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Ce texte d’Ellen Meiksins Wood, théoricienne marxiste de langue anglaise dont l’œuvre récemment traduite commence à circuler en France, est l’introduction à un dossier de la revue socialiste nord-américaine Monthly Review consacré à ce qui apparaissait, à la fin des années 1990, comme un renouveau global du mouvement syndical, marqué par de grandes grèves (en France, mais aussi en Ontario ou en Corée du Sud) et la victoire inattendue d’une équipe réformatrice à la tête de l’AFL-CIO étatsunienne. Si ce renouveau s’est en grande partie fracassé à l’épreuve du 11 septembre 2001, puis de la crise financière de la fin des années 2000, le propos de ce texte reste d’une surprenante actualité. En effet, au-delà des références datées au New Labour ou aux manifestations contre la fermeture de Renault Vilvorde, l’auteure discute de manière stimulante un point qui reste au cœur des débats à gauche : celui du rôle de l’État dans la mondialisation.

Elle défend l’idée que ce rôle n’est pas moins mais plus important car l’État devient précisément le support de la compétitivité de son capital national sur le marché mondial. Cette redéfinition du rapport de l’État au capital en fait un point de fixation des luttes sociales, contrebalançant la tendance à la fragmentation des luttes syndicales au sein des entreprises. Cette analyse a été confortée par des travaux soulignant l’essor des « grèves politiques de masse » dans toute l’Europe, c’est-à-dire de grèves tournées contre les réformes néolibérales de l’État, qu’il s’agisse des remises en cause de la protection sociale ou des règles juridiques gouvernant les relations de travail, les formes d’emploi et le droit syndical1. Au-delà du souvenir de 1995, dans le contexte actuel des injonctions à la « compétitivité » qui ont orienté les lois Macron et Rebsamen et qui cadrent la refonte annoncée du Code du travail, nul doute que cette réflexion suscitera l’intérêt des militants syndicaux.

D’après l’auteure, le rôle joué par l’État dans la mondialisation sape les bases des politiques social-démocrates de type keynésien, ce qui impose au mouvement syndical d’abandonner les illusions du partenariat social pour renouer avec une pratique de lutte de classe. Mais le texte ne se conclut pas par un appel désincarné à la lutte. Il insiste plus fondamentalement sur la nécessité pour les syndicalistes de se doter d’une stratégie politique de classe, qui soit celle d’une reconquête de la souveraineté démocratique et d’une action résolue de démarchandisation de l’économie : « si l’État est le moyen par lequel le capital circule dans l’économie globalisée, alors c’est également en utilisant l’État qu’une force anticapitaliste pourra rompre ce lien vital au capital. »

Karel Yon

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Des changements sont peut-être en cours, mais le mouvement ouvrier étatsunien n’a jamais à ce jour réellement disposé de sa propre organisation politique, qu’il s’agisse d’un parti socialiste fort, d’un parti social-démocrate ou d’un parti travailliste à l’anglaise, et le Parti démocrate a aujourd’hui encore moins à offrir au mouvement ouvrier que dans le passé. Maintenant que les organisations de la classe ouvrière les plus reconnues – partis communistes et socialistes, sociaux-démocrates autant que travaillistes, surtout en Europe – ont tranché avec éclat leurs racines de classe, le cas des États-Unis apparaît cependant moins exceptionnel. Ainsi, les partis socialistes et communistes d’Europe ont globalement abandonné la politique et le langage de la lutte de classe, tandis que les récentes élections en Grande-Bretagne ont porté au pouvoir un « nouveau » Labour Party, ou du moins des dirigeants résolus à couper ses liens historiques avec le mouvement syndical, rapprochant la Grande-Bretagne du modèle américain d’État mono-partisan ou, comme Gore Vidal l’a récemment baptisé, de parti à deux ailes droites.

De nouvelles victoires de partis se revendiquant de la gauche, même d’une manière ambiguë, ouvriront peut-être de nouvelles perspectives politiques. Mais pour le moment, beaucoup de gens semblent considérer comme un fait acquis que toute politique ouvrière de classe a disparu, que le terrain politique sur lequel agissaient traditionnellement les partis ouvriers, tant révolutionnaires que réformistes, n’existe tout simplement plus. Même ceux qui rejettent l’idée qu’il n’y a pas d’alternative ou que la mondialisation est inévitable ont tendance à penser que le terrain de la lutte a irrémédiablement changé.

