Mario Tronti, un intellectuel et sa conjoncture
Mario Tronti (1931-2023) est décédé le 7 août dernier. Andrea Cavazzini revient dans cet article sur la trajectoire complexe, indissociablement théorique et politique, de celui qui fut l’une des figures centrales de la pensée marxiste de la seconde moitié du 20e siècle.
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La trajectoire de Mario Tronti, que la mort vient arrêter au terme d’une longue vie le 7 juillet dernier, n’est pas facile à interpréter de manière univoque. Le goût douteux de l’époque pour les appréciations émotionnelles et hâtives rend d’autant plus nécessaire de dresser un bilan d’une œuvre et d’une activité qui ont rencontré certains des moments politiques les plus incandescents de la deuxième moitié du 20e siècle. Non pas pour noyer les prises de position dans l’océan de la « complexité ». Mais, bien au contraire, parce que, comme Mario Tronti l’aurait rappelé, la prise de position, la « décision », pour parler comme Carl Schmitt, ou la confrontation au « cas décisif » (Ernstfall, qui veut dire littéralement « le cas sérieux »), pour parler comme le théologien catholique Hans Urs von Balthasar, sont des gestes difficiles, qui demandent une rigueur et une discipline rares, refusant toute complaisance à l’égard des approximations vagues et des jugements précipités.
De ce bilan, nous ne pourrons pas nous acquitter ici ; il s’agira uniquement de rappeler certains jalons d’un trajet singulier qui pourraient marquer autant de points critiques, sur lesquels donc des questionnements devraient être ouverts ou réouverts. Dans une intervention qui a suivi la mort de Tronti, Sergio Bologna, un autre vétéran de l’opéraïsme, dont le parcours a été assez éloigné de celui de l’auteur d’Ouvriers et capital, a rappelé que le risque principal pour un mort aujourd’hui est de recevoir des applaudissements lors de son enterrement, comme un chanteur pop ou une vedette de la télévision[1], et que Tronti a eu le chance d’être salué dans le silence. Point n’est besoin d’être fasciné par Heidegger – comme Tronti l’était vraisemblablement – pour vouloir fuir le vain bavardage de l’industrie culturelle et de la communication institutionnelle qui menace d’engloutir les vivants et les disparus. Il importe néanmoins d’éviter le péché d’orgueil qu’une telle fuite peut impliquer, de rejeter la compensation du silence mystique des initiés et le refus correspondant de la communication et de la transmission.
Il faudra arracher Tronti non seulement à la frivolité des salons mondains et des colloques universitaires, mais aussi à la fausse profondeur des chapelles gnostiques cultivant en serre les mythes de la révolte ou de la contemplation, de l’« autonomie » ou de la « destitution », en évitant ainsi le supplément d’âme « radical » que peut toujours fournir le recours à des symboles évocateurs et à des terminologies allusives.[2] Le tout dernier Tronti n’a pas toujours échappé au risque de ces conjurations consolatrices, notamment dans un ouvrage comme De l’esprit libre[3], où le recours à des figures mythologiques et à des expressions chiffrées devient parfois vertigineux. Mais il a su éviter de réduire son discours au pur ésotérisme grâce à son sens aigu des réalités politiques et sociales, qui a chez lui des racines à la fois marxistes et chrétiennes. L’esprit libre trontien ne saurait faire l’économie de toute incarnation.
La « scène originaire » de l’opéraïsme
Aussi, il convient d’accueillir l’invitation de Sergio Bologna à ne pas oublier la « scène originaire » de l’activité de Tronti, celle des luttes ouvrières du début des années 1960, dans le « triangle industriel » de l’Italie du Nord, à Milan, à Turin, à Gênes. Tronti ne devient pas Tronti en étudiant les classiques de la pensée politique, ni en auscultant les signes des temps ou les Nouvelles Révélations de l’Être et ce, bien qu’il ait pu céder lui-même à la tentation d’effacer sa propre généalogie, en rattachant fréquemment l’essor et le développement de sa réflexion à la seule irruption tellurique de l’insubordination ouvrière.
