Le problème de l’État capitaliste
Suite à la publication en 1969 de The State in Capitalist Society de Ralph Miliband, Nicos Poulantzas réagit en écrivant dans la New Left Review un article intitulé « The Problem of the Capitalist State ». Poulantzas, qui vient lui-même de publier son premier grand livre, Pouvoir politique et classes sociales, très marqué par l’influence d’Althusser, ouvre ainsi une polémique mémorable entre les deux auteurs.
Ce sont deux paradigmes qui s’affrontent : le structuralisme de Poulantzas d’un côté, qui insiste sur la rigueur théorique et les définitions conceptuelles ; la perspective plus empiriste et sociologique de Miliband de l’autre, qui garantit aux acteurs une certaine marge d’initiative (agency). Cette polémique constitue sans aucun doute l’un des moments fondamentaux de la réflexion marxiste autour de l’Etat, domaine qui avait longtemps été négligé, et l’est à nouveau aujourd’hui.
Contretemps-web propose ici une version française du texte de Poulantzas, publiée pour la première fois par la revue Politique aujourd’hui en mars 1970, mais depuis introuvable. On pourra lire la réponse de Ralph Miliband ici.
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L’ouvrage récent de R. Miliband, L’Etat dans la société capitaliste1 est, à plusieurs égards, d’une grande importance. Le livre est très riche, et l’on ne peut le résumer décemment en quelques pages : je ne saurais assez recommander sa lecture. Je me limiterai ici à quelques remarques critiques, car seule la critique peut faire avancer la théorie marxiste. Je signale au préalable que ma critique n’est pas innocente : ayant moi-même écrit sur le sujet dans Pouvoir politique et classes sociales2, les remarques qui suivent sont fondées sur les positions et les analyses concrètes qui y sont exposées, et qui sont différentes de celles de Miliband.
Tout d’abord, quelques mots à propos des mérites essentiels du livre de Miliband. La théorie de l’Etat et du pouvoir politique a été, à de rares exceptions près, – Gramsci notamment –, relativement négligée par la pensée marxiste. Cette négligence a différentes causes qui se rapportent aux diverses phases du mouvement ouvrier. Chez Marx lui-même, cette négligence plus apparente que réelle, tient surtout à ce que son objet théorique principal est le mode de production capitaliste, au sein duquel l’économique détient non seulement la détermination en dernière instance, mais également le rôle dominant – alors que, par exemple, en ce qui concerne le mode de production féodal, Marx indique que l’économique détient toujours la détermination en dernière instance, mais que c’est l’idéologique, sous sa forme religieuse, qui détient le rôle dominant. Marx s’est ainsi attaché à l’étude du niveau économique du mode production capitaliste, et n’a pas spécifiquement traité les autres niveaux de ce mode, telle l’instance étatique en l’occurrence. Ces niveaux sont surtout traités par leurs effets sur l’économique, leur place y étant en quelque sorte dessinée en creux (voir par exemple les passages du Capital sur la législation des fabriques, l’accumulation primitive, et sur la genèse de la rente). Pour Lénine, les raisons sont différentes : pris dans la politique politique directe, il a traité de question de l’Etat dans des textes essentiellement polémiques, tel l’Etat et la révolution, qui n’ont pas le même statut que certains de ses textes comme le Développement du capitalisme en Russie ou l’Impérialisme. Le problème est analogue pour Mao.
Les conséquences de « l’économisme »
Mais comment expliquer maintenant la négligence d’une analyse de l’Etat dans la deuxième Internationale, et dans la troisième Internationale « après Lénine » ? Je voudrais avancer ici, avec toutes les précautions nécessaires, la thèse suivante : l’absence d’une étude de l’Etat relève de la conception théorico-politique « dominante » de ces internationales, qui fut l’économisme : économisme qui s’accompagne d’une absence de ligne de masse et de stratégie révolutionnaire même s’il revêt des formes « gauchistes » ou « luxemburgistes ». En effet, pour l’économisme, les autres niveaux de la réalité sociale, l’Etat inclus, sont de simples épiphénomènes réductibles à la « base » : l’étude spécifique de l’Etat semble superflue. Parallèlement, l’économisme considère que toute modification importante de la réalité sociale affecte d’abord l’économique, et que l’action politique doit avoir comme objectif principal l’économique, d’où le dédain d’une étude de l’Etat. Car, Lénine l’a montré, l’objectif principal d’une stratégie révolutionnaire, c’est le pouvoir d’Etat ; la destruction de l’appareil d’Etat étant la condition nécessaire d’une révolution socialiste.