L’hypothèse probablement la plus importante à propos des conséquences politiques de la globalisation concerne ses effets sur l’État. On nous répète que la globalisation a rendu l’État-nation inopérant. Pour certains, cela signifie qu’on ne peut plus rien faire du tout. Pour d’autres, cela signifie que la lutte doit se situer d’emblée au plan international. Dans tous les cas, toute forme de politique ouvrière de classe semble être éliminée.

C’est précisément cette hypothèse que j’entends contester ; non pas l’hypothèse de la « globalisation » en soi, mais plutôt cette idée que la « globalisation » sape le terrain de toute politique de classe. Je veux montrer que la globalisation a rendu non pas moins, mais plus importante, non pas moins, mais plus accessible, une politique de classe dirigée vers l’État, vers le pouvoir de classe concentré dans l’État.

Les marxistes insistent généralement sur l’idée que la croissance du capitalisme encourage le développement de la conscience et de l’organisation de la classe ouvrière. La socialisation de la production et l’homogénéisation du travail, l’interdépendance de ses parties constitutives aux plans national, supranational et même global, tout ceci était supposé créer les conditions d’une conscience et d’une organisation de classe à une échelle de masse, et même d’une solidarité internationale. Mais les événements du XXe siècle ont de plus en plus, et certains diraient définitivement, ébranlé cette conviction.

Les intellectuels de gauche citent couramment l’incapacité de la classe ouvrière à répondre aux attentes du marxisme traditionnel comme la cause principale de l’abandon du socialisme, ou au moins comme une raison de partir en quête d’un sujet historique alternatif. Ces dernières décennies, pour peu qu’ils croient encore à l’idée même de transformation sociale, le « marxisme occidental », le post-marxisme et le post-modernisme ont tour à tour fait des intellectuels, des étudiants, des « nouveaux mouvements sociaux », de n’importe qui sauf des travailleurs, les acteurs du changement historique. De nos jours, le mouvement ouvrier a totalement disparu de la plupart des théories et pratiques les plus en vogue à gauche. Et la « globalisation » semble avoir porté le coup final.

La plupart de ceux qui parlent de globalisation, par exemple, ont tendance à dire qu’à l’âge du capitalisme global, la classe laborieuse, si elle existe encore, est plus fragmentée que jamais. Et s’ils se situent à gauche, ils ajouteront probablement qu’il n’y a pas d’alternative et que la meilleure chose à faire est de s’insérer dans les interstices du capitalisme et de les élargir par le biais de luttes spécifiques et séparées, ce genre de luttes qu’on qualifie parfois de politiques identitaires (identity politics).

Cette tendance à rejeter la politique de classe au profit de la fragmentation et des politiques identitaires s’explique maintenant de diverses et de nombreuses façons. Mais l’idée que plus le capitalisme se globalise, plus la lutte contre lui doit aussi se globaliser est sans doute une des raisons principales. Après tout, ne dit-on pas que la globalisation a privé l’État-nation de son pouvoir pour le transférer à des forces et des institutions transnationales ? Et cela ne veut-il manifestement pas dire que la lutte contre le capitalisme doit se mener au niveau transnational ?

En conséquence, puisque la plupart des gens ont vraisemblablement du mal à croire dans un tel degré d’internationalisme, comme dans la possibilité même de s’organiser à ce niveau, ils en tirent la conclusion naturelle que les jeux sont faits. Le capitalisme est là pour de bon. Plus encore, il n’y a plus aucun intérêt à essayer de construire un mouvement politique de masse, une force politique large et inclusive du type de ce que les anciens partis politiques ouvriers voulaient être. En d’autres termes, la classe a disparu comme force politique en même temps que le socialisme disparaissait comme objectif politique. Si l’on ne peut pas s’organiser à un niveau global, la seule chose à faire est de viser l’opposé. La seule chose à faire est de se replier sur soi, de se consacrer aux oppressions très locales et circonscrites qui concernent chacun spécifiquement.