À l’origine de sa première extraordinaire percée théorique et intellectuelle, il y a certes l’inscription dans un cycle de conflits qui ont durablement marqué l’histoire italienne – expression locale d’une séquence mondiale qui semblait pouvoir redéfinir, entre la déstalinisation et la restauration des années 1980, les pratiques et les perspectives du mouvement ouvrier et du communisme international. Mais ni ce cycle ni les pensées qui s’y sont inscrites n’ont surgi comme la foudre dans le ciel nocturne : au contraire, ils ont été le fruit d’un travail de préparation long et contradictoire qui s’est déroulé depuis l’après-guerre et pendant les années 1950, et que l’œuvre de Tronti a eu le mérite, non pas d’effacer mais au contraire d’exprimer au niveau théoriquement le plus élevé.
L’« opéraïsme » est en effet l’invention théorique et politique de la revue classe operaia, dont Tronti est l’un des animateurs principaux et incontestablement l’esprit théorique le plus puissant. Mais cette revue – parue entre 1965 et 1967 – est née d’une scission de la revue-collectif Quaderni rossi, fondée par l’ancien cadre socialiste Raniero Panzieri (1921-1964) et qui est parue entre 1961 et 1966. Le pari de Panzieri portait sur le potentiel antagoniste des luttes des ouvriers de la grande usine fordiste – telles Fiat et Pirelli dans le secteur automobile –, là où les syndicats et les partis de la gauche historique voyaient dans la rationalisation tayloriste du processus de production immédiat et dans la mise en place d’un Welfare soutenant la consommation de masse les conditions pour une collaboration stratégique et institutionnalisée entre les représentations organisées de la force-travail et le capital unifié par l’État interventionniste.
C’est dans cette perspective que les Quaderni rossi donnent vie aux premières recherches sociologiques sur la structure hiérarchique et l’organisation interne des grandes entreprises comme Fiat et mènent des enquêtes militantes auprès des ouvriers. Mais le groupe des Quaderni, et en particulier le noyau turinois proche de Panzieri, ne se limitent pas à l’étude et à l’intervention auprès des ouvriers de la grande industrie en Italie : plusieurs numéros consacrent des études et des comptes rendus à la situation internationale, à la Chine, aux États-Unis et aux ruptures potentielles pouvant introduire dans l’ordre du monde « bipolaire » une initiative révolutionnaire. En revanche, classe operaia est beaucoup plus centrée thématiquement sur les luttes ouvrières (italiennes), ayant comme objectif immédiat l’instauration d’un rapport de pouvoir : « La classe ouvrière conquiert et exige de plus en plus un contenu politique correspondant à sa position, à son pouvoir, à sa place dans la société ».[4] Ainsi, la seule revendication effective est « une revendication politique, ce qui veut dire une seule chose : la revendication de tout le pouvoir dans les mains des ouvriers », la revendication du « pouvoir politique général »[5].
La rupture avec le groupe autour de Panzieri se produit à propos de l’appréciation politique de l’antagonisme ouvrier, qui s’exprime de la manière la plus éclatante pendant la révolte de la Piazza Statuto en 1962, lorsque des centaines d’ouvriers prennent d’assaut le siège turinois du syndicat UIL (proche du Parti Socialiste), lequel avait rompu le front syndical en signant un accord séparé avec Fiat au milieu d’une grève. Les événements de la Piazza Statuto font éclater des divergences au sein des Quaderni rossi portant sur les orientations politiques immédiates et sur l’idée même de l’activité militante. Pour Panzieri, reste central et prioritaire le travail d’enquête – qui implique des rapports de coopération avec les syndicalistes présents dans les usines et exclut par conséquent une rupture immédiate avec les centrales syndicales – dans la perspective d’un contre-pouvoir ouvrier à construire dans la durée et en partant des revendications autour du contrôle du processus de travail immédiat ; pour le groupe de classe operaia (ou du moins pour Tronti, étant donné l’hétérogénéité des profils et des positions de ce collectif), les luttes des ouvriers expriment d’ores et déjà une rupture avec le système capitaliste dans sa totalité, les temps sont donc mûrs pour leur donner une expression politique, en créant un nouveau parti révolutionnaire, ou en remplaçant avec une nouvelle génération de cadres les dirigeants du Parti communiste italien : « Le pouvoir ouvrier n’existera point tant qu’il ne sera pas organisé politiquement »[6].
