connu sous le nom de « La Société des Saisons », a fait de cette haine socialement structurée un élément central. Contre la dégradation de la tradition révolutionnaire, pour la liberté, les camarades prêtent serment :

« Au nom de la République, je jure une haine éternelle à tous les rois, à tous les aristocrates et à tous les oppresseurs de l’humanité. »

En 1889, le poète australien radical Francis Adams écrit qu’il a détruit sa santé en poursuivant la lutte de la classe ouvrière à Londres.

« Cela m’a semblé être un échec », écrit-il. « Mais je n’ai jamais désespéré, ni vu de raison de désespérer. Il y avait là une splendide base de haine. Avec la haine, tout est possible. »

En 1957, Dorothy Counts a brisé  la ségrégation d’une école en Caroline du Nord. James Baldwin a écrit à propos de la photographie où elle passe devant une foule de manifestant.es qui la raillent, qu’« elle m’a rendu furieux. Elle m’a rempli à la fois de haine et de pitié ». La haine et la pitié pour Dorothy Counts ; la pitié pour ce qu’il a vu sur les visages de ses agresseurs. Ce serait faire preuve d’une piété stupéfiante et prétentieuse que de suggérer qu’une telle haine est inconvenante ou qu’elle n’a pas contribué à l’émancipation.

Comme l’a écrit Francis Adams, tout est possible avec la haine, et pas seulement les bonnes choses. C’est là le danger. Mais de bonnes choses, certainement, en termes, par exemple, de vigueur militante. La rage, aussi, certainement, mais la rage contre quelque chose, en souhaitant son éradication. L’absence même d’une masse critique de haine peut militer contre la résistance : Walter Benjamin, dans son extraordinaire essai prophétique et controversé de 1940 intitulé « Thèses sur la philosophie de l’histoire », a reproché à la social-démocratie, par opposition au socialisme militant, de se concentrer sur l’avenir et sur la classe ouvrière en tant que « rédemptrice », affaiblissant ainsi activement cette classe en détournant son regard des iniquités du passé et du présent :

« À cette école, la classe ouvrière désapprit tout ensemble la haine et la volonté de sacrifice. »

C’est en partie dans cette haine qu’il pensait trouver une force.

La haine peut contribuer non seulement à la force, mais aussi à la rigueur intellectuelle et à l’analyse. Les abstractions très plates du capital peuvent générer leur propre logique apparemment implacable, contre laquelle un investissement émotionnel, un regard contraire haineux, pourrait s’avérer nécessaire non seulement sur le plan éthique, mais aussi sur le plan épistémologique.

« Ce qui ne fonctionnera jamais, c’est la froide logique de la raison, écrit Mario Tronti, quand elle n’est pas mue par la haine de classe. » Car « la connaissance est liée à la lutte. Celui qui a une vraie haine a vraiment compris. »

Tronti va jusqu’à décrire un antinomianisme radical, c’est-à-dire l’opposition à « l’ensemble du monde de la société bourgeoise, ainsi que la haine de classe mortelle à son égard » comme « la forme la plus simple de la science ouvrière de Marx ». Même dans les premiers écrits politiques de Marx, datant de 1848-1849, aussi erronés soient-ils sur certains points, Tronti trouve « une clairvoyance dans la prévision de l’évolution future telle que seule la haine de classe peut l’offrir ».

Haine de classe. La haine d’une force sociale, d’une force sociale opposée, de cet « autre dominant » que Steven Shakespeare identifie. Cette haine est juste et nécessaire :

« non pas une haine personnelle, psychologique ou pathologique, mais une haine structurelle radicale de ce que le monde est devenu. »

La haine et le Manifeste

Une telle haine structurelle radicale, soigneusement déployée, pourrait même donner une forme productive aux formes de haine plus protéiformes qui sont également inévitables et plus dangereuses.

« La fusion proposée ici de la haine avec une logique stratégique est essentielle parce que la haine ne doit pas sombrer dans la rage ou dans une vision apocalyptique aveugle. La haine surgira, et bien qu’il ne faille pas en avoir honte, elle doit être dirigée de toute urgence. […] La haine radicale, selon la description de Mike Neary, est le concept critique sur lequel repose la négativité absolue », cette rupture antinomique. »

Quel est le rapport avec le Manifeste ? Même un marxologue aussi subtil et haineux que Tronti se concentre sur d’autres écrits de Marx et y trouve sa matière. Mais ces textes viennent précisément après le Manifeste et peuvent être considérés en partie comme des réponses à celui-ci et à ses échecs, aux échecs de ses prophéties et de ses espoirs. La haine de classe que ces écrits ultérieurs expriment n’émerge pas de nulle part.

