L’eau comme bien commun ? Un retour sur l’expérience parisienne de remunicipalisation
En novembre 2008, le Conseil Municipal de Ville de Paris votait le retour à une gestion publique de l’eau, par la création de « Eau de Paris », un établissement public à caractère industriel et commercial, sous contrôle de la municipalité.
Cette décision met fin à 25 ans de délégation de la distribution de l’eau parisienne à deux entreprises privées, la Compagnie Générale des Eaux (groupe Véolia) et la Lyonnaise des Eaux (groupe Suez). C’est donc dans un contexte général de privatisation d’entreprises publiques que l’on observe, à l’échelle de certaines villes, des mouvements de « remunicipalisation » de services publics qui avaient auparavant été privatisés.
La remunicipalisation parisienne constitue une expérience, encore récente pour en faire un bilan définitif, de ce type de mouvement. Elle permet en effet de tester les possibilités transformatrices, et les limites, d’une action menée dans un cadre institutionnel contraint. Comment est-il possible, à l’échelle d’une ville comme Paris, de permettre la réappropriation par les habitant-e-s, d’un bien commun ? Avec quelles structures cette réappropriation est-elle possible ? Comment passer d’une gestion marchande à une gestion égalitaire de la distribution de ce bien commun ?
Ce processus pose également la question des frontières du secteur public, et des marges de manœuvres pour que les pouvoirs publics fassent exister un espace commun. L’expérience parisienne de remunicipalisation se heurte en effet à la question de la propriété et du contrôle public : « Eau de Paris », qui a le statut d’une régie autonome à personnalité morale et autonomie financière, emploie des salariés de droit privé, ce qui s’oppose à une vision du service public assuré par des fonctionnaires d’Etat ou territoriaux. De même, la nouvelle structure se retrouve inévitablement à passer des marchés publics avec les anciens délégataires.
Enfin, cette expérience soulève des possibles discordances entre intérêts des salariés du secteur public et intérêt supposé des usagers. En effet, le transfert des salariés de Véolia et Suez à la société Eau de Paris a été marqué, au début de l’année 2010, par un conflit social. Certains salariés ont vu leurs conditions de travail se détériorer avec leur transfert vers un employeur public. Au-delà des conflits de personnes qui se sont cristallisés dans la remunicipalisation, le débat ouvert est réel : les marges de manœuvres, au niveau d’une municipalité, sont-elles suffisantes pour garantir un service public égalitaire et une avancée dans les conditions d’emploi public ?
Nous avons, sur ces questions, confronté les points de vue de deux personnes impliquées à titre différent dans le processus de remunicipalisation: Claude Danglot, médecin biologiste et ingénieur hydrologue ayant dirigé la recherche en biologie au CRECEP (Centre de Recherche et de Contrôle des Eaux de Paris) durant 35 ans, membre de la CGT EPIC Eau de Paris, et Anne Le Strat, adjointe au maire de Paris chargée de l’eau et présidente de la société « Eau de Paris ». Ces deux entretiens, présentés à la suite l’un de l’autre, permettent de poser des éléments d’appréciation divergents sur la réalité et la profondeur du processus de remunicipalisation.
ENTRETIEN AVEC ANNE LE STRAT
Contretemps – En quoi la remunicipalisation de la production et de la distribution de l’eau à Paris représente, à votre sens, une avancée en termes d’efficacité technique et économique, de respect des impératifs environnementaux, d’exigence sociale et démocratique ?
Anne Le Strat – D’abord sur un plan économique et technique, au lieu d’avoir trois délégations on a maintenant un seul opérateur, et c’est donc un avantage considérable en termes de lisibilité organisationnelle. On mutualise certaines fonctions et des synergies se sont créées entre les métiers de production et de distribution. On a ainsi une meilleure efficacité technique et même une meilleure traçabilité de la goutte d’eau distribuée. Par exemple, avec l’ancien système, l’eau au robinet d’un habitant du XVIIIe arrondissement pouvait changer dix fois d’opérateur entre Eau de Paris, La Lyonnaise des Eaux et Veolia (entre son captage, son arrivée au réservoir, son traitement, sa distribution…). On avait une complexité organisationnelle excessive : aujourd’hui le suivi technique, la traçabilité opérationnelle est améliorée. Cela concourt à dégager un gain économique, estimé dans notre business plan initial a minima à 35 millions d’euros par an. La consolidation de nos comptes d’exploitation après un an d’exercice nous permettra d’évaluer exactement les gains engrangés, qui peuvent être supérieurs à ce montant.
Ce gain résulte du fait que l’on internalise la rente économique du délégataire privé, mais aussi d’un régime fiscal (appliqué aux régies) un peu plus favorable et de différentes sources d’économie. Par exemple, certains travaux sur le réseau étaient auparavant confiés en prestation aux filiales des délégataires, s’accompagnant en général d’une surfacturation. Ces travaux sont à présent passés en marché public avec mise en concurrence, et on peut d’ores et déjà noter de fortes baisses sur leur montant. Le fonctionnement qui prévalait auparavant était typique de l’organisation plus générale du secteur de l’eau, où régnait une économie de rente profitant à des multinationales sous couvert de délégation.
La remunicipalisation induit également des économies, qu’on peut constater sur la partie facturation, qui a aussi été internalisée. Même avant la mise en délégation par Jacques Chirac, la gestion commerciale et la facturation étaient confiées à la Générale des Eaux. Aujourd’hui avec la nouvelle régie, les métiers de la facturation sont internalisés.
Nous avons mis fin aux gains de trésorerie que les délégataires faisaient sur la facturation (en reversant en différé ce qu’ils devaient aux différents organismes — notamment à Eau de Paris à qui ils achetaient l’eau en gros — et en faisant entre-temps travailler cet argent). C’est par conséquent à tous les niveaux de la chaîne de valeur économique que nous allons faire des économies.
En terme social, nous avons développé une politique sur deux fronts : le prix de l’eau et l’aide sociale à l’eau. La facture comprend la part « Eau » (c-à-d le service d’eau, de la production à la facturation), la part « Assainissement », la part « Redevance ». La part « Eau » avait augmenté de 260% depuis 1985. Nous l’avons stabilisé à 1 euro le m3, ce qui est inférieur au prix moyen national, et bien inférieur au prix que le SEDIF propose en Ile-de-France (+ de 40%). Actuellement nous réfléchissons à une baisse du prix de l’eau, qui serait annoncée en mars prochain.
À côté de cela nous avons toute une politique d’aide sociale à l’eau, qui fait dire à Henri Smets, une personnalité indépendante et reconnue sur ces questions, qu’à ce stade Paris est la collectivité la plus avancée sur ce sujet [Contretemps : H. Smets est économiste, membre du conseil européen du droit de l’environnement]. Nous avons mis en place un FSL (Fonds de Solidarité Logement) Eau, dédié au traitement des factures impayées. Nous l’abondons pour le paiement des impayés de factures d’eau : les délégataires privés le faisaient déjà à hauteur de 80.000 euros chacun et nous, nous le faisons à hauteur de 250 000 euros, ce qui correspond à l’estimation du besoin.