La ligne souterraine du marxisme hétérodoxe
La mort brutale de Panzieri et la scission des Quaderni rossi mèneront à la dissolution de la revue et à l’interruption des projets d’enquête, mais classe operaia finira par cesser elle aussi de paraître suite à l’échec de sa stratégie, le PCI opposant une fin de non-recevoir au projet de remettre au centre de la ligne du parti l’antagonisme ouvrier.[7] Le Parti communiste ne pouvait en effet céder sur sa stratégie de la « voie italienne vers le socialisme », qui impliquait non seulement l’intégration définitive au système parlementaire, mais aussi et surtout la collaboration entre les classes, la classe ouvrière étant censée subordonner systématiquement aux intérêts généraux du pays les instances de sa « partialité » antagoniste. Cela voulait dire, du point de vue des relations syndicales, sacrifier les revendications salariales et normatives en faveur des objectifs du développement économique national, du point de vue des relations politiques, le primat de la médiation parlementaire et de ses professionnels sur l’autonomie de la classe et, du point de vue de la vision du monde, l’adoption d’une philosophie historiciste férue de continuités organiques et de totalités réconciliées contre une pensée du conflit et de la rupture.
Le discours universaliste du PCI est la cible privilégiée de Tronti et de classe operaia dans les années 1960. Operai e capitale, qui paraît en 1966[8], est entièrement construit à partir du primat du point de vue ouvrier, un point de vue partial et partiel, susceptible de faire exploser la fausse totalité de l’organisation de la société par le capitalisme entièrement administré qu’occulte le discours des intérêts supérieurs et du bien commun.[9] En ce sens, Sergio Bologna a raison de rappeler que le livre de 1966 n’est pas un acte intellectuel engendré par l’esprit génial d’un philosophe, mais le résultat et la transcription d’expériences collectives, des luttes et de l’intelligence des luttes, se produisant à même la matière « impure » de l’accès des ouvriers à l’autodétermination.
Toutefois, il convient de ne pas négliger la teneur réellement philosophique, voire spéculative, de cet ouvrage, à condition de rappeler qu’elle aussi relève moins du génie individuel d’un penseur que de la longue durée de ce que Perry Anderson a appelé le « marxisme occidental ». Il est difficile de déchiffrer Ouvrier et capital sans l’inscrire dans une histoire – partiellement souterraine – qui commence avec Histoire et conscience de classe, c’est-à-dire avec la tentative de penser la percée révolutionnaire des conseils ouvriers entre la Première guerre mondiale et la guerre civile russe. Le livre de Tronti occupe une position analogue à celle de l’ouvrage de Lukács en 1924 : ils transcrivent dans l’espace du concept l’adéquation maximale entre les comportements réels des ouvriers et la virtualité d’une subjectivation susceptible de rompre avec la reproduction des rapports capitalistes.[10]
Mais Histoire et conscience de classe, et en général la pensée du jeune Lukács, avaient été introduits en Italie par des revues d’intellectuels marxistes critiques qui essayaient de revitaliser la réflexion des organisations communistes et socialistes à l’époque de la guerre froide. De ces revues dites « du dégel », la plus importante, Ragionamenti (parue entre 1955 et 1957), a publié des extraits d’Histoire et conscience de classe, et c’est vraisemblablement de là que vient la référence à Lukács présente dans les textes de Panzieri et dans les Quaderni rossi. Mais c’est aussi au sein de Ragionamenti que la problématique de l’enquête de terrain et de l’étude des nouvelles formes de vie propres au capitalisme industriel avancé font leur apparition dans les débats de la gauche italienne.
