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Le concept d’individu évoque presque spontanément la conception libérale d’une liberté subjective dont la constitution et l’exercice sont fondamentalement indépendants des rapports à autrui et aux contextes sociaux dans lesquels l’existence individuelle est inscrite, liberté individuelle que l’on considère alors comme une norme universelle permettant de mesurer la valeur des dispositifs sociaux tout en exigeant d’eux qu’ils la protègent plutôt qu’ils contribuent à son développement et à sa réalisation. Le concept d’individu est alors lié à une certaine conception de la liberté et de sa valeur et, tout autant que le concept de liberté, il apparaît en sa dimension pleinement politique. Il n’est sans doute pas inutile de souligner que le concept d’individu, tout comme le concept de liberté, appartient aux coordonnées du discours politique moderne et qu’il est pris dans différentes sortes de confrontations sociales et politiques qui se répercutent dans ses significations et en font un « concept essentiellement contesté ». Ajoutons que comme tout concept politique, le concept d’individu tire sa dimension spécifiquement politique de sa dimension « abolitionniste » : il exige l’abolition des négations socialement instituées de l’individualité, de même que le concept politique d’égalité est défini par l’exigence d’abolition des inégalités sociales, de même que le concept politique de justice exige l’abolition des injustices sociales, etc. En définitive, si le concept d’individu est essentiellement contesté, c’est qu’il existe différentes manières d’identifier la forme principale de la négation de l’individualité et qu’elles sont en conflit ouvert quant à leurs conséquences pour le jugement politique et la critique sociale. Cette forme principale relève-t-elle de l’empiètement de l’État ou d’autrui sur les libertés privées, de l’emprisonnement des individus dans des rapports sociaux de domination de classe, de genre ou de « race », d’une fragilisation ou d’une destruction des conditions sociales de la réalisation de soi ? Les différentes réponses possibles, de même que leurs différentes combinaisons possibles, définissent manifestement des projets politiques divergents.

La réflexion politique sur l’individu, la justice ou la souffrance, est parfois jugée inutile ou contre-productive parce que ces notions seraient solidaires d’une idéologie à laquelle il faudrait plutôt opposer une fin de non recevoir plutôt qu’une analyse critique. Un tel soupçon présuppose une univocité des concepts politiques et méconnaît le fait qu’ils sont toujours « essentiellement controversés ». De plus, il conduit trop souvent la pensée critique à adopter une position défensive (en renonçant à critiquer le langage politique de l’adversaire) et défaitiste (en s’interdisant la construction de contre-hégémonies)[1]. Cette méfiance envers les pensées de l’individu est d’autant plus surprenante que le concept d’individu joue un rôle absolument décisif chez un auteur comme Marx (1). On verra que c’est surtout la tradition de la Théorie critique de l’Ecole de Francfort, et tout particulièrement Adorno, qui a conservé la double valeur critique et utopique que Marx lui conférait (2). On verra également que tout en s’inscrivant dans cette tradition de manière distanciée, Honneth tente à son tour de reformuler des thèmes marxiens et adorniens à la lumière de certaines tendances lourdes du capitalisme néolibéral (3).

Conçu comme une entreprise d’actualisation du marxisme, le programme initial de la Théorie critique, formulé par des auteurs comme Horkheimer et Marcuse dans les années 1930, exigeait notamment que la critique sociale s’appuie sur une analyse des évolutions sociales contemporaines tout en adoptant le point de vue des potentialités d’émancipation existantes. Il exigeait également que la critique sociale identifie les obstacles à l’émancipation qui peuvent soit empêcher ces potentialités de se transformer en réalité, soit pervertir les luttes émancipatrices[2]. Ces différentes exigences permettent de comprendre la forme spécifique prise par la pensée critique de l’individualité chez Adorno et Honneth. Chez eux, la question de l’individualité est liée à l’identification des potentialités d’émancipation et à celle des obstacles à l’émancipation. L’individualisme bourgeois ne peut pas être réduit à une idéologie qu’il s’agirait seulement de démystifier. L’individualisation des rapports sociaux qui caractérise les sociétés modernes constitue en effet une promesse d’émancipation dont il s’agit plutôt de faire apparaître l’ambivalence en montrant qu’elle est indissociable de la production de formes d’individualité faisant obstacle à l’émancipation. L’un et l’autre associent alors la question de l’individualité à un type de critique sociale qui, au lieu de prendre la forme classique de la critique de l’injustice (c’est-à-dire d’une répartition inégalitaire des biens ou d’un respect inégalitaire des droits), adopte le point de vue de la critique des pathologies sociales[3] : celui de la description d’une destruction, ou d’un appauvrissement d’une caractéristique semblant pourtant fondamentale à l’existence humaine, en l’occurrence, l’individualité. Cette imbrication de la critique des pathologies sociales de l’individualité et de la théorisation du contenu utopique de l’individualité est chez Adorno et Honneth spécifiée par des diagnostics historiques. Chez le premier, la question de l’individu est envisagée dans le cadre d’une critique du taylorisme et de la société de consommation, alors que chez le second, elle est abordée à la lumière de phénomènes sociaux comme l’exclusion, la flexibilité imposée et les promesses d’autonomie de l’entreprise néolibérale. C’est également par cette spécification historique de leurs modèles critiques qu’ils prolongent le lien initial de la Théorie critique avec le marxisme.

