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Dans La Palestine des ONG (La Fabrique, 2015), dont on pourra lire l’introduction ici, Julien Salingue approfondit l’étude du « processus de paix », conçu non comme une « étape vers la fin de l’occupation » mais comme une « reconfiguration de l’occupation ». A travers la question des ONG, c’est l’évolution du mouvement national palestinien qu’il rend visible, en particulier l’intégration – par cooptation – de pans entiers de ce mouvement aux structures de l’occupation.

Cet entretien a été réalisé par Thomas Vescovi pour le site de l’Association France Palestine Solidarité (AFPS).

 

Le titre peut laisser croire que tu étudies le rapport entretenu par les organisations du mouvement de solidarité avec la Palestine, en fait tu parles des ONG présentes en Palestine. C’est bien ça ? Peux-tu expliquer ce que tu entends par « Palestine des ONG » ?

Le titre « La Palestine des ONG » est volontairement ambigu. On pourrait effectivement penser qu’il s’agit d’étudier la manière dont les ONG, et notamment les grandes ONG internationales, « voient » la Palestine, ou comment elles la traitent. Mais il s’agit en réalité d’étudier le terrain palestinien lui-même, à la lumière des mutations survenues, au cours des 25 dernières années, au sein des ONG palestiniennes. Ces ONG sont ainsi au cœur de l’ouvrage, mais elles sont avant tout considérées comme un exemple, voire un symptôme, des dynamiques à l’œuvre dans les territoires occupés et dans le champ politique palestinien depuis le tournant des années 1990 et l’entrée dans le « processus de paix ».

Je reprends à mon compte l’idée développée par plusieurs chercheurs, notamment palestiniens, selon laquelle on a assisté à une « ONGisation » de la vie politique palestinienne, entendue comme un processus par lequel des questions d’intérêt collectif, « national », ont peu à peu été transformées en « projets », locaux et ciblés, nécessitant des financements internationaux. En d’autres termes, il s’agit de questionner la façon dont, progressivement, les Palestiniens sont passés du statut de « peuple avec des droits » à celui d’« individus avec des besoins ».

Et pour ce faire, l’étude des trajectoires des ONG palestiniennes me semble particulièrement éclairante. C’est à la fin des années 1970 et au début des années 1980 que se développent les structures qui deviendront, après les Accords d’Oslo, les « ONG ». À l’époque, elles ne se définissent pas comme telles, et pour cause : il n’y a pas de gouvernement palestinien ! Dans le domaine médical, sur le terrain agricole, ou encore sur les questions féminines et féministes, des « comités » et des « associations » se développent, notamment à l’initiative des forces de gauche, qui se fixent un double objectif : pallier les difficultés dans des domaines spécifiques et construire la libération nationale.

Il y a donc une dialectique entre le local et le global, entre les besoins spécifiques et les droits nationaux. C’est ainsi que les associations de femmes vont, par exemple, impulser le développement des structures collectives de garde d’enfants, avec l’idée qu’il ne s’agit pas seulement de « venir en aide » à des femmes surchargées par les tâches domestiques, mais aussi de leur permettre de sortir de leur domicile et d’avoir du temps à consacrer à la lutte nationaliste. Dans le domaine médical, il s’agit de ne pas considérer la médecine comme uniquement curative, mais comme un outil de lutte contre l’occupation : on multiplie les formations aux premiers soins, on distribue des kits de premier secours, qui sont notamment destinés à renforcer les mécanismes de solidarité collective face à la répression israélienne.

C’est une logique d’empowerment (renforcement du pouvoir d’agir) qui domine à l’époque : il ne s’agit pas simplement de proposer de l’aide, ou des services, à la population, mais de développer des structures et des dynamiques, à la base, qui favorise l’activité auto-organisée contre l’occupation. Ces structures vont jouer un rôle essentiel dans l’Intifada de 1987, qu’il s’agisse d’organiser l’autosuffisance alimentaire ou médicale, ou encore de développer un réseau d’éducation et d’instruction parallèle après la fermeture de nombre d’établissements scolaires par les autorités israéliennes.