Roberto Guiducci, Alessandro Pizzorno et Franco Momigliano, tous les trois membres du groupe de Ragionamenti, comptent parmi les premiers à pratiquer et à théoriser l’analyse sociologique de la société industrielle que le miracle économique des années 1960 allait instaurer durablement en Italie. Si donc Sergio Bologna a raison de rappeler que Tronti n’aurait pas pu écrire Ouvriers et capital sans les travaux d’enquête sur l’industrie automobile menés par Romano Alquati – lui aussi un ancien membre des Quaderni rossi ayant adhéré à la scission de classe operaia –, il convient d’ajouter que ces travaux n’auraient pas existé sans les initiatives impulsées par Panzieri, et que la grammaire théorique des Quaderni rossi ne serait guère concevable sans les revues du dégel des années 1950.
Ainsi, on peut conclure que l’œuvre théorique de Tronti est indissociable, non seulement de la pensée qui se dégage des luttes ouvrières, mais aussi d’une généalogie complexe qui n’est pas exclusivement « intellectuelle » – donc faite de lectures et de recherches savantes – mais qui relève d’un vaste chantier collectif où l’exploration des paradigmes théoriques et culturels s’articule de la manière la plus étroite à la recherche de nouvelles manières de pratiquer la fonction intellectuelle et d’une perspective politique susceptible de dépasser les impasses du stalinisme et de la guerre froide. C’est cette conjoncture particulièrement riche et intense qui résonne dans les pages suggestives d’Ouvriers et capital, dont la force d’évocation ne peut être séparée des conditions conjoncturelles de sa production, sous peine de se réduire à formule incantatoire.
Parti et classe : la question du politique
C’est justement par rapport à cette conjoncture et à la totalité de ses nœuds qu’une ambiguïté peut être constatée dans les positions de Tronti et de classe operaia. Le discours de Tronti et de ceux qui se reconnaissent dans sa ligne tend irrésistiblement à se faire discours sur le pouvoir : discours du Parti – peu importe s’il s’agit d’un Parti purement virtuel – en tant qu’opérateur de la conquête du pouvoir, et finalement discours du pouvoir en tant que débouché immédiat et exclusif de la participation aux luttes ouvrières. Les luttes ne peuvent avoir comme horizon que la prise du pouvoir, et le Parti est l’opérateur des relations de pouvoir : un Parti qui ne pourra être que le Parti communiste italien dans la mesure où sa position historique et la masse de ses adhérents font de lui la seule organisation suffisamment puissante pour (se) poser concrètement des objectifs de pouvoir. L’initiative autonome de la classe se limitant à l’espace de l’usine, l’organisation politique ne peut venir que de l’extérieur, d’une « organisation déjà donnée, et donc uniquement du seul Parti qui est déjà lié à la classe comme telle »[11].
Par ce raisonnement passablement tautologique – le Parti est le seul organisme pouvant se poser le problème du pouvoir parce qu’il a déjà du pouvoir –, ce qui finit par être occulté est la question de la transformation des formes et des pratiques politiques héritées de la Troisième internationale. Donc le problème des perspectives concrètes pour utiliser une organisation comme le PCI en en faisant la simple expression des luttes ouvrières. Panzieri avait également envisagé un « usage » critique des organisations (syndicales) existantes. Toutefois, la perspective de Tronti tend à orienter tout équilibre entre les formes politiques données et les nouvelles réalités du conflit et de son organisation vers une expression linéaire : d’abord, l’insubordination ouvrière prise comme un référentiel unique et absolu, ensuite, sa traduction par une stratégie visant le pouvoir politique. Comme Panzieri l’avait remarqué, cela implique le risque de perdre de vue tant les articulations et les contradictions internes aux luttes ouvrières que les difficultés propres au passage vers l’organisation politique. Ainsi, dans un texte des Quaderni rossi écrit par Panzieri et Vittorio Rieser, le groupe des « sociologues » de la revue critique la tendance de Tronti à faire de toute manifestation d’insubordination ouvrière face aux organisations syndicales un processus politique déterminé de manière univoque, en « ignorant ainsi le problème des contenus spécifiques et des outils nécessaires pour la construction d’une stratégie [politique] »[12].