Surtout — à côté de ce volet curatif — nous avons mis en place une politique préventive au niveau des charges locatives. Comme il n’y a pas d’abonnement individuel à Paris, les gens ne reçoivent pas de facture individuelle. Nous avons donc décidé de contourner cette difficulté en labellisant « Eau » une partie des aides au logement et au paiement des charges locatives. Cela représente 5 millions d’euros qui servent aux aides de paiement des factures, avant la survenue des problèmes d’impayé.
Par ailleurs, en lien avec l’opérateur Eau de Paris, nous examinons toute demande de coupure d’eau quand il y a occupation des lieux sans droits ni titres, et nous avons intégré au règlement de service une clause qui permet en l’occurrence aux squatteurs (sous condition de non-mise en péril de l’immeuble et sous convention) de continuer à disposer d’une alimentation en eau. Avec l’ensemble de ces mesures nous pouvons dire que Paris met en oeuvre concrètement le « droit à l’eau ». Nous ne communiquons pas forcément là-dessus pour ne pas encourager le non-paiement des factures, mais à Paris en réalité il n’y a pas de coupure d’eau. Á chaque fois une solution est trouvée.
Contretemps — Est-ce qu’on pourrait penser à un quota minimum vital ?
Nous y avons pensé, mais le problème c’est qu’à Paris il n’y a quasiment que des abonnements collectifs avec un seul compteur en pied d’immeuble, ce qui rend impossible une tarification sociale. Nous avons l’objectif de permettre l’accès à l’eau à toutes les populations, y compris les plus précaires (SDF). C’est pourquoi nous avons un dispositif de maraudes pour leur apporter des jerricans d’eau, et nous continuons de développer les points d’eau dans la ville. En même temps ceux qui paient leur litre de pétrole plus d’un euro et qui ont largement de quoi payer leurs factures peuvent payer leurs 1000 litres d’eau un euro ! Il faut aider ceux qui en ont vraiment besoin. D’où la difficulté que pose l’abonnement collectif : avec un quota minimum par immeuble, on aiderait les riches ! Il faut donc nécessairement opérer de manière indirecte, par les aides sociales notamment.
La loi SRU permet l’individualisation des compteurs. Mais en réalité cela revient cher : pose, entretien, facture individualisée, et en gros ce que vous dépensez en plus, vous ne le récupérez pas dans l’économie générée par l’individualisation. L’abonnement collectif établit une sorte de péréquation entre les ménages des immeubles. Sachant que les plus modestes sont aidés par ailleurs, je trouve ça plus juste socialement. De plus, environnementalement, on n’a pas vraiment prouvé qu’il y ait une meilleure conscientisation de la population avec l’abonnement individuel. Sur les zones pavillonnaires (avec jardins, piscines etc.) la situation est différente et l’individualisation des compteurs peut impacter réellement la consommation. Mais sur des zones très urbanisées et denses comme Paris, l’abonnement collectif (hérité du passé) semble une solution rationnelle. D’autant qu’en individualisant à Paris, on risque de faire payer plus les familles nombreuses, souvent parmi les plus modestes : ce qui serait parfaitement contre-productif.
Contretemps — Mais revenons-en à deux aspects de la question initiale que nous n’avons pas encore abordés : la question environnementale, l’enjeu démocratique.
Sur le plan de la qualité de l’eau au robinet il n’y a, honnêtement, pas de différence entre le système d’hier (la délégation) et celui d’aujourd’hui (la régie). Plus globalement nous avons un objectif fort de développer la dimension environnementale de la régie. Et l’un des enjeux les plus importants est de préserver la qualité de la ressource en eau. Notre volonté est de privilégier le préventif, c-à-d la protection de la ressource en amont, plutôt que curatif qui consiste à mettre en œuvre toujours plus des filières de traitement de plus en plus onéreuses. Les exemples internationaux les plus emblématiques sont Munich et New York. Les municipalités de ces villes ont décidé de ne pas construire d’usines de traitement d’eau, mais de travailler avec les agriculteurs pour préserver la ressource. Eau de Paris a depuis de nombreuses années promu ce type d’action, le territoire de nos captages d’eau étant très impacté par l’agriculture intensive des environs. L’avantage de la remunicipalisation est d’avoir un seul opérateur appuyé par la municipalité avec un pouvoir de négociation accru. Nous voulons travailler avec le monde agricole pour une modification des pratiques culturales, favoriser sur nos aires de captage l’agriculture intégrée voire biologique dès que c’est possible, afin de protéger le milieu et la ressource en eau.
Concernant la recherche sur la qualité de l’eau, à partir du moment où le contrôle sanitaire a été mis en concurrence, ce qui est malheureusement une décision de l’État, le laboratoire qui existait alors, le CRECEP [Contretemps : le Centre de Recherche d’Expertise et de Contrôle des Eaux de Paris] ne pouvait pas rivaliser avec des laboratoires privés qui étaient beaucoup moins chers, et fonctionnaient selon des logiques d’abaissement du coût du travail. Nous avons pu sauver toute la partie recherche-expertise de ce laboratoire grâce à la création de la régie publique. Nous avons ainsi intégré une partie du CRECEP dans le laboratoire d’Eau de Paris, qui compte près de 80 personnes, ce qui constitue le plus gros laboratoire public de France pour ce type de fonctions (autosurveillance, analyse, recherche). De plus, nous sommes en train de travailler à un projet de pôle public de recherche et d’innovation technologique à Ivry. L’objectif est de créer un pôle de recherche publique sur l’eau et l’environnement, qui soit indépendant des grands groupes.
Pour répondre à présent sur l’enjeu démocratique, disons tout d’abord qu’il est fondamental : l’objectif est de permettre aux Parisiens de se réapproprier la gestion de l’eau. Nous avons créé un Observatoire parisien de l’eau composé de l’ensemble des acteurs de l’eau, ouvert au public, que j’ai souhaité autonome dans son fonctionnement (décision de l’ordre du jour par l’observatoire, budget alloué pour faire des études, etc.). Eau de Paris a créé aussi de nouveaux services aux usagers, en termes d’informations, de suivi et de consommation. Nous sommes aussi en train de monter un comité des usagers, afin de mieux répondre, dans le cadre de la mission de service public, aux différentes attentes des Parisiens.
Nous avons engagé une politique ambitieuse en direction des usagers, ce qui représente une vraie avancée démocratique. En France et à l’étranger l’Observatoire de l’eau est regardé comme une innovation importante, il s’agit de le faire « vivre » en suscitant l’implication du Parisien sachant que les gens ne reçoivent pas la facture… Nous devons faire preuve de créativité pour toucher le Parisien qui se montre très intéressé par le thème de l’eau quand l’information lui est donné mais qui a du mal à y accéder à l’information. Nous créons de nouveaux outils de communication, le nouveau site d’Eau de Paris a du succès. Nous travaillons aussi avec les PIMMS [Contretemps : les Points d’Information et de Médiation Multiservices, des structures d’information créées en 2004] pour toucher un public qui n’a pas forcément accès à l’information via internet.
