Le mouvement des locataires à Berlin : péripéties récentes d’un mouvement de mobilisation populaire contre la ville néolibérale
Quels sont les effets politiques de l’augmentation des loyers à Berlin ? Peut-on encore parler d’une « ville de locataires » alors que le nombre de propriétaires ne cesse d’augmenter depuis la chute du mur ? À partir d’une analyse du mouvement des locataires, Thomas Chevallier interroge les conditions de possibilité de résistance à la ville néo-libérale.
La population de la ville-État de Berlin est en forte augmentation. Après la chute du mur et la chute démographique, notamment consécutive à la fuite en périphérie d’une partie des classes moyennes dans les années 1990, elle avait progressivement recommencé a augmenté depuis les années 2000. Si les naissances y contribuent, cette croissance est surtout due à l’immigration. Ainsi, depuis les années 2010, 40 000 personnes s’y installent chaque année1. Et le Sénat prévoit que la population passera de 3,562 millions d’habitants en 2014 à 3,828 millions en 20302. Pourtant, la construction de logements ne suit pas – 6 800 en 2014, et moins de 4 500 les années précédentes3 alors que les observateurs estiment à 10 000 le seuil nécessaire à l’enrayement de l’ « urgence du logement » (« Wohnungsnot »). Mais, dans ce contexte d’attractivité grandissante de la capitale allemande et de forte tension sur le marché du logement, la « question du logement » (« Wohnungsfrage ») à Berlin est aussi celle, caractéristique de la grande ville néolibérale, de loyers de moins en moins abordables.
Pour un parc de 1,9 millions de logements composé de 85% de locatifs, dont près des deux tiers dans le privé pur, Berlin est plus que nulle autre grande ville d’Allemagne ou d’Europe une « ville de locataires » (« Mieterstadt »)4. Mais l’évolution actuelle est de moins en moins favorable aux locataires. D’abord, la dominance du logement locatif s’amoindrit : la part des logements en propriété est passée de 8% en 1992 à donc environ 15% aujourd’hui5. Mais surtout, les loyers augmentent. Depuis 2009, la moyenne des prix des loyers a augmenté de près de 50%. S’ils restent en moyenne inférieurs aux autres villes d’Europe de taille équivalente, sinon par rapport à Münich ou Francfort, les loyers à Berlin pèsent de plus en plus sur le budget d’une population dont un cinquième vit en dessous du seuil de pauvreté6.
D’autant que les augmentations les plus vertigineuses ont (eu) lieu dans les quartiers populaires d’habitats anciens à l’intérieur de la ville, où vivent les groupes sociaux les plus précaires. Si la moyenne des prix des loyers a parfois diminué dans les quartiers riches et chers, ils ont par exemple connu dans certaines parties du territoire nord de l’arrondissement de Neukölln, actuellement l’un des plus concernés par le processus de gentrification, des augmentations parfois de plus de 90% entre 2009 et 20147. Pour les locataires aux revenus les plus faibles, l’augmentation des loyers signifie la menace d’être « refoulés » (« verdrängen ») hors de la ville ou dans sa périphérie lointaine.
Bien qu’elle soit encadrée et limitée par la loi – notamment par le dispositif de « Mietspiegel », dont le principe est proche de l’encadrement des loyers débattu à l’occasion de la loi Duflot –, l’augmentation significative des loyers (souvent de plus de 100% entre deux bails) est rendue possible par le biais de travaux dits de « modernisation » – que les critiques disent « de luxe », comme l’ajout d’un deuxième balcon, d’une deuxième baignoire ou douche, d’un ascenseur – sinon de « rénovation énergétique ». Et le « frein aux loyers » (« Mietpreisbremse ») mis en place en 2015 par le gouvernement fédéral et pour lequel le ministre fédéral de la justice et de la protection des consommateurs, Heiko Maas, se met très en avant de la scène, ne semble encore être, comme son nom l’indique, qu’une solution palliative pour rendre l’augmentation des loyers, si inéluctable, au moins moins douloureuse8. Rien n’y fait, à Berlin les ménages voient augmenter la part des coûts relatifs au logement (loyers et charges) dans leur budget, dépassant souvent les 50%. Si cette situation mine le quotidien de toujours plus de Berlinois contraints à économiser sur d’autres dépenses et donc à changer leurs styles de vie pour s’adapter, elle nourrit aussi un processus de politisation et la mobilisation d’un mouvement de locataires toujours plus large et inclusif.