Avec l’entrée dans le « processus de paix », un bouleversement s’opère : l’appréhension dominante est que nous ne sommes plus dans une phase de conflit, mais dans une phase « post-conflit ». Il ne s’agit donc plus de construire la conscience et la résistance collectives, mais de « préparer la paix et l’indépendance ». Or, préparer la paix est très différent, qualitativement, de la lutte contre l’occupation. On voit ainsi se multiplier les projets autour de la citoyenneté, les projets de « développement économique », ou encore les projets « conjoints » israélo-palestiniens. Ce sont ces projets qui ont la faveur des bailleurs de fonds qui s’imposent avec l’entrée dans le « processus de paix », à savoir l’Union européenne et les Etats-Unis, qui financent largement les ONG à la condition que leurs activités s’inscrivent dans l’esprit d’Oslo. Cette question des financements n’est pas anodine, les parrains d’Oslo ne sont pas des philanthropes, ils ont des objectifs politiques : dans le cas des ONG, il s’agit d’imposer peu à peu une séparation entre le social et le politique, une déconnexion entre le court et le long terme, en d’autres termes une bifurcation entre des projets ciblés et sectorisés et l’objectif de la libération collective. Il n’est dès lors guère surprenant de voir émerger, dans les années 1990 et 2000, des centaines de « nouvelles » ONG, sans passé militant, spécialisées dans les projets valorisés par le « processus de paix » et ses parrains : elles représentent aujourd’hui environ les 2/3 des ONG en Palestine.

 

Après avoir étudié le processus de paix débuté à Oslo, tu reviens avec cette nouvelle étude. Quelle est la transition avec tes anciens travaux ?

Mon travail sur les ONG est une nouvelle étape dans l’étude du « processus de paix ». J’avais évoqué les ONG dans mon précédent livre (La Palestine d’Oslo, 2014), mais plutôt sous l’angle de leurs relations avec l’Autorité palestinienne (AP). Il s’agit ici de prolonger ce travail, mais en modifiant le point de vue – qui n’est rien d’autre, comme le soulignait Bourdieu, que le point depuis lequel on voit. En « regardant » les ONG, c’est le mouvement national palestinien que l’on observe, puisqu’elles s’en revendiquaient dans les années 1970 et 1980. Comme je le disais, les ONG sont un symptôme de profondes mutations de la question palestinienne : des structures militantes, inscrites dans le champ de la libération, se sont peu à peu transformées en prestataires de services intégrés à la nouvelle architecture de l’occupation.

Car il s’agit bien d’observer les mutations de l’occupation et leurs conséquences sur la scène palestinienne. Oslo n’a pas été une étape vers la fin de l’occupation, mais une reconfiguration de l’occupation, avec le « redéploiement » (et non le retrait) de l’armée israélienne et la mise en place d’une structure politico-administrative autochtone, l’AP, intégrée (économiquement et territorialement) au sein du dispositif de l’occupation. Et pendant ce temps, l’occupation et la colonisation se sont étendues et renforcées, avec un État d’Israël qui pouvait prétendre que l’on allait tout de même vers la paix puisqu’un « processus » était en cours. Dans un tel cadre, la lutte contre l’occupation était considérée comme une lutte contre la paix, et les parrains d’Oslo ont voulu imposer aux Palestiniens de choisir.

Avec une certaine réussite, malheureusement. Au sein des ONG, il y a eu des résistances, et il y en a encore aujourd’hui dans certaines structures. Mais la logique d’ensemble a été celle d’une adaptation à la « nouvelle réalité », et donc d’un désengagement des politiques d’empowerment et de construction du rapport de forces collectif contre l’occupation. Pour paraphraser Mao (et oui !), on s’est mis à donner du poisson aux gens alors qu’auparavant on leur apprenait à pêcher. Plusieurs grosses ONG sont ainsi devenues des quasi-ministères, certains dirigeants d’ONG sont même devenus ministres, nombre d’ONG ont servi à pallier les faiblesses structurelles de l’AP : une confusion des genres qui n’est pas allée sans rivalités, mais qui est révélatrice d’un phénomène global, à savoir la substitution, à la lutte contre l’occupation, de la prestation de service malgré l’occupation.