Il reste cependant des socialistes pour soutenir que nous devons porter notre attention sur l’arène internationale, que la lutte anticapitaliste a encore un avenir, mais que nous ne pourrons affronter la globalisation capitaliste qu’en lui opposant une globalisation socialiste. Certaines personnes parlent d’une « société civile internationale » comme le nouveau champ de lutte, ou d’une « citoyenneté globale » comme la base d’une nouvelle solidarité. Je ne peux m’empêcher de penser que les personnes qui tiennent ce discours cherchent juste à faire bonne figure, qu’elles n’y croient pas vraiment, tout au moins quant à la portée anticapitaliste de ce qu’elles avancent. Quand quelqu’un me dit que l’arène internationale est la seule possible pour les marxistes, je l’interprète comme une façon de dire, avec autant de certitude que les partisans des politiques identitaires, que la lutte contre le capitalisme est bel et bien terminée.

Mes propres conclusions diffèrent car je ne pars pas des mêmes prémisses. Pour commencer, j’ai toujours eu des doutes sur la relation directe entre le développement du capitalisme et l’unification de la classe ouvrière. Il y a environ seize ans, dans un article intitulé « La séparation de l’économique et du politique dans le capitalisme », j’ai parlé de la force centrifuge du capitalisme pour souligner, à l’encontre de ce qu’enseigne le marxisme traditionnel, que la structure même de la production et de l’exploitation tend, à l’époque du capitalisme pleinement développé, à fragmenter et domestiquer la lutte de classe, à produire des luttes de classe localisées, particularistes et repliées sur soi2.

Le capitalisme a incontestablement des effets homogénéisants ; l’intégration de l’économie capitaliste fournit assurément la base matérielle de la solidarité de classe entre travailleurs, par-delà les murs des entreprises individuelles et même par-delà les frontières. Mais l’effet le plus immédiat du capitalisme est de circonscrire le conflit de classe au sein d’unités de production individuelles, de décentraliser et de localiser la lutte de classe. Cette situation n’est pas le produit d’un défaut dans la conscience de classe des travailleurs, il faut insister sur ce point. C’est la réponse à une réalité matérielle, à la façon dont le monde social est concrètement organisé par le capitalisme.

Cela veut dire aussi, comme je l’ai expliqué, que les problèmes politiques sont en un sens « privatisés » par le capitalisme. Les conflits autour de l’autorité et de la domination qui, dans les sociétés précapitalistes, visaient directement les pouvoirs juridictionnels et politiques des seigneurs et de l’État, ont basculé vers les entreprises capitalistes individuelles sous le capitalisme. Même si le capital a incontestablement besoin du pouvoir de l’État pour soutenir le système de classe et pour maintenir l’ordre social, ce n’est pas à travers l’État, mais par le procès de production et par son organisation hiérarchique, que le capital exerce le plus directement son pouvoir sur les travailleurs.

Il m’a également semblé que ceci expliquait pourquoi les révolutions ont eu tendance à survenir là où le capitalisme était le moins développé, plutôt que l’inverse. Là où, par exemple, l’État joue lui-même un rôle de premier plan dans l’exploitation. Là où l’État exploite les paysans par le biais de l’impôt, les luttes économiques et politiques peuvent difficilement être distinguées et, dans ce genre de situation, l’État peut vite devenir la cible de luttes de masse. Il constitue après tout un ennemi de classe beaucoup plus visible et centralisé que le sera jamais le capital. Quand on s’affronte directement au capital, c’est généralement sous la seule forme de capitaux isolés ou, en d’autres termes, d’employeurs individuels. C’est pourquoi même les révolutions prolétariennes ont eu tendance à survenir là où les conflits de la classe ouvrière avec le capital avaient pu fusionner avec d’autres luttes de type précapitaliste, notamment les luttes des paysans contre les seigneurs terriens et l’État tirant profit de leur travail.

Mais au moment même où je défendais cette idée que le capitalisme a tendance à fragmenter et privatiser les luttes m’apparaissaient des tendances contraires : l’intégration croissante du marché capitaliste au plan international était en train de transférer les problèmes de l’accumulation capitaliste des entreprises individuelles vers la sphère macroéconomique et le capital était contraint de s’appuyer de plus en plus sur l’État pour garantir les conditions de son accumulation. C’est pourquoi j’ai avancé que la complicité croissante de l’État dans les menées antisociales du capital pourrait conduire à ce que l’État devienne une cible de premier plan des résistances dans les pays capitalistes avancés, contrebalançant certains des effets centrifuges du capitalisme, telle sa tendance à fragmenter et domestiquer la lutte de classe.