Face à la politique néolibérale du Sénat, le mouvement des locataires
La question du logement à Berlin a une longue histoire de protestations de locataires et de négociations avec les possédants et les pouvoirs publics, avec toujours, comme arrière-fond plus général, la question sociale. À toutes les époques, les avancées du droit au logement contre celui de la propriété n’ont été possibles que par la mobilisation et l’organisation de « la base », sinon par la tradition allemande de l’ « opposition extra-parlementaire ». L’époque actuelle s’inscrit dans cette histoire mouvementée du logement et des locataires à Berlin. La dégradation de la situation que ces derniers, notamment provenant de la classe moyenne inférieure, vivent depuis les années 2000 a nourri l’émergence d’une myriade d’initiatives locales qui, au côté des acteurs existants, ont favorisé une dynamique de politisation assez largement inclusive et populaire. C’est que, d’une manière ou d’une autre, tous ces acteurs se battent pour que tout le monde ait droit de vivre en ville et de profiter des ressources et services de la ville – l’équivalent du mot d’ordre de « droit à la ville » repris à Henri Lefebvre par certains chercheurs et mouvements urbains, par exemple à Hambourg. Avec un vocabulaire commun, ils luttent contre les processus de « valorisation » (« Aufwertung ») et de gentrification qui sont caractéristiques de la néolibéralisation de la ville et qui ont pour conséquences la précarisation et le refoulement (« Verdrängung ») des classes populaires hors de la ville.
Cette dynamique de résistance a été largement nourrie par deux initiatives récentes de « décision populaire » (« Volksentscheid ») (voir infra.).
La « décision populaire » est un des instruments de démocratie directe prévus par la constitution de la ville-État réunifiée de 1995, dont les conditions d’aboutissement de la procédure ont été allégées par la révision constitutionnelle de 2006. Elle permet de soumettre une loi au vote du corps citoyen sans passer par la chambre des députés. Pour aboutir au vote de la loi et à son adoption (sinon à une modification de la constitution ou à une demande d’élections anticipées), l’initiative de décision populaire doit passer les étapes de dépôt d’une « demande de démarrage de la procédure » et de validation d’une « initiative populaire » (« Volksbegehren »). Pour cela, l’initiative doit satisfaire au dépassement de certains seuils : la demande de démarrage de la procédure est valide par la collecte de 20 000 signatures de citoyens dans une durée de 6 mois, puis l’initiative populaire elle-même est valide lorsque 7% du corps électoral a signé dans un délai de 4 mois (respectivement 50 000 et 20% de signatures pour les modifications de constitution ou demande d’élections anticipées). À chacune de ces étapes, les autorités doivent vérifier que la loi ne déroge pas aux critères de constitutionnalité et de faisabilité. Les initiateurs peuvent modifier la loi entre les étapes dans la mesure où cela ne modifie pas la « substance » même de la loi. Sont exclus les projets de loi budgétaire, fiscal, sur les tarifs des entreprises publiques ou leurs personnels, sinon s’opposant aux contrats signés par le Land. La chambre des députés peut décider de voter la loi soumise à décision populaire. Si la loi n’est pas adoptée par ce biais, les initiateurs ont un délai limité pour enclencher les étapes d’initiative populaire (7 mois, 3 si la loi a été traitée mais rejetée par la chambre des députés), puis de « décision populaire » (« Volksentscheid ») (4 mois, 2 pour la convocation d’élections anticipées). Cette ultime étape appelle tous les citoyens à voter pour ou contre la loi. La chambre des députés a 60 jours pour proposer un projet de loi alternatif. La loi est adoptée à la majorité avec un quorum de 25% de votants (50% pour une modification de constitution ou la convocation de nouvelles élections).