 

Une anthropologie critique de l’individualité

 

Il n’est donc pas inutile de repartir de la théorie marxienne et de la place déterminante qu’elle accorde au concept d’individu sur le plan de l’anthropologie, et de la théorie sociale et de la critique sociale. Besoin et individu sont les deux pièces maîtresses de l’anthropologie. En affirmant que l’homme est essentiellement un individu socialisé, Marx poursuit un double objectif polémique. D’un côté, il s’efforce de contester l’hypostase de l’humanité sous des êtres collectifs comme l’« esprit » hégélien ou le « genre » feuerbachien. La sixième des Thèses sur Feuerbach affirme que : « l’essence humaine n’est pas une abstraction logée dans l’individu singulier. Dans son effectivité, elle est l’ensemble des rapports sociaux ». Elle est très directement tournée vers Feuerbach et Hegel et elle conduira bientôt à récuser la catégorie même d’« homme »[4]. D’un autre côté, Marx affirme que « l’individu est l’être social »[5] et il conteste, contre Stirner par exemple, que les individus soient comparables à des atomes[6], qu’ils soient complètement indépendants les uns des autres et disposent par eux-mêmes d’une complète autonomie[7]. Lorsque Marx soutient que l’homme n’est rien d’autre que l’ensemble des individus, le « nombreux un » qu’il oppose à l’ « esprit » hégélien[8], il peut aller jusqu’à attribuer aux individus une « autonomie originelle »[9] qui apparaît alors comme l’un des principes de la critique sociale. Mais il considère par ailleurs l’individualisme, entendons la croyance en l’autonomie originelle d’individus désocialisés, comme une illusion liée à la forme spécifiquement capitaliste du procès d’échange[10] et à une différenciation sociale qui offre à la bourgeoisie la possibilité de distinguer « entre la vie de chaque individu pour autant qu’elle est personnelle et en tant qu’elle est subsumée à une branche quelconque du travail »[11].

On retrouve dans l’analyse de l’histoire et de la société cette même conjonction de la défense de l’individu contre les universels abstraits et de la critique de son absolutisation sous une forme hypostasiée et désocialisée. D’un côté, Marx s’en prend aux robinsonnades qui conçoivent la société comme une agrégation de comportements individuels indépendants[12], et il insiste sur le fait que les individus sont toujours « subsumés » sous des rapports sociaux déterminés[13]. Mais il conteste également, d’un autre côté, que les phénomènes sociaux puissent exister indépendamment des individus qui en sont les supports. Les rapports sociaux s’imposent bien à l’individu et qualifient son existence, mais ils n’ont pas de réalité indépendamment des actions individuelles qu’ils conditionnent. L’individu est donc principe, mais l’individu pris dans les rapports sociaux[14]. Relevons qu’en concevant ainsi les individus comme des existences subsumées sous des formes sociales et en analysant la société comme l’action socialement déterminée d’individus singuliers, Marx évite aussi bien l’alternative de l’atomisme (le tout s’explique par les parties) et du holisme (les parties s’expliquent par le tout), que celle du nominalisme (il n’y a que des singuliers) et du réalisme (les universels sont réels par eux-mêmes)[15].

La théorie marxienne de l’individualité comporte également une composante normative à dimension critique et utopique. En reprenant à son compte le principe hessien suivant lequel l’individu véritable n’est pas encore constitué[16], Marx conçoit les différentes individualités historiques comme des individualités inaccomplies (ou « contingentes ») et le communisme comme l’institution de l’individu « en tant qu’individu »[17] (ou « individu personnel ») : « La différence entre l’individu personnel et l’individu contingent n’est pas une distinction conceptuelle, mais un fait historique »[18]. Aussi bien dans les textes de jeunesse que dans Le Capital, c’est souvent du point de vue des effets des dispositifs sociaux sur l’existence individuelle, et plus précisément, du point de vue du type d’individualité produit par l’organisation marchande des interactions sociales et les structures spécifiques de l’entreprise capitaliste, que Marx développe sa critique sociale. En ce sens, on peut dire de cette dernière qu’elle relève pour une grande part d’une critique des « pathologies sociales » (la critique des conditions de travail faisant d’ailleurs directement référence, dans Le Capital, à ce que l’on appelait alors la « pathologie industrielle »[19]).

