Partialité, initiative, organisation : les usages de Lénine par Tronti
« Lorsque nous trouvons d’un côté ceux qui disent : demain tout explose et le vieux monde s’écroulera, de l’autre ceux qui disent : rien ne bougera pendant cinquante ans, et que les premiers se voient infligés le démenti des faits qui donnent raison aux seconds, nous sommes là du côté des premiers, nous qui devons rester avec ceux qui se trompent »[1].
Dans cette intervention, nous voudrons tenter un examen critique des usages de Lénine dans l’œuvre de Mario Tronti, en nous focalisant essentiellement sur les textes réunis dans Ouvriers et capital (1966), ouvrage central de l’expérience opéraïste classique telle qu’elle a été définie et délimitée par Tronti lui-même[2]. Nous partons de l’idée que l’un des aspects les plus intéressants, sinon l’originalité principale de ce marxisme, a consisté dans l’affirmation de la centralité politique du travail. Affirmation théorique, mais qui est ancrée dans une situation sociale concrète : c’est au contact des jeunes générations ouvrières des années 60 et de leurs pratiques spécifiques d’insubordination que la pensée opéraïste découvre une subjectivité politique radicale à même le rapport social de production.
L’opéraïsme s’oppose ainsi à l’idée, traditionnellement associée au nom de Lénine[3], de la spécificité du politique, c’est-à-dire d’une discontinuité de principe entre les luttes ouvrières et la praxis révolutionnaire. Une telle prémisse peut paraître provocatrice compte tenu du parcours ultérieur de Mario Tronti ; sa reconstruction récente de la période opéraïste s’attache justement à retrouver les germes de l’ « autonomie du politique »[4] dans son œuvre de jeunesse. Mais elle nous semble indispensable pour comprendre, non seulement les dynamiques internes à l’expérience opéraïste, mais également l’intérêt que peut avoir aujourd’hui le retour sur l’actualisation opéraïste du léninisme. En mettant l’accent sur le caractère ambigu de la référence trontienne au révolutionnaire russe, nous nous proposons d’explorer ce léninisme hérétique dans son évolution en l’inscrivant dans la conjoncture historique spécifique qui est la sienne.
Un parcours rapide de l’ensemble de textes réunis dans Ouvriers et capital frappe tout d’abord par la radicalité du contraste entre, d’une part, la régularité des renvois à Lénine et, d’autre part, l’absence quasi-totale d’analyses textuelles. Plutôt qu’une lecture au sens fort du terme, nous y retrouvons une dizaine de citations dispersées ici et là, généralement sans notes de bas de page, et quelques allusions aux événements russes supposés connus du lecteur. De toute évidence, Tronti discute davantage les thèses marxiennes, de sorte qu’on pourrait se demander si les arguments invoquant Lénine ne seraient pas de simples arguments d’autorité, voire des procédés purement rhétoriques.
Il nous semble cependant que la fonction de cette référence est technique et que l’on peut en distinguer au moins trois modalités. Premièrement, il s’agit moins d’une référence à l’œuvre de Lénine que d’une tentative de reconstitution des grandes lignes de sa pratique politique. De ce point de vue, Lénine apparaît pour ainsi dire comme référent davantage que comme une référence, c’est-à-dire comme le chef de la première révolution socialiste victorieuse ayant ouvert une nouvelle époque dans l’histoire du mouvement ouvrier. S’il mérite le nom du « plus grand théoricien du prolétariat » c’est parce qu’en lui la théorie et la pratique, le théoricien et l’homme politique révolutionnaire coïncident matériellement dans la même personne[5].
Deuxièmement, comme Negri l’a rappelé dans la préface à la seconde édition de ses Trente trois leçons sur Lénine, le fait de l’URSS et le poids politique du PCI imposaient à tout courant révolutionnaire de se positionner par rapport à la tradition léniniste[6]. Dans Ouvriers et capital, Lénine est brandi contre la version économiciste du marxisme au fondement du gradualisme réformiste du mouvement ouvrier, et surtout contre le léninisme officiel du PCI. Alors que les textes de la fin des années 50 consacrés à Gramsci[7] fournissaient le versant négatif de cette critique, la référence à Lénine en constitue un versant positif au sens où elle accompagne la proposition d’une relance du projet révolutionnaire sur la base d’une ligne « classe contre classe »[8].
Enfin, notons que la référence à Lénine intervient dans les passages les plus stratégiques d’Ouvriers et capital. Lénine est le nom de l’opération théorique que Tronti effectue à propos d’un certain nombre de thèses marxiennes, dans le cadre d’une démarche qu’il qualifie de « critique léniniste de Marx »[9]. Par cette expression, il entend le projet de relecture de Marx à la lumière des luttes présentes, orienté par la question léniniste « Que faire ? », c’est-à-dire par la question des moyens à mettre en œuvre pour faire émerger les forces subjectives capables de renverser le capitalisme.
Afin d’expliciter ce projet, notre exposé procédera en deux parties. Nous analyserons d’abord la façon dont la référence à Lénine est mobilisée dans le cadre d’une réflexion méthodologique et théorique sur les fondements de la théorie marxiste et les principes d’analyse du capitalisme. Dans un deuxième temps, nous montrerons comment Lénine intervient dans l’évolution de la question politique de l’organisation, depuis l’analyse des luttes ouvrières jusqu’à la problématique du parti.
I. Partialité et initiative : Lénine et les découvertes théoriques d’Ouvriers et capital
Diagnostic du présent
L’opéraïsme naît dans le contexte d’une croissance industrielle rapide des années 1950-60 qui voit l’émergence et la généralisation d’une nouvelle figure ouvrière — l’ « ouvrier masse » comme on dira par la suite — dont les formes de lutte inédites, dépassant le cadre syndical et les stratégies réformistes des partis officiels, sont l’expression la plus caractéristique[10]. Élaborer un appareil théorique capable de saisir la spécificité de la nouvelle subjectivité antagoniste sur la base de l’enquête ouvrière d’un type nouveau: telle est l’ambition initiale de la première phase de l’expérience opéraïste associée à la revue Quaderni rossi. Contre les versions dogmatiques du marxisme, dominantes dans le mouvement ouvrier de l’époque, cette revue fondée en 1961 par Raniero Panzieri, et qui compte Mario Tronti parmi ses contributeurs les plus actifs et importants, pose l’exigence d’une mise à jour de l’analyse du capitalisme à son stade le plus avancé.