Contretemps — Indépendamment de ces entreprises d’information et de consultation des usagers, est-ce que l’on pourrait envisager une participation plus directe de ceux-ci dans la politique de l’eau parisienne ? Via les comités de quartier, par exemple ?
Le fait d’avoir les bailleurs et les syndics comme interlocuteurs directs ne facilite pas cette dimension de notre travail. Nous sommes en contact avec les conseils de quartiers et nous développons de très nombreux partenariats avec diverses associations. Nous animons également de très nombreux événements autour des thèmes de l’eau et proposons des outils pédagogiques et d’information pour tous les publics.
Contretemps — La nouvelle régie “Eau de Paris” est dotée d’une autonomie statutaire qui peut lui permettre d’employer du personnel sous contrat privé et/ou de re-déléguer certaines tâches à des entreprises extérieures. La mairie de Paris n’a-t-elle pas renoncé à un projet plus ambitieux de service public de l’eau ? Pourquoi avez-vous opté pour une régie à personnalité morale et à autonomie financière et pas une régie municipale ?
J’adore cette question, car elle va me permettre de répondre à de fausses allégations que certains aiment répandre. D’abord, on ne peut plus faire de régie simple : juridiquement, ce n’est plus possible en France. On ne peut opter que pour une régie à autonomie financière ou pour une régie à autonomie financière et à personnalité morale. La loi précise aussi que les services de l’eau sont considérés comme des services à caractère industriel et commercial. Eau de Paris est une régie totalement publique sous la forme d’un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC). Pour quelle autre solution aurions-nous pu opter, je ne vois pas. Nous avons très clairement choisi la régie à autonomie financière et à personnalité morale (parmi les deux choix possibles) parce que nous voulions avoir une autonomie de gestion, avec un conseil d’administration propre. Nous voulions que la gouvernance de ce CA soit ouverte au-delà des représentants élus du Conseil de Paris, aux représentants du personnel, aux usagers et aux associations. UFC-que-choisir, France Nature Environnement et l’Observatoire de l’eau sont ainsi membres du conseil d’administration. Cette présence de représentants du personnel et des associations n’était pas obligatoire, c’est un choix délibéré de notre part.
Cela constitue de mon point de vue une vraie avancée démocratique et cela n’aurait pas été possible avec une simple régie à autonomie financière. L’usager doit être l’un des acteurs du service de l’eau. Longtemps il a été l’angle mort de ce service, interlocuteur peu considéré ni par l’administration, ni par le personnel, ni même par les syndicats. Il est pourtant le seul contributeur financier du service par sa facture ! L’opérateur public a par conséquent des comptes à rendre à l’usager comme à la collectivité locale, autorité organisatrice du service municipal de l’eau. L’intérêt d’avoir une régie autonome est de permettre une souplesse de gestion alliée à une grande transparence des comptes, avec à la fois un contrôle des services municipaux et de l’assemblée délibérante et un contrôle citoyen. C’est pour moi une vraie avancée. Pour mettre en œuvre cet impératif de meilleure maîtrise publique nous avons créé un contrat d’objectifs qui permet d’évaluer et de rendre public l’ensemble des activités de la régie.
Si en France une bonne partie des régies ont pu aboutir à des délégations de service public, en plus de toutes les collusions entre la classe politique, les grands groupes privés, l’administration, certains syndicats etc. et si certains grands groupes ont pu avoir des contrats dans des conditions scandaleuses, c’est aussi parce que certaines régies fonctionnaient mal et que des transferts financiers s’opéraient entre leur budget et le budget général de la collectivité au détriment de leur équilibre de fonctionnement…
Sur la question du personnel de droit privé : heureusement que l’on peut avoir du personnel de droit privé, sinon nous n’aurions pas pu récupérer le personnel des distributeurs ! Heureusement aussi que l’on n’oblige pas les gens à devenir fonctionnaires pour travailler dans un service d’eau. Nous recrutons des ingénieurs, par exemple, qui sont motivés pour travailler au sein d’Eau de Paris mais pas pour devenir fonctionnaires, ce qui nécessiterait de passer certains concours administratifs, qui souvent ne correspondent ni à leur profil, ni à leurs projets, ni à leur emploi effectif chez nous. Pour prendre en exemple les personnels des distributeurs que nous avons récupéré — 228 agents — ils n’ont pas du tout envie de devenir fonctionnaires.
Par ailleurs le statut de fonctionnaire n’est pas le garant absolu d’une défense du service public en gestion publique. Dans de nombreuses collectivités quand la réflexion s’engage sur le choix du mode de gestion (notamment de l’eau), ce ne sont pas, et de loin, les agents municipaux qui portent l’objectif de retour en régie publique. Ce fut ainsi le cas à Paris. C’est une décision qui a été portée d’abord et avant tout par les politiques.
Contretemps — C’est une vérité générale ou cela est spécifique au service public de l’eau ?
Je ne parle que de ce que je connais très bien, le secteur de l’eau. À ce sujet, l’administration d’État a été plus que complaisante et pendant longtemps, les ingénieurs d’État qui s’occupaient des contrats de délégation recevaient une prime s’ils arrivaient à conclure un contrat de délégation ! Fille de fonctionnaires je suis attachée et à la fonction publique et au service public et je crois qu’aujourd’hui l’enjeu des services publics est un enjeu crucial pour la cohésion sociale et pour répondre aux défis environnementaux. Mais si on ne se focalise que sur le statut du personnel on ne parviendra pas à retrouver des services publics forts et indépendants des intérêts privés. Le choix que nous avons fait est un choix qui défend mieux l’intérêt général, mieux l’intérêt public que d’autres choix.
Contretemps — Concrètement, est-ce que la régie « Eau de Paris » va faire des délégations de service public à des groupes qui dépendent de Véolia et de Suez ?
Il n’y aura plus de délégation de service public. Il y aura par contre des marchés publics, comme d’ailleurs dans toute collectivité, pour des travaux qui ne sont pas notre cœur de métier d’exploitant : poser des vannes, des canalisations, construire des usines, mettre en place de nouvelles filières de traitement…Tous les travaux que le service n’est pas en capacité de faire parce qu’il n’a pas ces fonctions-là en interne, feront l’objet de marchés publics avec évidemment les fonctions de maître d’ouvrage, voire de maîtres d’œuvre ce qui permet un contrôle et une maîtrise totale des opérations effectuées. Nous exploitons tout, nous pilotons tout. Nous avons même récupéré la gestion clientèle, qui avait toujours été assurée par les groupes privés. Nous avons notre propre système d’information, selon le même modèle qu’à la régie de Grenoble. Certains métiers seront assurés par des prestations extérieures via des marchés publics, comme la gestion des compteurs et de la télé-relève. Tout cela représente à peine 2% du chiffre d’affaires de la régie.
Contretemps — J’avais une autre question qui concerne un mouvement social en cours au sein d’Eau de Paris, la question du reclassement du personnel de Véolia et de Suez : il semble qu’il y ait des désaccords sur les conditions de travail en milieu insalubre, les congés annuels, l’organisation horaire. Où en sont les négociations ?