Le différend ne porte pas uniquement sur les « outils » au sens organisationnel du terme, Panzieri et son groupe refusant de définir une seule forme idéale d’expression politique des luttes et donc une seule ligne à adopter vis-à-vis des organisations politiques et syndicales historiques ; l’enjeu de la rupture touche aussi à la vision des luttes ouvrières et de la classe. Pour Panzieri, en effet, la radicalisation de la conflictualité ouvrière à Fiat « n’autorise guère à croire que la lutte de classe telle qu’elle se développe chez Fiat est généralisable de manière immédiate »[13]. Comme les rapports aux organisations ne peuvent être unifiés immédiatement par un modèle dominant, les expériences de la lutte ouvrière restent plurielles et à apprécier chacune dans son contexte, ses limites et ses possibilités concrètes de généralisation. En revanche, malgré le primat affiché de l’expérience des luttes, la démarche de classe operaia et notamment de Tronti procède de manière axiomatique, en faisant de la description d’une dynamique locale la garantie immédiate d’une nécessité théorique :
Cette classe ouvrière est déjà un fait social, une masse sociale ; lorsque nous parlons de son caractère politique, nous visons d’emblée cette socialisation, ce fait global au niveau social de la classe, de cette absence totale de divisions au sein de la classe, par laquelle les ouvriers naissent tous avec les mêmes intérêts[14].
Panzieri et son groupe semblent plus sensibles aux surdéterminations et aux sous-déterminations tant des formes d’organisation que de la composition sociologique et politique des ouvriers. Ils sont conscients du fait que les processus politiquement féconds, ainsi que les synthèses théoriques, ne surgissent pas comme des fulgurations événementielles, mais présupposent un travail long et patient de construction, déconstruction et reconstruction, dans lequel il s’agit de recommencer à chaque fois le travail de dépassement de la passivité ouvrière, de blocage de la reproduction de l’idéologie, de mise à l’épreuve des mots d’ordre et des analyses toujours situés et partiels, de tissage de liens et de contacts entre expériences, langages et histoires profondément hétérogènes… C’est le travail de l’intervention comme analyse interminable, plutôt que comme irruption et comme rupture immédiatement décisives.
Mais aux yeux du groupe de classe operaia, la Classe apparaît comme un sujet qui est d’emblée unifié et homogène, dont les comportements contingents expriment déjà l’essence sous-jacente d’un projet révolutionnaire. Ainsi, il suffirait de trouver la formule politique, elle aussi univoque et dépourvue de contradictions internes, qui permettra à l’essence de transparaître de manière accomplie dans la surface phénoménale des conduites ouvrières immédiates. Le monolithisme de la Classe se prolonge dans le monolithisme du Parti qui du premier est à la fois l’expression et le supplément : destiné, comme tout supplément, à remplacer tout simplement ce dont il est censé actualiser les potentialités latentes. D’où le tournant de Tronti et de ses proches, et la dissolution de classe operaia. L’impossibilité d’exprimer politiquement les luttes dans les usines à partir d’elles-mêmes, de l’intervention directe par des petits collectifs-revues, et l’échec de la tentative de réaliser l’investissement réciproque du PCI par les ouvriers en lutte et des ouvriers en lutte par le PCI, amènent Tronti à reterritorialiser son activité dans le seul espace politique susceptible, à ses yeux, d’incarner un projet de pouvoir cohérent, à savoir le Parti communiste.