Dans la rhétorique du Manifeste lui-même, Haig Bosmajian voit « non seulement des tentatives de susciter la colère […] mais […] de susciter la haine qui est dirigée non seulement contre un individu, mais aussi contre une classe ». Citant Aristote qui dit que là où la colère provoque un désir de vengeance, « la haine souhaite que son objet n’existe pas », pour Bosmajian, « l’objectif de Marx était d’amener ses auditeurs à un état dans lequel ils souhaiteraient que la bourgeoisie soit éradiquée ».

C’est ambigu : il ne s’agit pas pour Marx et Engels d’« éradiquer » les individus, mais la bourgeoisie en tant que classe, c’est-à-dire le capitalisme. Suggérer que le texte évoque la « haine » des individus bourgeois revient à dénaturer l’ambivalence de ses passages, ainsi que l’accent mis sur le système de classes du capitalisme. Il est absurde d’aller plus loin et de prétendre, comme le fait Leo Kuper, que la « déshumanisation complète de la bourgeoisie » est « pertinente » pour le problème du génocide, ce qui implique une téléologie de « l’inévitable extinction violente d’une classe de personnes déshumanisées ».

D’une part, il s’agit simplement de déployer la vision libérale fort contestable selon laquelle Staline est l’aboutissement et la fin inévitables du marxisme, vision qui n’est donc pas particulièrement intéressante ou surprenante. Il faut bien sûr reconnaître que certains ont utilisé des arguments tels que ceux du Manifeste pour commettre des actes épouvantables.

Il n’en reste pas moins que décrire cette terreur imaginaire de manière sentencieuse comme une terreur infligée sur la base de la culpabilité attribuée aux personnes « pour ce qu’elles sont, plutôt que pour ce qu’elles font » est précisément erroné. Dans le Manifeste, et dans le marxisme en général, la relation entre les classes ne repose pas, par définition, sur des identités données et statiques mais sur des relations qui incluent des actes. Et l’« éradication » nécessaire concerne ces relations, et non des personnes spécifiques.

Le Manifeste est clair :

« Être capitaliste, c’est avoir une position non seulement purement personnelle mais aussi sociale dans la production. »

Et ce n’est pas non plus par essence, comme l’atteste la description du reniement de classe de certains membres de la bourgeoisie dans le Manifeste, mais en vertu de « positions qui reflètent des tendances, une tendance à la concentration du capital et une tendance à la dépendance et à la paupérisation », pour reprendre les termes de Jodi Dean, c’est-à-dire en perpétuant activement ces structures et ces dynamiques. C’est précisément l’impérieuse nécessité de rupture du Manifeste qui exprime la haine radicale qu’il contient.

Quoi qu’il en soit, en fait, malgré leur magnifique spleen contre le système, Marx et Engels ont été trop généreux dans leur éloge de ses propriétés de transformation et d’énergie, et de la bourgeoisie elle-même, ainsi qu’en ce qui concerne la probabilité de son effondrement. Le Manifeste est un appel aux armes, mais ces traces réelles d’un sentiment d’effondrement inévitable vont à l’encontre de cette volonté d’éradiquer le système. Le Manifeste espère être un « chant du cygne » du système, mais il est aussi un « hymne à la gloire de la modernité capitaliste ».

« Jamais, je le répète, et en particulier par aucun défenseur moderne de la civilisation bourgeoise, rien de tel n’a été écrit, jamais un mémoire n’a été composé au nom de la classe entrepreneuriale à partir d’une compréhension aussi profonde et aussi large de ce qu’est son accomplissement et de ce qu’il signifie pour l’humanité. »

Si cette phrase de l’économiste conservateur Joseph Schumpeter est exagérée, elle ne l’est pas de beaucoup. Le Manifeste, malgré toute sa fougue, sa colère et son indignation, admire le capitalisme, la société bourgeoise et la bourgeoisie. Il admire trop la classe bourgeoise.

Il est révélateur que Gareth Stedman Jones, biographe implacablement désabusé de Marx, décrive le ton du passage le plus connu du Manifeste comme celui d’un « sadisme ludique ». On peut contester le substantif, mais pas l’adjectif.  Être enjoué, jouer, implique un compagnon de jeu. Le scintillement et la provocation effrontée qui rendent le Manifeste si brillant impliquent, malgré tout son antagonisme, quelque chose de ludique, qui va à l’encontre de toute haine éliminatoire dans le texte.