Il s’en suit que les analyses léniniennes du capitalisme de son temps, pas plus que les réflexions de Marx relatives au capitalisme anglais du XIXe siècle, ne sauraient être appliquées telles quelles à la situation italienne des années 1960 avant d’avoir été soumises à un examen critique préalable. C’est par exemple le traitement que le texte comme « Plus-value et planification » (1964) de Panzieri réserve à L’impérialisme comme stade suprême du capitalisme, où Lénine continue à défendre l’idée de l’incompatibilité de principe entre la planification et la propriété privée malgré la perspicacité avec laquelle il a su identifier les dynamiques du capitalisme à l’ère des monopoles. Selon Panzieri, premier théoricien italien du capitalisme planifié, Lénine serait resté prisonnier d’une croyance dogmatique en l’anarchie irréductible de la sphère de la circulation, en sous-estimant la tendance historique à la rationalisation de l’ensemble des rapports sociaux par l’État devenu fonction du capital social[11].
Dans Ouvriers et capital, c’est donc à propos de la méthode, plus que du contenu, que la première rencontre fructueuse de Tronti avec Lénine a lieu. Faire un « saut de Marx à Lénine », en parcourant le chemin du Développement du capitalisme en Russie à L’Etat et la révolution, cela signifie, pour la pensée, de se confronter directement au présent historique afin d’en produire un diagnostic qui serait en même temps une anticipation en vue de l’action[12]. Comme Lénine l’a fait avant lui, Tronti entend dresser un état des lieux en s’appuyant sur quelques catégories critiques générales élaborées par Marx, afin de jeter les bases d’une « théorie de la révolution prolétarienne dans le capitalisme moderne »[13]. Le marxisme, tel qu’il a été pensé et pratiqué par Lénine, n’est pas une doctrine achevée à appliquer mécaniquement à n’importe quel contexte spatio-temporel, mais une théorie en chantier permanent, un ensemble de concepts qui doivent encore subir une traduction et même une critique politique grâce à la médiation de l’ « imagination productrice » de la pensée pratique[14].
Or, si le léninisme n’a qu’une valeur méthodologique, permettant d’établir un rapport correct entre les concepts, l’enquête et l’action, comment comprendre que Lénine ait pu également devenir le nom de certaines découvertes théoriques et propositions politiques d’Ouvriers et capital ? C’est que la méthode en question n’est pas purement formelle ; elle s’inscrit dans une conception de l’histoire (aussi critiquable soit-elle) où les différents stades du développement ne sont pas des unités discrètes mais précisément des stades d’un seul procès, et où le stade le plus développé révèle des tendances déjà contenues dans les stades antérieurs sur un mode « impur ». « Le développement capitaliste est la vérité du capitalisme lui-même, car le seul développement capitaliste met à nu le secret du capitalisme[15] », sa contradiction fondamentale entre ouvriers et capital. Par conséquent, on verra que l’exigence d’un diagnostic du présent ne conduit pas au refus de reconnaître l’actualité de certains éléments substantiels de la pensée et de la pratique de Lénine ; elle enjoint au contraire de reprendre et d’accentuer ces éléments, en les débarrassant des « contradictions inessentielles ».
Partialité du point de vue
La théorie opéraïste du néocapitalisme esquissée dans « L’usine et la société » (1962) décrit le processus par lequel, dans son expansion, le pouvoir de commandement capitaliste dépasse la seule sphère de la production matérielle pour englober toute la série des médiations qui constituent les conditions de sa reproduction. Le devenir-usine de la société, c’est la subsomption de l’ensemble de la vie sociale au « plan du capital », orchestré par l’État et appuyé par les organisations réformistes du mouvement ouvrier. La première thèse que Tronti en déduit est que le capital ne laisse subsister en dehors de lui-même aucune subjectivité antagoniste. Mais il souligne qu’il y a bien une subjectivité négative immanente au capital, celle qui est « dedans et contre » : c’est la subjectivité ouvrière, dont la force politique potentielle croît dialectiquement avec l’extension de l’hégémonie du capital.
La seconde thèse, étroitement liée à la première, est que la classe ouvrière ne peut plus se poser en représentant de l’intérêt général face au capital. Si le capital est devenu capital social, et si la société est devenue société capitaliste, cela signifie que l’opposition entre l’intérêt général et l’intérêt privé a été dépassée à l’intérieur même du capitalisme. Cette thèse a deux conséquences, l’une sur le plan épistémologique et l’autre sur le plan politique. Sur le plan épistémologique, elle conduit à l’idée que seul un point de vue partial et unilatéral de la classe ouvrière, qui produit le capital tout en poursuivant sa destruction, peut donner accès à la connaissance de la totalité sociale :
la synthèse ne peut être désormais qu’unilatérale, c’est-à-dire délibérément science de classe, d’une seule classe. Sur la base du capital, la totalité ne peut être comprise que par sa partie adverse. La connaissance est liée à la lutte. Et connaît vraiment celui qui hait vraiment. La raison pour laquelle la classe ouvrière peut savoir et posséder la totalité du capital, est la suivante : en tant que capital, elle va jusqu’à être son propre ennemi. Tandis que les capitalistes trouvent une limite insurmontable à la connaissance de leur propre société dans le fait qu’il leur faut la défendre et la conserver : ils peuvent savoir tout sur les ouvriers, mais il est parfois impressionnant de voir à quel point ils savent peu de choses d’eux-mêmes. En vérité, se mettre du côté de la totalité – l’homme, la société, l’Etat –, cela mène seulement à une analyse partielle, à une compréhension fragmentaire, et finalement à la perte du contrôle scientifique sur l’ensemble. C’est à cela que s’est trouvée condamnée la pensée bourgeoise chaque fois qu’elle a accepté, sans la critique, sa propre idéologie[16].