Cette procédure a effectivement abouti à cinq reprises à l’ultime étape de décision populaire, et quatre fois au vote d’une loi, dont les derniers en date concernaient l’obligation de publication des dossiers de privatisation des entreprises berlinoises d’eau en 2011, la recommunalisation des réseaux berlinois d’électricité en 2013, et la conservation du parc de Tempelhof et le refus du projet de construction du Sénat9 en 2014. Les citoyens berlinois, notamment par le biais de nombreuses initiatives, ont peu à peu appris à se saisir de cet instrument de démocratie directe, et il est évident qu’il constitue, par sa dimension légale, une fenêtre de politisation et de mobilisation « par la base ». Et c’est probablement ce qui motive la classe politique berlinoise, notamment par le biais de son nouveau grand maire Müller, à vouloir lui opposer de plus en plus d’obstacles, comme l’obligation d’apposer à côté de ses noms, prénoms et signatures une date de naissance valide, ou encore le droit pour le Sénat de puiser dans le budget pour assurer la communication contre les initiatives populaires.
En 2013, l’initiative de décision populaire « 100% Tempelhofer Feld » a abouti. Par leur forte mobilisation, les citoyens berlinois ont opposé un véto au projet établi par le Sénat de construction de 4 700 logements et d’équipements sur l’ancien champ de décollage-atterrissage de l’aéroport de Tempelhof, reconverti depuis 2010 en parc très apprécié des habitants des alentours et des touristes. Cette initiative et la mobilisation qu’elle a suscitée ont rassemblé des groupes multiples et habitants des quatre coins de Berlin. L’incompréhension, la véhémence voire l’animosité que la classe politique, notamment les notables du SPD dominant à Berlin, a exprimées à l’égard du mouvement sont les meilleurs signes d’une divergence d’intérêts et d’une séparation culturelle.
Alors grand maire de la ville-État, Klaus Wowereit, face au rejet du programme de construction, a dénoncé l’« égoïsme » et l’« abrutissement populaire » ! Selon Andrej Holm, sociologue à l’université Humboldt, critique de la politique néolibérale et contributeur à différentes initiatives de résistance, la classe politique berlinoise est majoritairement vouée au « mythe de la construction neuve », d’après lequel « la construction neuve résout la question du logement »10. Ce dernier rétorque comme les militants de l’initiative que les habitants, conscients pourtant de la nécessité de construire de nouveaux logements, ont exprimé par cette décision populaire une « défiance contre la politique du logement hésitante du Sénat »11. Ainsi, le subventionnement de la construction de logements aux loyers minimums de 6,5 euros/m2 ne suffit pas ; ce qu’il faudrait, c’est une politique du logement « 100% sociale », résolument tournée vers l’accès au logement des ménages les plus précaires, notamment promouvant des loyers ne dépassant pas 4 ou 5 euros/m2.
N’en déplaise aux différents intéressés par ce projet, qu’ils soient acteurs publics ou privés, cet épisode a marqué l’histoire de la « question du logement » à Berlin d’une nouvelle victoire populaire. La démocratie directe a permis de dire non. Mieux encore, la mobilisation a contribué à faire de la question du logement « abordable » et de l’augmentation (illégitime) des loyers un sujet de débat légitime et largement partagé. Elle a amené toujours plus de citoyens, d’horizons différents, à s’intéresser au sujet dans sa complexité et par-là à interroger plus sérieusement les fausses solutions des politiques pourtant largement véhiculées par les médias. Il est apparu que les gouvernements récents avaient ignoré la crise qui s’annonçait, et que plus grave encore, ils y avaient contribué.
La politique du logement en République fédérale d’Allemagne a toujours été libérale et tournées vers la promotion de la logique de marché. Certes, il existe des logements dits « communaux », gérés directement par l’administration publique – l’équivalent des HLM français. Mais les logements dits « sociaux » relèvent d’une autre logique. Dans la convention de logement social allemande, l’acteur public s’engage à payer une partie du loyer directement au propriétaire jusqu’à ce que l’investissement pour la construction ait été amorti. À ce moment, le logement est banalisé, entre sur le marché privé. Durant le 20ème siècle, et notamment après les deux conflits mondiaux, cette politique, par l’action de sociétés immobilières d’utilité publique (« Wohnbaugesellschaften », WBG) appartenant aux communes ou aux Länder, a permis de soutenir l’effort de reconstruction et d’assurer l’accès à un logement décent pour une grande partie de la classe ouvrière.