Cela ne veut pas dire que le Manifeste est dépourvu de haine. Il admire la bourgeoisie, joue grossièrement avec elle, et la déteste aussi, sans aucun doute. Bien sûr, la haine du système est clairement présente tout au long du texte. Mais dans sa forme la plus combative, jusqu’à quel point déteste-t-il la bourgeoisie en tant que classe ? La section la plus antagoniste est le paragraphe 2.15 à 2.67, où l’on discute directement avec la bourgeoisie. Le passage à la deuxième personne situe la haine dans l’admiration, ou du moins inextricable de celle-ci. 2.34 laisse entendre qu’ils sont paresseux ; 2.38 égoïstes ; 2.45-2.51 les accusent d’hypocrisie. C’est à peu près tout, en ce qui concerne les attaques directes. La fureur sincère que l’on retrouve ici s’ajoute à ce jeu, au plaisir de gagner un argument, à la rudesse de la rhétorique.

Mais le mépris direct est-il ici plus grand que dans les attaques féroces contre divers opposants de gauche ? La vitupération palpable contre, par exemple, les Socialistes Vrais, est plus grande, précisément parce qu’elle n’a pas cette ambivalence d’attitude que le Manifeste a à l’égard de la bourgeoisie.

« Nous devrions être choqués par ces litanies d’iniquité que le capitalisme vomit. Qu’elles provoquent en nous une réaction appropriée, humaine, la fureur de la solidarité, le dégoût d’une telle souffrance inutile. »

Pour reprendre une expression de Mike Neary, dans un autre contexte, la « négativité du Manifeste communiste n’est pas assez négative ». Elle ne hait pas assez. Contre les yeux roulants du cynique qui sait tout, nous devrions être choqués par ces litanies d’iniquité que le capitalisme vomit. Qu’elles provoquent en nous une réaction appropriée, humaine, la fureur de la solidarité, le dégoût d’une telle souffrance inutile.

Qui serions-nous si nous ne haïssions pas ce système et ses partisans ? Si nous ne le faisons pas, la haine de ceux qui haïssent en son nom ne diminuera pas.

 « Aujourd’hui aussi, il y a de magnifiques fondations de haine et si nous ne construisons pas quelque chose de positif à partir de ces fondations, les édifices qui émergeront inévitablement seront vraiment très laids. »

Nous devrions ressentir une haine qui dépasse les mots, et la mettre en œuvre. Il s’agit d’un système qui, quoi qu’il en soit, mérite une haine implacable pour ses innombrables et croissantes cruautés.

La classe dirigeante a besoin de la classe travailleuse. Ses différents fantasmes pour s’en débarrasser ne peuvent être que des fantasmes, car en tant que classe, elle n’a aucun pouvoir sans ceux qui sont en dessous d’elle. D’où le mépris de la classe dirigeante pour la classe travailleuse (« chavs », la racaille), le dégoût de classe, le sadisme social, les droits constants de la classe dirigeante, le sentiment qu’elle est spéciale et que les règles ne s’appliquent pas à elle et l’éloge morbide de la cruauté et de l’inégalité. Aussi ignoble que soit tout cela, ce n’est pas de la haine, et certainement pas de la haine aristotélicienne, parce que son objet ne peut absolument pas être éradiqué.

Pour la classe travailleuse, la situation est différente. L’éradication de la bourgeoisie en tant que classe est l’éradication de la domination bourgeoise, du capitalisme, de l’exploitation, de la botte sur le cou de l’humanité. C’est pourquoi la classe travailleuse n’a pas besoin de sadisme, ni même de vengeance, et c’est pourquoi non seulement elle peut, mais elle doit haïr. Elle doit haïr son ennemi de classe et le capitalisme lui-même.

La haine des forces qui oppriment l’humanité

Il existe un modèle pour une meilleure haine dans l’un des textes clés qui ont donné naissance au Manifeste : La condition de la classe laborieuse en Angleterre d’Engels. La haine, du type le plus rigoureux à l’égard des classes sociales, revient et revient sans cesse dans cet ouvrage cinglant et révolté. Il reconnaît à la bourgeoisie, pour sa part, une « haine à l’égard de ces associations » de la classe travailleuse, bien sûr : ces associations que la bourgeoisie aurait certainement intérêt à éradiquer. Mais non seulement Engels ne recule pas devant la haine de la classe travailleuse à l’égard de ses oppresseurs, mais il l’invoque à plusieurs reprises, et plus encore.

Il la considère comme nécessaire et centrale à la politique de la classe travailleuse. Pour Engels, les travailleurs.ses « vivront comme des êtres humains, penseront et sentiront comme des hommes [sic] […] seulement sous l’effet d’une haine ardente à l’égard de leurs oppresseurs et de l’ordre des choses qui les place dans une telle position, qui les dégrade en machines ». La haine est nécessaire à la dignité, c’est-à-dire à l’action politique. Il ne célèbre pas la haine tout court, trop conscient des dangers de la « haine poussée jusqu’au désespoir » et se manifestant par des attaques individuelles des travailleurs.ses contre les capitalistes.