L’idée de la partialité du point de vue ouvrier détourne autant qu’elle réactive un des concepts centraux d’Histoire et conscience de classe de Lukács. Chez ce dernier, le point de vue ouvrier tient lieu d’instance de la vérité parce qu’il est porté par une « classe universelle » dépourvue d’intérêts particuliers par opposition à la « fausse conscience » bourgeoise qui ne fait que dissimuler ses intérêts partiels derrière la figure de l’universel[17]. Pour appuyer ses analyses, Tronti se réfère à Lénine qui présente dans Que faire ? l’opposition du point de vue ouvrier et du point de vue bourgeois, non comme opération de dévoilement de la vérité, mais comme lutte entre deux intérêts irréductibles l’un à l’autre[18].
Or, chez Lénine, la partialité du point de vue sur le plan de la théorie est directement invoquée contre les courants réformistes du mouvement ouvrier qui chercheraient à éloigner le prolétariat de ses objectifs révolutionnaires. La partialité théorique apparaît ainsi comme l’instrument en vue de la partialité pratique, c’est-dire en vue de l’organisation politique autonome de la classe ouvrière :
Rien de se fera sans la haine de classe : pas plus l’élaboration de la théorie que la pratique de l’organisation. Seul un point de vue rigoureusement ouvrier sera capable de comprendre et d’utiliser le mouvement global de la production capitaliste comme un moment particulier de la révolution ouvrière. Dans la science et dans la lutte seul un point de vue unilatéral est capable de faire accéder à la compréhension du tout en même temps qu’à sa destruction[19].
En dernière instance, l’affirmation de la partialité ouvrière s’articule à la critique de la stratégie du « bloc national-populaire » poursuivie par le PCI, et justifiée par le « mythe de l’arriération » de l’économie italienne. La référence à Lénine intervient ici comme la caution de la ligne « classe contre classe », perçue comme étant la seule stratégie juste à l’époque du capitalisme avancé. Tronti n’ignore sûrement pas les différentes formulations que Lénine a pu donner, selon les conjonctures, à la nécessité des alliances et des compromis : ouvriers et paysans, ouvriers et soldats, État ouvrier et la NEP. Cependant, selon Tronti, Lénine n’aurait jamais dissous la classe ouvrière dans le peuple, en considérant la révolution démocratique comme une simple étape vers la révolution socialiste, et non comme un but en soi. Alors que le renversement de la bourgeoisie et la dictature du prolétariat restent toujours à l’horizon stratégique de la pratique léniniste, les alliances appartiennent à la tactique et relèvent de la prise en compte de ces « contradictions secondaires » que le développement ultérieur du capital aurait rejeté dans le passé.
Révolution copernicienne
La théorie de la société-usine ouvre par ailleurs la voie à une autre découverte que Mario Tronti a lui-même qualifiée de « révolution copernicienne ». Composante interne et antagoniste du capital, la classe ouvrière est aussi son élément dynamique. Si, en tant que force de travail, elle produit et reproduit le capital, en tant que sujet antagoniste elle le pousse au développement. Adopter le point de vue ouvrier sur l’histoire du capital revient à abandonner le déterminisme économique, en refusant d’ériger l’idée d’un développement économique et technologique autosuffisant en principe d’explication des conflits sociaux et des formes de conscience correspondantes. Il s’agit au contraire de penser les mouvements du capital comme autant de réactions politiques aux luttes ouvrières, c’est-à-dire comme autant de moments de l’ « histoire ouvrière du capital[20] ».
La découverte implicite de ce principe est déjà contenue dans l’affirmation des Manuscrits de 1844 selon laquelle la propriété serait non seulement l’origine, mais également le produit du travail aliéné. Avec l’idée de la force de travail comme productrice de la plus-value, Le Capital donne à cette première intuition la consistance du concept[21]. Or, la spécificité de la classe ouvrière est d’être à la fois dans et contre le capital, au sens où elle ne se borne pas à subir passivement l’exploitation, mais résiste également à celle-ci, voire anticipe dans ses formes de luttes les formes d’organisation à venir du procès de production. Les luttes pour la journée de travail normale, qui déterminent le passage de la subsomption formelle à subsomption réelle, sont le paradigme de l’initiative de la classe ouvrière ; à partir de là, la lutte de classe va déterminer les révolutions continuelles du mode de production capitaliste.
Selon Tronti, ce « renversement stratégique » accompli théoriquement par Marx n’a été réalisé qu’une seule fois et en pratique par Lénine[22] : la capacité de la classe ouvrière de créer de la valeur et de pousser le capital au développement est transformée en puissance active de sa destruction. Lénine aurait été le premier à avoir interprété politiquement l’idée de la primauté de la classe ouvrière sur le capital, en montrant que le potentiel révolutionnaire du prolétariat ne se mesure pas à sa croissance quantitative au sein des classes laborieuses, mais au niveau atteint par les luttes ouvrières et leur organisation politique. C’est ainsi que le constat de l’arriération de la Russie pouvait être retourné en source d’espoir révolutionnaire : « Donnez-nous une organisation de révolutionnaires, et nous soulèverons la Russie ! [23]». Alors que la théorie du « maillon faible », dans sa version stalinienne, semble suggérer qu’une certaine conjoncture nationale et internationale puisse provoquer d’elle-même la crise du système, une relecture de Que faire ? nous rappelle que, pour Lénine, seul le maillon-parti, l’activité révolutionnaire consciente, permet de se rendre possesseur de la chaîne des circonstances. Chez Tronti, ce principe léniniste vient nuancer la conception linéaire et étapiste de l’histoire qui semblait encore sous-tendre les textes sur le capitalisme planifié. La leçon qu’il faut retenir de Lénine est que « la rupture se produira non pas là où le capital est le plus faible », ni là où il est le plus avancé, « mais là où la classe ouvrière est la plus forte »[24]. Dès lors, le problème de l’organisation apparaît comme le point vers lequel convergent toutes les références à Lénine : « La réalité de la classe ouvrière est liée de façon définitive au nom de Marx. La nécessité de l’organiser politiquement est liée de façon tout aussi définitive au nom de Lénine[25]».