À partir de ce moment, ce que Michele Filippini qualifie à juste titre d’ « opéraïsme politique » disparaît en faveur de l’« autonomie du politique » en tant que stratégie se déroulant au niveau de l’État et dans laquelle les luttes ouvrières tendent de plus en plus à se réduire à la virtualité d’un « point de vue ouvrier » censé continuer à inspirer les opérations tactiques du Parti. Les textes fondamentaux de cette phase du trajet de Tronti sont inédits en français[15], ainsi il ne sera pas question ici d’en proposer un commentaire détaillé. Il est tout à fait pertinent de voir dans l’élaboration de l’« autonomie du politique » une discontinuité dans le trajet de Tronti, comme le fait, par exemple, Antonio Negri. Mais une telle discontinuité ne consiste pas à abandonner le champ des luttes ouvrières pour s’identifier à celui de la gestion du pouvoir, car Tronti conçoit d’emblée les luttes ouvrières sous l’angle de l’exercice du pouvoir de la part d’un sujet socio-politique qui aurait atteint la plénitude de sa maîtrise de soi. L’idée de l’autonomie du politique est cohérente avec le présupposé qui sous-tend toute l’expérience de classe operaia, à savoir le principe d’un projet politique univoque dont la montée en puissance des conflits au sein des usines serait la condition nécessaire et suffisante.
Le passage à l’autonomie du politique représente en quelque sorte la dénégation, et donc l’aveu déformé, de l’insuffisance de cette condition. Ainsi, la discontinuité consisterait en ceci, que la réflexion de Tronti se développe dorénavant à partir, non pas de l’actualité et de la plénitude de l’irruption ouvrière, mais de la négativité du présent, vue sous la forme de l’absence ou de la perte des conditions de la rupture révolutionnaire : d’abord absence de l’autonomie politique de la classe, ensuite absence de la volonté politique des organisations historiques, absence finalement de la « grande politique » en tant que structure anthropologique que la (post)modernité capitaliste aurait détruite à la fin du 20e siècle suite à la dissolution du mouvement communiste et au triomphe de la démocratie parlementaire manipulée, de la consommation de masse et du divertissement spectaculaire. C’est la racine de l’antimodernité trontienne, que nourrit une fidélité paradoxale, mais non réconciliée, au siècle de la révolution mondiale.
Un long adieu à la révolution ?
Faut-il féliciter Tronti d’avoir « inscrit son long adieu aux grandes illusions et aux luttes flamboyantes de l’édifice politique moderne » (donc au communisme…) pour trouver la voie du salut dans la « sérénité existentielle » et dans le « temps long de la gnose » ?[16] Si tel était l’aboutissement de la trajectoire de Mario Tronti, il faut dire ouvertement qu’on n’aurait affaire qu’à la dérive d’une déception biographique. Sa longue carrière politique au sein du PCI, et du Parti démocratique ensuite, jusqu’à son élection au Sénat de la République italienne, pourrait alors être réduite à une expérience paradigmatique de conservation de l’authenticité intérieure abritée par les rapports de pouvoir existants.
Si cette réduction, qui est en soi possible, reste pourtant en-deçà du parcours de Tronti, c’est dans la mesure où ce dernier ne se sépare jamais entièrement de l’expérience directe du conflit social organisé en tant que critère décisif de la vérité et de la valeur d’une position existentielle. Tronti ne croit pas que la politique du 20e siècle ait été une illusion, et ses choix politiques, univoquement orientés depuis 1967 vers une acceptation essentielle des équilibres politiques à chaque fois dominants au sein de la gauche, sont toujours accompagnés par le rappel de leur insuffisance radicale, voire de leur fausseté. De ce point de vue, il est possible d’interpréter autrement le « gnosticisme » de Tronti.