Nous avons commencé les négociations en octobre 2008, bien avant le délai obligatoire afin d’avoir un temps long de négociations avec l’ensemble des partenaires sociaux sur les conventions collectives. Avec l’organisation intersyndicale qui s’est créée, nous avons passé des accords de méthode puis thématiques afin de balayer avec eux l’ensemble des sujets à traiter. Nous avons fait en sorte que les syndicats de distributeurs accompagnent les syndicats d’Eau de Paris dans les délégations, ce qui n’était pas une obligation juridique. Aujourd’hui nous en sommes à près de 90% d’accord sur les points à négocier. Ceux qui restent en suspens, ce sont certains congés de fin de carrière et la question de l’insalubrité. Le résultat non encore totalement finalisé conduit clairement à une harmonisation sociale vers le haut, très favorable à l’ensemble des salariés. C’est vrai que pour certains salariés de Veolia notamment, cette entreprise ayant une très grande disparité de statuts et une gestion du personnel arbitraire et non équitable, il reste encore quelques points à traiter.
Contretemps — On s’aperçoit qu’il y a eu des rapports de force, des différends, au sein de la majorité municipale sur le processus de remunicipalisation. Comment, par qui le processus a-t-il été porté ?
Le PCF parisien a toujours dit qu’il fallait un réseau public, les Verts parisiens aussi. Au PS, le projet ne faisait pas forcément l’unanimité. De fait au départ j’étais seule à porter concrètement le dossier, le maire Bertrand Delanoë a été convaincu, et finalement c’est passé en Conseil de Paris avec l’unanimité dans la majorité municipale. On a fait un communiqué de presse commun, ce qui est rarissime, tous les groupes de la gauche au sens large ont considéré que c’était une des réformes politiques majeures de la mandature.
L’ensemble de la droite a voté contre. Il y a même eu un recours porté par deux élus de l’opposition (dont l’un est délégué au MEDEF Ile-de-France) devant le tribunal administratif pour casser la délibération, recours qu’ils ont perdu.
Si le clivage politique sur ce projet a été très clair à Paris, ce n’est pas nécessairement le cas en France. Certaines collectivités de gauche privilégient encore la délégation au privé quand certaines à droite défendent la régie !
Contretemps — Comment réagissez-vous à l’initiative (à cette heure, avortée) de 9 villes de Seine-St-Denis qui ont un temps pensé ne pas ré-adhérer au SEDIF au titre de la communauté d’agglomérations “Est-Ensemble” ? Y-a-t-il des discussions en cours sur une extension de l’approvisionnement en eau parisienne à destination d’autres territoires franciliens ?
Oui, il y a des discussions en cours, comme il y a des discussions avec le maire de Viry-Chatillon, qui a décidé de passer en régie. Nous sommes en négociation assez avancée pour approvisionner la ville en eau, dans la mesure où elle a quitté le SEDIF. Avec la communauté d’Est-ensemble, c’est plus compliqué : certaines collectivités sont prêtes à quitter le SEDIF mais ce n’est pas forcément le cas pour tout « Est-ensemble ». En tout cas, ils viennent de redécider d’adhérer au SEDIF tout en se laissant la possibilité d’en sortir pour revenir en gestion publique d’ici quelques années.
Nous sommes disposés à leur apporter notre aide technique, s’ils la sollicitent. Mais « Est-ensemble » c’est 400 000 habitants et des réseaux de distribution maillés de manière complexe. Pour l’instant, nous avons décidé d’examiner les aspects techniques avant de nous prononcer sur les aspects institutionnels. Mais il y a aussi les dimensions économiques, patrimoniales…
ENTRETIEN AVEC CLAUDE DANGLOT
Contretemps – Comment étaient organisées la production et la distribution de l’eau à Paris avant leur privatisation par Jacques Chirac en 1985 ? Qu’est-ce qui a changé pour les usagers et les salariés à partir de ce moment ? En quoi la nouvelle régie diffère-t-elle de celle qui existait avant la privatisation ?
Claude Danglot – Jusqu’en 1984, Paris possédait un service des eaux qui fonctionnait totalement en régie municipale avec un prix de l’eau particulièrement bas (DSIC ou Direction des Services Industriels et Commerciaux). Malgré ce prix très bas, la production et la vente d’eau potable représentaient à cette époque une véritable manne financière qui servait essentiellement aux élus à combler régulièrement les déficits financiers de nombreux domaines de la gestion municipale. Cette manne était devenue tellement indispensable que le service des eaux n’a pas pu bénéficier, pendant les années Chirac et Tibéri, de l’investissement minimum nécessaire à maintenir les installations techniques en bon état malgré le dévouement et la créativité technique des personnels municipaux. La conséquence directe de ce sous-investissement a été l’accroissement des fuites du réseau parisien.
C’est en se basant sur ce niveau élevé des fuites du réseau public et pour remédier à ce problème à peu de frais, qu’au premier janvier 1985, Jacques Chirac (qui a fondé le RPR avec Jacques Monod, PDG de la Lyonnaise des Eaux) débuta le démantèlement du service des eaux en confiant par affermage la distribution et la facturation de l’eau à deux sociétés privées. À la Compagnie des Eaux de Paris (CEP), filiale de Veolia, fut attribuée la rive droite et à Eau et Force – Parisienne des Eaux (EFPE) filiale de la Lyonnaise des Eaux fut confiée la rive gauche. Un Groupement d’Intérêt Economique fut rapidement constitué le 22 juin 1985. En fait c’est la CGE (Compagnie Générale des Eaux, rachetée par Véolia) qui va gérer ce GIE car elle dispose des moyens nécessaires, en particulier des fichiers clients. Le réseau d’eau potable rive droite de la CEP, d’une longueur de 1200 km, est d’un accès aisé car il se trouve pour l’essentiel en égout. En 1999, il était géré par 148 employés et desservait 63 414 abonnés pour un volume de 164 millions de m3. Le résultat net d’exploitation par an était de 19,87 millions de F (3,03 millions EUR). Le réseau d’eau potable rive gauche de l’EFPE, d’une longueur de 576 km, se trouve, lui aussi en égout. En 1999, il était géré par 73 employés et desservait 25 577 abonnés pour un volume de 81 millions de m3. Le résultat net d’exploitation par an était de 19,54 millions de F (2,97 millions EUR). Au total, le nombre d’emplois perdus par le service public de l’eau du fait de la délégation de la distribution et de la facturation est au minimum de l’ordre de 220 et probablement plus du fait de l’intervention dans la gestion financière des services centraux de la CGE.
Plus tard, en 1987, la Direction de la Propreté et de l’Environnement (DPE) est mise en place et remplace l’ancienne Direction des Services Industriels et Commerciaux (DSIC). L’ancien Service de Contrôle des Eaux de la Ville de Paris (SCEVP) devient le centre de Recherche et de Contrôle des Eaux de Paris (CRECEP) pendant que les installations techniques et les usines de production d’eau de la Ville de Paris sont privatisées par la création de la Société Anonyme de Gestion des Eaux de Paris (SAGEP). Alors que la Ville de Paris détient 70 % du capital, la Compagnie Générale des Eaux et la Lyonnaise des eaux doivent se contenter chacune de 14 %. Les 2% restants sont détenus par la Caisse des Dépôts et Consignations. Le contrat par lequel la Ville de Paris concède à la SAGEP, pour 25 ans, l’ensemble des installations techniques et la production est un contrat de concession dont la Chambre Régionale des Comptes a d’ailleurs dénoncé la nature ambiguë “entre affermage et concession[1] ”. La valeur du réseau cédé représentait à l’époque environ 20 milliards de francs.