Développant sa critique des sociétés régies par la propriété privée et le capital, Marx explique qu’elles induisent une individualité « fixe »[20], des « esprits fixes »[21], une existence « unilatérale »[22] ou « bornée »[23], un « individu borné, réduit à soi ». En subsumant l’activité sous une branche déterminée de la division du travail, en réduisant l’individu à l’« individu moyen »[24], les formes sociales existantes constituent des « entraves »[25] au libre développement de l’individualité. En autonomisant les forces productives en un monde indépendant, la propriété privée des moyens de production engendre également des « individus abstraits » au sens où elle « dérobe tout contenu effectif de leur vie »[26]. Enfin, tous les moyens qui visent à augmenter la production « mutilent le producteur […], le dégradent au rang d’accessoire annexe de la machine »[27], et le privent de toute autonomie individuelle[28].

Déjà chez Marx, cette critique des pathologies sociales de l’individualité est indissociable de ce que l’on peut appeler une utopie de l’individualité (avec toutes les réserves qu’appelle l’usage de ce terme s’agissant de Marx[29]) dont témoignent les rares passages consacrés à la description de la société communiste, dans les Manuscrits de 1844, L’Idéologie allemande et Le Capital. Les deux premiers textes expliquent qu’au communisme reviendra la responsabilité de développer ou d’ « activer » les « forces essentielles du genre », c’est-à-dire les « dispositions » et les « facultés » essentielles des individus[30]. Le développement des forces productives est déjà une « activation » de ces forces essentielles[31]. Il reste donc à abolir la propriété privée des moyens de production pour se les réapproprier et atteindre l’« autoactivation » qui définit l’individu en tant qu’ « individu »[32]. Le communisme fournira donc à l’individu les moyens « d’exercer omnilatéralement ses dispositions »[33], il rendra possible une « auto-activation complète » qui consiste en « un développement d’une totalité de facultés »[34] – accomplissements de l’individualité désignés les catégories d’« homme total »[35] et d’« individus complets »[36]. De même, dans Le Capital Marx évoquera le nécessaire « remplacement de l’individu partiel, simple support d’une fonction sociale de détail, par un individu complètement développé pour qui diverses fonctions sociales sont autant de modes d’activités qui prennent le relais les uns des autres »[37].

La catégorie d’individu est manifestement centrale aussi bien pour la méthodologie de la théorie sociale que pour l’explicitation du contenu utopique du projet communiste et des principes philosophiques (dont l’anthropologie) de la critique. Or, il s’agit là précisément de trois aspects que Marx n’a pas jugé bon d’expliciter systématiquement, considérant d’une part qu’il est inutile d’exposer la méthodologie indépendamment de l’élaboration théorique du contenu, d’autre part que le théoricien n’a pas à échafauder par avance le plan de la société future, et enfin, que les polémiques purement philosophiques doivent céder la place à l’analyse critique du capitalisme et des conjonctures historiques particulières. Il n’est donc pas étonnant que l’importance de la pensée critique de l’individualité ait été sous-estimée dans la tradition marxiste. Et il n’est pas plus surprenant que cette pensée critique de l’individualité ait été pour la première fois prise véritablement au sérieux dans le cadre du programme de Théorie critique de la société élaboré par Horkheimer, Marcuse et Adorno. Une caractéristique de ce programme était en effet de réagir à un certain nombre de dérives du marxisme en précisant ses principes philosophiques (contre les tentations de liquidation scientiste de la philosophie), en intégrant la critique de l’économie politique dans une théorie sociale combinant économie, sociologie, psychologie et théorie de la culture (contre les tendances économicistes) et en associant l’activité théorique à la critique de l’idéologie dans la perspective utopique, explicitement assumée et thématisée, de l’émancipation (contre la tendance à réduire la théorie à un instrument au service de la lutte de classe). Au sein de la Théorie critique, Adorno est sans doute celui qui a conféré le plus d’importance au concept d’individu et cela aussi bien du point de vue de l’analyse critique de la société que de l’articulation de la critique et de l’utopie. 