À l’époque, je n’avais encore pas entendu parler de globalisation et je n’imaginais pas que l’on prendrait bientôt comme une évidence l’idée que l’intégration internationale du marché capitaliste affaiblit les États-nations en éloignant d’eux le cœur du pouvoir du capital. Ces derniers temps, alors que la globalisation est sur toutes les lèvres, je me suis retrouvée à contester cette idée populaire selon laquelle la globalisation rend l’État-nation de plus en plus impuissant. J’ai défendu l’idée que, quelles que soient les fonctions que l’État pouvait bien perdre, il en gagnait de nouvelles en tant qu’intermédiaire principal entre le capital et le marché global. J’entends maintenant montrer que ces évolutions pourraient bien commencer à avoir des conséquences sur la lutte des classes que je n’envisageais alors, en 1981, que comme d’hypothétiques développements.

Il est possible de débattre du degré réel de la « globalisation », de ce qui a ou n’a pas été véritablement internationalisé. Mais une chose est sûre : dans le marché global, le capital a besoin de l’État. Il a besoin de l’État pour garantir les conditions de l’accumulation, pour maintenir la discipline du travail, pour accroître la mobilité du capital tout en empêchant celle du travail. Derrière chaque firme transnationale, il y a une base nationale qui dépend de son État local pour entretenir ses chances de succès, et des autres États pour accéder à d’autres marchés et d’autres forces de travail. En un sens, la notion même de « globalisation » renvoie au fait que la concurrence n’oppose plus seulement, ni même principalement, des firmes individuelles, mais des économies nationales entières. Et c’est en conséquence de cela que l’État-nation a acquis des fonctions nouvelles comme instrument de cette concurrence.

L’État-nation est donc bien plutôt l’agent principal de la globalisation. Le capital étatsunien, dans sa quête de « compétitivité », exige un État qui maintienne les dépenses sociales au minimum tout en contenant les désordres et conflits sociaux générés par cette absence de prise en charge sociale. Dans l’Union européenne, supposément le modèle d’organisation transnationale, la réunion des conditions pour l’union monétaire est de la responsabilité première des États. Ce sont les États qui sont en première ligne pour imposer à leurs citoyens l’austérité et les sacrifices rendus nécessaires par les critères drastiques de la monnaie unique, pour endiguer les conflits engendrés par cette politique et pour maintenir l’ordre et la discipline du travail. Il n’est pas impossible que les vigoureuses poussées nationalistes dans plusieurs pays finissent par bloquer l’intégration. Il est cependant plus que vraisemblable que ces États-nations continueront dans un futur proche à jouer un rôle central d’intermédiaires entre le capital et le marché global, de créateurs d’un environnement propice à l’accumulation du capital et de principal rempart du capital contre les désordres internes. Et bien entendu, conformément à la logique contradictoire du capitalisme, les mêmes États qui concourent à l’intégration capitaliste en œuvrant à la compétitivité du capital européen au sein de l’économie mondiale sont aussi les principaux acteurs de la concurrence entre les différentes économies nationales à l’intérieur de l’Europe.

L’État joue également d’autres rôles dans les différents pays. Il veille en particulier, je l’ai dit, à fixer le travail tandis que le capital circule à travers les frontières nationales. Dans les pays capitalistes moins développés, il peut servir de courroie de transmission à d’autres États capitalistes plus puissants. Dans tous les cas, l’État est essentiel au capitalisme sous une forme ou une autre, et il est probable qu’il le restera dans le futur proche. Il est bien sûr possible que l’État change de forme et que l’État-nation traditionnel cède progressivement la place à des États plus étroitement localisés d’une part, ou à des autorités politiques régionales plus larges d’autre part. Mais l’État continuera de jouer un rôle crucial, quelle que soit sa forme. Et j’ai la conviction que sa forme dominante sera pour longtemps encore celle du vieil État-nation.

Quels effets ont donc eus ces nouvelles fonctions de l’État ? Quelles en ont été les conséquences pour la lutte des classes ? S’est-il avéré vrai, comme je le suggérais, que ces nouvelles fonctions de l’État dans un capitalisme « flexible » et « global » feraient de lui la cible de la lutte de classe, un point de ralliement des travailleurs ? Il est encore trop tôt pour en juger, mais on peut à tout le moins noter une recrudescence de protestations de masse et de manifestations de rue dans de nombreux endroits : en France, en Allemagne, au Canada, en Corée du Sud, en Pologne, en Argentine, au Mexique, etc. (…) Je ne veux pas extrapoler leurs conséquences possibles, mais il est utile d’analyser ce qu’elles ont en commun.