II. Le problème de l’organisation
Fondation de classe operaia
En 1962, l’ouverture de la renégociation triennale des contrats donne lieu à une explosion de grèves et de manifestations qui culminent au mois de juillet avec les affrontements de rue sur la Piazza Statuto à Turin. Pour une partie des collaborateurs des Quaderni rossi, le refus de la négociation comme outil d’intégration capitaliste de la lutte de classe, ainsi que la forme particulièrement offensive prise par ce refus — la révolte urbaine — annonce un véritable saut dans la croissance politique de la classe ouvrière. Une grande importance symbolique est accordée au siège du syndicat majoritaire ayant conclu un accord anticipé avec le patronat : c’est l’affirmation de l’autonomie ouvrière, son refus de se faire médiation des intérêts du capital.
Mais l’appréciation des événements de juillet ne fait pas l’unanimité au sein du comité de rédaction. Contrairement à Tronti, Panzieri considère que le sabotage, loin d’être « une forme de lutte politique d’avant-garde », représente au contraire « la forme permanente dans laquelle s’exprime la défaite politique de la classe ouvrière »[26]. Le désaccord ne concerne pas seulement le diagnostic historique. Panzieri récuse l’appel de « transformer les instruments de travail en instrument de l’économie de guerre »[27], autrement dit, passer de la co-recherche à l’intervention politique dans les luttes. C’est la divergence profonde quant à la vocation de la revue qui explique finalement la décision de « séparer les chemins ».
Il est parfois convenu d’interpréter la scission au sein des Quaderni rossi selon la ligne de partage entre la spontanéité et l’organisation, le mouvement et le parti, les masses et l’avant-garde. C’est l’interprétation que Tronti lui-même appuie dans Nous opéraïstes, où il écrit à propos de Panzieri : « Son Marx était un Marx luxemburgiste, pas léniniste. Comme Rosa, il lisait Le Capital et imaginait la révolution. Non pas comme Lénine, qui lisait Le Capital pour organiser la révolution »[28]. Ce parallèle n’est sans doute pas dénué de pertinence si l’on considère, d’une part, l’attachement de Panzieri au niveau syndical des luttes et sa répugnance à l’égard de tout excès de volontarisme en politique et, d’autre part, l’évolution progressive de Tronti vers des positions entristes. Mais la recomposition de classe qui se produit en 1962, et les prises de position qu’elle motive, brouille justement les termes de ce débat classique. Panzieri refuse de reconnaître un potentiel politique révolutionnaire au comportement immédiat de la classe ouvrière qui déborde le cadre syndical ; prévoyant une période plus ou moins longue de reflux des luttes, il pose « la formation d’une avant-garde révolutionnaire et non de la masse »[29] comme un projet de longue haleine. Tronti, au contraire, apparaît dans cette polémique comme le défenseur des initiatives de la base, de sorte que son Lénine se fait lui-même « luxemburgiste ».
En 1963, le groupe de Tronti se sépare des Quaderni rossi pour fonder un nouveau journal, classe operaia, conçu comme « instrument de contrôle ou plutôt d’autocontrôle de la validité stratégique de chacune des expériences de lutte » à travers une « analyse politique générale du point de vue global de la classe[30]. Dans un entretien accordé en 1998 à G. Trotta et F. Verduci, Tronti se souvient que « l’idée de classe operaia était très liée à l’idée du journal léninien L’Iskra, c’est-à-dire l’étincelle, qui mettrait la prairie en feu. L’idée d’un journal ouvrier c’était cela : provoquer l’étincelle, parce que la prairie était prête à brûler »[31]. La mise en avant de l’importance de l’Iskra dans le projet révolutionnaire de Lénine et la promotion de ce type d’expérience au rang d’un modèle du militantisme politique montre que, pour Tronti, le bolchevisme n’était pas réductible à sa caricature stalinienne — une organisation sectaire, extérieure à la classe, caractérisée par un corpus de dogmes, une structure hiérarchique et une discipline quasi-militaire. En effet, même si les tensions avec les mencheviks rendaient souvent impossible l’organisation des congrès unitaires, jusqu’à la révolution de 1917 le bolchévisme restait une simple fraction au sein du POSDR, déchirée par des luttes internes qui menaçaient bien souvent l’autorité de son chef. C’est grâce à la constitution d’un centre politique, c’est-à-dire d’un groupe de propagande doté d’un journal et d’un réseau d’agents assurant sa communication avec les comités locaux, que les bolcheviks ont maintenu leur identité politique et ont forgé leurs propres cadres au sein d’un mouvement de classe plus large.
Dès le premier éditorial, qui porte le titre significatif « Lénine en Angleterre », Tronti précise cependant que sa conception de classe operaia
s’éloigne de l’idée léniniste du journal ouvrier : selon celle-ci le journal ouvrier était un instrument d’organisation collective fondé, ou destiné à l’être, sur une organisation bolchevique de la classe et de parti. Autant d’objectifs que la phase actuelle de la lutte de classe nous interdit de nous fixer comme buts. Nous sommes à une époque où ce qu’il nous faut découvrir ce n’est pas l’organisation politique des avant-gardes avancées, mais celle de cette masse sociale compacte dans sa totalité qu’est devenue la classe ouvrière de l’âge de sa maturité historique la plus grande[32].
