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Raewyn Connell est une auteure aujourd’hui discutée de par le monde en études de genre. Le mois dernier, Contretemps publiait un entretien de Connell mené par Mélanie Gourarier, Gianfranco Rebucini et Florian Voros. Ils et elle présentaient le concept de masculinité hégémonique introduit par Connell de la façon suivante : « Ce concept vise à analyser les processus de hiérarchisation, de normalisation et de marginalisation des masculinités, par lesquels certaines catégories d’hommes imposent, à travers un travail sur eux-mêmes et sur les autres, leur domination aux femmes, mais également à d’autres catégories d’hommes. » L’originalité de ce concept, sa méthodologie et ses conséquences politiques sont présentées dans le texte suivant, co-signé par Arthur Vuatoux et Meoin Hagège.

 

A propos de : Raewyn Connell, Masculinities, Cambridge: Polity Press, 1995, 20051.

L’ouvrage de Raewyn Connell, Masculinities, n’a pas passé la barrière quasi-infranchissable de l’Université française et de ses rares espaces institutionnels consacrés aux études de genre. Pourtant, on peut considérer cet ouvrage comme étant incontournable dès lors qu’il est question des normes de genre, de leur imposition et de leur reproduction. En introduisant un concept aussi éclairant que celui de masculinité hégémonique, et en déployant une analyse qui permet de dessiner un espace des masculinités possibles hors de cette hégémonie, Connell livre à la fois des clés d’analyse  stimulantes et des perspectives politiques de lutte contre le sexisme, l’homophobie ou plus généralement contre les formes de domination basées sur un ordre de genre.

Pour ce faire, Connell prête une attention toute particulière à subordonner ses affirmations théoriques à l’épreuve des récits de vie et à une analyse des pratiques. C’est pour cette raison qu’en faisant la généalogie des études sur le masculin, elle insiste sur leurs applications et tente de cerner les domaines où ses concepts auront une forte pertinence. On ne peut donc pas rendre compte de la pensée de Connell sans l’exemplifier, et surtout sans faire référence à la postérité de ses concepts dans des domaines divers, qui viennent en retour éclairer l’ensemble de son analyse des masculinités. Nous tenterons d’en faire état, tout en inscrivant la démarche de l’auteure dans le contexte politique d’un retour du masculinisme, figure repoussoir dont on ne peut que constater les velléités de récupération théorique et politique des réflexions sur les masculinités.

Ainsi, parler des masculinités, c’est dessiner un espace conceptuel complexe, où la recherche n’est jamais loin du politique, où la prétention théorique est contrainte de se confronter aux récits de vie et à l’histoire collective.

 

Genèse et construction d’un objet de recherche

L’œuvre de Raewyn Connell a tendance à déstabiliser ses lecteurs, en ce qu’elle ne permet pas de tracer des généalogies totalement évidentes, et en échappant à toute possibilité de réduction à une « école » de pensée. On peut néanmoins souligner l’importance des nouveaux domaines de recherche ouverts par les sciences sociales à partir des années 1970 et surtout des années 1980. Les gender studies, postcolonial studies et autres champs directement issus de mouvements sociaux et/ou de processus de remise en cause des grands récits historiques ont eu un fort impact sur le parcours universitaire et politique de Connell. La recherche sur les masculinités tirera un profit incontestable des savoirs politiques issus des mouvements féministes et des mouvements gays, ces deux catégories (gays et femmes) ayant produit un savoir sur leur oppression, et sur l’hégémonie qu’elles et ils combattaient.