Mais, à Berlin comme dans les autres villes d’Allemagne de l’ouest, la gestion de ces sociétés est depuis la fin des années 1980 calée sur un modèle privé, de moins en moins tourné vers le logement social. Et la néolibéralisation de la politique du logement ne s’arrête pas là. À Berlin la crise budgétaire a servi d’argument au bradage de logements communaux à des fonds d’investissement privés : en 2004, 70 000 logements communaux ont été vendus en lot pour la très modique somme de deux milliards d’euros au fonds d’investissement CERBERUS, soit moins de 29 000 euros par logement12. À travers la réduction des conventions de logement social, l’adoption de dispositions favorables à la modernisation et à la conversion (« Umwandlung ») de logements locatifs en logements de propriétaire, mais aussi le subventionnement pour la construction de logements neufs aux loyers minimums trop chers, la politique du logement à Berlin apparaît de moins en moins favorable aux petits locataires. D’où le veto populaire de Tempelhof.
Dans la lancée de cette victoire, certains acteurs, notamment issus d’initiatives locales (notamment « Kotti & Co », une communauté très active de locataires de grands ensembles à Kreuzberg existant depuis 2011), du parti « die Linke » ou du groupe militant « Interventionnistische Linke », lancent en 2015 l’initiative pour une « décision populaire relative aux loyers » (« Mietenvolksentscheid », MVE). Cette fois-ci, la loi soumise à décision populaire propose des dispositions pour une « réorientation de la politique d’accès au logement » : revenir sur la privatisation de la gestion des sociétés de construction d’utilité publique appartenant au Land (« landeseigene Wohnbaugesellschaften », LWBG), en faire des offices publics et par-là les orienter vers l’accès et le maintien dans le logement des ménages les moins riches, interdire les expulsions par leur fait, rendre obligatoire des conseils de locataires destinés à « co-décider » et « co-construire » la politique de ces sociétés. Parallèlement à cette mise sous contrôle des WBG, la loi prévoyait de créer un fonds destiné à construire des logements communaux, à subventionner les travaux de modernisation pour que les loyers ne grimpent pas en conséquence. En bref, le projet de loi devait aller à l’encontre du subventionnement par l’État de la logique de marché, il devait contraindre celui-ci à pallier les défauts de celui-là.
Lancée dans les premiers mois de 2015, l’initiative a mobilisé un nombre important de militants actifs et le soutien, de près ou de loin, d’une multitude de collectifs. D’autant que l’arrivée massive de personnes réfugiées à Berlin – grande cause pour laquelle les citoyens allemands se mobilisent actuellement – et la question de leur hébergement ajoutent alors à l’urgence de la situation. La campagne de collecte de signatures commence sur les chapeaux de roue, des stands de volontaires se postant dans les points stratégiques, notamment dans les quartiers plutôt touchés par la question (Hermannplatz, Frankfurter Allee, Herfurthstrasse)13. Le 1er juin, 49 249 signatures, dont 40 214 valables, sont déposées auprès des autorités soit plus du double requis pour passer à la phase d’« initiative populaire » (« Volksbegehren »). Face à cette première réussite et à la mobilisation grandissante, le groupe parlementaire du SPD entre en négociation avec certains « initiateurs » de l’initiative, cinq représentants, avec lesquels se constitue un « cercle de coordination » (« KO-Kreis »). Cette étape marque le début de la récupération du mouvement par les institutions, et son désamorçage, par l’intermédiaire de ses experts.
La récupération par le SPD contre la mobilisation par la base
Un débat par textes interposés a été ouvert par les activistes de « Wir Bleiben Alle ! » (« Nous restons tous ! »), une union d’habitants et de groupes militants s’opposant au refoulement des habitants14, sur leur site internet. Les principaux groupes ayant participé à l’initiative ont contribué à ce débat, et le fait suivant semble ne faire aucun doute : les cinq « représentants » n’ont jamais été mandatés par les militants de l’initiative pour négocier avec le SPD, ils se seraient « auto-désignés ». Or, après deux mois de négociation à huis clos, sans que rien n’en soit ébruité, les militants sont mis devant le fait accompli : ils feraient mieux d’abandonner la procédure de décision populaire au risque certain de la voir rejetée, essentiellement pour non respect des règles communautaires d’aides d’État et de la garantie de propriété… mais, pas de panique, les négociations ont porté leurs fruits, une loi de substitution sera portée par le SPD à la chambre des députés !