 

Auto-conservation et individualité endommagée

 

Tout lecteur de La dialectique des Lumières[38] (1944) ou de Minima Moralia. Réflexions sur la vie abimée [39] (1951) ne peut qu’être frappé par le rôle décisif que jouent les références à l’individualité dans le cadre d’une critique sociale en termes de pathologie sociale[40]. Partant du principe qu’il n’est plus possible de présupposer que le monde social est doté d’un sens qu’il suffirait de comprendre, mais qu’il doit au contraire être interprété comme un ensemble de processus foncièrement dénués de sens et dissimulant leur propre irrationalité[41], Adorno conçoit sa propre démarche comme celle du déchiffrement d’une constellation de symptômes qui mettent directement le présent en accusation et devraient tout aussi immédiatement éveiller le souhait d’un autre monde[42]. Le déchiffrement consiste notamment à montrer que parmi les aspects de notre existence qui nous semblent les plus ordinaires, certains participent d’une remise en cause complète des valeurs et des aspirations que nous accordons à l’idée d’individu. Pour prévenir les malentendus auxquels s’expose l’écriture adornienne en raison de son aspect paradoxal et fragmentaire, ajoutons deux mises en garde[43]. Ce serait commettre un premier contresens que d’interpréter cette critique des pathologies sociales de l’individualité comme une théorie sociologique des caractéristiques principales de l’individu contemporain, alors qu’elle relève d’une opération de déchiffrement destinée à modifier le sens que nous attribuons à notre existence et à nos environnement sociaux. Un deuxième contresens, tout aussi répandu, consisterait à prendre cette traque des formes d’aliénation et de réification dans les moindres aspects de notre existence pour l’expression d’un pessimisme politique ou d’un fatalisme. Adorno s’efforce certes de déchiffrer dans les phénomènes sociaux et culturels et dans des épisodes de la vie ordinaire les symptômes d’un monde systématiquement organisé par les impératifs de la domination. Et il doit certes mettre en œuvre un principe d’exagération[44] pour parvenir à nous détacher de notre identification spontanée, préréflechie, au monde. Mais cette critique totale et hyperbolique est destinée à détruire les « connections aveuglantes » qui produisent l’illusion « désespérante » d’une « clôture » du monde présent[45]. La critique adornienne est indissociable d’un principe « d’espérance »[46] développé sous forme d’utopie négative (d’une description de la société meilleure par grossissement de la société mauvaise) ou messianique[47].

Chez Adorno, la description des déformations de l’individualité se fond sur une conception de l’individualité véritable comme constituée dans des rapports avec sa propre altérité naturelle, corporelle et sociale, et comme devant se réaliser dans des rapports de communication libres et non faussés avec ces différentes formes d’altérité, rapports auxquels il réserve le terme de « mimesis »[48]. Subissant la crainte de voir l’individualité détruite par tout ce que cette altérité peut représenter d’incontrôlable, l’humanité se serait engagée dans une entreprise toujours plus systématique de domination rationnelle de la nature, mais aussi de soi et d’autrui, pour ne plus finalement conserver de l’individualité qu’un principe « d’auto-conservation » qui, dans un monde marqué par la cœrcition impersonnelle et routinisée de la technique, de l’administration et du capital, se réduit en définitive à un principe d’adaptation à la domination. L’individualité est alors caractérisée par l’aliénation (l’identification à des formes de la domination qu’il ne s’agit plus que de rendre compatibles les unes avec les autres dans notre propre existence) et la réification (la réduction du monde, d’autrui et de soi, à un ensemble de données contrôlables et manipulables)[49]. En présentant ainsi les figures contemporaines de « l’individualité étiolée », c’est-à-dire d’une individualité fondée sur le sacrifice de tout ce qui serait susceptible de conférer de la richesse à son expérience et de la liberté à son existence, Adorno décrit un renversement de l’individualité qu’il juge indissociable de celui qui caractérise les « Lumières », à savoir le renversement des valeurs modernes de la rationalité en leur contraire. Le processus par lequel les promesses d’émancipation de la raison ont conduit à la mise en place d’un dispositif de domination systématisée, est le même que celui qui conduit la volonté de préserver l’individualité à la destruction de l’individualité. Insistons de nouveau sur le fait que dans la Dialectique des Lumières, ce renversement est présenté dans le cadre d’une analyse généalogique qu’il faut se garder d’interpréter comme une théorie de l’histoire. Il ne s’agit pas de restituer les processus économiques, sociaux et culturels produisant l’individualité contemporaine, mais d’exposer un certain nombre d’expériences qui livrent notamment le sens du renversement des valeurs de l’individualité.