C’est finalement cela qui est au cœur de l’ouvrage : la cooptation progressive, parfois à leur corps défendant, de secteurs entiers du mouvement de libération, au sein d’un dispositif global structurellement contradictoire avec la libération. Certaines ONG palestiniennes bien connues continuent d’avoir un discours en apparence très radical contre Israël : mais quand on regarde de près leurs projets et leurs financements, on se rend compte qu’ils sont parfaitement adaptés, et donc intégrés, à la « nouvelle occupation » post-Oslo. En ce sens, la déconnexion d’avec la libération nationale est complète : difficile d’imaginer que l’on puisse lutter contre l’occupation en acceptant les contraintes fixées par la puissance occupante et par ses alliés…

Il n’est dès lors guère surprenant de constater qu’un changement sociologique s’est opéré au sein des ONG, qui participe de l’adaptation à la nouvelle réalité. Alors que dans les années 1970 et 1980, c’est le capital militant qui était valorisé, l’heure est désormais à la « professionnalisation », la « technicisation », la « transparence », la « bonne gouvernance », etc. Le salariat suppléant le bénévolat (on estime qu’il y a aujourd’hui plus de 20.000 salariés dans les ONG, soit 10 fois plus qu’il y a 30 ans !), les ONG ont progressivement été investies par des acteurs palestiniens avant tout désireux de valoriser leurs compétences individuelles : maîtrise des langues étrangères et de la communication, capacité à lever des fonds à l’étranger en présentant des « projets » attirant l’attention des bailleurs de fonds, acquisition des méthodes de « management », etc.

On peut d’ailleurs noter que l’on a constaté les mêmes phénomènes au sein de l’Autorité palestinienne, avec la montée en puissance des technocrates et des gestionnaires au détriment des cadres politiques, avec le cas emblématique de Salam Fayyad, ancien haut fonctionnaire à la Banque Mondiale et au FMI, et premier Ministre à Ramallah pendant 7 ans. Dans les ONG comme ailleurs, la professionnalisation est donc allée de pair avec une dépolitisation des équipes dirigeantes et des personnels, et donc une marginalisation des militants. Quand bien même certains d’entre eux continuent d’être investis dans le secteur des ONG, ils n’ont aucune illusion quant à l’utilité, à l’échelle de la lutte de libération, de ces dernières : sauf exception, elle est proche de zéro.

 

Tu emploies le terme de « collaboration », et nous savons à quoi il peut faire référence dans nos imaginaires collectifs. Qu’entends-tu par là ?

Oui, encore un terme « choc » ! Mais attention, le sous-titre de mon livre est explicite : « Entre résistance et collaboration ». J’ai choisi de mettre en avant ce mot pour deux raisons principales. La première, comme je l’explique dans l’introduction du livre, c’est qu’il y a une vision romancée, voire romantique, du « peuple palestinien », notamment dans certains secteurs du mouvement de solidarité : le peuple palestinien serait un peuple uni, voire homogène, dans sa lutte contre l’occupation. Or les choses sont évidemment beaucoup plus complexes ! En Palestine, tout le monde ne résiste pas, loin de là ! Et il y a de vrais, d’authentiques collaborateurs, qu’il s’agisse de ceux qui sont sujets à des pressions ou des chantages de l’armée israélienne, ou de ceux qui, et c’est évidemment le plus important à mes yeux, entretiennent d’excellentes relations avec l’occupant qui leur offre en échange quelques gains matériels et symboliques.

Et la deuxième raison, qui touche plus directement à l’objet de ce livre (j’envisage un prochain ouvrage sur la collaboration), est que la tendance dominante, une fois que l’on a admis qu’il existait des collaborateurs, et de considérer que tous ceux qui ne collaborent pas sont des résistants. Et une fois de plus, on est très loin de la réalité. En Palestine comme ailleurs, et on devrait pourtant le savoir en France, il existe une variété d’attitudes face à l’occupation, qui se situent « entre résistance et collaboration ». En d’autres termes, on peut agir contre l’occupation, au service de l’occupation, mais aussi (et surtout) malgré l’occupation. Ce « malgré », je l’appelle la « zone grise ». C’est un angle mort dans les lectures dominantes de la situation en Palestine, alors que l’on parle de la grande majorité des Palestiniens ! Pour le dire simplement, quand on se lève le matin en Palestine, la première question qu’on se pose n’est pas « Que vais-je faire aujourd’hui contre l’occupation ? » mais « Comment essayer de s’en sortir malgré l’occupation ? ».