En ce qui concerne le personnel, d’importantes réductions d’effectifs ont immédiatement eu lieu dans les usines du fait de leur rénovation et surtout de leur automatisation. Le personnel actuel de la SAGEP oscille autour de 600 personnes et la société privée assure la production et le transport jusqu’aux distributeurs des 615 000 m3 d’eau consommés quotidiennement par les Parisiens. Les emplois publics perdus par la privatisation de la production avoisinent donc les 600.
Un rapport, daté de juillet 2000, et émanant de la chambre régionale des comptes de l’Île-de- France, analyse le fonctionnement du GIE et montre que dans les comptes présentés par la CEP et par EFPE ne figure aucun des revenus financiers qu’elles réalisent grâce au décalage de temps entre la perception des factures et le reversement, trois à quatre mois plus tard, des différentes taxes au Trésor Public. La rentabilité exceptionnelle de cette activité de distribution et de facturation est confirmée, en ce qui concerne la CEP, par un autre audit réalisé en 2001 pour le compte du comité d’entreprise de la CEP. Cet audit estime que, pour l’exercice 1999-2000, “La Compagnie des Eaux de Paris est plus que jamais une filiale très rentable (+ 55 % de résultats nets sur fonds propres) et une source généreuse de trésorerie du groupe Vivendi”.
En définitive ce qui précède montre clairement que la distribution de l’eau à Paris, telle qu’elle a été organisée sous la mandature de Jacques Chirac en 1985, ne s’est pas faite dans l’intérêt de l’usager mais qu’elle a plutôt servi à remplir les coffres de la CGE et de la Lyonnaise des eaux. Les pertes d’emplois publics consécutives à ces nouvelles orientations peuvent être chiffrées à 820.
Contretemps – Quelle est votre analyse du processus de remunicipalisation de l’eau promu par Bertrand Delanoë ?
Le 5 novembre 2007, le Maire de Paris annonçait dans un communiqué de presse qu’il ne renouvellerait pas les délégations de service public concédées le 1er janvier 1985 aux distributeurs privés CEP et EFPE. Il annonçait également qu’il confierait à un opérateur public unique la responsabilité de toute cette chaîne du cycle de l’eau, de la production à la distribution, et que cet opérateur prendrait la forme juridique d’une Régie à Personnalité Morale et à Autonomie Financière (RPMAF).
Dans l’intérêt des Parisiens et des salariés du Service Public, il aurait été de loin préférable de confier la gestion de l’eau de Paris à une régie municipale directe, ce qui aurait permis de conserver un service public animé par des agents publics, protégés par un statut de fonctionnaire. Cette option était facile à réaliser, puisqu’il existe encore à Paris un service municipal de l’eau en régie directe, bien antérieur à 1926, qui s’occupe aujourd’hui seulement de l’assainissement [Service de l’Assainissement de Paris (SAP) au sein de la Direction de l’Eau et de la Propreté (DPE)]. Cette régie directe aurait donc pu reprendre à son compte l’ensemble des activités du service de l’eau, de la production à la distribution et à l’assainissement. Un seul opérateur public aurait pu ainsi maîtriser la totalité du cycle de l’eau dans l’intérêt des Parisiens, des salariés et de la protection de l’environnement.
La Mairie de Paris en a décidé autrement. Elle a préféré externaliser l’ensemble du service de l’eau vers une régie municipale à autonomie financière avec du personnel de droit privé, sans garantie statutaire, et avec une précarité de l’emploi bien illustrée par la récente faillite d’une autre RPMAF, le CRECEP[2], qui s’est traduite par 84 licenciements.
Avec la mise en place de cette nouvelle régie municipale, le risque majeur qu’encourent les Parisiens et les salariés c’est que cette régie municipale ne soit qu’une coquille vide confiant aux opérateurs privés Veolia, Suez et Saur de nombreuses tâches, sous la forme d’appels d’offres. Grâce à l’absence totale de concurrence dans le domaine de l’eau, cette situation constituerait pour les trois opérateurs privés une véritable manne d’argent public et pourrait s’interpréter comme une contrepartie financière au non-renouvellement des contrats. Accessoirement, il ne faut pas oublier que Veolia et Suez étaient deux commanditaires importants de Paris 2012 et que le Maire de Paris se devait de renvoyer l’ascenseur.
La remunicipalisation de l’eau à Paris apparaît donc aujourd’hui comme un coup politique de Bertrand Delanoë. En proposant la “remunicipalisation”, juste avant les élections municipales des 9 et 16 mars 2008, il a pris la posture d’un “homme de gauche” soucieux de défendre le service public de l’eau. Il a ainsi engrangé les voies de nombreux électeurs de gauche, partisans d’un service public de l’eau à Paris.
Après les municipales, dès mai 2008, la réalité s’est révélée beaucoup plus libérale et plus conforme aux idées politiques antérieurement connues du Maire de Paris. Après avoir “ratissé” à gauche avec la “remunicipalisation”, il lui fallait apparaître comme un “Présidentiable” peu avant le congrès du PS de novembre 2008 en s’appuyant sur sa popularité dans les sondages. Il a donc sorti un livre “De l’audace” où il plaide en faveur du libéralisme, en affirmant : « Oui, je suis libéral ET socialiste » et regrettant que, lors du référendum de 2005, une grande partie de la gauche française ait rejeté une constitution européenne au motif qu’elle aurait été « libérale ». Il endossait ainsi le costume de candidat présidentiable pour 2012, qui était encore d’actualité en 2008 avant le Congrès de Reims du PS, et mettait en pratique ses conceptions libérales sur le Partenariat Public-Privé (PPP). Il est assez amusant de noter qu’il partage la même conception du Service Public que Nicolas Sarkozy, conception du “Service Economique d’Intérêt Général” (SEIG[3]) délégué au privé et avancée par la Commission Européenne après la signature du traité de Maastricht, le 7 février 1992.
Contretemps – Quels enseignements tirer de la comparaison entre le cas parisien et les autres expériences de remunicipalisation de l’eau en France ?
La situation parisienne et celle des autres villes ayant remunicipalisé les services de l’eau n’est vraiment pas comparable pour des raisons à la fois techniques et politiques.