On s’accordera sans peine sur le fait que ce point commun touche à la globalisation. Même si les contours de la « globalisation » prêtent à discussion, tout le monde peut s’entendre sur certains de ses aspects, parmi lesquels figure la restructuration en cours du capitalisme dans tous les pays capitalistes avancés et, élément essentiel de cette restructuration, les efforts pour éliminer de nombreux acquis sociaux au nom de la « compétitivité ». C’est exactement le genre de complicité entre l’État et le capital que j’évoquais : non pas seulement le retrait de l’État de ses fonctions progressistes, mais aussi un rôle de plus en plus actif dans la restructuration de l’économie selon les intérêts des capitalistes et au détriment de tous les autres. C’est contre ces politiques d’État que les gens sont descendus dans les rues de pays aussi divers que le Canada et la Corée du Sud.

Un type de manifestation de masse très différent est en outre récemment apparu avec la manifestation multinationale des travailleurs de chez Renault, en France et dans d’autres pays, contre la fermeture d’une usine près de Bruxelles3. À première vue, il ne s’agissait pas d’un mouvement contre l’État, mais d’un conflit industriel contre le capital transnational. Cependant, même dans ce cas, cet événement que le Guardian, un journal britannique, avait qualifié de première « euro-manif », n’avait pas pour motif l’action du même employeur transnational, mais bien le rôle des différents États concernés – la France, la Belgique, l’Espagne, etc. – dans la restructuration du capital, la préparation de l’union monétaire et l’aide à l’industrie. Même dans ce cas, avec cet exemple de solidarité de la classe ouvrière par-delà les frontières, le principe unificateur n’était pas seulement l’exploitation par une entreprise transnationale, mais bien l’action d’États-nations particuliers pour soutenir les conditions de l’accumulation du capital. Dans ce cas d’internationalisme ouvrier, la protestation était dirigée contre le même type de politique nationale qui avait provoqué ailleurs des protestations spécifiquement nationales contre les gouvernants. Par exemple, à peu près au même moment que la mobilisation chez Renault, les mineurs allemands manifestaient à Bonn contre leur gouvernement qui était en train de supprimer les aides publiques aux mines de charbon. Dans le cas français comme dans le cas allemand, la question des subventions publiques à l’industrie était ainsi un enjeu central. Je le répète, ces pressions spécifiquement européennes ne sont qu’un exemple particulier de la restructuration plus générale dont les États sont les principaux acteurs, qu’il s’agisse tout autant des gouvernements des États-Unis d’Amérique ou de Corée du Sud que des gouvernements allemand, français ou espagnol.

(…)

Ce n’est donc surtout pas le moment pour la gauche d’abandonner le terrain de l’État au profit de politiques fragmentées à un extrême ou d’un internationalisme complètement abstrait à l’autre. Si l’État est le principal agent de la globalisation, il dispose par la même occasion des armes les plus puissantes pour la bloquer, particulièrement dans les pays capitalistes avancés. Je l’ai dit ailleurs et je le redis : si l’État est le moyen par lequel le capital circule dans l’économie globalisée, alors c’est également en utilisant l’État qu’une force anticapitaliste pourra rompre ce lien vital du capital4.

Si les vieilles formes d’intervention « keynésienne » sont encore moins efficaces aujourd’hui que dans le passé, c’est tout simplement parce que l’action politique ne peut plus prendre la simple forme d’une intervention dans l’économie capitaliste. L’enjeu est maintenant davantage de détacher la vie matérielle de la logique du capitalisme. Et à court terme, cela signifie que l’action politique ne peut plus seulement chercher à encourager le capital à réaliser des actions socialement productives, ou à compenser ses ravages à l’aide de « filets de sécurité ». La politique implique de plus en plus de recourir au pouvoir d’État pour maîtriser les mouvements du capital et pour remettre l’allocation du capital et la distribution des surplus économiques sous contrôle démocratique, au service d’une logique sociale distincte de la logique capitaliste de la concurrence et du profit.