J’insiste sur ce point car je pense qu’il est essentiel, et qu’on a tendance, notamment dans le mouvement de solidarité, à détourner le regard ou à se boucher les oreilles lorsque l’on évoque ces sujets. Or, s’adapter à l’occupation ce n’est pas la considérer comme légitime ! C’est tout simplement vivre dans des conditions concrètes, avoir conscience des rapports de forces, et essayer de vivre malgré tout. Je prends un exemple simple mais pourtant très parlant : quand tu passes tous les jours au checkpoint pour aller travailler, tu ne vas pas t’amuser à insulter les soldats du checkpoint en question en les traitant d’occupants : car sinon tu sais que tu vas passer par la case contrôle de deux heures, voire même la case prison. Et pour quel résultat ? Rien ! La très grande majorité des Palestiniens, sauf dans des moments exceptionnels comme l’Intifada de 1987, vivent l’occupation comme une routine : certes, il faudra s’en débarrasser, mais en attendant il faut faire avec.

Et je le répète : dire cela, ce n’est pas dire que l’occupation c’est normal. C’est seulement dire que la Palestine est occupée et que l’occupation fait donc partie de la vie. Comme me l’a dit un copain du FPLP cité dans le livre : « On ne peut pas être des résistants tous les jours, surtout quand la majorité des gens ne résistent pas ! ». Et c’est bien compréhensible… Mais là où les choses se corsent, pour en revenir aux ONG, c’est quand on intègre cette zone grise (« malgré » l’occupation) tout en prétendant que l’on lutte pour la libération. Or, pour le dire simplement, les grosses ONG palestiniennes sont aujourd’hui dans la zone grise, offrant des services aux Palestiniens malgré l’occupation, tout en continuant de prétendre auprès de certains acteurs de la solidarité internationale qu’elles sont un instrument de la libération. Or c’est faux, et ils le savent très bien eux-mêmes, comme ils me l’ont confié lors d’entretiens.

Dans les années 1970 et 1980, la raison d’être de ces structures était la libération nationale ; aujourd’hui, la raison d’être de ces structures, c’est la structure elle-même ! Il faut trouver des financements pour payer les salariés, il ne faut pas « perdre du terrain » face aux ONG concurrentes, il faut « innover », etc. Cela fait écho, de mon point de vue, à ce que l’économiste marxiste Ernest Mandel appelait la « dialectique des conquêtes partielles », à propos de la bureaucratisation des organisations ouvrières, en évoquant « [ceux qui] se comportent comme si toute nouvelle conquête du mouvement ouvrier devait être subordonnée de manière absolue et impérative à la défense de ce qui existe ». Une étudiante de Bir Zeit qui travaille dans une ONG me l’a dit en décembre dernier : « Aujourd’hui, lorsque l’on fait un projet, au moins la moitié du budget part en frais de fonctionnement. Et on va aider tel village pendant 6 mois ou un an, et après on disparaît et on fait un autre projet dans un autre village, sans aucun suivi ». Cela illustre tragiquement la rupture que j’expliquais plus haut…

Un dernier exemple pour illustrer ce déplacement vers la zone grise et le chemin parcouru depuis les années 1970 et 1980 : à l’heure où je te parle, le principal réseau d’ONG palestiniennes, le Palestinian NGO Network (PNGO), met en avant sur son site internet son dernier projet. Et de quoi s’agit-il ? C’est un projet qui s’appelle « Renforcer le rôle des organisations de la société civile palestinienne dans le développement » (donc du PNGO !), il est financé par l’Union européenne et il a été lancé en grande pompe dans un hôtel cinq étoiles de Ramallah (Grand Park Hotel) en présence de représentants des chancelleries et des institutions européennes. Voilà qui a le mérite d’être clair. Mais dans le même temps (et sur le même site) le PNGO explique que son « premier objectif » est de « contribuer à la résistance nationale pour en finir avec l’occupation et pour défendre les droits nationaux légitimes du peuple palestinien ». Pour être mesuré, je me contenterai de dire qu’il y a comme un problème…

 

Quel rapport le Mouvement de solidarité devrait-il entretenir, selon toi, avec la Palestine dans ce schéma complexe post-Oslo ?