Les moyens de la gestion de l’eau à Paris sont ceux d’une capitale puisque actuellement la régie produit, transporte, et distribue les 550 000 m3 d’eau consommée chaque jour par 2 210 000 parisiens. Elle emploie 880 salariés (de statut privé), elle possède trois aqueducs : l’aqueduc de l’Avre à l’Ouest en provenance à l’ouest de la région de Verneuil-sur-Avre, les aqueducs de la Vanne et du Loing en provenance au sud de la région de Sens. Ces ouvrages ont été construits par l’ingénieur Belgrand sous Napoléon III à cause des épidémies de typhoïde et de choléra liées à la consommation d’eau de Seine brute. À côté des aqueducs, la régie possède deux usines de traitement des eaux de rivières : l’usine d’Orly située sur la Seine et celle de Joinville située sur la Marne. Cinq grands réservoirs situés aux portes de Paris ont une capacité de stockage de 1,1 million de m3, soit deux jours de consommation. Enfin 1800 kilomètres de conduites, situées pour la plupart en égout, apportent l’eau aux Parisiens par un réseau maillé. Ces installations de production ont dépendu de la SEM “Eau de Paris” jusqu’à fin 2009, et à la RPMAF “Eau de Paris” depuis.
La ville de Grenoble a été la première municipalité à “remunicipaliser” en France en 2000. La Régie Communale des Eaux de Grenoble (REG) assure l’exploitation de la station de captage de Rochefort (nappe alluviale du Drac). Un réseau de 257 km de canalisations dessert les Grenoblois, soit environ 160 000 personnes. Elle emploie 85 salariés permanents (de statut privé) et 16 fonctionnaires municipaux détachés soit environ une centaine de salariés. Elle distribue environ 35 000 m3 d’eau quotidiennement.
Le rapport de production de 550 000 m3 à 35 000 m3 étant pratiquement de 16 à 1, il est raisonnable de supposer que les outils de production parisiens et grenoblois sont peu comparables à la fois sur le plan technique et organisationnel.
D’un point de vue plus politique, les objectifs de la remunicipalisation du service de l’eau à Grenoble étaient très différents de la remunicipalisation du service de l’eau à Paris. Pour Raymond Avriller, élu vert et administrateur de la Régie des Eaux de Grenoble de 2001 à 2008 : “ Le prix de l’eau en gestion directe a fortement diminué par rapport au contrat privé. Le coût du service est aujourd’hui stabilisé alors que les efforts d’investissements (gros entretien et renouvellement…) ont triplé, l’emploi a augmenté, les incitations aux économies d’eau sont engagées. Le service est plus transparent et sa qualité est améliorée, reconnue et certifiée.[4]
À Grenoble, en huit ans, on observe que le prix du m3 d’eau a progressé de 17,10 % entre le 1er janvier 1999 et le 01 janvier 2007, alors que pour la même période, l’indice des prix à la consommation (INSEE) augmentait de 16,58 %. Pendant la même période, à Paris, en huit ans, le prix du m3 d’eau a progressé de 23,68 % entre le 1er janvier 1999 et le 1er janvier 2007.
Sous les mandatures de Bertrand Delanoë de 2001 à 2008, alors que la production et le contrôle de l’eau étaient publics (SAGEP et CRECEP), et que seule la distribution était privée (Veolia et Suez), le prix du m3 d’eau, fixé par le Conseil de Paris, a progressé de 25,59 % entre le 1er janvier 2001 et le 1er janvier 2010, alors que l’indice des prix à la consommation (INSEE) augmentait de 15,75 % (voir figure 1 en fichier attaché).
Entre 2004 et 2011 le prix de l’eau à augmenté en moyenne de 4,78 % par an alors que l’indice des prix à la consommation n’augmentait que de 1,79 % par an (voir figure 2 en fichier attaché). En 8 ans le prix de l’eau à Paris a augmenté régulièrement 2,66 fois plus vite que la hausse des prix. Voilà qui clôt, au moins temporairement, le mythe de la production de l’eau au service des Parisiens.
Dans un communiqué du 5 novembre 2007, la Mairie de Paris a annoncé son désir de revenir à une gestion municipale par un “opérateur public unique” pour “étendre à la distribution la maîtrise que la Ville possède déjà sur la production d’eau”. Mais un peu plus loin dans le communiqué, le fondement libéral de cette “nouvelle” politique apparaît clairement : “ce service soumis à de fortes exigences de management, tout en sachant mobiliser autant que nécessaire les compétences des entreprises privées”.
Cela ressemble très fort à du Partenariat Public / Privé (PPP) dont Bertrand Delanoë s’est déjà fait largement l’apôtre[5]. Malheureusement pour lui, le PPP a déjà échoué partout ailleurs dans le monde car cette gestion privatise les bénéfices et fait prendre en charge les surcoûts par le public.
Par exemple, en Argentine, à Tucuman, la distribution d’eau a été privatisée par Vivendi en 1993. Après la privatisation, le prix de l’eau a augmenté de 104 % en quatre ans. Une association de consommateurs se constitue en 1997 et prône la “désobéissance civile” qui se traduit par un refus des consommateurs de payer les factures d’eau. Vivendi attaque les consommateurs de Tucuman au CIRDI (sorte de tribunal international des litiges dépendant de la Banque Mondiale). L’arbitrage a été rendu en faveur des consommateurs. En Bolivie durant l’année 2000, est survenue la « guerre de l’eau » à Cochabamba. Cette « guerre de l’eau” a abouti à l’expulsion de société Aguas del Tunari, filiale de la société Nord-Américaine Bechtel, sous l’impulsion de Oscar Olivera et de la coalition pour la défense de l’eau et du gaz de Cochabamba. Par ailleurs, le 13 janvier 2005, après 3 jours de mobilisation des habitants de El Alto, le président bolivien met fin, par décret, à la concession de 30 ans accordée à la multinationale Suez des Eaux depuis 1997 par l’intermédiaire de sa filiale Aguas del Illimani. Il s’agit là de deux importantes victoires du peuple bolivien dans sa lutte pour récupérer le contrôle public de ses ressources naturelles. Dans d’autres pays (Au Philippines notamment) la cupidité des multinationales s’est également heurtée à la résistance des populations pauvres. Le bilan global des PPP est donc très négatif.
Mais alors, pourquoi vouloir remunicipaliser l’eau à Paris ? Faisons un retour en arrière, en janvier 2003, la gauche plurielle en charge de la Mairie (PS+PCF+Verts) a externalisé la majeure partie du Service Public de l’Eau, notamment Le Service de l’assainissement interdépartemental (SAI) et le Centre de Recherche et de Contrôle des Eaux de Paris (CRECEP). Il est donc très difficile de comprendre pourquoi, après avoir cassé son service public, la Mairie essaie de le remettre en place quatre ans plus tard.
L’explication politique est pourtant assez simple. Défendre le renouvellement des contrats avec Veolia et Suez est difficilement soutenable pour se faire réélire par le petit peuple de gauche. Créer une coquille vide, publique, sous-traitant la majorité de ses gros travaux au privé, permet de toucher le jackpot des deux côtés : apparaître comme un progressiste de gauche aux élections municipales de 2008, mais demeurer également un partenaire fidèle pour Veolia et Suez en vue de la sponsorisation d’une éventuelle candidature aux présidentielles de 2012.