Telle est la fonction méthodologique de la mise en relation du type humain de l’individu contemporain avec l’épisode d’Ulysse et des sirènes[50]. C’est bien le principe de conservation et la peur de la perte de contrôle de soi face à la séduction qui poussent Ulysse à réprimer ses instincts et à sacrifier sa propre liberté (quand il se fait attacher sur le mât) dans le cadre de rapports sociaux marqués par la domination (il contraint les marins à être les agents de son auto-répression en le liant) et par l’absence de toute communication sociale (il exige que les marins bouchent leurs oreilles avec de la cire). On trouve ici l’illustration du renversement par lequel l’idéal moderne d’une individualité émancipée s’avère solidaire du sacrifice de ses propres instincts, de la séparation avec autrui, et en définitive, de la régression à l’animalité sous la double figure du plaisir régressif et de la destruction de la culture. Alors qu’Ulysse interdit le plaisir aux marins et les condamne au travail, il s’offre la possibilité de jouir d’un plaisir aussi passif qu’immédiat que celui du chant des sirènes : symbole d’une société capitaliste où certains jouissent de façon régressive alors que d’autres sont enchaînés à un travail oppresseur. Ce commentaire de l’Odyssée n’a évidemment pas pour fonction de transformer Homère en sociologue du monde contemporain, mais d’élaborer un modèle critique pour déchiffrer des significations dissimulées sous les effets d’aveuglement de la routine et des justifications sociales, en d’autres termes, un modèle pour induire le « vertige » du « choc de l’ouvert »[51], ou encore, pour « mettre le feu aux poudres par une sorte de court-circuit intellectuel qui illumine les choses familières d’une nouvelle intensité quand il ne les consume pas complètement »[52]. Ce qu’il s’agit en définitive de faire apparaître, c’est que dans une vie sociale régie par la concurrence et l’exploitation, par des rapports avec autrui marqués par l’hostilité réciproque, les individus tendent à réprimer en eux tout ce qui aspire à établir des liens de jouissance, de communication véritable et de réalisation de soi avec le monde extérieur. Empêchés de participer à des formes collectives de liberté, les individus sont conduits à se contenter de rapports faussés les uns avec les autres et d’une liberté privée qui tend elle-même à se réduire à une liberté de consommer, c’est-à-dire à une liberté quasi animale qui n’entretient plus que des médiations instrumentales avec cette faculté fondamentale de transformation active de soi qu’est la culture.

L’approche généalogique des pathologies sociales de l’individualité n’en est pas pour autant détachée de l’analyse historique. Comme on le constate notamment dans la Dédicace de Minima Moralia, la logique générale du renversement de l’individualité s’illustre dans la succession de deux modèles d’individus qui correspondent d’une part à la culture bourgeoise des XVIIIe et XIXe siècle et à la première phase du capitalisme, et d’autre part au capitalisme fordiste de la société de consommation et de l’État providence. Le second modèle est foncièrement incompatible avec l’idéal d’émancipation de l’individualité qui était propre à la culture bourgeoise classique. En instituant le droit absolu de la liberté individuelle, la bourgeoisie espérait pouvoir fonder un ordre social où l’individualité pourrait s’épanouir. Avec l’émergence du taylorisme et de la société de consommation, cette espérance est remplacée par une idéologie affirmant que le travail est nécessairement inhumain et qu’il n’est d’autre liberté que la consommation individuelle dans la sphère privée. Cette transformation de l’idéal de liberté donne à son tour lieu à une nouvelle mutilation de l’individualité. De plus en plus, en effet, la sphère privée elle-même perd sa dimension d’espace protégé de liberté et de réalisation de soi, pour être contrôlée aussi bien par le marché (par l’intermédiaire de la publicité, de l’économie des loisirs et de l’industrie culturelle) que par l’État (à travers la prise en charge administrative de l’éducation, la santé, l’information, etc.). L’individualité n’est plus simplement endommagée par une séparation d’avec la société, l’auto-répression dans le travail et la régression au plaisir brut, mais aussi par l’intégration de l’ensemble des aspects de l’existence à un système économique et administratif incontrôlable[53] : « Fonction de la société d’échange, le processus d’émancipation de l’individu se termine dans l’abolition de l’individu, par son intégration »[54].