L’économisme et l’absence de stratégie révolutionnaire sont nets en ce qui concerne la deuxième Internationale : c’est d’ailleurs, on le sait, sur ces aspects que se concentrent les attaques de Lénine. Ils sont moins nets, à première vue, en ce qui concerne le Komintern : et pourtant, fait très frappant pour celui qui connaît tant soit peu les analyses et la politique de l’Internationale communiste, l’attitude qui domine probablement à partir de 1928, c’est précisément l’économisme, allié à une absence de ligne de masse et de stratégie révolutionnaire. Ceci est vrai à la fois pour la période « ultra-gauche » jusqu’en 1935 environ, et pour la période révisionniste-réformiste après 1935. C’est cet économisme qui commande l’absence d’une théorie de l’Etat et cette relation (économisme-absence d’une théorie de l’Etat) n’est peut-être nulle part plus évidente que dans les analyses du « fascisme » – là précisément où le Komintern avait le plus besoin d’une théorie de l’Etat. Bien entendu, cet économisme ne tombe pas du ciel : également manifeste dans ce qu’il est convenu d’appeler la « politique de Staline » en U.R.S.S. même, il tient, en dernière analyse, à la forme qu’y a revêtue la lutte entre les « deux voies », c’est-à-dire la lutte de classe entre bourgeoisie et prolétariat sous la dictature du prolétariat. D’ailleurs, les symptômes principaux de cette politique de Staline apparaissent précisément dans la question des rapports entre l’Etat soviétique et le parti bolchevik, rapports aboutissant à la proclamation par Staline en 1936 de l’« Etat du peuple tout entier » : on comprend bien que l’étude de l’Etat soit demeurée le domaine interdit par excellence.
C’est dans ce contexte que le livre de Miliband contribue à combler des lacunes majeures. Comme chaque fois que manque une analyse scientifique, les idéologies bourgeoises de l’Etat et du pouvoir politique ont incontestablement occupé le terrain sans difficulté. L’ouvrage de Miliband est, à cet égard, cathartique : il attaque systématiquement ces idéologies. Déployant une masse impressionnante de matériel empirique dans des analyses de formations sociales concrètes, telles que les Etats-Unis, l’Angleterre, la France, l’Allemagne et le Japon, non seulement il démolit ces conceptions, mais il fournit des connaissances positives que ces idéologies ont été incapables d’apporter.
Pourtant, cette démarche choisie par Miliband – une réponse directe aux idéologies bourgeoises par l’examen immédiat des faits concrets – est, à mon sens, la source principale des défauts de son livre. Ce n’est pas, bien entendu, que je m’oppose à l’étude du concret ! J’entends simplement que toute approche adéquate du « concret » a comme présupposé nécessaire l’explicitation des principes épistémologiques et politiques de son traitement. Or, il est important de signaler que Miliband ne traite nulle part de la théorie marxiste de l’Etat en tant que telle, bien que celle-ci soit constamment implicite dans son texte : il la considère en quelque sorte comme « donnée ». Je suis convaincu qu’ici Miliband a tort, car l’absence d’une présentation explicite des principes, dans l’ordre d’exposition d’un discours théorico-politique, est toujours lourde de conséquence : en particulier dans un domaine comme celui de l’Etat, où la théorie marxiste est en voie d’élaboration.
On a l’impression, en effet, que cette absence conduit souvent Miliband à attaquer les idéologies bourgeoises de l’Etat tout en se plaçant lui-même sur leur propre terrain. Au lieu de soumettre ces idéologies à la critique marxiste en démontrant leur inadéquation au réel (comme le fait par exemple Marx dans les Théories de la plus-value), Miliband semble sauter le premier pas. Et pourtant, on sait qu’il n’est jamais possible d’opposer simplement des « fait concrets » à des concepts ou notions, mais que ceux-ci doivent être parallèlement attaqués par des concepts nouveaux situés dans une problématique différente : ce n’est que par le biais de ces nouveaux concepts que les vieilles notions peuvent être confrontées à la « réalité concrète ».
Prenons un simple exemple. Tout en attaquant la notion prédominante actuellement de la « pluralité des élites », dont la fonction idéologique consiste à nier l’existence d’une classe dominante, Miliband, s’appuyant sur des « faits », répond en montrant que cette pluralité des élites n’exclut pas l’existence d’une classe dominante, et que ce sont précisément ces élites qui constituent cette classe3 : ce qui est proche de la réponse que donne Bottomore à la question. Or, je maintiens qu’en répondant de cette façon à l’adversaire, on se place sur son propre terrain, qu’on risque de s’embourber dans ses élucubrations idéologiques, en ratant par là même une explication juste des « faits ». Ce qui manque ici chez Miliband, c’est le préalable nécessaire – le « prius logique » disait Marx – d’une critique de la notion idéologique même d’élite à la lumière des concepts de la théorie marxiste. Si cette critique avait été faite, il serait devenu évident que la « réalité concrète » cachée par la notion de « pluralisme des élites » – c’est-à-dire la classe dominante, les fractions de cette classe, la classe ou fraction hégémonique, la classe ou fraction régnante, les catégories sociales de l’appareil d’Etat – ne peut être saisie que si la notion même d’élite est rejetée. Les concepts et notions ne sont jamais « innocents » : en employant les notions de l’adversaire afin de lui répondre, on les légitime et on permet leur persistance. Tout concept ou notion n’a de sens qu’à l’intérieur de la problématique théorique et politique qui les fonde : extraits de cette problématique et importés « acritiquement » dans le marxisme, ils ont des effets absolument incontrôlables (voir la fameuse notion de « société civile »). Ils surgissent là où on les attend le moins, et risquent de brouiller l’analyse. À la limite, on risque d’être inconsciemment et subrepticement contaminé par les principes mêmes de l’adversaire, c’est-à-dire par la conception qui fonde les notions dont on n’a pas fait la critique, en croyant les avoir réfutés par la simple vertu démonstrative des « faits ». Et ceci est plus grave : car il ne s’agit plus simplement de notions fréquemment « importées » dans le marxisme, mais de principes qui risquent de vicier l’usage que l’on fait des concepts marxistes eux-mêmes.