Mais penser les masculinités impliquait nécessairement un double mouvement préalable d’historicisation des objets d’études envisagés et d’empiricité : produire des récits de vie qui s’incarnent dans une histoire et où divers enjeux s’imbriquent. C’est sans doute grâce à ce parti pris de méthode que Connell a pu envisager, très tôt, l’intérêt qu’il y aurait à renseigner les différentes formes de masculinité et à les contextualiser, afin de pouvoir mettre en évidence les ressorts politiques de l’hégémonie. Parmi les questionnements initiaux, des réalités à la fois banales et auxquelles la recherche donne finalement peu de réponses. Par exemple, comment les sociétés européennes et américaines, sous couvert d’une mise en œuvre de l’égalité femmes-hommes dans le travail, parviennent-elles à conserver de manière si puissante les privilèges masculins (salaires plus élevés, places réservées à partir d’un certain niveau de décision, etc.) ?

Pour appréhender de telles réalités, Connell insiste dans la première partie de Masculinities sur la nécessité de s’attacher aux pratiques qui produisent les masculinités : ces pratiques sont d’abord des pratiques culturelles, au sens où elles se construisent sur un édifice normatif et un contexte donnés, et au sens où l’on doit toujours appréhender un modèle de masculinité en le rapportant à d’autres modèles et à d’autres normes (notamment celles du féminin), qui coexistent et sont socialement hiérarchisés. Elle définit les masculinités comme « des configurations de pratiques structurées par des rapports de genre » (p. 44), en insistant sur le fait que ces pratiques doivent être envisagées d’abord dans leur aspect corporel. Dans le chapitre qu’elle consacre à cette question, Connell montre comment ces corps ont été produits à travers des conflits disciplinaires et épistémologiques forts, entre un essentialisme socio-biologique tentant de faire valoir la prédominance des déterminants biologiques sur la construction d’un rapport au monde masculin et féminin, et un constructivisme parfois trop abstrait car enfermé dans des métaphores peu explicites (le corps comme « surface d’inscription » ou comme « paysage à construire », p. 50).

En répondant à la « ficelle » méthodologique d’Howard Becker, selon laquelle les sociologues devraient davantage « voir les gens comme des activités »2, Connell montre la nécessité de penser les corps comme « objets et agents » de pratiques au sein desquels ces mêmes corps sont ensuite définis et normés (p. 61). Sur cette base, on peut envisager une nouvelle grille de lecture des masculinités, envisagées à travers des pratiques impliquant tant le corps comme matérialité que comme signifiant culturel et symbolique. Ces pratiques, ou « pratiques bio-réflexives » (body-reflexive practices, p.64), pour reprendre l’expression de l’auteure, se définissent alors comme « impliquant les relations sociales et le symbolisme ; elles peuvent très bien impliquer des institutions sociales de grande échelle. Des formes particulières de masculinité se constituent dans leurs réseaux comme des corps significatifs et des significations incorporées » (p. 64). Ce parti pris méthodologique se traduit chez Connell par des études de cas rapportées à des contextes sociaux plus larges. Avant d’évoquer ces études de cas, il faut comprendre la manière dont l’auteure envisage l’organisation sociale des masculinités et leurs hiérarchies.

En effet, Connell consacre un chapitre de Masculinities à établir une typologie des masculinités ainsi qu’un cadre d’analyse général pour appréhender l’ordre de genre. Les masculinités, à l’instar du genre, sont prises dans l’histoire tout autant qu’elles la produisent, ce qui implique que des formes dominantes puissent être concurrencées ou remplacées par d’autres formes de masculinités, jusqu’alors subalternes : c’est ainsi que Connell en arrive proposer une typologie des masculinités à partir des situations qu’elle a pu observer empiriquement. Les quatres formes principales de masculinités qui se dégagent des recherches de Connell sont les suivantes : une « masculinité hégémonique », qu’elle définit comme « la configuration des pratiques de genre qui incarne la solution socialement acceptée au problème de la légitimité du patriarcat, et qui garantit (ou qui est utilisée pour garantir) la position dominante des hommes et la subordination des femmes » (p. 77). Face à cette forme dominante de masculinité, qui constitue souvent le sous-texte sexué du pouvoir, on peut situer des formes de masculinités connexes, qu’elles soient « complices » (lorsque des hommes participent ou légitiment la masculinité hégémonique, sans toutefois en bénéficier ou la réaliser pleinement), « subordonnées » (à l’instar des masculinités homosexuelles, qui sont culturellement exclues de la masculinité hégémonique en tant que figure repoussoir, et se construisent donc en arrière-plan de la masculinité hégémonique) ou « marginalisées » (soumises à l’emprise de la masculinité hégémonique).