Pas plus qu’aux ONG palestiniennes, je ne souhaite donner de leçons au mouvement de solidarité. Car il ne faut pas se méprendre sur mon propos : il ne s’agit pas de stigmatiser qui que ce soit ou de rendre les ONG responsables de la tragédie d’Oslo et de la dégradation des rapports de forces. Il s’agit de décrire et d’analyser un processus, et de constater que, volontairement ou parce qu’elles se sont liées les mains au « processus de paix » (et à ses argentiers), les grandes ONG palestiniennes ont peu à peu rompu avec l’héritage qui était le leur et ont déserté le terrain de la construction de la lutte collective contre l’occupation. Cela s’est vérifié lors de la « deuxième Intifada » déclenchée en septembre 2000, durant laquelle les ONG ont pu jouer un rôle de fourniture de services et d’aide d’urgence à la population, mais absolument pas de structuration, de renforcement ou de coordination du soulèvement (contrairement à l’Intifada de 1987). Cela se vérifie encore aujourd’hui ou ces ONG sont muettes et en extériorité par rapport aux événements en cours depuis le début du mois d’octobre.

En ce qui concerne le mouvement de solidarité, je crois qu’il est essentiel de se débarrasser de la vision romantique de la société palestinienne dont je parlais plus haut. Comme je l’explique dans l’ouvrage, je crois qu’une « Palestine imaginaire » est née dans les années 2000, sorte de « dommage collatéral » des délégations et missions dans les territoires palestiniens :

« [Ces délégations] ont certes été d’une utilité réelle, qu’il s’agisse de participer à des actions sur place (protection physique, chantiers de construction, cueillette des olives, etc.) ou de témoigner, au retour, des effets de l’occupation israélienne. Mais (…) les rencontres organisées dans les territoires occupés avec des militants palestiniens ou avec des « grands témoins » (familles de prisonniers ou de martyrs, réfugiés de la première génération, etc.) ont façonné la perception des « réalités palestiniennes » par des centaines, voire des milliers d’internationaux venus dans les territoires occupés au cours des quinze dernières années, contribuant à répandre une image largement faussée desdites réalités. En effet, la multiplication de ce type de rencontres sur des périodes relativement courtes (« missions » d’une ou deux semaines) conduit à une surévaluation du poids des dynamiques de résistance directe à l’occupation et à une invisibilisation des autres attitudes, y compris lorsqu’elles sont largement majoritaires dans la population ».

Il faut rompre à tout prix avec cette Palestine imaginaire, sans dénigrer, bien au contraire, le travail consciencieux et admirable de ces militants palestiniens qui continuent, envers et contre tout, de résister sans céder aux sirènes du « processus de paix » et du relatif confort matériel et symbolique qu’il peut procurer à certains. Non, les Palestiniens ne sont pas soumis, mais il faut avoir conscience de la dégradation des rapports de forces et des mutations internes à la société palestinienne, et en tirer toutes les conclusions. Il s’agit de faire le constat, de plus en plus répandu, qu’il existe une véritable « industrie du processus de paix » : des franges entières de la société palestinienne, parmi lesquelles les responsables et les salariés des ONG, sont aujourd’hui tributaires de la survie du dispositif d’Oslo et de la chimère du « processus de paix », sous peine de voir disparaître les avantages acquis au cours des vingt dernières années. Et je n’ai parlé ici que des ONG qui se sont transformées avec Oslo, pas de celles qui sont nées dans (et du) « processus de paix », sans avoir même l’héritage militant des années 1970 et 1980. Si Oslo a coopté, c’est parce qu’Oslo est une construction à vocation hégémonique, au sens où l’entendait Antonio Gramsci, pour qui « le fait de l’hégémonie suppose indubitablement qu’on tienne compte des intérêts et des tendances des groupes sur lesquels l’hégémonie sera exercée [et] qu’il se forme un certain équilibre de compromis ».