On trouve donc chez Adorno l’exemple d’une critique sociale prenant la forme d’une critique de l’individu ne consistant pas à reprocher à la culture bourgeoise et la société capitaliste de propager l’individualisme mais bien plutôt de détruire l’individualité. Mais pourquoi au juste accorder une telle importance à ce problème ? Pourquoi faire de l’individualité le fil conducteur de la critique sociale plutôt que l’inégalité ou le non respect de droits fondamentaux ? Chez Adorno, cette dernière question trouverait deux types de réponses. Premièrement, la valeur accordée à l’individualité est l’un des seuls éléments de la culture contemporaine qui comporte encore des potentialités subversives : en effet, même lorsqu’elle est cantonnée dans l’espace privé, l’exigence d’une individualité accomplie reste présente dans la culture contemporaine. Adorno écrit ainsi, que dans la société administrée « qui est prête à faire passer l’idée que le sens de l’individu est dans l’élimination immédiate de sa différence, il est permis de penser que quelque chose des possibilités libératrices a reflué pour un temps dans la sphère de l’individuel »[55]. L’exigence d’une individualité accomplie constitue l’une des dernières figures concrètes de l’espérance et l’un des seuls opérateurs permettant de produire un « choc de l’ouvert » en montrant à quel point le monde contemporain contredit nos aspirations les plus fondamentales. Deuxièmement, la critique sociale doit prendre l’individualité pour fil conducteur pour mener à bien l’analyse des obstacles à l’émancipation. En effet, c’est toujours des individus qui doivent s’émanciper, et on trouve notamment dans l’analyse adornienne de l’antisémitisme[56], l’idée que la libération de l’individu contemporain se solderait par le déchaînement d’une liberté régressive. Aucune émancipation véritable n’est possible hors de l’horizon d’une transformation de l’individualité endommagée en individualité véritable. L’analyse de la structure de l’individualité contemporaine comme obstacle à l’émancipation sera développée  plus systématiquement par Marcuse qui pourra alors conclure L’Homme unidimensionnel en ces termes : « Les individus mutilés (mutilés aussi dans leur faculté d’imagination) tendraient à organiser et à détruire encore plus qu’on ne leur permet actuellement de le faire. Cette libération constituerait  l’horreur absolue – non pas le dénouement de la culture, mais le libre mouvement de ses tendances les plus répressives »[57].

 

Socialisation, individualisation et identité

 

Comme chez Adorno, le concept d’individu joue chez Honneth les rôles d’un principe général permettant de mesurer la valeur des sociétés et d’un opérateur théorique investi dans une analyse des transformations du capitalisme. Reprenant à son compte la définition marxienne de l’homme comme individu socialisé tout en s’inspirant des reformulations adorniennes en termes de mimesis[58], Honneth propose à son tour une analyse des pathologies sociales de l’individualité qui se distingue cependant de celle d’Adorno aussi bien par son référent (le passage du capitalisme fordiste au néolibéralisme) que par son point de vue théorique (une théorie sociale plutôt qu’une généalogie, une psychologie sociale de la reconnaissance plutôt qu’une analyse des structures de l’aliénation et de la réification).

Honneth est surtout connu pour avoir tenté de relancer le programme de la Théorie critique sous la forme d’une théorie de la reconnaissance[59]. Son ouvrage majeur, La lutte pour la reconnaissance. Pour une grammaire morale des conflits sociaux[60] poursuit quatre objectifs principaux : a) élaborer une définition de la justice à partir de l’expérience de l’injustice (qui est toujours d’après lui une expérience du déni de reconnaissance), b) développer une psychologie morale dans le cadre d’une théorie de l’individualisation comme socialisation (l’individu est une production sociale, il se constitue au cours de la socialisation par l’intermédiaire de l’identification à autrui et de la reconnaissance par autrui), c) identifier le cœur du social à des relations interindividuelles sous-tendues par des attentes de reconnaissance (les sociétés reposent toujours sur des relations sociales et elles ne peuvent subsister que si elles satisfont des attentes de reconnaissance fondamentales des individus) et d) esquisser une théorie des conditions psychosociales de l’action (seuls des sujets reconnus par autrui disposent d’un rapport à soi suffisamment positif pour pouvoir chercher à valoriser leurs existences et à transformer la société pour rendre la vie individuelle et collective meilleure).