Après un court aperçu des propositions du SPD, le décalage avec celles de l’initiative est évident. D’après la loi du SPD, votée le 12 novembre 2015 et mis en vigueur le 1er janvier 2016, les LWBG restent gérées de manière privée, mais un office public est créé pour veiller à ce qu’elles remplissent leur mission d’utilité publique – sans cependant de mécanismes de sanction prévus pour assurer ce contrôle. Des conseils de locataires sont rendus obligatoires, mais n’auront que le droit de s’informer et d’interpeller ; ils (ne) disposeront (que) d’une voix dans les conseils d’administration des sociétés – ne pourront donc s’opposer aux décisions. Au lieu d’obliger les LWBG d’assurer un plafonnement des loyers à l’équivalent de 30% des revenus des ménages, la loi prévoit que l’administration paye aux bailleurs le montant des loyers dépassant ce seuil par le biais de l’équivalent de l’allocation personnalisé au logement (« Wohngeld »). Enfin, le fonds créé doit servir à promouvoir la construction et l’achat de logements sociaux aux loyers « abordables » – c’est dire au sens du Sénat, donc encore à partir de 6,50 euros/m2. Si elles s’accompagnent depuis leur négociation de promesses grandiloquantes de construction de logements communaux et d’une politique tournée vers les locataires de la part des politiques, notamment du sénateur en charge du développement urbain, Andreas Geisel15, toutes ces dispositions ont finalement vocation, malgré le rapport de force, à préserver la logique de marché.
Partout, notamment dans les médias, le débat est lancé : l’initiative est-elle une réussite ou un échec ? C’est que, à travers elle, les acteurs poursuivaient des objectifs différents, qui se sont même avérés contradictoires. Pour les leaders initiateurs, qui refusent activement les appellations d’ « accord » ou de « compromis », « la pression a fait son effet ! »16, des avancées effectives ont été obtenues. Par la loi, les locataires de logements en fin de subventionnement (notamment dans les grands ensembles de Kreuzberg) verront le Sénat payer pour pallier l’augmentation des loyers, qui officiellement sera pourtant effective. De plus, ces avancées ne sont qu’ « une première étape » : le mouvement doit continuer pour que la question du logement trouve une réponse, notamment qu’elle soit au centre de la bataille électorale qui aura lieu fin 2016. Mais, si tout le monde admet que ces avancées n’auraient pas été possibles sans la mobilisation des collectifs locaux et sans la dynamique « de base », l’aboutissement de l’initiative a laissé « amers » et « abasourdis » un bon nombre de militants plus ou moins proches de celle-ci17.
Du jour au lendemain, les « actifs » ont appris, en même temps que les médias, que leur projet de loi ne pourrait passer, mais qu’un accord était tout prêt. Même pour l’ « Interventionnistische Linke », qui a pourtant participé au « cercle de coordination » mais s’est livré quelques mois plus tard à une analyse rétrospective dans laquelle elle semble se repentir, cet aboutissement est un échec parce qu’il a eu pour conséquence une interruption du processus de mobilisation voire une démobilisation18. Certains activistes de « Wir Bleiben Alle » – initiative qui dès le début de l’initiative s’est montrée critique et a gardé ses distances – dénoncent même la « trahison » du mouvement par les personnes ayant négocié le compromis, qui se seraient montrés « naïfs », se seraient laissés « envoutés » par le pouvoir en croyant qu’ils pourraient parler de manière égale, et qui n’auraient pas vu se reproduire, lors des négociations, les « structures de pouvoir », notamment patriarcales19.
D’autres auraient même joué certains calculs personnels, à l’image de Jan Kunhert, déjà proche des milieux politiques, ancien élu vert, conseiller en immobilier, qui a récemment été nommé à la tête de la nouvelle institution publique en charge de veiller aux agissements des WBG20. L’échec viendrait aussi du fait que le SPD, en ayant coupé l’herbe sous le pied au mouvement populaire, en profitant de la légitimité de l’initiative par le recrutement d’un de ses leaders, peut désormais se poser en représentant du peuple des locataires, à l’image de Geisel qui a déclaré dans die Welt : « Berlin doit rester une ville de locataires »21 – comme s’il pouvait demain, sans son consentement, en être autrement…
Logiques de la mobilisation des locataires
« On peut vraiment parler d’un échec » estime H. de la « Berliner Mietergemeinschaft » (BMG, littéralement « Communauté des locataires de Berlin »), actif dans le journal de cette dernière le « Mieterecho » et dans le groupe local d’arrondissement de Neukölln. Deuxième fédération de locataires à Berlin avec 24 000 membres, existant depuis 1958, la BMG a soutenu l’initiative sans participer directement à ses instances décisionnelles. Elle se voit comme militante tout en soulignant son indépendance à l’égard des partis – alors que la « Berliner Mieterverein », la première fédération de locataires, est réputée entretenir des liens proches avec le SPD. Avec certains partis, syndicats, groupes militants locaux, elle a lancé depuis 2015 l’ « Initiative pour des logements communaux neufs » (« Initiative für Neubau kommunaler Wohnungen »), un groupe faisant pression pour la construction de logements publics22.