Il s’agit d’un des rares passages d’Ouvriers et capital où Tronti prend explicitement ses distances avec Lénine. Il est pourtant d’un grand intérêt, car il permet d’identifier chez Lénine le « point d’hérésie » à partir duquel se développe la pensée opéraïste de l’organisation.
Les luttes autonomes d’usine
L’analyse du rapport entre la spontanéité et la conscience de classe, dirigée contre les attaques du courant économiciste, constitue l’un des passages les plus célèbres de Que faire ?. Et aussi l’un des plus discutés aussi, en raison de son l’ambiguïté fondamentale. D’un côté, Lénine soutient que la différence entre spontanéité et conscience de classe n’est pas de l’ordre qualitatif, mais quantitatif seulement. L’histoire de la lutte de classe en Russie — passage progressif de l’émeute contre le patron immédiat à des grèves systématiques et coordonnées — correspond à la croissance effective de la conscience de classe. Au lieu d’opposer le développement objectif du mouvement à un projet révolutionnaire volontariste, Lénine souligne ainsi que les luttes ouvrières se meuvent déjà dans l’élément du subjectif et témoignent d’un degré avancé d’organisation. Mais, d’un autre côté, il ne fait que déplacer le problème, car il réintroduit immédiatement une nouvelle discontinuité entre la conscience trade-unioniste et la conscience social-démocrate. D’après cette nouvelle distinction, les luttes ouvrières sont essentiellement des luttes économiques : elles ne dépassent pas et ne pourront jamais dépasser « par leurs propres forces » les revendications syndicales pour l’amélioration des conditions du travail. Pour cette raison, et parce qu’elles subissent d’emblée une récupération par les courants réformistes bourgeois, leur croissance progressive ne saurait conduire automatiquement au socialisme. Seule la lutte politique du parti autonome des ouvriers, fondée sur « la conscience de l’opposition irréductible de leurs intérêts à l’ensemble du système politique et social existant »[33], serait susceptible de produire une rupture révolutionnaire. L’interprétation de ce passage varie selon que l’on accentue la première ou la seconde partie de l’argumentation ; et l’évolution de Tronti au cours des années 1960 pourrait être présentée comme un glissement progressif de la première vers la seconde.
Si le discours léniniste s’insère dans le nôtre, c’est probablement sur ce point : à aucun moment la croissance politique de la classe ne sera telle qu’elle puisse trouver spontanément la communication et la forme d’organisation qui la feraient sauter au-delà du mécanisme économique capitaliste. Mais ce qui change par rapport à la proposition léniniste, ce sont les formes pratiques de l’organisation qui se proposent pour ce saut de la spontanéité à l’organisation[34].
Sans nier la nécessité d’ « un saut à travers l’organisation » et d’une remise à l’ordre du jour de la question du pouvoir d’État, Tronti effectue une série de déplacements qui rendent inopérante la distinction léniniste entre la lutte économique et la lutte politique. La thèse défendue est celle de la centralité politique des luttes d’usine. Premièrement, du point de vue théorique, cette thèse est fondée sur le principe selon lequel les luttes ouvrières déterminent de l’intérieur le cours du développement capitaliste. En effet, si les restructurations technologiques et organisationnelles qui rythment l’histoire du capital s’expliquent par la pression permanente qu’exerce sur lui le mouvement ouvrier, alors elles ne sauraient être conçues comme étapes politiquement neutres de la croissance des forces productives. Elles apparaissent bien plutôt comme des dispositifs ayant pour fonction de décomposer les forces de la résistance et de soumettre le travailleur collectif au commandement du capital à l’intérieur du procès de travail. En d’autres termes, avant de contribuer à la maximisation du profit, elles doivent assurer la simple reproduction du rapport social d’usine qui dès lors apparaît comme un rapport de domination. Mais cette conception du rapport ouvriers/capital implique également que le domaine de la production constitue le lieu privilégié de la subjectivation politique et le terrain le plus favorable à la lutte contre la domination. Les ouvriers « naissent au pluriel », d’emblée organisés en un seul « ouvrier collectif » par le même patron qui leur fait face. Le rapport de classe qui opposait déjà le vendeur de la force de travail au possesseur du capital se trouve incorporé au rapport de production capitaliste, et fait surgir spontanément cette « solidarité de classe » qui est la forme élémentaire de la conscience antagoniste, le sol originaire de la politique de classe.
Le diagnostic historique du néocapitalisme permet d’approfondir cette argumentation. La tendance du capital à coloniser l’ensemble des rapports et des médiations sociales nécessaires à sa reproduction signifie que le terrain spécifiquement politique perd progressivement toute espèce d’indépendance et devient fonction immédiate du capital. Quand le capital est devenu société, quand l’État en est venu à s’identifier au capitaliste collectif, quand les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier se voient assigner une fonction dans le « plan du capital », l’usine — forme qui reproduit quotidiennement la seule contradiction que le capital ne peut résoudre — devient l’unique terrain d’où peuvent naître les forces de désintégration. Et la croissance de leur puissance potentielle est proportionnelle à celle de l’hégémonie du capital, car il suffit désormais de frapper le capital en un seul point, au sein du rapport de production, pour mettre en crise l’ensemble du système.
Qu’on y prenne bien garde : il ne s’agit pas de renoncer à la thèse léniniste de la rupture de l’appareil d’État, comme finissent par le faire inévitablement ceux qui s’engagent sur la voie démocratique. Il s’agit de fonder la rupture de l’État en la faisant surgir de l’intérieur de la société, la destruction de celle-ci en la faisant surgir à l’intérieur du procès de production, bref il s’agit de renverser les rapports de production à l’intérieur du rapport social de l’usine. C’est à l’intérieur de l’usine capitaliste que l’on brise aujourd’hui l’appareil de l’État bourgeois[35].