Est-ce bien le cas pour Miliband ? Je ne pense pas que sa démarche ait d’aussi lointaines conséquences. Encore que, à mon avis, il se laisse parfois influencer par les principes de l’adversaire. Comment ? Je dirai, très brièvement, que cela est net dans les difficultés qu’éprouve Miliband à concevoir les classes sociales et l’Etat comme des structures objectives, et leurs relations comme un système de rapports. Tout se passe comme si, pour Miliband, les classes sociales ou les « groupes » étaient en quelque sorte réduits à des relations inter-personnelles, l’Etat réduit aux relations inter-personnelles des membres des divers « groupes » constituant l’appareil d’Etat, et enfin le rapport lui-même entre les classes sociales et l’Etat réduit aux relations inter-personnelles entre les « individus » composant les groupes sociaux et les « individus » composant l’appareil d’Etat.
J’avais indiqué, dans un ancien article à la New Left Review, que cette conception appartient à une problématique du sujet, qui a eu des répercussions constantes dans l’histoire de la pensée marxiste4, et des implications politiques importantes. Selon elle, les agents d’une formation sociale, les « hommes », ne sont pas considérés, ainsi que le fait Marx, comme les supports d’instances objectives agissant sur elles par la lutte des classes, mais comme le principe génétique des niveaux du tout social sous leur aspect d’ « individus concrets ». C’est là la conception des acteurs sociaux, des individus comme origine de l’ « action sociale » : la recherche s’oriente ainsi non pas vers l’étude des coordonnées objectives qui distribuent les agents en classes sociales et vers les modes d’action de la lutte entre les classes, mais vers des explications finalistes fondées sur les motivations de comportement des individus-acteurs. C’est là, notamment, un des aspects à la fois de la pensée de M. Weber et du fonctionnalisme sociologique actuel.
Venons-en maintenant à l’examen de certains problèmes concrets chez Miliband à la lumière de ce préambule.
Le faux problème du « managérialisme »
Le premier problème dont traite, fort justement, Miliband, est celui de la classe dominante, par le biais d’une réponse aux idéologies bourgeoises courantes du managérialisme. Selon elles, la séparation actuelle entre la propriété privée et le « contrôle » des moyens de production – problème traité par Marx lui-même dans un sens tout différent – signifierait un transfert effectif du pouvoir économique des capitalistes aux managers. Ces derniers n’auraient pas des intérêts en tant que propriétaires au sens strict, et n’auraient pas ainsi comme but de leur action le profit, mais le « développement industriel », la « puissance économique », etc. La classe dominante étant ici définie par la recherche du profit, et cette recherche ne caractérisant plus les dirigeants actuels de l’économie, la classe dominante n’existerait plus : on assisterait actuellement à une pluralité d’élites parmi lesquelles se trouverait celle des managers. Quelle est la réponse qu’apporte Miliband5 ? Il prend ces idéologies au pied de la lettre et leur retourne leur argument : en fait, les managers recherchent bel et bien le profit comme but de leur action, car c’est ainsi que fonctionne le système capitaliste. Recherchant le profit, ils font eux-mêmes partie de la classe dominante, car la contradiction du système capitaliste selon Marx, nous dit Miliband, c’est « la contradiction entre son caractère sans cesse plus social et son objectif toujours aussi « privé » »6. Pourtant, dans la mesure où Miliband n’exclut pas l’existence éventuelle de buts d’action spécifiques aux managers et différents de ceux des propriétaires, il considère les managers comme une élite distincte parmi les élites composant les classes dominantes.
Je pense que c’est là une façon erronée de poser le problème. Tout d’abord, le critère distinctif d’appartenance à la classe capitaliste n’est absolument pas, selon Marx, la motivation de comportement, c’est-à-dire la recherche du profit comme « but de l’action ». En effet, il peut exister aussi bien des capitalistes qui ne sont pas motivés par le profit, que des non-capitalistes (la petite-bourgeoisie dans la petite production) qui ont cette motivation. Le critère marxiste est essentiellement celui de la place dans le procès de production et la « propriété » des moyens de production. Faudrait-il d’ailleurs rappeler que M. Weber lui-même a dû reconnaître que ce n’était pas l’ « appât du gain » qui définissait le capitaliste ? Pour Marx, le profit n’est pas une motivation de conduite – même « imposée » par le système –, mais une catégorie objective désignant une partie de la plus-value réalisée. Parallèlement, la contradiction fondamentale du système capitaliste, selon Marx, n’est pas du tout une contradiction entre son caractère social et son « but privé », mais la contradiction entre la socialisation progressive du procès de production et l’appropriation privée des moyens de production. Ainsi, afin de définir l’existence de classe des managers, il faut d’abord se référer à leur place dans le procès de production et leur rapport à la propriété des moyens de production : ce à quoi je me limite ici, car la détermination de classe, je l’ai analysé dans mon livre, s’étend également, pour le marxisme, à la position politico-idéologique de classe – tout autre chose que les « motivations de comportement ». A ce sujet, il est nécessaire de distinguer, sous le terme de « propriété » employé par Marx pour désigner la relation du non-travailleur avec les moyens de production : a) la propriété juridique formelle d’une part, relation « superstructurelle », et qui peut fort bien ne pas appartenir au capitaliste « individuel » ; b) la propriété économique d’autre part, d’importance capitale en ce qui concerne la distribution en classes sociales, qui est un rapport de production et le fondement du pouvoir économique. Cette « propriété » économique relève bel et bien du capital.