Dans la continuité, elle a lancé la campagne « De bons logements pour tous ». J., un militant très actif dans ces actions d’interpellation et de sensibilisation, m’explique en réunion avec d’autres militants : « Depuis les années 2000, la population augmente. Mais le nombre de logements neufs ne suit pas (il fait avec ces deux mains le geste de deux diagrammes de niveau, l’un avançant beaucoup plus vite que l’autre). Aujourd’hui, nous avons la question des réfugiés. Le Sénat veut construire des logements « modulaires » et aménager des conténaires. Nous, nous sommes contre. Et nous sommes persuadés que dans 4 ou 5 ans, ces logements seront banalisés et formeront une sorte de « marché du logement de deuxième classe » pour les moins riches ». Et un autre militant de souligner à quel point la politique actuelle du Sénat sur la question des réfugiés et de leur hébergement constitue « des mesures d’urgence », sans vision à long terme.
Si leur action est principalement le conseil et l’accompagnement juridique des locataires, les groupes locaux d’arrondissement de la BMG essayent aussi de mobiliser et d’organiser ces derniers : « Par exemple, lorsque quelqu’un vient nous voir parce qu’il est congédié pour vente, on essaye de réunir les habitants de tout l’immeuble pour les organiser. Parfois, il y a trente personnes qui viennent, parfois moins… C’est difficile. La disposition des gens à lutter est très faible ». Revenant sur les suites du mouvement pour une décision populaire relative aux loyers, H. déplore : « Aujourd’hui, il ne se passe plus grand chose ici ». Si sa parole passe comme une minimisation pour un observateur étranger peu habitué à un tel pullulement d’initiatives locales, elle témoigne d’une réalité : les réunions des différents initiatives de quartier et d’arrondissement semblent mobiliser moins de monde que lors des premiers mois de l’année 2015, au moment du lancement de l’initiative de décision populaire.
Par ailleurs, d’une réunion à l’autre, il est fréquent de croiser les mêmes personnes. M. fait partie de ces militants actifs à diverses échelles de la ville, faisant le pont entre celles-ci, et avec les autres collectifs locaux. Il est l’un des piliers d’un groupe d’habitants d’un quartier de Neukölln mobilisés contre les processus de « valorisation » et de « refoulement » et pour la sensibilisation à ces questions. Membre du conseil de quartier, il s’y charge de porter ces questions, et par elles, de faire entrer un peu de politique dans les séances – il s’y ballade avec épinglé sur sa veste le badge de « L’union pour des loyers abordables à Neukölln » ou « Mietenbündnis »23.
Comme d’autres dans d’autres endroits, il se charge de mobiliser à l’échelle de son quartier. S., habitante du même quartier, plutôt acquise à la cause de la lutte contre la gentrification, raconte qu’il est venu la chercher elle et ses amis habitants pour « faire bouger ce truc (le conseil de quartier), je crois que c’étaient ces mots ». Le fait qu’il soit par ailleurs un expert des questions techniques et juridiques relatives au logement et aux loyers à Berlin, ne facilite pas son travail de mobilisation. S. dit de lui : « Tout le monde ne le comprend pas. C’est pour ça à la fin les gens (dans le conseil de quartier) ne l’écoutaient plus. Ils se disaient : « Ah c’est encore M. qui parle… ». Il a le savoir, il est très haut placé dans la hiérarchie du savoir ».