Cependant, il ne faut pas se méprendre sur la nature de cette typologie, qui comme le précise Connell « désigne non pas des traits de caractères fixes mais bien des configurations de pratiques, émergeant dans des situations particulières et dans une structure de rapports sociaux changeante » (p. 81) : c’est d’ailleurs parce que ces catégories sont fluctuantes et historiquement situées qu’elles ont un intérêt politique. Cet intérêt politique réside dans la capacité de certaines configurations de masculinités à remettre en cause la légitimité de l’hégémonie et de promouvoir d’autres horizons politiques qui ne seraient pas basés sur la subordination d’individus désignés par leurs manières d’être des hommes ou des femmes, par leur orientation sexuelle ou plus généralement par le pouvoir qu’elles et ils acquièrent au sein de l’ordre de genre. En somme, Connell établit une cartographie des masculinités tout en en montrant les complexités et les éventuelles transformations. La production d’un savoir sur les masculinités constitue donc le préalable à une politique des masculinités dégagée du spectre du masculinisme, qui sous couvert d’un intérêt renouvelé pour le masculin, conduit en réalité à une défense des hommes et de leur hégémonie.

 

De l’hégémonie, et de la manière de l’appréhender empiriquement

La masculinité hégémonique est toujours l’expression hégémonique de la masculinité dans un contexte précis : elle est la stratégie qui permet à un moment donné et en un lieu donné aux hommes et aux institutions qu’ils représentent d’asseoir leur domination. Parfois, ses fondements sont remis en cause, par exemple suite à l’effondrement d’un système politique ou économique, mais elle ne disparaît pas, simplement remplacée par de nouvelles formes d’hégémonie reprenant à nouveaux frais les mêmes ressorts de pouvoir. Les « masculinités d’empire » – celles des grands ports européens de la modernité – ont peut-être disparues avec la fin du capitalisme marchand en Europe (p. 187), mais l’hégémonie de groupes d’hommes possédants une grande partie des richesses produites dans les économies européennes demeure dans les mêmes lieux et presque dans les mêmes conditions avec le capitalisme financier.

Si l’on suit, d’ailleurs, les éléments d’histoire des masculinités proposés par Connell, des transformations importantes sont intervenues à partir du XIXe siècle, où la base politique et sociale de l’hégémonie s’est fissurée et a laissé place à l’expression plus visible de nouvelles formes de masculinités. En effet, l’auteure considère que la masculinité hégémonique, dans ses traits permanents et tels qu’on les connaît aujourd’hui (possession légitime des pouvoirs économique et symbolique, conjonction d’un pouvoir individuel et d’institutions qui le supportent, autorité, présence massive dans les domaines politique, militaire et commercial), est née à la Renaissance en Europe. Plusieurs éléments concourent alors à fixer cette masculinité hégémonique : la sécularisation de la sexualité et son pendant répressif, l’hétérosexualité obligatoire ; la colonisation avec, en creux, la figure du conquistador ; la croissance des villes et du capitalisme d’empire ; et, enfin, les guerres qui traversent notamment les XVIe et XVIIe siècles (p. 186-188). Mais à cette période de solidification d’une masculinité hégémonique dans divers domaines de la vie sociale ont succédé les mutations progressives du monde moderne au XIXe siècle, amenant avec elles des remises en causes de l’ordre de genre : remise en cause des fondements politiques de l’empire, remise en cause de la logique genrée d’accumulation des richesses, et enfin remise en cause du pouvoir des hommes par les femmes (p. 191). Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’homosexualité comme figure repoussoir des normes sociales acceptables apparaît au XIXe siècle, ainsi que le concept d’hétérosexualité.