De ce point de vue, les managers ne constituent pas, en tant que tels, une fraction distincte de la classe capitaliste, alors que Miliband, à travers des distinctions non pertinentes de motivations de conduite, est amené à les considérer comme une « élite économique » distincte. Ce faisant, non seulement leur attribue-t-il une importance qu’ils n’ont pas en fait, mais il perd de vue ce qui est important. Car, ce qui importe, ce ne sont pas les différences et les rapports entre des « élites économiques » à buts divergents, mais quelque chose dont Miliband ne dit pratiquement rien : les différences et les rapports entre fractions du capital. Comment un marxiste peut-il passer sous silence les différences et les rapports existant, sous l’impérialisme, entre le capital monopoliste, le capital non-monopoliste, le capital industriel, le capital financier ?
La question de l’appareil d’Etat et de la « bureaucratie »
Le problème qui occupe ensuite Mililand est celui du rapport entre la classe dominante et l’Etat : ici aussi, la démarche est la même. Les idéologies bourgeoises affirment la neutralité de l’Etat, représentant de l’intérêt général, par rapport aux intérêts antagonistes de la « société civile ». Certains (R. Aron par exemple) soutiennent que la classe bourgeoise n’a jamais vraiment gouverné elle-même dans les sociétés capitalistes, en ce sens que ses membres ont rarement participé directement au gouvernement ; d’autres soutiennent que les membres de l’appareil d’Etat, les fonctionnaires, sont neutres par rapport aux intérêts des groupes sociaux. Or, Miliband est amené à prendre le contre-pied exact de ces idéologies, et à leur retourner leur argument. Et ceci, suivant une double voie. Il établit tout d’abord que les membres de la classe capitaliste participent souvent directement à l’appareil d’Etat et au gouvernement7. Cela fait, il établit le rapport entre les membres de l’appareil d’Etat et la classe dominante en montrant : a) que l’origine sociale des « sommets » de l’appareil d’Etat est celle de la classe dominante, et, b) que des liens personnels d’influence, de statut, de milieu, etc., s’instaurent entre ces membres de l’appareil d’Etat et ceux de la classe dominante8.
Je n’ai pas l’intention de contester la valeur des analyses de Miliband qui me semblent, au contraire, revêtir une importance démystifiante capitale. Pourtant, bien qu’exacte en soi, la voie choisie par Miliband n’est pas la plus significative. Tout d’abord, parce que la participation directe des membres de la classe capitaliste à l’appareil d’Etat et au gouvernement, même dans le cas où elle existe, n’est pas le côté important de l’affaire. Le rapport entre la classe bourgeoisie et l’Etat est un rapport objectif. La correspondance, dans une formation sociale déterminée, de la fonction de l’Etat et des intérêts de la classe dominante dans cette formation, est due au système lui-même : la participation directe des membres de la classe dominante à l’appareil d’Etat n’est pas la cause, mais l’effet, d’ailleurs éventuel et aléatoire, de cette correspondance. Mais, afin d’établir cette correspondance objective, il aurait fallu expliciter le rôle de l’Etat comme instance spécifique du tout social : Miliband semble réduire ce rôle de l’Etat à la conduite et au comportement des membres de l’appareil d’Etat9. Si l’auteur avait montré que l’Etat a précisément le rôle du maintien de la cohésion et de l’unité d’une formation sociale, en détenant la fonction décisive de reproduction des conditions de la production d’un système fondé sur la domination d’une classe sur les autres, il aurait bien vu que la participation, directe ou non, de cette classe à l’appareil et au gouvernement, ne change rien à l’affaire. Dans le cas de l’Etat capitaliste, on pourrait même aller plus loin : on pourrait dire que cet Etat, avec l’appareillage idéologique qui le spécifie, sert mieux les intérêts de la bourgeoisie lorsque les membres de cette classe ne participent pas eux-mêmes directement à l’appareil d’Etat, c’est-à-dire lorsque la classe dominante et la fraction hégémonique se distinguent de la classe ou fraction régnante. C’est là le sens exact des analyses de Marx et d’Engels sur la Grande-Bretagne du XIXe siècle et l’Allemagne de Bismarck, où l’aristocratie foncière restait la classe régnante. C’est d’ailleurs quelque chose d’analogue que semble suggérer Miliband dans ses analyses concernant des gouvernements social-démocrates10.