Valorisation économique ou défense des petits locataires : le « dilemme du SPD »
Interpellées par les initiatives et organisations locales, les administrations, les arrondissements (« Bezirke »), ont pendant longtemps fait valoir leur impuissance face aux questions de logement. Selon H., Heinz Buschkowsky, qui a été maire d’arrondissement de Neukölln de 1991 à 1992 puis de 2001 à 2015, « a surtout ignoré le problème ». Pourtant, les arrondissements ont certaines marges pour prévenir le refoulement. Ainsi, les initiatives locales berlinoises, ayant obtenu après d’âpres revendications l’interdiction en mai 2014 de la vacance dite « spéculative », se chargent aujourd’hui du repérage et de la dénonciation des cas de vacances douteuses.
Parmi les revendications principales des initiatives de quartier ou d’arrondissements se trouvent prioritairement le vote et la mise en application d’arrêtés dits de « conservation » (« Erhaltungs- ») ou « protection de milieu » (« Milieuschutzsverordnung »)24 et de réglementation de la « conversion » (« Umwandlungsverordnung ») des logements locatifs en logements de propriétaire occupant. De tels arrêtés ont déjà été appliqués dans des quartiers de Friedrichshain, de Pankow, de Tempelhof. Ils soumettent les travaux de transformation-modernisation des logements locatifs, ainsi que la conversion en logements de propriété à une demande d’autorisation à l’arrondissement qui doit statuer selon des critères de rejet édités préalablement. À Neukölln, les initiatives locales, dont la « Mietenbündnis », ont obtenu le vote de ces arrêtés pour les quartiers de Reuterkiez et Schillerkiez. Mais, selon H., pour ces quartiers, « c’est déjà trop tard » – comprendre : la dynamique d’augmentation des loyers, de transformation de la structure des logements et de refoulement des ménages les plus pauvres a dépassé un point de non retour.
Aujourd’hui, les initiatives se battent pour la mise en application des arrêtés dans les quartiers dits, mais aussi pour leur extension à la totalité du territoire nord de l’arrondissement de Neukölln. L’administration rétorque que, du fait de la réduction des dépenses publiques, elle ne dispose pas des ressources nécessaires à l’établissement de l’enquête préalable nécessaire à cette extension. Elle ne peut déjà allouer de ressources supplémentaires pour l’application des arrêtés déjà votés. Encore une fois, la crise budgétaire vient empêcher de barrer la route au marché. Et à une élue SPD du conseil d’arrondissement de Neukölln de parler du « dilemme du SPD » : en bref, il serait tiraillé entre empêcher la précarisation et le refoulement des classes populaires d’une part et valoriser l’arrondissement pour faire venir des populations plus riches, potentiels contribuables, de l’autre25.
Le management de quartier : accompagner la gentrification
Pour ce dernier objectif, que ce soit à l’échelle du Land ou des arrondissements, le SPD berlinois a beaucoup investi : en favorisant et subventionnant l’amélioration du bâti et des espaces publics d’une part, mais aussi plus diffusément, par l’action du « management de quartier ». Émanant du programme « Ville Sociale », cofinancé par l’État fédéral et les Länder, des équipes de « management de quartier » (QM), en général de quatre employés, agissent dans les quartiers désignés à partir d’indicateurs spécifiques – globalement semblables à ceux de la politique de la ville en France – comme « ayant un besoin particulier de développement ». Parmi les projets soutenus par le QM, ceux qui promeuvent fêtes, propreté, fleurissement et embellissement des rues et espaces publics par les habitants sont réguliers et caractéristiques d’une démarche d’apprentissage des comportements propices à la valorisation du territoire. Le financement d’une « agence d’utilisation temporaire » (« Zwischennutzungsagentur ») ayant pour mission de favoriser l’installation dans les locaux non occupés ou dans les anciens lieux industriels de commerces, de bars ou autres activités typiques d’une culture « alternative » plutôt destinées aux classes moyennes a été d’une influence plus structurante dans tout le territoire nord de Neukölln. « Cette agence, c’est sûrement l’un des facteurs les plus importants de gentrification du quartier » estime S..
Plus globalement, pour S. et d’autres habitant-e-s issus de la classe créative basse, l’action du QM vise à accompagner la gentrification, à la rendre moins difficile et surtout moins conflictuelle. En effet, les outils et concepts qui en émanent, au premier rang desquels ceux de participation et d’ « activation », semblent promouvoir certains comportements et dévaloriser certains autres : ils distillent une représentation légitimiste du « bon citoyen », qui participe aux projets et instances proposées par les institutions « en s’amusant », mais qui ne conteste pas ni n’entre en conflit ou n’exprime de violence.