Conclusion

Le fait que le capital ne présente pas de cible unique et visible a toujours été l’un des principaux obstacles sur lesquels a buté l’organisation des luttes anticapitalistes. La séparation formelle, caractéristique du capitalisme, entre les sphères « économique » et « politique », signifiant que l’exploitation s’opère au moyen d’un échange contractuel apparemment « libre » entre le capital et le travail, considérés comme des « égaux » en droit et mis en relation par le biais d’un « marché » impersonnel, a en outre créé ce qui apparaît, à la surface, comme un État « neutre » qui n’intervient pas de manière visible dans les confrontations quotidiennes entre capital et travail. Mais alors que l’État néolibéral adopte des politiques de « flexibilité », de « compétitivité » et de « globalisation », le pouvoir du capital se concentre désormais de manière significative au sein de l’État et leur collusion devient de plus en plus transparente.

C’est une raison essentielle pour utiliser le terme « globalisation » avec précaution. Nous devons prendre garde à ne pas traiter les tendances désignées sous ce nom comme des processus inévitables et naturels, alors qu’il s’agit de processus historiquement propres au capitalisme : l’exploitation capitaliste des êtres humains et des ressources naturelles, résultant de la collaboration directe entre l’État et le capital. En fait, j’ai tendance à penser que c’est précisément parce que cette collusion est devenue tellement directe et évidente qu’elle appelle des moyens puissants de dissimulation et de mystification, donnant à la notion de globalisation une place si importante dans l’idéologie contemporaine du capitalisme.

Si l’État est plus que jamais devenu la cible des luttes anticapitalistes, il peut aussi, en tant qu’épicentre des luttes de classe locales et nationales, agir comme force unificatrice, non seulement au sein de la classe ouvrière en allant à l’encontre de sa fragmentation interne, mais aussi entre le mouvement ouvrier et ses alliés dans la société. Dans le même temps, alors qu’à peu près tous les États s’engagent dans la même logique destructive, les luttes nationales contre cette logique commune peuvent fournir en pratique la base la plus solide d’un nouvel internationalisme. Cet internationalisme ne serait pas fondé sur les notions irréalistes et abstraites de « société civile internationale » ou de « citoyenneté globale », ni sur l’illusion que l’on puisse améliorer les choses en renforçant la présence de la gauche dans les organisations transnationales du capital telles que le Fonds monétaire international, mais plutôt sur l’entraide des divers mouvements locaux et nationaux dans leurs luttes contre leur État et leurs capitalistes respectifs et sur la prolifération de ce genre de luttes nationales dans le monde entier.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de place pour des luttes communes transnationales ou que le mouvement ouvrier devrait négliger les organisations transnationales où il peut avoir une influence, comme l’Union européenne. Mais les luttes coopératives de ce type reposent en dernier ressort sur des mouvements ouvriers nationaux puissants et bien organisés. S’il devait y avoir une devise pour résumer ce genre d’internationalisme, ce pourrait par conséquent être celle-ci : « travailleurs de tous les pays, unissez-vous, mais commencez par vous unir dans votre propre pays ».

Quoi qu’il en soit, au moment même où de nombreuses personnes à gauche rallient les néolibéraux en acceptant l’inévitabilité de la globalisation et le dépassement irréversible de l’État, au moment même où les partis traditionnels de la classe ouvrière ont disparu ou remis en cause leurs racines de classe, la morale de cette histoire est que l’organisation politique de la classe laborieuse pourrait bien devenir plus importante et potentiellement efficace que jamais.

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Cette traduction d’un article d’Ellen Meiksins Wood datant de 1997, d’abord publiée dans le dernier numéro en date de la revue Contretemps papier. Elle est précédée d’un chapeau introductif de Karel Yon. (Traduction partielle : quelques coupes ont été effectuées et l’appareil de notes a été légèrement réduit.)

Référence originale : Ellen Meiksins Wood, « Labor, the State, and Class Struggle », Monthly Review, vol. 49, n° 3, juillet-août 1997.

Image en bandeau : © Eric Piermont/AFP.

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références

références
1 Gregor Gall, « Les formes contemporaines de l’activité gréviste en Europe occidentale : la domination de la grève politique de masse », Savoir/Agir, n°27, 2014, pp. 15-20.
2 Cet article, publié en 1981 dans la New Left Review, a été récemment repris dans mon ouvrage Democracy Against Capitalism: Renewing Historical Materialism (Cambridge, Cambridge University Press, 1995), pp. 19-48.
3 L’auteure fait référence à la mobilisation contre la fermeture de Renault Vilvoorde en 1997, qui fut présentée en son temps comme le premier euroconflit industriel. (NDT)
4 J’ai défendu cette idée dans « Globalization and Epochal Shifts : An Exchange », Monthly Review, vol. 48, n° 9, 1996.