Dans cet ouvrage, le concept d’individu ne joue aucun rôle important, néanmoins, deux catégories essentielles pour expliciter le contenu normatif du concept d’individu, l’identité et la réalisation de soi, sont quant à elles décisives. Comme Adorno, Honneth conçoit l’individualité comme constituée dans des rapports à l’altérité naturelle, corporelle et sociale, et il considère également la liberté véritable comme une réalisation de soi dans le cadre d’une communication non faussée avec cette altérité. Mais en reformulant ces thèmes sur le terrain de la psychologie sociale, il aborde la question de l’individualité par l’intermédiaire de celle de l’identité personnelle. Souligner que l’identité est constituée dans la socialisation permet de comprendre que c’est par la reconnaissance que les individus parviennent à accéder à un rapport positif à soi (ou identité positive), mais que ce rapport peut également être endommagé par des formes de reconnaissance sociale dévalorisantes, disqualifiantes ou stigmatisantes. Il y a en ce sens une vulnérabilité essentielle de l’individualité, qui s’exprime dans des expériences morales contrastées. Le déni de reconnaissance peut en effet conduire au sentiment d’injustice et à des efforts en vue de transformer les situations sociales injustes. Mais il peut également en venir à saper le rapport positif à soi (jusqu’à la constitution d’identités négatives), et par là même les conditions psychosociales de la résistance à l’injustice. Comme chez Adorno, l’analyse de l’individualité permet donc tout à la fois de mettre au jour des attentes fondamentales que le monde social doit satisfaire, et d’identifier des facteurs faisant obstacle aux efforts pratiques en vue de rendre le monde meilleur.

Par ailleurs, Honneth tente comme Adorno d’articuler un modèle général de critique sociale avec des « diagnostics » sociohistoriques. Destinés à identifier les potentialités d’émancipations et les pathologies sociales propres au capitalisme néolibéral, ces diagnostics s’écartent de la généalogique adornienne pour se fonder sur une théorie sociale inspirée par la sociologie et la psychologie sociale du temps présent[61]. Le cadre théorique de l’éthique de la reconnaissance est spécifié notamment dans le cadre d’une discussion des théories de l’individualisation des sociétés contemporaines[62]. Honneth admet l’existence d’un mouvement d’individualisation, mais il tente de montrer qu’il est paradoxal dans la mesure où il tend à saper ce qui fait la valeur positive des principes de l’individualisme. Située au cœur de ce « paradoxe »[63] qui est lui-même essentiel à la justification de l’ordre social contemporain, de son « idéologie » et de ses promesses d’émancipation[64], la question de l’individualité est décisive pour la critique sociale. De même que chez Adorno, il ne s’agit donc pas tant ici de dénoncer l’individualisme contemporain que de montrer que le capitalisme néolibéral n’est pas à la hauteur du modèle d’individualité qu’il prétend promouvoir. Mais il n’est évidemment pas indifférent que le thème des « paradoxes » de l’émancipation individuelle se substitue à celui de l’ « abolition » de l’individu.

Le terme d’individualisme peut être entendu en deux sens : au sens négatif du recentrement des individus sur leurs intérêts purement personnels (au sens d’un égoïsme), et au sens positif d’une éthique valorisant la responsabilité des individus et leur capacité à définir par eux-mêmes un projet de vie personnelle et à s’efforcer de le réaliser. En ce sens positif, l’individualisme est défini par les valeurs de l’autonomie, de la responsabilité et de l’authenticité individuelle. Procédant à une synthèse de différentes contribution sociologiques, Honneth considère que l’individualisme en ce sens positif s’est progressivement développé à partir de l’après guerre (l’État providence est ainsi considéré comme un facteur de développement et non plus de destruction de l’individualité), et qu’il a ensuite conduit à mettre en cause tout ce qui dans le travail taylorien, dans la famille patriarcale, dans la consommation standardisée et dans la mainmise de l’État sur l’éducation et la culture, constituait des entraves à la poursuite de son développement. Le capitalisme fordiste aurait donc contribué au développement d’un individualisme qui aurait fini par avoir raison de lui. L’individualisme aurait ainsi contribué à le remplacer un néolibéralisme caractérisé par de nouvelles conditions de travail où la salarié est censé être autonome, responsable et créatif, et par une très forte diversification des modes de vie et de consommation. En ce sens, le néolibéralisme semble donc constituer un progrès ; un progrès dont Honneth s’emploie à montrer l’aspect paradoxal.

Expliciter les différentes formes du paradoxe de l’individualité contemporaine suppose d’analyser plus précisément la dynamique d’individualisation, et à cette fin, de nouvelles distinctions sont requises puisque le concept d’individualisation peut désigner des choses bien différentes. En un sens neutre et  empirique, il désigne une diversification des trajectoires biographiques. Qu’il y ait progrès de l’individualisation en ce premier sens est indéniable. On observe en effet une diversification des emplois et des formations au cours des dernières décennies. Mais toute la question est de savoir si cette évolution doit être considérée comme un progrès ou une régression du point de vue des normes de l’individualisme au sens positif, à savoir de l’autonomie, la responsabilité et l’authenticité.  