Ces hypothèses se vérifient enfin par l’enquête ouvrière qui révèle les transformations concrètes du comportement de classe dans les années 1950-60. Le refus de se soumettre à la discipline de l’usine en échange des maigres augmentations salariales négociées par les syndicats, les différentes pratiques de grève sauvage et de sabotage sur la chaîne de montage, les manifestations qui virent spontanément en affrontements avec la police : ces nouvelles formes de lutte ne s’inscrivent dans aucune stratégie revendicative du type réformiste, mais s’affichent comme un pur refus du monde du travail. Autrement dit, le passage de la lutte économique à la lutte politique est immanent à la croissance spontanée des luttes d’usine. Le refus du travail comme contestation directe du pouvoir patronal sur le travail vivant annonce déjà une scission révolutionnaire avec le capital. L’enjeu du « saut à travers l’organisation » est dès lors de retourner ce refus global en revendication positive du pouvoir. Cependant, dans la première phase de l’existence de classe operaia, le problème de l’organisation n’est pas encore posé en termes de parti. Le mot d’ordre qui émerge des luttes de 1962 est celui de l’ « auto-organisation ouvrière » :
Une hypothèse de travail guide ce discours politique. C’est le fait — visible à l’œil nu en raison de son évidence matérielle — d’une unité politique vivante et persistante de la classe ouvrière italienne. […] C’est vrai : chacune de ces luttes, du début à la fin, s’inscrit toujours également dans le processus objectif du développement du capital. Et pourtant, le cours de la lutte, sa durée, son intensité, les formes dans lesquelles elle s’exprime, dans certains cas l’organisation qu’elle assume, vont extraordinairement au-delà de toute utilisation possible de la part du patron, retournent continuellement l’usage capitaliste de la lutte en instrument d’auto-organisation ouvrière, imposent de fait une direction autonome de ses mouvements, en un seul endroit où les ouvriers sentent d’avoir la force pour l’imposer — dans l’usine singulière, contre le patron direct[36].
Il peut y avoir des incertitudes quant à la forme de l’organisation que Tronti a précisément en tête. Mais il n’est pas exclu qu’il pense à quelque chose de semblable aux Soviets de 1905, organes de masse où les partis politiques sont présents à titre de simples groupes d’intervention sans prendre le contrôle décisif du mouvement. A la fin de la « La révolution copernienne » Tronti suggère que certaines initiatives radicales des ouvriers de Moscou et de Saint-Petersbourg en 1905 pourraient servir de fondement à une critique de la conception léniniste du parti[37]. On pourrait donc s’accorder avec Yann Moulier-Boutang sur l’interprétation d’Ouvriers et capital comme le lieu d’une rencontre potentielle entre le marxiste et l’anarchisme[38], où encore comme le lieu où se dessine quelque chose comme un « léninisme libertaire »[39]. Mais à condition de garder à l’esprit que la conception trontienne de l’autonomie ne s’apparente pas à celle de l’autogestion, d’un passage immédiat d’une direction capitaliste au contrôle ouvrier de la production, en contournant la phase de la dictature du prolétariat. Il s’agit d’affirmer le point de vue autonome de la classe que le PCI se trouve dans l’incapacité de formuler à l’époque.
Le tournant de « 1905 en Italie » et la question du parti
Dès le mois de mai 1964, dans une communication au congrès de Piombino, Tronti fait son autocritique en déplorant le manque de réflexion proprement tactique dans les premiers numéros de classe operaia. Rétrospectivement, il considère que le mot d’ordre de l’ « auto-organisation ouvrière » traduisait « une tentative de passer directement des hypothèses théoriques à une réalité empirique sans médiation du discours politique [40]». Un nouveau « saut de Marx à Lénine » lui semble alors nécessaire : de l’analyse des grandes lignes stratégiques à l’élaboration des propositions politiques susceptibles d’orienter concrètement l’action quotidienne. Si les textes antérieurs se saisissent surtout de la figure de Lénine pour penser la partialité et l’initiative ouvrières, tout en gardant une distance critique avec sa conception du parti, celle-ci sera désormais au cœur de la réflexion sur l’organisation. La thématique du « parti dans l’usine » — qui apparaît déjà, de manière encore marginale et imprécise, dans « L’usine et la société » (1962) — resurgit dans l’essai « 1905 en Italie » (1964) pour devenir la pièce centrale de ce nouveau discours politique[41].
Ce tournant s’inscrit dans un nouveau contexte social et politique où deux facteurs s’avèrent essentiels. Premièrement, les grèves de 1962 ont laissé place à un reflux et une dispersion relative des luttes ouvrières[42] sans donner naissance à l’auto-organisation politique de masse que le journal appelait de ces vœux. Ce fait place les membres du groupe devant une alternative : constituer un noyau du futur parti d’avant-garde pour tenter de conquérir la direction du mouvement, ou bien s’engager dans la lutte pour la direction du parti de masse déjà existant. Les rapports de force sur la scène politique institutionnelle et à l’intérieur du PCI paraissent être favorables au second scénario. Alors qu’une organisation alternative tarde à émerger depuis la base, le PCI enregistre un score record aux élections générales : preuve, selon Tronti, que la classe ouvrière fait encore confiance à son parti officiel[43]. Cette percée électorale coïncide avec la mort de Palmiro Togliatti, dirigeant historique du PCI, qui ouvre une phase de luttes internes pour imposer une nouvelle ligne politique. C’est ainsi que Tronti conçoit le projet d’un groupe dirigeant alternatif à l’assaut du PCI, où c’est encore Lénine qui lui fournit les arguments à la fois contre les « liquidateurs » et les « otzovisty »[44].
Au premier abord, le renforcement de la thématique du parti ne conduit pas automatiquement à une remise en cause des thèses développées précédemment, notamment celle de la centralité des luttes ouvrières et de leur caractère intrinsèquement politique. Dans « Marx, force de travail, classe ouvrière » (1965), Tronti affirme toujours que
Il est évident que c’est de l’usine que doit naître le rapport politique entre classe et parti, que c’est de là qu’il doit partir pour investir la société dans son ensemble, y compris son État. Et c’est vers l’usine qu’il doit revenir pour faire progresser, sur ce terrain décisif, les mécanismes politiques du processus révolutionnaire[45].