Alors que dans beaucoup de villes de France la remunicipalisation des services de l’eau vise d’abord à améliorer le service rendu aux usagers et à baisser le prix de l’eau, à Paris, cette “remunicipalisation” de l’eau ressemble plus à un coup politique qu’à une volonté réelle d’améliorer le service rendu aux Parisiens. Par ailleurs, le maire de Paris ne communique pas sur le licenciement des 71 salariés du Crecep survenu lors de l’intégration du Crecep dans Eau de Paris: il ne souhaite probablement pas avoir à justifier sa conduite de patron de choc, dans cet aspect volontiers “caché” de la remunicipalisation.
Contretemps – Comment les mouvements pour la remunicipalisation de l’eau intègrent-ils les questions environnementales et sanitaires dans leurs réflexions ?
Le prix de l’eau n’est pas le seul paramètre qui intéresse l’usager, la qualité est un paramètre tout aussi important. Récemment une scientifique était interviewée par un journaliste du journal du CNRS sous le titre “Cote d’alerte sur la pollution des eaux”[6]. Comprenons-nous bien, le journal du CNRS n’est pas une feuille à sensation qui fait feu de tous les ragots, c’est un journal institutionnel qui contrôle étroitement son expression publique. Le titre est donc à prendre au premier degré. À la question “le bulletin de santé des cours d’eau est-il aussi alarmant ?”, la réponse est sans détour :
“Oui, malheureusement. Les fleuves et les rivières contiennent des millions de tonnes de polluants formés des rejets chimiques de nos industries, de notre agriculture et de nos activités quotidiennes. Ce qui signifie que l’on y trouve de tout : des solvants, des nitrates, des phosphates, des détergents, des produits cosmétiques, des PCB, notamment dans le Rhône, des nanoparticules de carbone qui pourraient jouer le rôle de surface absorbante et de « pièges » pour d’autres contaminants… la liste comprend aussi des substances pharmaceutiques : paracétamol, ibuprofène, anticancéreux, anti-cholestérol, anti-inflammatoires, pilule contraceptive…”
Cette réponse ne concerne évidemment que les ressources en eaux superficielles ou profondes dans lesquelles les producteurs vont puiser pour essayer transformer cette eau polluée en eau potable et nous l’envoyer vers nos robinets à travers le réseau de distribution.
À la question “qu’est-ce qu’une eau potable ?”, il existe curieusement au moins deux définitions qui ne sont pas du tout équivalentes :
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Une définition réglementaire : Une eau est potable si sa qualité est conforme aux normes réglementaires.
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Une définition médicale: Une eau est potable si sa consommation n’altère pas la santé des individus qui la consomment, même à long terme.
Lorsque les normes sont en phase avec le réel, les deux ensembles se recouvrent presque totalement. Lorsque les normes ne sont plus en phase avec le réel, les deux ensembles sont très différents. Quelle définition devons-nous faire prévaloir dans notre appréciation quotidienne ? La réponse est très intuitive, en tant qu’usager que préférez vous boire ? Une eau conforme aux normes ? Ou une eau qui n’altèrera pas votre santé ?
Il faut maintenant réaffirmer haut et fort que les normes réglementaires ne sont pas une référence de qualité, mais au contraire une limite au-delà de laquelle l’eau est dangereuse à boire. Certains traiteurs d’eaux pratiquent en permanence le flirt avec les normes, comme un véritable sport national. Ce flirt se pratique, par exemple, avec des eaux contenant trop de nitrates, et en les diluant avec de l’eau moins polluée pour passer sous la barrière fatidique des 50 mg/l. Ces pratiques ne sont évidemment pas faites pour rassurer les usagers. D’autres adeptes de la “com” à outrance essaient de faire passer une simple qualité gustative pour la qualité sanitaire. Une eau peut évidemment être bonne au goût sans être obligatoirement bonne pour la santé.
En ce début de XXIème siècle, les normes réglementaires sont de moins en moins en phase avec le réel, et la vision plus rose des règlements administratifs a définitivement pris le pas sur la vision plus réaliste des scientifiques.
La disparition rapide des laboratoires de santé publique est en grande partie responsable du retard considérable qu’a pris l’évolution des normes réglementaires par rapport à l’augmentation constante de la pollution, qu’elle soit d’origine chimique ou biologique. De nombreux risques sanitaires ne sont d’ailleurs pas pris en compte par les normes, notamment la présence dans l’eau potable de souches bactériennes non pathogènes et capables de transmettre des gènes de résistance aux antibiotiques au niveau des tubes digestifs des usagers. Ces souches sont sélectionnées dans les élevages animaux productivistes qui utilisent 66 % des antibiotiques utilisés annuellement en France. Il faut souligner également la présence de fragments de dégradation (UV et bactéries) de pesticides toxiques non-identifiables en CGSM (Chromatographie en phase Gazeuse couplée à un Spectromètre de Masse) qui n’entrent pas en compte dans l’évaluation de la qualité de l’eau distribuée. Pour mesurer la toxicité d’une eau il est donc indispensable d’introduire dans l’évaluation quotidienne de la potabilité des eaux des tests biologiques de toxicité dont certains sont normalisés depuis fort longtemps par la CEE (Inhibition de la synthèse d’ARN de cellules humaines en culture).
A côté des normes réglementaires de potabilité qui sont des limites inférieures de qualité, de nombreuses associations luttent pour la mise en place de normes de qualité qui définiraient des seuils au-delà l’eau potable ne présente plus de danger à long terme pour la consommation humaine (Eau Future par exemple)
Avec la remunicipalisation de l’eau dans de nombreuses villes de France, une partie des profits versés aux actionnaires des multinationales pourrait être utilisée pour remettre en service des laboratoires de santé publique dont l’objectif serait l’amélioration des connaissances sur l’eau et non plus le profit à court terme. La encore, le contrat Mondial de l’Eau[7] nous indique la voie à suivre : faire passer le bien commun de l’humanité avant les intérêts privés.
Contretemps – Le transfert des salariés de la SEM “Eau de Paris”, du CRECEP, et de certains personnels de Veolia et de Suez au sein de la nouvelle régie municipale ne s’est pas déroulé sans problèmes… Pour quelles raisons ?
Anticipant la fin des contrats de délégation de service public, fin 2009 pour la distribution (Eau et Force Parisienne des Eaux filiale de Suez, et la Compagnie des Eaux de Paris, filiale de Veolia) et fin 2011 pour la production (SAGEP), la municipalité a fait réaliser des études à partir de 2006 pour améliorer l’organisation du service de l’eau. Cette réflexion a conduit la municipalité à choisir un opérateur public unique, mettant un terme à l’ensemble des délégations de service public.
Ce choix a été officialisé le 5 novembre 2007, par Bertrand Delanoë qui annonçait, dans un communiqué de presse, sa volonté de confier « à un opérateur public unique » la responsabilité du cycle de l’eau à Paris. Pour justifier son choix politique, il invoquait la nécessité d’“une meilleure lisibilité des responsabilités et un prix plus compétitif pour l’usager” et celle de réintroduire le Partenariat Public-Privé (PPP), cher à ses options libérales, mais qui s’est traduit dans le monde entier, par la privatisation des bénéfices et la prise en charge des surcoûts par le secteur public.