On arrive ainsi au problème des membres de l’appareil d’Etat, c’est-à-dire de l’armée, de la police, de la magistrature, de l’administration. Rappelons que l’argumentation de Miliband consiste à établir le rapport entre le comportement de ces membres et les intérêts de la classe dominante en montrant soit que l’origine sociale des « sommets » de l’appareil est celle de la classe dominante, soit que ces membres finissent par s’identifier à cette classe au moyen de liens personnels. Cette approche, sans être forcément fausse, reste toute descriptive. Plus encore : elle empêche l’étude d’un des problèmes spécifiques de l’appareil d’Etat, celui de la « bureaucratie ». Pour Marx, Engels et Lénine, les membres de l’appareil d’Etat, que l’on désigne, dans leur ensemble, pour simplifier, comme « bureaucratie », au sens large, ne constituent pas une classe, tout en constituant pourtant bel et bien une catégorie sociale spécifique. C’est que, malgré l’appartenance de ces membres à plusieurs classes et fractions de classe différentes, leur ensemble fonctionne, en règle générale, selon une unité interne spécifique : leur origine de classe passe au deuxième plan eu égard à leur position de classe ; double problème que Miliband est amené à rater. Cette unité interne déterminant leur position de classe, tient précisément au fait qu’ils appartiennent à l’appareil d’Etat et ont comme fonction objective d’actualiser son rôle. Cela signifie que la bureaucratie d’Etat, en tant que catégorie sociale relativement « unifiée » est le « serviteur » de la classe dominante non pas en raison de ses origines de classe, d’ailleurs divergentes, ni en raison de ses relations personnelles avec la classe dominante, mais en raison d’une unité interne qui lui vient de sa fonction d’actualisation du rôle objectif de l’Etat : rôle qui, dans son ensemble, répond aux intérêts de la classe dominante.
Les effets d’une longue tradition
Des conséquences importantes s’ensuivent en ce qui concerne le fameux problème de l’ « autonomie relative » de l’Etat capitaliste par rapport à la classe dominante, et le non moins fameux problème de l’autonomie relative de la « bureaucratie », en tant que catégorie sociale spécifique par rapport à cette classe. Une longue tradition marxiste considérait en effet l’Etat comme un simple outil ou instrument manipulable à volonté par la classe dominante. Je ne veux pas dire que Miliband tombe dans ce piège interdisant l’examen des mécanismes complexes de l’Etat dans son rapport avec la lutte des classes. Pourtant, si on fonde le rapport entre l’Etat et la classe dominante sur l’origine sociale des membres de l’appareil d’Etat et leurs relations personnelles avec cette classe, comme si la bourgeoisie « possédait » presque « physiquement » l’appareil d’Etat, on ne peut rendre compte de son autonomie relative par rapport à elle.
Et pourtant, lorsque Marx et Engels désignaient le « bonapartisme » comme « religion de la bourgeoisie » (à distinguer de leur explication du phénomène historique concret du bonapartisme français), en d’autres termes comme caractéristique de toutes les formes de l’Etat capitaliste, ils entendaient en fait par là que cet Etat ne peut véritablement servir que la classe bourgeoisie que dans la mesure où il est relativement autonome par rapport à ses diverses fractions, afin de pouvoir précisément organiser l’intérêt politique général de cette classe. Autonome relative qui, bien entendu, dépend dans ses formes et degrés, des différentes formes d’Etat et de régimes capitalistes. Et ce n’est pas par hasard que Miliband ne semble vraiment admettre cette autonomie relative que dans le cas extrême du fascisme11. La question est de savoir si la situation a actuellement changé à cet égard : je ne le pense pas, et j’y reviendrai dans un instant.
Quant à l’ « autonomie relative » de la catégorie sociale des membres de l’appareil d’Etat à l’égard de la classe dominante, on sait qu’elle peut aller assez loin : les « sommets » de la petite-bourgeoisie, appuyés sur l’ensemble de cette couche, peuvent même, dans des circonstances déterminées, déloger de l’Etat la classe dominante et en prendre la place : c’est la le phénomène typique de la bourgeoisie d’Etat, en Egypte par exemple.
Les « branches » de l’appareil d’Etat
La démarche de Miliband l’empêche d’ailleurs, dans une certaine mesure, de procéder à une analyse rigoureuse des rapports entre les diverses « branches »de l’appareil d’Etat, le gouvernement, l’armée, la police, la magistrature, l’administration civile. Or, qu’est-ce qui commande ces rapports, l’importance respective et la prédominance relative de ces branches entre elles, par exemple, le rapport du parlement et de l’exécutif, ou le rôle de l’armée ou de l’administration dans une forme particulière de l’Etat capitaliste ? La réponse de Miliband semble être la suivante12 : le fait qu’une de ces branches prédomine sur les autres est directement rapporté aux facteurs mentionnés plus haut. Autrement dit, il s’agira soit de la branche dont les membres sont, de par leur origine de classe ou relations, les plus proches de la classe dominante, soit de la branche dont la prédominance sur les autres est due à son rôle « économique » immédiat. Un exemple de ce dernier serait l’importance actuelle de l’armée, rapportée à l’augmentation et au rôle actuels des dépenses militaires13.
Ici aussi, je ne puis être entièrement d’accord avec Miliband. A mon sens, j’y reviendrai, l’appareil d’Etat constitue un système composé de diverses branches spécialisées, dont le rapport obéit, dans une certaine mesure, à sa propre logique. Toute forme particulière d’Etat capitaliste est ainsi caractérisée par un rapport particulier entre ces branches et par la dominance d’une ou de certaines de ces branches sur les autres : Etat libéral, Etat interventionniste, bonapartisme, dictature militaire, fascisme. Mais toute forme particulière d’Etat capitaliste doit être rapportée, dans son unité, à des modifications importantes des rapports de production et à des stades distincts de la lutte des classes : capitalisme « concurrentiel », capitalisme monopoliste, capitalisme d’Etat. Ce n’est qu’en établissant la relation de la forme d’Etat dans son unité, c’est-à-dire en tant que forme spécifique de l’appareil d’Etat dans son ensemble, avec l’ « extérieur », que l’on peut établir le rôle respectif et les relations mutuelles « internes » entre les branches de cet appareil. Un déplacement important de la branche dominante dans cet appareil, ou une modification importante du rapport entre ces branches, ne peuvent être ni simplement ni directement établies par le seul rôle « externe » de cette ou de ces branches.