Connell met en avant une modification majeure dans les hiérarchies de genre au cours des dernières décennies. Malgré une domination toujours bien présente des hommes sur les femmes, et malgré des formes d’hégémonie toujours renouvelées, les hommes n’apparaissent plus comme un groupe homogène mais comme une catégorie profondément fragmentée. La masculinité hégémonique comme expression homogène des intérêts des hommes dominants laisse alors place à une « variété des masculinités » (p. 203) qui ne doit cependant pas faire oublier certains intérêts communs des hommes, défendus de différentes manières selon les places qu’ils occupent.

 

Huit hommes, tous gays, âgés de vingt à cinquante ans environ, et aux positions sociales très diverses : l’un travaille dans la finance, un autre est manager, un autre encore chauffeur de poids lourds. C’est de cette réalité-là que part Connell pour évoquer la complexité des masculinités contemporaines dans l’un des chapitres de Masculinities.

La manière dont ces hommes se sont « engagés » dans l’homosexualité est elle-aussi complexe. Tous sont issus de familles hétérosexuelles, avec une division des tâches et un ordre de genre traditionnels. Ils ont grandi dans une conception naturalisée de la différence des sexes, « reçurent l’éducation sexuelle informelle sexiste habituelle, et furent confrontés aux dichotomies de genre qui imprègnent la vie scolaire » (p. 146).

À leur manière, ils furent tous à un moment ou à un autre des représentants de la masculinité hégémonique : enfants, certains furent mêlés à des activités délinquantes, jouèrent au football ou apprirent à se battre ; adultes, leurs professions en ont parfois fait des relais de l’hégémonie : Dean Carrigton est chauffeur de poids lourds et définit la masculinité par le fait d’avoir un rôle actif dans la sexualité (p. 146). Adolescents, certains ont manifestés une « personnalité hyper-masculine », comme Jonathan Hampden, jeune homme bagarreur en opposition aux règles scolaires, quand d’autres choisirent une attitude « outrageusement non-masculine » (p. 147), à l’image de Damien Outhwaite, qui migra de sa campagne natale à une grande ville en se colorant les cheveux et en se mettant à porter des jeans de hipster (p. 147), ou encore comme Mark Richards, adolescent rebelle et incontrôlable, qui devint infirmier.

Les vies de ces hommes illustrent donc autant de manières de composer avec la masculinité hégémonique. Les récits montrent que celle-ci est toujours présente, soit au cœur des processus de socialisation, soit comme une attitude partiellement adoptée, quelques fois assumée ou rejetée.

Ainsi, même derrière une préférence sexuelle en contradiction avec les normes de la masculinité hégémonique, qui interdisent le choix d’un partenaire de même sexe, des convergences inattendues se dessinent : on le voit par exemple dans les propos de certains des hommes interrogés par Connell, qui présentent les manières d’être féminines de certains gays comme un problème. Ces représentations présentes chez les gays confortent l’idée d’une complexité des masculinités en jeu à l’époque contemporaine : on peut tout à la fois subvertir en profondeur l’ordre de genre et les interdits de l’hétérosexualité obligatoire tout en relayant l’idéologie de la masculinité hégémonique. C’est d’ailleurs ainsi que Connell fait émerger le paradoxe de certains positionnements des hommes gays : le simple fait d’appartenir à la communauté homosexuelle les exclut de la masculinité hégémonique, et leur sexualité porte en elle une forme de subversion de ce point de vue. Mais, dans un même temps, ces hommes véhiculent des représentations fortement ancrées dans la pensée hégémonique, et leurs vies professionnelles et intimes reproduisent parfois des rapports de pouvoir inégaux qui relèvent de la domination masculine la plus classique3.