Quelles conclusions en tirer ? Il y en a au moins trois, de mon point de vue. La première d’entre elles est le nécessaire réexamen des formes de la solidarité, et notamment, pour rester dans le cadre du livre, de certains partenariats, certains « projets », avec les grosses ONG palestiniennes. Je ne veux dénoncer personne mais, quand je me rends dans différentes villes à l’invitation de comités locaux et que je me rends compte que certains ont des partenariats, en toute bonne foi, avec des ONG qui brassent des centaines de milliers, voire des millions de dollars et dont les activités sur le terrain sont parfaitement intégrées à la logique d’Oslo, je me dis qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Et ce d’autant plus qu’il existe d’autres structures, plus petites, comités populaires, coopératives agricoles, centres culturels, voire même de petites associations ayant le statut d’ONG, qui essaient de maintenir des activités ancrées dans l’esprit de résistance et qui ne bénéficient, eux, d’aucune subvention des pays donateurs. Pour le dire autrement, il faut être exigeant avec soi-même et avec ses partenaires, et ne pas continuer à soutenir des structures qui, si elles ont parfaitement le droit d’exister, ne sont plus des partenaires « naturels » des mouvements de solidarité, en contribuant largement, par leurs activités, à promouvoir une logique des besoins au détriment d’une logique des droits.

La deuxième conclusion est que le mouvement de solidarité doit à tout prix continuer à construire et à amplifier la campagne de boycott d’Israël. On l’a souvent dit : seuls face à Israël et ses soutiens, les Palestiniens ne peuvent pas grand chose. Or la campagne BDS est précisément ce qui permet de peser concrètement sur les rapports de forces en tant qu’acteurs politiques ici, en faisant réellement pression sur Israël et en exigeant de nos propres gouvernements qu’ils le fassent, afin de libérer des espaces et des énergies là-bas. Car l’analyse critique que je propose des trajectoires des ONG inclut bien évidemment le fait que l’un des principaux facteurs qui explique les dynamiques palestiniennes post-Oslo est l’adaptation, volontaire ou non, à une réalité au sein de laquelle Israël impose ses vues à tous les niveaux. En d’autres termes, l’ONGisation de la question palestinienne est, de manière collatérale, un échec du mouvement de solidarité. Comment, en effet, envisager de défier les autorités d’occupation lorsque l’on sait qu’elles peuvent faire ce qu’elles veulent dans le silence assourdissant de la « communauté internationale » ? La fin de l’impunité d’Israël est une des deux conditions nécessaires, avec la solidarité concrète, politique et matérielle, au redéveloppement, dans les territoires palestiniens, de structures qui refusent de se soumettre aux logiques d’Oslo. Il s’agit donc de rompre l’isolement des Palestiniens qui résistent et d’accroître l’isolement de l’État d’Israël en le sanctionnant tant qu’il refusera de se conformer au droit international.

La dernière conclusion est qu’il faut être attentif à ce qui se passe dans la société palestinienne et se débarrasser de toute routine militante. Les formes de la solidarité ne sont pas figées, et il faut s’adapter aux évolutions de la situation sur le terrain. Pour le dire clairement : appeler aujourd’hui à une « reprise des négociations » n’a absolument aucun sens, tant les rapports de forces sont défavorables aux Palestiniens, tant le leadership palestinien traditionnel (autour de Mahmoud Abbas) est délégitimé, et tant Israël est dans une logique d’écrasement des Palestiniens. Parler de « reprise des négociations » c’est entretenir l’illusion selon laquelle il existerait aujourd’hui deux interlocuteurs en situation de négocier, l’illusion selon laquelle un « processus de paix » serait en cours. Mais c’est faux ! Mais d’un autre côté, souhaiter une « troisième intifada » n’a pas davantage de sens : la société palestinienne n’est pas prête à se soulever collectivement contre l’occupation, en raison principalement de la déstructuration du champ politique et social et d’un pragmatisme quant aux rapports de forces réels. Il s’agit bel et bien de reconstruire, pierre par pierre, la résistance et la solidarité, sans céder aux raccourcis par résignation ou par exaltation, et de se dire que la route sera longue pour modifier substantiellement les rapports de forces.

 

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