Prenons l’exemple actuel de l’armée dans les métropoles de l’impérialisme. Je ne crois pas que l’augmentation des dépenses militaires et les liens personnels croissants entre les grands industriels et les militaires suffisent pour parler d’un changement important du rôle de l’armée dans l’appareil d’Etat actuel : d’ailleurs, en dépit de tout, Miliband lui-même est très réservé sur ce point. Pour qu’un changement semblable ait lieu, il faudrait que l’on assiste à une modification de l’ensemble de la forme d’Etat – sans que cela prenne d’ailleurs forcément la forme d’un dictature militaire –, modification qui ne serait pas simplement due à l’importance croissante des dépenses militaires, mais à des développements profonds de la lutte des classes. On pourrait ainsi établir le rapport de l’armée non pas seulement avec la classe dominante mais avec l’ensemble des classes sociales (petite-bourgeoisie, classe paysanne, etc.) : rapport complexe qui aurait pu expliquer son rôle par le biais d’une modification de l’ensemble de l’appareil d’Etat. Je pense que rien n’est plus patent à cet égard, dans un autre contexte, que ce qui se passe actuellement en Amérique latine.
L’Etat capitaliste actuel
Or, pouvons-nous parler actuellement d’une modification importante de l’Etat ? Je répondrai par l’affirmative, encore qu’il faille introduire ici la distinction entre formes d’Etat et formes de régime, et entre stades et phases du capitalisme : et ceci, bien que je ne pense pas que cette modification tende forcément vers une prédominance de l’armée. Miliband répond lui aussi à la question par l’affirmative. Mais comment comprend-il cette modification14 ? Si l’on considère que le rapport entre l’Etat et la classe dominante est constitué principalement par les relations personnelles entre les membres de l’appareil d’Etat et ceux de cette classe, la seule voie qui semble s’ouvrir c’est de soutenir que ces relations deviennent actuellement de plus en plus étroites et rigides, que ces membres deviennent pratiquement interchangeables. De fait, c’est la réponse qu’apporte Miliband. Mais cet argument me semble tout descriptif. Il coïncide d’ailleurs avec la thèse des partis communistes occidentaux du capitalisme monopoliste d’Etat, selon laquelle la forme actuelle d’Etat serait spécifiée par des relations de plus en plus étroites entre les monopoleurs et les sommets de l’appareil d’Etat, par la « fusion de l’Etat et des monopoles en un mécanisme unique »15. J’ai essayé de montrer ailleurs pourquoi et comment cette thèse, en apparence « ultra-gauche » n’est en fait que l’expression du révisionnisme et du réformisme les plus plats. En fait, les modifications actuelles de l’Etat doivent être recherchées et étudiées non pas dans leurs simples effets, d’ailleurs fort discutables, mais dans des changements importants de l’articulation de l’économique et du politique, et dans l’acuité croissante de la lutte des classes. Mais ces modifications ne me semblent pas remettre en cause actuellement l’autonomie relative de l’Etat capitaliste, autonomie qui, comme l’a récemment montré J.-M. Vincent à propos du gaullisme, ne fait que revêtir des formes différentes16.
Les appareils idéologiques d’Etat
Enfin, reste un dernier problème qui me semble très important, et qui concerne le rôle de l’idéologique dans le fonctionnement de la domination politique. La tradition marxiste s’est en effet attachée à l’analyse du rôle répressif de l’Etat au sens fort de répression physique organisée : une seule exception notable, Gramsci avec sa problématique de l’hégémonie. Or, Miliband insiste très justement dans de longues et excellentes analyses sur le rôle détenu par l’idéologique dans le fonctionnement de l’Etat et le procès de domination politique17 : ce que j’avais essayé de faire, d’un autre point de vue, dans mon livre.
Je pense néanmoins que, pour des raisons différentes, ni Miliband ni moi ne sommes allés assez loin : ce qui ne fut pas le cas pour Gramsci. En effet, l’idéologie n’existe pas seulement dans les idées, les coutumes, le « mode de vie », etc., mais est incarnée, au sens fort, dans des appareils ou institutions : appareils qui, par le procès même de leur institutionnalisation, appartiennent au système étatique tout en relevant principalement de l’idéologique. Suivant en cela la tradition marxiste, on a eu tendance à donner au concept d’ « Etat » un sens restreint, en considérant les institutions à fonction principalement répressive comme faisant « partie de » l’Etat, et en rejetant les institutions à fonction principalement idéologique « à l’extérieur de » l’Etat, dans un lieu que Miliband désigne sous le terme de « système politique » et qu’il distingue de l’Etat. Pourtant Gramsci avait bien indiqué le problème lorsqu’il écrivait qu’il avait été amené « à préciser le concept d’Etat, entendu généralement comme dictature et non comme… hégémonie exercée également par le moyen d’organismes privés, tels que l’Eglise, les syndicats, les partis, les écoles, etc. »18. Ou encore : « Par Etat il faut entendre non seulement l’appareil gouvernemental mais aussi l’appareil « privé » d’hégémonie »19. Mais Gramsci n’a ni développé ni fondé ces indications.