Le parti se voit par ailleurs attribuer un rôle exclusivement tactique face à la stratégie déjà incarnée dans les pratiques du « refus ouvrier ». Définir le parti par l’initiative tactique plutôt que par la pensée stratégique revient à lui refuser la fonction de direction, en le plaçant dans une position subordonnée vis-à-vis de la classe comme vrai sujet du processus révolutionnaire. Une telle conception du rapport entre la classe et le parti renverse l’image classique d’une avant-garde politique guidant les masses — impuissantes par elles-mêmes à dépasser l’action locale aux objectifs limités — en fonctions de ses idées programmatiques.
Mais d’un autre côté, Tronti insiste désormais sur l’idée que la stratégie est « matériellement incorporée aux mouvements de classe de la masse sociale des ouvriers », où elle « n’a de vie que sous une forme purement objective »[46]. La classe porte ou exprime la stratégie par ses comportements spontanés plutôt qu’elle ne la construit consciemment par des procédés relevant d’une concertation collective. Dès lors, les rapports entre la stratégie et la tactique se renversent, puisqu’il revient au tacticien d’interpréter ce donné objectif, lui révéler son propre sens, avant de pouvoir l’appliquer. En outre, le privilège de l’initiative est lui aussi transféré au parti, dans la mesure où la stratégie ne peut être appliquée concrètement que par son « renversement tactique ». Mêlant l’intuition au calcul, l’activité tactique doit s’orienter dans la contingence et la complexité du terrain concret de la lutte de classe, en faisant preuve d’une capacité à saisir les occasions, jusqu’à trahir parfois en apparence la ligne stratégique qu’elle est sensée appliquer.
D’un seul mouvement, Tronti semble donc, d’un côté, rejeter les luttes d’usine dans le domaine de la pure « spontanéité » et, de l’autre, poser l’identité, pourtant contestée auparavant, de l’organisation et du parti. La classe se présente ainsi comme l’en soi capable de devenir pour soi uniquement par la médiation du parti : « le parti, à un certain stade, doit imposer à la classe ce que la classe est en elle-même [47] ». Les luttes ouvrières, conçues précédemment comme le lieu possible d’une auto-organisation de classe, redeviennent de simples moments d’un mouvement objectif auquel une organisation subjective doit être imposée de l’extérieur : « C’est de l’extérieur que les tournants de la tactique doivent être apportés à travers l’organisation du parti. C’est de l’extérieur que le renversement tactique de la stratégie doit être imposée à la classe[48]. ». Certes, les textes réunis dans Ouvriers et capital restent jusqu’au bout traversés par des tensions internes, et ne franchissent jamais le seuil qui sépare la thèse de la centralité politique du travail de l’ « autonomie du politique ». Le travail comme rapport social ouvriers/capital reste à la fois la source et l’objet privilégié de l’action révolutionnaire négatrice. Mais, en grossissant un peu les traits, on pourrait dire que la manière dont Tronti conçoit les rapports entre la stratégie à la tactique est déjà une manière de réintroduire la distinction léniniste classique entre le social et le politique.
Notes
[1] M. Tronti, Ouvriers et capital (1966), trad. Y. Moulier-Boutang, Paris, Éditions Entremonde, 2016, p. 313.
[2] Pour une introduction générale à l’œuvre de Mario Tronti voir F. Milanesi, Nel Novecento. Storia, teoria, politica nel pensiero di Mario Tronti, Mimesis, Milano, 2014.
[3] Cf. par exemple D. Bensaïd, « Lénine ou la politique du temps brisé » in Octobre 17, la révolution trahie, Paris, Éditions Lignes, 2017.
[4] M.Tronti, Nous opéraïstes (2008), trad. M. Valensi, Éditions d’en bas & Éditions de l’éclat, Paris, 2013.
[5] M. Tronti, Ouvriers et capital, op. cit., p. 343.
[6] A.Negri, Factory of Strategy, trad. A. Bove, New York, Columbia University Press, 2014, p. XVII.
[7] Cf. M. Tronti, « Alcune questioni intorno al marxismo di Gramsci » in Istituto Antonio Gramsci (a cura di), Studi gramsciani, Editori Riuniti, Roma, 1958 ; M. Tronti, « Tra materialismo dialettico e filosofia della prassi. Gramsci e Labriola (1959), in A. Caracciolo, G. Scalia (a cura di), La città futura. Saggi sulla figura e il pensiero di Antonio Gramsci, Feltrinelli, Milano 1976.
[8] Cf. E.Balibar, « Un point d’hérésie du marxisme occidental : Althusser et Tronti lecteurs du Capital », http://revueperiode.net/un-point-dheresie-du-marxisme-occidental-althusser-et-tronti-lecteurs-du-capital/
[9] M. Tronti, Ouvriers et capital, op. cit., p. 229.
[10] Sur l’histoire politique et sociale de l’époque voir N.Balestrini, P. Moroni, La horde d’or. Italie, 1968-1977. La grande vague révolutionnaire et créative, politique et existentielle, trad. J.Revel, J.-B. Leroux, P.V. Cresceri et L. Guilloteau, L’Éclat, 2017. Ce livre est disponible en ligne : http://ordadoro.info
[11] Cf. R. Panzieri, « Plus et planification : notes de lecture en marge du Capital » (1964) in Quaderni Rossi, Luttes ouvrières et capitalisme d’aujourd’hui, trad. Nicole Rouzet, Maspéro, 1968.
[12] M. Tronti, Ouvriers et capital, op. cit., p. 72-73.
[13] Ibid., p. 52.