Qu’est-ce que le gnosticisme (ou la gnose) ? Une matrice de pensée et de spiritualité pour laquelle l’esprit est prisonnier de ce monde, du monde faux, dont la séduction perverse a provoqué chez lui l’oubli de sa provenance réelle, transcendante et supra-mondaine. La « gnose », la connaissance, est le savoir par lequel l’esprit se souvient de son origine et retrouve l’unité avec le totalement Autre d’où il provient. Si chez Tronti le monde du capitalisme triomphant est sans doute une figure de la « vie fausse » dont parlait Adorno, il ne faut pas oublier cependant que, pour le penseur italien, la fausseté du monde ne renvoie pas à la politique, mais au contraire à la dépolitisation, à l’idéologie d’une gestion purement marchande, administrative et communicationnelle des conflits qui structurent la vie des hommes sur la terre. Le monde dans lequel nous vivons est faux, non pas à cause de son impureté terrestre, mais précisément parce qu’il se fantasme en espace pacifié, désincarné, à l’abri de l’excès matériel et tellurique de la lutte des classes. On peut donc parler moins de « gnose » à propos de Tronti que d’usage paradoxal, ou de détournement, des figures associées au rapport gnostique avec le monde. C’est ce que Tronti lui-même avoue : « Face à la misère du langage politique contemporain, je cherche d’autres façons de dire les grandes choses ».[17] Il s’agit de prendre le risque de glisser vers (l’idéologie de) l’inexprimable pour exprimer quelque chose que les mots du présent ne sont plus en mesure de dire. C’est un risque assumé au nom de la dernière figure que prend la centralité de la négativité et de l’absence chez Tronti : la tentative de nommer ce dont notre époque manque cruellement, et qui n’est pas le pathos de la distance à l’égard des réalités profanes du conflit et de la politique, mais au contraire la conscience de la destination entièrement matérielle et terrestre de l’agir humain. Telle me semble être la réponse ultime de Tronti à la conjoncture actuelle et ce, bien que l’ambiguïté et l’incertitude concernant ses dernières positions persistent, parfois au sein d’une seule phrase. On ne citera ici que celle qui conclut l’écrit sur « Politique et destin » et qui, commentant un fragment théologico-politique du jeune Hegel, y lit « la passion et la mort, mais aussi l’attente, l’espoir, la volonté de résurrection d’un esprit révolutionnaire ».[18]
Comment penser cette résurrection d’un « esprit » ? Comme une libération à l’égard de la chair mortelle et du poids de la matière ? Ou bien comme une libération à l’égard de la mort de la chair dans laquelle l’esprit ressuscite ? Autrement dit, et en retrouvant le « nain bossu » du matérialisme révolutionnaire sous les apparences séduisantes de la théologie[19] : comment penser la liberté de l’esprit ? Comme une libération à l’égard de la politique par la recherche du détachement et de la contemplation ? Ou bien comme une distance prise à l’égard de ce qui nous éloigne des « cas sérieux » du conflit de classe ? Il s’agit sans doute d’une question indécidable. Et, comme toute question indécidable, elle demande et appelle une décision.
Notes
[1] Sergio Fontegher Bologna, « Salviamo Tronti dalle grinfie dei salotti buoni », https://centroriformastato.it/strappiamo-tronti-dalle-grinfie-dei-salotti-buoni/
[2] Un bon exemple de cet usage du dernier Tronti est l’article de Gerardo Muñoz « Un aventurier révolutionnaire dans l’interrègne. Mario Tronti (1931-2023) » de paru sur le site Le Grand Continent le 8 août 2023, qui mobilise presque toutes les catégories de la droite « gnostique » : l’élite, la communauté, l’aventurier, le salut intérieur par le retrait contemplatif…Cf. « Un aventurier révolutionnaire dans l’interrègne. Mario Tronti (1931-2023) ». Ce vocabulaire allusif, qui rappelle le kitsch ineffable dont Ernst Jünger est le maître absolu, a circulé en Italie dans les années 1980, lorsque des anciens proches de Tronti, tels que Massimo Cacciari, ont entrepris une légitimation de la « haute » culture de droite afin de l’incorporer à l’aggiornamento de la vision du monde du PCI.