Si, comme le remarque ironiquement Connell, les hommes qu’elle interroge ne constituent pas l’avant-garde de la révolution en matière de politique du genre (p. 162), leur position sociale est en tant que telle la source d’une remise en cause de l’hégémonie. Par ailleurs, à l’intérieur-même de ce groupe d’hommes, une ligne de partage se fait jour à travers le rapport qu’ils entretiennent avec les femmes et le féminisme. Pour Connell, la solidarité – ou non – des gays avec le féminisme est un critère de plus ou moins grande distance par rapport à la masculinité hégémonique (p. 161). Sans considération politique pour le féminisme, les gays peuvent apparaître comme la face cachée, voire revendiquée, du sexisme. En revanche, l’alliance avec les femmes (et on verra plus loin la mise en avant des politiques d’alliance par Connell), qui semble se généraliser notamment chez les plus jeunes de ses enquêtés, est le signe d’un changement important qui n’est pas sans répercussion sur les manières d’être de ces hommes : promotion d’une forme de réciprocité sexuelle héritée du féminisme, prise en compte des inégalités professionnelles vécues par les femmes, construction de nouvelles formes de relation. Cette perspective n’est d’ailleurs pas sans rappeler les quelques pages consacrées à cette question par Michel Foucault, qui considérait que l’aspect le plus novateur et sans doute le plus subversif de l’homosexualité ne se situait pas dans des actes sexuels proscrits, mais bien plutôt dans de nouvelles formes de sociabilité (notamment entre hommes et femmes) inconnues du modèle dominant de l’hétérosexualité obligatoire4.

 

Ces récits de vie d’hommes gays répondent dans Masculinities à d’autres récits illustrant d’autres formes de masculinités. Avec une grande finesse descriptive, Connell rend compte de la masculinité marginalisée à travers le récit d’hommes des milieux populaires confrontés au chômage de masse des années 1970, avant de s’intéresser aux transformations de la masculinité chez des hommes mêlés au féminisme, notamment dans les mouvements environnementalistes qui naissent à la même époque. Enfin, elle illustre la complexité des liens entre masculinité complice et masculinité hégémonique par des récits de vie d’hommes évoluant dans les classes les plus favorisées. Elle décrit alors des situations dans lesquelles les anciennes marques de prestige social sont moins opérantes, provoquant une refonte de l’affirmation hégémonique. Ces situations illustrent la subtilité avec laquelle les masculinités doivent être envisagées, et interdisent toute facilité théorique qui viserait à homogénéiser l’hégémonie, ses complicités ou ses résistances. En mettant en avant les fissures de la masculinité hégémonique, la production de ces récits de vie prend une tournure « qui pourrait être stratégique » (p. 92), au sens où ces récits dépeignent des possibilités de transformation des structures de l’hégémonie, des possibilités d’alliance entre des groupes partageant des attentes politiques communes et un même rejet de l’hégémonie.

 

Perspectives politiques, ou comment éviter le spectre du masculinisme

Les dernières pages de Masculinities examinent les pistes politiques ouvertes par l’étude des masculinités. Connell développe alors plusieurs éléments de réflexion et une question centrale : qu’est-ce qui pourrait constituer les ressorts d’une politique qui viserait à supplanter la masculinité hégémonique et à transformer les mécanismes de reproduction des attentes de genre imposées par la culture et les pratiques hétéronormatives ?

Connell pointe d’abord les dérives bien connues des « politiques des hommes », ou politiques au nom des hommes, dont les thérapies de restauration de la masculinité ou le lobby des armes aux États-Unis sont les expressions les plus caricaturales. Dans le contexte francophone, on pourrait évoquer les idéologies masculinistes, plus ou moins bien organisées, qui donnent lieu à des formations politiques telles que SOS Papa5 ou à des événements aussi tragiques que la tuerie de l’École Polytechnique de Montréal en 1989, lorsque Marc Lépine, un homme armé s’introduisit dans l’école, sépara les hommes des femmes avant de tuer les secondes, au prétexte qu’elles étaient « une gang de féministes ».