Mais la conscience populaire, même de manière aussi diffuse et conviviale, ne se laisse pas endormir pour autant. Ainsi, c’est du conseil de quartier de Reuterkiez – le conseil de quartier (« Quartiersrat ») étant un des outils émanant du QM – que des habitants ont formé la revendicative « Mietenbündnis » en 2013. Plus généralement, la menace de refoulement des habitants d’origine et la mobilisation des initiatives locales et supralocales ont contraint le QM à ne plus ignorer la question de l’augmentation des locataires menacés. Ainsi, à partir du début des années 2010 ont été mis en place des conseils juridiques gratuits destinés aux locataires. Pourtant, lorsque je lui demande si le QM soutient l’initiative de décision populaire relative aux loyers, O., un manager d’un quartier de Neukölln, répond : « Non non, nous on aide les personnes face à leurs problèmes individuels ».
Les chemins d’une convergence des luttes pour un mouvement de résistance populaire
Ainsi, il semble que l’ambivalence de l’action des politiques ne provienne que de la pression populaire : si elle n’était pas présente, ne se laisseraient-ils pas aller dans le sens de la pérennisation de la logique de marché et de l’ordre social ? C’est ce qui fait dire à un grand nombre d’acteurs que l’aboutissement de la MVE est un échec : « Si la contradiction (entre avancées concrètes dans le domaine légal et la constitution à long terme d’un contre-pouvoir de transformation sociale) n’avait pas été unilatéralement tranchée, nous serions aujourd’hui, malgré la menace juridique (de non recevabilité de la loi), avant tout en train de faire la fête » analyse l’Interventionnistische Linke26. Ainsi, l’initiative aurait pu être un prétexte à la confirmation du mouvement de base. Comme le concept de « droit à la ville » selon Andrej Holm, l’instrument de décision populaire semblait « susceptible (…) de lier plusieurs initiatives assez marginales sous le toit commun d’un rassemblement majoritaire »27.
Depuis 2013, il avait favorisé, notamment par sa dimension légale, le rapprochement et la mise en interaction d’un ensemble très épars de collectifs et de mouvements, et l’émergence d’un débat dans lequel les revendications de dignité et de droits sociaux rencontraient celles contre le droit de propriété et le capitalisme néolibéral. S. l’exprime : « ce qu’il y a de bien avec ce mouvement, c’est qu’il mobilise des groupes sociaux très divers ». C’est le message transmis par le documentaire « Locataires rebelles – Résistance contre le bradage de la ville » (« Mietrebellen »), réalisé en 2014 par Gertrud Schulte Westenberg et Matthias Coers (militant à la BMG). En racontant les histoires de locataires expulsés ou de retraités chassés de leur maison de loisirs pour laisser place à des logements de luxe pour vacanciers, mettant en scène les initiatives « Kotti & Co » et « Empêcher les expulsions », l’objet de ce documentaire est bien l’existence et la possibilité d’élargissement d’un « mouvement des locataires » (« Mieterbewegung »). Il souligne aussi l’importance de la communication par sites internet interposés : chaque initiative a un site ou un blog, qu’il actualise plus ou moins régulièrement, et dans lequel il renvoie par liens hypertextes aux sites des autres initiatives.
Cette dynamique de politisation conduit pourtant certains activistes de WBA à déclarer que « l’échec (de la MVE) est une chance ! » : « Nous avons plus de raison d’avoir confiance en nous qu’il ne semble »28. Et d’appeler à l’offensive en ce début d’année, mais pas avec les mêmes acteurs : un mouvement de « résistance » par la « base », en dehors de l’avilissante étreinte du SPD néolibéral, et qui ne tombe pas dans les travers racistes et nationalistes de la « question des réfugiés ». La possibilité d’un tel mouvement dans la capitale de l’un des États du monde les plus voués à l’établissement d’un ordre économique et politique néolibéral donne des raisons d’espérer, et des instruments pour penser la résistance dans nos villes.
Notice biographique : Thomas Chevallier est doctorant en science politique au laboratoire Ceraps à l’Université Lille 2. Son sujet de thèse porte sur le rapport entre politisation (ou non politisation) des classes populaires et participation associative, notamment aux politiques de la ville, en France et en Allemagne. Les terrains d’enquête qu’il compare se situent dans un quartier populaire de Lille et dans un quartier populaire de Berlin.
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