Or, voici, très brièvement et schématiquement, la thèse que, à la suite actuellement de L. Althusser20, je voudrais proposer : le système étatique est composé de plusieurs appareils (ou institutions) dont certains détiennent un rôle principalement répressif, au sens fort de répression physique organisée, certains un rôle principalement idéologique. Les premiers constituent l’appareil (répressif) d’Etat, c’est-à-dire l’appareil d’Etat au sens marxiste classique du terme (gouvernement, armée, police, tribunaux, administration). Les seconds forment les appareils idéologiques d’Etat, tels que l’Eglise, les partis, les syndicats (à l’exception d’un parti et d’un syndicat révolutionnaires), les écoles et universités, les moyens de « communication » (édition, journaux, radio, télévision) et d’un certain point de vue, tout au moins dans le mode de production capitaliste, la famille elle-même. Et ceci indépendamment de leur caractère formel « public » ou « privé », c’est-à-dire indépendamment du fait qu’ils font ou non formellement et officiellement « partie de » l’Etat : sinon l’on retombe dans une définition « juridiste » de l’Etat, c’est-à-dire largement idéologique.
A. – Pourquoi devrait-on parler des appareils idéologiques d’Etat au pluriel, et de l’appareil (répressif) d’Etat au singulier ? C’est que l’appareil d’Etat au sens marxiste traditionnel, possède, en tant que noyau central du système étatique, une unité interne très forte et rigoureuse, unité qui se rapporte directement à l’unité du pouvoir de classe de l’Etat (celui de la classe ou fraction hégémonique). Cette unité commande de façon très stricte les rapports entre les diverses « branches » de cet appareil, l’appareil (répressif) d’Etat fonctionnant comme un effectif sous-système au sein du système étatique dans son ensemble. Quant aux appareils idéologiques d’Etat, ils détiennent, à la fois dans leurs rapports mutuels, et dans leurs rapports à l’appareil d’Etat, une autonomie relative importante, ce que recouvre d’ailleurs leur caractère « formel » privé.
Cette autonomie importante des appareils idéologiques d’Etat est due : a) à l’autonomie relative du politique et de l’idéologique, qui n’est nullement abolie par l’appartenance des appareils idéologiques au système étatique : ces appareils ne « créent » pas l’idéologie (ce n’est pas l’Eglise qui « crée » la religion, mais l’inverse) ; ils élaborent l’idéologie « spontanée » et l’inculquent ; b) à l’impact de classes ou fractions autres que l’hégémonique (propriété foncière, moyen capital, petite-bourgeoisie, classe ouvrière) sur ces appareils. Ce sont souvent les maillons faibles du système étatique : ils concrétisent alors un pouvoir de classes ou fractions du « bloc au pouvoir » autres que l’hégémonique (le moyen capital). Ils sont, souvent également, soit le refuge d’anciennes classes dominantes (l’Eglise pour l’aristocratie foncière dans le passage au capitalisme, l’appareil scolaire pour la bourgeoisie en U.R.S.S.), soit les premières places fortes pour les nouvelles classes dominantes (l’appareil d’édition pour la bourgeoisie en France avant la révolution).
B. – Pourquoi maintenant devrait-on parler d’appareil idéologique d’Etat, c’est-à-dire inclure les appareils idéologiques au système étatique ?
1) L’idéologie n’est pas quelque chose de « neutre » dans la société. Mais cela ne suffit pas et il faut aller plus loin : c’est que la domination politique elle-même ne peut se faire au moyen exclusif de la seule répression physique, mais requiert l’intervention décisive et directe de l’idéologique : c’est dans ce sens que l’idéologique sous sa forme d’existence d’ « appareils » idéologiques, est directement impliqué dans le système étatique, qui constitue lui-même à la fois l’expression, le garant et le lieu concentré du pouvoir politique.
2) Il faut ainsi se référer à la définition marxiste de l’Etat : l’Etat, pour les classiques, ne se définit pas principalement par le fait de la détention du monopole de la force physique répressive, mais par sa fonction sociale comme instance. L’Etat constitue l’instance centrale dont la fonction consiste dans le maintien de l’unité et de la cohésion d’une formation sociale, dans la production des conditions de reproduction d’une formation dans son ensemble et, ainsi, dans la reproduction élargie des conditions de la production, dans un système de lutte de classes. Or, le rôle principal des appareils idéologiques, dans un tel système, consiste très précisément dans le fait de remplir cette même fonction. Les appareils idéologiques ont pour fonction principale de maintenir la cohésion et l’unité d’une formation – l’idéologie dominante « cimente » une formation –, en produisant les conditions de reproduction d’une formation dans son ensemble, et en reproduisant ainsi les conditions de la production – l’idéologie ne se limite pas aux idées. On découvre donc déjà, à cette étape, une identité de fonction entre l’appareil d’Etat au sens strict, et les appareils idéologiques.