Lors de sa séance des 24 et 25 novembre 2008, le Conseil de Paris a délibéré sur le principe de la réforme du service public de l’eau et pour le regroupement de l’ensemble du service de l’eau dans un Etablissement Public Industriel et Commercial unique, sous la forme d’une Régie à Personnalité Morale et Autonomie Financière (RPMAF). Cette régie devait regrouper toute la chaîne de gestion de l’eau, depuis la production jusqu’à la distribution des 2 réseaux d’eau potable et non potable, en passant par le contrôle sanitaire.
L’EPIC EAU de PARIS a donc été crée le 6 février 2009 (N° 510 611 056 au RCS de Paris), les personnels de la SAGEP et du CRECEP y ont été transférés le 1er Mai 2009. Après ce transfert, la SAGEP qui avait été créee le 26 janvier 1987 (N° 339 874 703 au RCS de Paris), a continué d’exister avec quelques administratifs, jusqu’au 21 mai 2010, date de sa radiation du RCS de Paris. Il a donc bien eu coexistence des deux sociétés du 6 février 2009 au 21 mai 2010.
Le lendemain du 31 décembre 2009 qui marquait la fin des contrats de délégation de service public à Suez et Veolia, les salariés de ces deux filiales de distribution Suez et Veolia ont été, à leur tour, transférés à l’EPIC EAU de PARIS.
Au total, ces quatre transferts de personnels provenant de sociétés différentes ont regroupé des personnels possédants des statuts, des salaires et des avantages particuliers différents qu’il était obligatoire d’harmoniser pour qu’ils puissent disposer de droits identiques à leur arrivée à l’EPIC Eau de Paris. Des négociations avaient donc été entamées entre la direction de l’EPIC Eau de Paris (Anne Le Strat, Thierry Wahl) et les responsables des différents syndicats représentatifs des salariés (ANECT, CFDT, CGT, CFTC, FO) des quatre sociétés.
Début 2009, la mobilisation active des personnels a permis d’obtenir un accord de méthode, conclu en mai 2009, et des négociations pour un accord dit “de substitution”. Ce dernier devait couvrir “salaires, classifications, prévoyance maladie, retraite, astreinte, insalubrité” et devait conduire à un accord d’étape à l’été 2009.
Au moment du transfert des salariés de Suez et de Veolia en janvier 2010, après plus d’un an de négociations, l’accord d’étape avait bien été signé, mais seulement au dernier moment, en décembre 2009. Malgré les promesses des élus parisiens, les nouvelles conditions de travail rencontrées à l’EPIC Eau de Paris se sont révélées nettement plus mauvaises que celles abandonnées à Suez et à Veolia : perte de 7 jours de congés annuels, perte des horaires aménagés, des compensations d’astreintes, du régime indemnitaire, du repos de salubrité et du congé de fin carrière, etc.
Dès l’arrivée des personnels de Suez et de Veolia, la situation sociale s’est rapidement tendue à l’EPIC Eau de Paris. Devant la dégradation des conditions de travail constatées, les membres de la CGT de Suez et de Veolia ont essayé de protester en adhérent à la “CGT Eau de Paris”, pour organiser la riposte après avoir tenu un Congrès de l’ensemble des adhérents à la CGT (SAGEP, Crecep, Suez, Veolia). Cette démarche démocratique a été refusée par la “CGT Eau de Paris”, affirmant que leur Congrès avait déjà eu lieu en 2009, et exigeant un an d’adhésion pour pouvoir participer aux instances de direction du syndicat. Dans le même temps, la Direction a supprimé la reconnaissance des mandats syndicaux et des heures syndicales des délégués CGT venant de Suez et de Veolia, les privant de tout moyen d’expression. Enfin, les négociations sur les conditions se sont terminées prématurément, le 31 mars 2010, avec la bénédiction des “syndicats maison” d’Eau de Paris (“CGT Eau de Paris” et ANECT affilié à la CFE-CGC) très “à l’écoute” de la direction d’Eau de Paris et qui ont tout fait pour limiter l’expression de salariés de Veolia et de Suez intégrés de force à l’EPIC Eau de Paris.
Cette situation a entrainé les militants CGT issus du CRECEP, de Suez et de Veolia à créer une nouvelle organisation syndicale “CGT EPIC Eau de Paris”. Après le dépôt des statuts, et le paiement des cotisations syndicales à partir du 1er janvier 2010, cette nouvelle organisation CGT a été reconnue par la Fédération CGT des Services Publics. Elle a rapidement recueilli de nombreuses adhésions.
Peu de temps après le syndicat “CGT Eau de Paris”, associé à la Direction d’Eau Paris ont intenté une action en justice contre la “CGT EPIC Eau de Paris” demandant sa dissolution du fait qu’il existait déjà la “CGT Eau de Paris”, plus ancienne et directement issue de la “CGT-SAGEP”. La justice a tranché le 18 janvier 2011 en faveur de la “CGT EPIC Eau de Paris”, expliquant qu’il n’y avait pas de continuité entre SAGEP (SEM) et Eau de Paris (RPAMF) puisque ces deux entreprises ont coexisté du 6 février 2009 au 21 mai 2010, et que par ailleurs la “CGT Eau de Paris”, n’ayant pas réglé ses cotisations pour 2009 et 2010 à la Fédération CGT des Services Publics, ne pouvait prétendre faire partie de la CGT.
La Direction d’Eau de Paris et la “CGT Eau de Paris” ont été déboutées leur demande conjointe de dissolution du syndicat “CGT EPIC Eau de Paris” et condamnées aux dépens.
Tout ceci montre clairement les manœuvres menées par la Direction d’Eau de Paris pour abaisser le plus possible leurs coûts salariaux en n’hésitant à pas remettre en cause les promesses faites par les élus avant la remunicipalisation de l’eau à Paris. Une consolation reste la mise en place d’une organisation CGT “lutte de classes” qui devrait faire mentir l’ancien secrétaire de la “CGT Eau de Paris”, dont la promotion professionnelle a été “rapide” et qui se vantait récemment de ne pas avoir appelé à une seule journée de grève, depuis la création de la SAGEP en 1987.
Entretiens réalisés par Fabien Locher et Raphaelle Marx
[1] Dans les deux cas, la collectivité publique confie à un tiers, de droit privé ou de droit public, l’exploitation d’un service public à ses risques et périls. Dans l’affermage, l’investissement et les travaux sont à la charge de la collectivité alors que dans la concession ces derniers sont à la charge du concessionnaire, qui, de plus, paie une redevance à la collectivité.
[3] Dans l’UE, les services d’intérêt économique général (SIEG) sont des “services de nature économique que les États membres ou la Communauté soumettent à des obligations spécifiques de service public en vertu d’un critère d’intérêt général”.
[4] L’intérêt d’un retour à une vraie gestion publique du service de l’eau par Raymond Avrillier, Maire-adjoint honoraire de Grenoble, téléchargeable sur le site “lesverts45.org/wp-content/pdf/Retour_service_public_eau_Grenoble.pdf”
[6] Cote d’alerte sur la pollution des eaux http://www2.cnrs.fr/presse/journal/3616.htm
[7] Le Manifeste de l’eau. Pour un contrat mondial par Ricardo Petrella, Editions Labor, Bruxelles, 1998, 160 pages