Quelles sont donc, dans ce cadre, les conditions de possibilité d’une politique des masculinités qui ne soit pas une politique masculiniste, ou qui soit, pour reprendre l’expression de Connell, une « politique de sortie » de la masculinité hégémonique ? Pour l’élaboration de ces politiques, le risque est d’autant plus grand que même parmi des mouvements visant a priori à déconstruire les privilèges masculins, les objectifs de départ se sont trop souvent transformés en une reproduction des schèmes de l’hégémonie. Dès lors, quelles pistes reste-t-il encore à explorer ?

Connell met en avant deux perspectives politiques. D’une part, l’idée d’une stratégie de « dégenrement » (degendering), et d’autre part l’idée de politiques basées sur les alliances au-delà des seules politiques du genre.

L’idée d’une stratégie de dégenrement est de ne plus simplement penser pour les hommes une forme de « désincorporation » (desimbodiment) qui serait une manière d’abandonner un ethos viriliste ou sexiste, mais plutôt une « reincorporation » (reimbodiment)visant à « la recherche de différentes manières d’utiliser, de sentir et de montrer les corps masculins » (p. 233). Pour Connell, cette possibilité stratégique dérive du constat d’une domination masculine basée sur la différence des sexes, différence non au sens logique mais au sens d’une « suprématie intime » qui est en même temps une suprématie culturelle (p. 231). Si l’idée d’une stratégie de dégenrement peut sembler par trop « théorique », il suffit d’en donner quelques exemples pour se convaincre de sa simplicité : « les body-builders peuvent travailler dans des jardins d’enfants, les lesbiennes porter des vestes en cuir et les petits garçons apprendre à cuisiner ». L’idée n’est pas nouvelle, certes, mais la nécessité d’en faire une stratégie politique de grande échelle l’est, tant aujourd’hui qu’en 1995, lors de la première parution de l’ouvrage.

Seconde stratégie politique, l’idée d’un développement des alliances en dehors des politiques du genre, notamment avec les mouvements sociaux de manière générale, et plus spécifiquement avec les mouvements post-coloniaux ou environnementalistes (dont les alliances avec le féminisme sont déjà partiellement constituées). Un certain nombre d’intérêts et de finalités politiques sont communs à ces mouvements, notamment l’idée de mettre fin à des formes d’hégémonie oppressives, l’idée d’une démocratisation de la parole légitime ou celle de démocratie horizontale.

On pourrait évidemment prôner la méfiance, et opposer à cette stratégie son « impureté », ou l’impossibilité de composer avec des mouvements qui n’auraient pas fondé leur engagement sur une refonte radicale de l’ordre de genre. Or, ce serait là pour Connell une erreur et une vision idéologique de la politique. Connell invite à un pragmatisme qu’elle oppose à l’idée de « pureté révolutionnaire », qui mène selon elle à des chasses aux sorcières potentiellement oppressives, à l’image des mouvements féministes anti-pornographie aux États-Unis. Ainsi, « l’enjeu stratégique est de générer des pressions qui se cumuleront en induisant la transformation de la structure toute entière ; la mutation structurelle est la fin du processus, pas son commencement » (p. 238). Il faut donc, pour envisager des politiques d’alliance, se défaire de l’idée que tout changement implique une révolution préalable, et que la structure de la société, fondamentalement hétérosexiste, serait à détruire avant d’envisager toute action politique. Là encore, à travers cette vigilance envers les idéologies de « libération » ou de pureté révolutionnaire, Connell est très foucaldienne. L’auteur de l’Histoire de la sexualité terminait en effet son premier tome par une remarque sur « l’austère monarchie du sexe » issue de la « libération sexuelle » des derniers siècles, il incitait à en voir l’aspect oppressif : la nécessité de dire sa sexualité, de l’exposer, de la connaître à tout prix, sans quoi l’on risquerait de passer pour anormal ou réactionnaire. Et Foucault concluait : « ironie de ce dispositif : il nous fait croire qu’il y va de notre ‘libération’ »6. La réforme des masculinités ne passera donc pas par une « libération » des masculinités opprimées par l’hégémonie et l’ordre de genre. Elle passera par des pratiques de visibilisation des masculinités non-hégémoniques et par des alliances politiques pragmatiques et créatives.