[3] Mario Tronti, De l’esprit libre, Bordeaux, La tempête, 2019.
[4] Mario Tronti, « La rivoluzione copernicana », intervention à la réunion des Quaderni rossi du 27 mai 1963, in L’operaismo degli anni Sessanta, matériaux édités par Giuseppe Trotta et Fabio Milana, Rome, DeriveApprodi, 2008, p. 292.
[5] Ibid., p. 294.
[6] Mario Tronti, « Editoriale di Quaderni rossi – Cronache operaie », 15 luglio 1963, repris dans L’operaismo degli anni Sessanta, op. cit., p. 309. Voir aussi Mario Tronti, « Intervista », ibid., p. 605-606. Le passage de la rupture opérée par les luttes à la constitution du Parti, et ensuite à l’identification entre le PCI et le Parti ouvrier initialement envisagé, se fera par étapes, au fur et à mesure que le groupe de classe operaia reconnaîtra ses limites en tant qu’organisation politique. La solution consistera alors à faire de la plus puissante parmi les organisations de gauche existantes le débouché exclusif et nécessaire de l’intensité des luttes ouvrières.
[7] Pour une analyse détaillée de cet échec, voir Michele Filippini, « Mario Tronti e l’operaismo politico degli anni Sessanta », in Cahiers du GRM, 2, 2011, « La Séquence rouge italienne ».
[8] Mario Tronti, Operai e capitale, Turin, Einaudi, 1966 ; traduction française par Giuseppe Bezza et Yann Moulier, Ouvriers et capital, Genève, Entremonde, 2016 (1ère édition, Paris, Christian Bourgois, 1977).
[9] Je me permets de renvoyer, sur ce point, à Andrea Cavazzini, « La classe contre le peuple. Marxisme et populisme selon l’opéraïsme italien », in Tumultes, n° 40, 1/2013, pp. 259-274.
[10] Dans le Lénine de 1924, Lukács qualifie les soviets de « facteur de puissance [ou de pouvoir] décisif » – entscheidende Machtfaktor. La problématique de Tronti est déjà présente, ainsi que la proximité avec celle de Carl Schmitt centrée sur la « décision » (Entscheidung). Avec cependant une différence essentielle : Lukács ne fonde pas son discours sur les révoltes ou sur l’insubordination ouvrière, mais sur la constitution des soviets en tant que forme d’auto-organisation politique et de contrôle sur la structure économique.
[11] Mario Tronti, « Il partito in fabbrica », in L’operaismo degli anni Sessanta, op. cit., p. 69.
[12] Raniero Panzieri-Vittorio Rieser, « Piano capitalistico e classe operaia », éditorial de Quaderni rossi, 3, 1963, p. 5-6.
[13] Transcription d’une réunion des Quaderni rossi le 17 mars 1963, in L’operaismo degli anni Sessanta, op. cit., pp. 276-277.
[14] Mario Tronti, « La rivoluzione copernicana », op. cit., p. 297.
[15] Voir notamment, M. Tronti, Sull’autonomia del politico, Milan, Feltrinelli, 1977. Le lecteur francophone peut se référer à l’entretien avec Martin Cortès publié dans Contretemps le 12 août 2023 et à Etienne Balibar, Toni Negri et Mario Tronti, Le démon de la politique, Paris, Amsterdam, 2021.
[16] Gerardo Muñoz, « Un aventurier révolutionnaire dans l’interrègne. Mario Tronti (1931-2023) », art. cit.
[17] Mario Tronti, « Politique et destin », in Le Grand Continent, 21 avril 2022.
[18] Ibid.
[19] Cf. Walter Benjamin, Première thèse « Sur le concept d’histoire » (1940), in Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 432 [Note de CT].