3) L’appareil d’Etat, au sens strict, constitue la condition de possibilité de l’existence et du fonctionnement des appareils idéologiques dans une formation déterminée. Si le rôle de ces appareils est principalement idéologique, et si l’appareil répressif n’intervient en général pas directement dans leur fonctionnement, il ne reste pas moins qu’il est constamment présent derrière eux. On pourrait formuler cela en disant que c’est par le fait même de l’incarnation de l’idéologie dans des appareils, c’est-à-dire par le procès même de son institutionnalisation, que ces appareils se situent dans le lieu étatique. Tout « appareil » ou « institution » exprimant un pouvoir de classe d’une part, l’Etat étant le lieu central du pouvoir d’autre part, celui-ci peut être également défini comme l’instance des appareils d’une formation sociale. Les appareils idéologiques sont ainsi déterminés dans leur fonctionnement, et sous des modalités diverses, par l’appareil répressif d’Etat au sens strict.
4) Bien que ces appareils idéologiques possèdent une autonomie relative, entre eux et à l’égard de l’appareil d’Etat au sens strict, ils appartiennent au même système et sont ainsi soumis aux mêmes formes de transformations réglées. Toute modification importante de type ou de forme d’Etat a ses répercussions non seulement sur le rôle, et les rapports mutuels, des « branches » de l’appareil d’Etat au sens strict, mais sur le rôle et les rapports mutuels des appareils idéologiques d’Etat entre eux, et entre ceux-ci d’une part, l’appareil d’Etat au sens strict de l’autre : rien de plus net à cet égard que les formes d’Etat qu’a traversées l’Etat capitaliste.
5) Enfin, une dernière raison : selon la théorie marxiste-léniniste de l’Etat, une révolution socialiste ne signifie pas simplement un changement du pouvoir d’Etat, mais doit également « briser » les appareils d’Etat, y compris les appareils idéologiques d’Etat. Or, si les classiques du marxisme ont de fait implicitement étendu la thèse de la « destruction » de l’Etat aux appareils idéologiques – Eglise, écoles, partis, etc. –, c’est précisément en ce qu’ils ont, dans leur pratique, considéré ces appareils idéologiques comme des appareils idéologiques d’Etat : à savoir, comme des appareils qui ne sont pas de simples outils ou instruments « neutres », qu’un simple changement du pouvoir d’Etat pourrait les prendre tels quels et les utiliser de façon différente. Pas plus qu’un « appareil d’Etat bourgeois », au sens strict, ne peut concrétiser un pouvoir d’Etat prolétarien, des « appareils idéologiques d’Etat bourgeois » ne peuvent élaborer et inculquer une idéologie prolétarienne, mais ne font que perpétuer des pratiques de classe bourgeoises. Pourtant, d’un autre côté, de par l’autonomie relative des appareils idéologiques d’Etat, il est évident que ceux-ci ne peuvent être « brisés » ni en même temps, ni de la même façon que l’appareil répressif d’Etat, ou que chacun d’eux. Plus encore : la « destruction » de l’appareil répressif d’Etat semble la condition préalable d’une « destruction » des appareils idéologiques d’Etat.
Cette question, on le voit bien, nous rapproche du problème de la dictature du prolétariat et de la révolution culturelle : mais j’ai le sentiment qu’elle nous éloigne de Miliband. Je n’ai pourtant pas l’intention d’entrer ici directement dans l’examen des conclusions politiques de Miliband, sur lesquelles il se montre d’ailleurs très-trop discret. Je termine en rappelant ce que j’avais signalé au début : si le ton de cet article est critique, c’est la preuve de l’intérêt qu’ont éveillé en moi les analyses de Miliband.
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à voir aussi
références
⇧1 | Le livre a récemment été réédité : L’Etat dans la société capitaliste. Analyse du système de pouvoir occidental [1969], Bruxelles, éd. de l’Université de Bruxelles, 2012. [NDLR] |
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⇧2 | N. Poulantzas, Pouvoir politique et classes sociales, Paris, Maspéro, 1968. |
⇧3 | Ibid.,p. 38 et s. et 65. |
⇧4 | Poulantzas, « Marxist Political Theory in Great Britain », New Left Review, mai-juin 1967, I/43. |
⇧5 | R. Miliband, L’Etat dans la société capitaliste, op. cit. |
⇧6 | Ibid., p.50. |
⇧7 | Ibid., p. 67-87. |
⇧8 | Ibid., p. 89-176, surtout 147-176. |
⇧9 | Ibid., p. 89-145. |
⇧10 | Ibid., p. 121 et s. |
⇧11 | Ibid., p. 117. |
⇧12 | Ibid., p. 147 et s. |
⇧13 | Ibid., p. 158 et s. |
⇧14 | Ibid., p. 151 et s. |
⇧15 | Colloque de Choisy-le-Roi sur « Le capitalisme monopoliste d’Etat », in Economie et politique, n° spécial. |
⇧16 | Dans Les Temps Modernes, août-septembre 1968. |
⇧17 | Miliband, op.cit., p. 215-310. |
⇧18 | Gramsci, Lettres de la prison, Paris, Editions sociales, 1953, p. 313. |
⇧19 | Gramsci, Œuvres choisies,Paris, Editions sociales, 1959, p. 293. |
⇧20 | Texte polycopié, mars-avril 1969. [Ce texte polycopié sera publié sous le titre « Idéologie et appareils idéologiques d’Etat ». NdE] |