 

La constitution de domaines de recherche aux prises avec les masculinités

Depuis 1998, nombreux ont été les travaux qui ont mobilisé le terme de « masculinities », s’appuyant sur une référence à R.W. Connell, mais avec des mésusages du concept tel qu’il a pu être présenté ici. Ces mésusages trahissent une acception descriptive et comportementaliste de l’idée de masculinité, qui perd toute allusion au contexte et à la dimension négociée des masculinities. On retrouve par exemple, des masculinités transformées en indicateur de comportement de soin genré dans des recherches en psychologie, ou en santé publique7. En France, les études sur les hommes et la masculinité tardent, les recherches les plus visibles sur les hommes s’installant dans une impasse masculiniste avec les travaux de Daniel Welzer-Lang8.

Heureusement, d’autres suivent la voie plus productive de l’approfondissement de l’étude des configurations de pratiques qui font le genre masculin. On remarque notamment des travaux français sur les hommes en situation précaires et sur les jeunes hommes au XIXe siècle9. La littérature internationale et anglophone est ici aussi plus féconde. Dans le domaine des études sur la sexualité par exemple, le concept de masculinité est mobilisé de manière particulièrement fertile dans une ethnographie sur les hommes polyamoureux10, où l’auteure montre de manière convaincante que peuvent s’agencer plusieurs masculinités concomitantes et contextuelles.

La travail de Messerschmidt sur le monde carcéral est un exemple d’ethnographie riche, qui mobilise les concepts de masculinités hégémonique et subordonnée. Il éclaire les configurations de pratiques genrées dans un monde quasi-exclusivement masculin et montre clairement comment se négocient et se situent les pratiques sociales des détenus. Ici, le corps a une place prédominante, s’imbriquant dans la production et la reproduction des rapports sociaux de genre entre les hommes. Dans ce milieu d’hommes, la figure féminine garde une place centrale, mobilisée pour catégoriser les détenus dominés, socialement et sexuellement.

En ce qui concerne la recherche appliquée à l’action publique et politique, les ethnographies sur les masculinités ont donné lieu à des travaux dans les domaines de l’éducation, de la santé publique, de la prévention de la violence, de la paternité et du counseling. Dans le cas de l’éducation, les travaux de Robert Morrell sont particulièrement féconds dans leur exploration des pratiques masculines en Afrique du Sud et la socialisation des garçons. Morrell aborde aussi la question de l’épidémie de VIH/sida, prégnante en Afrique du Sud, et la diversité des acceptions masculines du risque et du silence dans l’éducation à la santé des jeunes à l’école. Ses travaux et l’engagement de Connell dans le débat sur les masculinités hégémoniques, la globalisation et le changement social, ont aussi contribué aux études sur le « développement ». Leur influence est particulièrement visible dans les retombées d’événements comme les conférences de Dakar (2000) ou de Rio (2004) qui réfléchissent notamment à des actions de santé publique fondées sur une réflexion en termes de rapports de genre.