[14] Nous empruntons cette idée de « traduction » à Matthieu Renault. Voir son article « Traduire le marxisme dans le monde non-occidental. Lénine contre les populistes », http://revueperiode.net/traduire-le-marxisme-dans-le-monde-non-occidental-lenine-contre-les-populistes/
[15] Ibid., p. 44.
[16] Ibid., p. 21.
[17] G. Lukács, Histoire et conscience de classe, Essais de dialectique marxiste, trad. K. Axelos et J. Bois, Paris, Minuit, 1960, p. 40-42 et p. 48-49. Sur la genèse lukácsienne de certains thèmes opéraïstes voir A. Cavazinni, Enquête ouvrière et théorie critique. Enjeux et figures de la centralité ouvrière dans l’Italie des années 1960, Presses Universitaires de Liège, 2013 ; F. Monferrand et V. Chanson, « Réification et antagonisme. L’opéraïsme, la Théorie critique et les apories du ‘marxisme autonome’ », http://revueperiode.net/reification-et-antagonisme-loperaisme-la-theorie-critique-et-les-apories-du-marxisme-autonome/
[18] M. Tronti, Ouvriers et capital, op.cit., p.17-18. Voir aussi p. 228-230.
[19] Ibid., p. 115.
[20] Ibid., p. 221.
[21] Ibid., p. 300.
[22] Ibid., p. 281.
[23] V. Lénine, Que faire ? Les questions brûlantes de notre mouvement, Éditions sociales, Paris, 1979, p. 204.
[24] Ibid., p. 135.
[25] Ibid., p. 127.
[26] R. Panzieri, Separare le strade (1967), in G. Trotta, F. Milana (a cura di), L’operaismo degli anni Sessanta. Da «Quaderni rossi» a «classe operaia», DeriveApprodi, Roma 2008, p. 313. Nous remercions Angelo Moro d’avoir revu notre traduction des citations de ce recueil.
[27] Tronti a Panzieri (9 gennaio 1963), Ibid., p. 600.
[28] M. Tronti, Nous opéraïstes, op. cit., p. 40.
[29] R. Panzieri, Separare le strade, art. cit., p.313.
[30]M. Tronti, Ouvriers et capital, op. cit., p. 126.
[31] Intervista a Mario Tronti in G. Trotta, F. Milana (a cura di), L’operaismo degli anni Sessanta. Da «Quaderni rossi» a «classe operaia», op. cit., p. 600.
[32] M. Tronti, Ouvriers et capital, op. cit., p. 126.
[33] V. Lénine, Que faire ? Les questions brûlantes de notre mouvement, op. cit., p. 55-56.
[34] M. Tronti, La rivoluzione copernicana, in G. Trotta, F. Milana (a cura di), L’operaismo degli anni Sessanta. Da «Quaderni rossi» a «classe operaia», op. cit., p. 293.
[35] M. Tronti, Ouvriers et capital, op.cit., p. 79.
[36] M. Tronti, I due riformismi, in G. Trotta, F. Milana (a cura di), L’operaismo degli anni Sessanta. Da «Quaderni rossi» a «classe operaia», op. cit., p. 308.
[37] M. Tronti, La rivoluzione copernicana, op. cit., p. 300. Cf. également Negri a Tronti (19 settembre 1963) in G. Trotta, F. Milana (a cura di), L’operaismo degli anni Sessanta. Da «Quaderni rossi» a «classe operaia», op. cit., p. 328. Dans cette lettre, Negri évoque pour la première fois le projet d’un essai sur Lénine et les Soviets, qui sera finalement publié dans classe operaia, n°1, 1965, p. 26-32.
[38] Y. Moulier-Boutang, « Quel héritage Tronti nous laisse-t-il et quel programme de recherche peut-il encore s’en nourrir ? », intervention lors d’une journée d’étude « Actualités d’Ouvriers et capital. Mario Tronti » le 11 juin 2016 à L’Université Paris Nanterre.
[39] Steve Wright à propos du léninisme de Romano Alquati, un autre membre éminent du groupe, dans Storming Heaven. Class Composition and Struggle in Italian Autonomist Marxist, Pluto Press, 2002, p. 49.
[40] M. Tronti, Relazione al Convegno di Piombino, in G. Trotta, F. Milana (a cura di), L’operaismo degli anni Sessanta. Da «Quaderni rossi» a «classe operaia», op. cit., p. 374.
[41] « En relisant 1905 en Italie, on peut noter toute la différence avec les textes précédents : il y est question de la forme de l’organisation, du parti ; on y trouve l’affirmation que sans le parti de la classe ouvrière, les luttes ouvrières n’auraient jamais été victorieuses. Il y a deux époques dans l’histoire de « classe operaia » : la phase qui la sépare est cette réunion sur les hypothèses de l’essai 1905 en Italie. D’abord il n’y a que des luttes ouvrières, puis il y a la thématique du parti. », Intervista a Mario Tronti, op. cit. p. 606.
[42] Il s’agit en effet d’un reflux seulement relatif car dans certains points essentiels du système la lutte s’intensifie et s’intériorise au cours de ces années. En octobre 1963, les ouvriers de la FIAT déclenchent une grève dite « à la chat sauvage » où un arrêt spontané de travail par une équipe ou un secteur provoque une sorte de réaction en chêne qui s’étend à l’ensemble du processus de production. Voir Romano Alquati, « Lotta alla FIAT », classe operaia, n°1, 1964, p. 6-8. Nous remercions Davide Gallo Lassere d’avoir attiré notre attention sur ce point.
[43] M. Tronti, Ouvriers et capital, op. cit., p. 142.
[44] Débat des années 1907-1912 concernant le rôle respectif de la lutte légale (parlementaire) et des pratiques clandestines, destinées à préparer le renversement révolutionnaire du pouvoir, au sein du POSDR.
[45] Ibid., p. 152.
[46] Ibid., p. 345.
[47] Ibid., p. 339.
[48] Ibid., p. 345.