La « haine de classe », en revanche, est « le seul stimulant moral par lequel le travailleur peut se rapprocher du but ». Elle s’oppose directement à la haine individualisée :

« Dans la mesure où le prolétaire absorbe des éléments socialistes et communistes, la révolution diminuera en effusion de sang, en vengeance et en sauvagerie. […] Il ne vient à l’esprit d’aucun communiste de vouloir se venger sur des individus. »

Il est vrai que ce serait un socialisme primaire et pieux qui n’aurait pas au moins de l’empathie pour la haine individuelle, ou qui la dénoncerait tout simplement comme un échec éthique. C’est particulièrement vrai à notre époque moderne, où le sadisme et le trolling sont devenus des éléments centraux de la méthode politique, en particulier au sein de la classe dirigeante. Il faudrait une quantité déraisonnable de sainteté pour que personne à gauche ne ressente de la haine pour, disons, le fondateur d’un fonds spéculatif, le PDG d’une société pharmaceutique et le fraudeur condamné Martin Shkreli, par exemple, non seulement en raison de son profit ostentatoire de la misère humaine, mais aussi en raison de ses efforts répétés, performatifs et rigoureux, précisément pour être détesté. Et, bien sûr, il y a Trump, qui se moque des races, des handicaps et des agressions sexuelles.

S’abandonner cependant entièrement et sans esprit critique face à un tel défi contre des individus, c’est inviter à sa propre dégénérescence éthique, c’est donner implicitement un laissez-passer aux autres membres de la classe dirigeante plus enclins à voiler décorativement la misère dont ils profitent, et c’est perdre de vue le système dont ces personnages abjects sont les symptômes. C’est risquer de le disculper.

L’histoire du mouvement révolutionnaire est, entre autres, l’histoire de personnes radicales organisées qui tentent de contenir la haine de classe individualisée. La haine doit être une haine de classe, avec des « idées communistes », précisément pour éviter « l’amertume actuelle ». Mais cette haine de classe est incandescente et doit l’être, et ce n’est qu’en « entretenant la haine la plus incandescente », selon la formule imagée d’Engels, que ceux qui se trouvent à l’extrémité de l’histoire peuvent préserver leur amour-propre. C’est là que réside la « pureté » dont s’est enquis le journaliste radical Alexander Cockburn lorsqu’il a demandé à ses stagiaires : « Votre haine est-elle pure ? ». Il s’agit d’une récurrence politique du תַּכְלִ֣ית שִׂנְאָ֣הַ, la taklit sinah, la « haine extrême » ou « parfaite » des Psaumes pour ceux et celles qui s’élèvent contre le Seigneur, c’est-à-dire, pour traduire en eschatologie politique, les ennemis de la justice. Psaume 139, 22 : « Je les hais d’une haine parfaite ».

Nous devons haïr plus fort que le Manifeste, pour le bien de l’humanité. Cette haine de classe est constitutive et inextricable de la solidarité, de la volonté de liberté humaine, du plein développement de l’être humain, de l’éthique de l’émancipation implicite dans le Manifeste et au-delà. Nous devons haïr ce monde, plus encore que ne le fait le Manifeste. Nous devrions haïr ce système de cruauté, de haine et d’incitation à la haine, qui nous épuise, nous flétrit et nous tue, qui freine notre action, la rend si limitée et restreinte et locale dans son échelle et ses effets, alors que nous avons la capacité d’être plus grands.

La haine n’est pas et ne peut pas être le seul ou le principal moteur du renouveau. Ce serait profondément dangereux. Nous ne devons ni célébrer ni faire confiance à notre haine. Mais nous ne devons pas non plus la nier. Elle n’est pas notre ennemie, et nous ne pouvons pas nous en passer.

« Au risque de paraître ridicule, disait Che Guevara, permettez-moi de dire que le vrai révolutionnaire est guidé par de grands sentiments d’amour ».

C’est au nom de l’amour que, le lisant aujourd’hui, nous devons haïr plus et mieux que même le Manifeste du Parti communiste ne savait le faire.

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China Miéville est l’auteur d‘October : The Story of the Russian Revolution, ainsi que de Celui qui dénombrait les hommes, Three Moments of an Explosion, Railsea, Embassytown, Kraken, The City & The City et Perdido Street Station. Ses œuvres ont remporté le World Fantasy Award, le Hugo Award et le Arthur C. Clarke Award (à trois reprises). Il vit et travaille à Londres.

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Publié initialement sur https://jacobin.com/2022/11/china-mieville-a-spectre-haunting-hatred-capitalism-communist-manifesto

Traduction : Contretemps.

Illustration : « Le Démon terrassé », Mikhaïl Vroubel, 1890.

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