Enfin, il serait difficile de conclure cette recension sans évoquer l’ouvrage de Sofia Aboim, Plural Masculinities, qui propose une solution au problème de l’ancrage épistémologique du concept de masculinité hégémonique. Aboim prolonge la déconstruction amorcée par Connell en mettant en avant les cumuls et juxtapositions de masculinités chez les individus. En pointant le matérialisme parfois trop « rigide » de Connell, qui aurait tendance à homogénéiser les masculinités et à les réifier en en faisant un attribut des seuls hommes11, Aboim rapproche la réflexion sur les masculinités de la pensée queer. Penser les masculinités et l’hégémonie, c’est donc d’abord penser une configuration de pratiques où s’impose une forme de domination masculine, tant sur les femmes que sur des masculinités disqualifiées, mais cette domination, par ses ambiguïtés et sa résistance au changement, peut traverser les individus et les rendre véritablement « pluriels » et confus. D’où, peut-être, le contre-sens courant sur une « crise de la virilité » ou « crise de la masculinité » : il n’y aura pas de crise tant que la masculinité hégémonique dominera, et se répétera y compris chez des hommes en déprise par rapport à elle. Le chemin est encore long pour défaire les structures de l’hégémonie et renverser les hiérarchies de genre.

 

Illustration: Vuk Palibrk (Pancevo, Serbie). 

 

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1 Les extraits cités dans cet article sont traduits par les auteur-e-s. Une traduction des travaux de Raewyn Connell est en projet aux éditions Amsterdam.
2 Howard Becker, Les ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales. Paris : La Découverte, 2002.
3 On pourrait d’ailleurs rapprocher ces éléments de réflexion des articles consacrés, dans les précédents numéros, à l’homonationalisme, qui désigne la manière dont certains gays véhiculent une idéologie nationaliste et raciste sous couvert de leur sexualité, autodésignée comme étant en soi synonyme de progrès social L’hégémonie occidentale blanche/nationaliste et l’hégémonie masculine se rejoignent alors, tout en étant invisibilisées par l’appartenance à une minorité sexuelle. Dans un autre registre, plus polémique, Joseph Massad parle d’ « Internationale gay » pour désigner les stratégies d’imposition de l’identité gay hors des frontières européennes/américaines, en parallèle d’un projet politique de mondialisation et d’uniformisation impérialiste. On lira notamment l’article de Clémence Garrot et Oury Goldman, « Homonationalisme et impérialisme sexuel » (Revue des livres, n°1, 2011) ou l’entretien avec Joseph Massad, « L’empire de la sexualité, ou Peut-on ne pas être homosexuel (ou hétérosexuel) ? » (Revue des livres, n°9, 2013).
4 Michel Foucault, « De l’amitié comme mode de vie », in : Dits et écrits II (n°293). Paris : Gallimard, 1981, 2001.
5 SOS Papa est une association qui défend des pères prétendument floués par la justice dans le cadre des divorces, en les opposant à des femmes qui seraient systématiquement favorisées par l’autorité judiciaire dans le choix du lieu de vie du ou des enfant(s). Cette association, dont la rhétorique cible directement ou indirectement les « privilèges féminins », se fonde notamment sur le chiffre de 80 % de résidences accordées aux mères, en oubliant de rappeler que seuls 30 % des pères demandent effectivement cette résidence pour leur enfant. Voir notamment Brunet et al., « Etude sociologique sur la résidence en alternance des enfants de parents séparés », CNAF, Dossier d’étude numéro 109, 2008.
6 Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome 1 : la volonté de savoir, Paris : Gallimard, 1976, 1994.
7 Mroz et al. (2013) « Masculinities and patient perspectives of communication about active surveillance for prostate cancer » Health Psychology, 32(1) : 89 ; Botorff et al. (2010) « Tobacco use patterns in traditional and shared parenting families: a gender perspective » BMC Public Health, 10:239.
8 Welzer-Lang et al. (2011) « Masculinités. Etat des lieux » Paris : Eres.
9 Jamoulle, (2008) « Des hommes sur le fil. La construction de l’identité masculine en milieux précaires » Paris : La Découverte, coll. « La Découverte/Poche » ; Sohn (2009) « Sois un Homme !  La construction de la masculinité au XIXe siècle » Paris : Seuil.
10 Sheff (2006) « Polyhegemonic masculinities » Sexualities, 9:621.
11 Signalons également les travaux essentiels de Judith Halberstam sur les female masculinities.