En un sens positif, le terme d’individualisation peut désigner la capacité d’un individu à opérer un retour réflexif sur son conditionnement social, à engager des expérimentations pour déterminer en conscience la trajectoire biographique qui lui convient et à parvenir à concrétiser les projets qui motivent ces choix fondamentaux. Pour qu’il y ait progrès de l’individualisation en ce deuxième sens, il faudrait qu’une plus grande faculté de réflexion sur soi et d’expérimentation de soi, ainsi qu’une meilleure capacité à mettre en oeuvre des projets fondamentaux soit observables. Il est plus que douteux que tel soit le cas. En outre, Honneth souligne le paradoxe d’un progrès de l’autonomie, la responsabilité et l’authenticité passant par la prescription plus que par l’affirmation réflexive de la liberté : les normes de l’autonomie, de la responsabilité et de l’authenticité sont imposées aux individus par la nouvelle organisation du travail, de même que les médias et la publicité imposent pour ainsi dire l’authenticité et l’expérimentation de soi dans les modes de consommation et le loisir. Ces normes sont certes porteuses de promesses de liberté de sorte qu’elles ne peuvent pas être réduites à de nouvelles formes de mystification et de dissimulation de l’oppression, et les individus peuvent certes s’approprier ces normes de différentes manières, de sorte qu’ils ne peuvent pas être réduits à des agents simplement manipulés par des illusions de liberté. Ces promesses de liberté fournissent ainsi un levier pour la critique sociale même si selon Honneth, elles ont bien un contenu « idéologique » au sens où elles valent comme justification des sociétés néolibérales alors qu’elles sont rendues très largement irréalisables dans le cadre de cet ordre social et qu’elles conduisent les individus à des rapports faussés aux normes et à différentes formes de souffrance sociale.

En analysant davantage la face négative du paradoxe de l’individualisme contemporain, on pourrait parler d’un progrès de l’individualisation en un troisième sens, au sens négatif de l’isolement accru des individus, au sens d’une privation des rapports de reconnaissance assez stables et valorisants pour rendre possible le rapport positif à soi et par là même, l’autonomie, la responsabilité et la réalisation de soi. Décrire le chômage et l’exclusion en termes de « désaffiliation », permet de comprendre comment la perte des relations de reconnaissance peut réduire à ce que Castel appelle l’ « individu négatif », c’est-à-dire à l’individu dépossédé de tout ce qui rend possible un minimum d’autonomie[65]. De même, on pourrait montrer comment le rapport faussé aux normes que tend à induire la nouvelle organisation du travail implique des formes de « réification » de soi par lesquelles les salariés cherchent à présenter leurs « performances » et même leur « savoir-être » sous un jour répondant à des critères de reconnaissance qu’ils jugent parfois dénués de sens. On verrait alors qu’une telle utilisation stratégique de la reconnaissance, en sapant ainsi les conditions d’une reconnaissance authentique par autrui, contribue à des formes d’isolement à l’intérieur même de la relation à autrui. On pourrait alors en conclure que les figures de la perte de la reconnaissance stable et valorisante qui tiennent à la nouvelle organisation du travail et à l’exclusion relèvent d’une théorie des pathologies sociale de l’individualité qui confère une nouvelle actualité à la problématique de l’aliénation[66]. Dans le travail comme dans l’exclusion, le terme d’aliénation désigne alors un type de perte du support intersubjectif de l’existence, et le fait que cette perte s’accompagne du développement de différentes formes de servitude volontaire militerait sans doute pour une articulation des perspectives critiques de Honneth et d’Adorno.

 

Soulignons pour finir l’intérêt que représente l’analyse de l’individualité en termes d’identité pour la critique du néolibéralisme. Ici encore, il faut commencer par tenir compte du fait qu’on se heurte sur cette question également à une tradition, bien établie à gauche, de méfiance à l’égard du concept d’identité. L’identité serait toujours trop générale : elle porterait la trace de l’assujettissement à l’ordre social et de l’oppression de l’individualité ; et en même temps elle serait toujours trop particulière : il ne faudrait jamais s’y référer politiquement car on risquerait de formuler des revendications insuffisamment collectives, corporatistes, communautaristes. Ces objections sont trop abstraites pour être prises au sérieux : il est clair que l’identité personnelle comporte toujours des composantes collectives, et il tout aussi clair que nous accédons toujours aux revendications universelles à partir des enjeux rencontrés dans notre expérience individuelle qui est elle-même conditionnée biographiquement, socialement et culturellement. Si par ailleurs, une bonne part des injustices et des pathologies sociales propres au néolibéralisme tient à la manière dont le nouveau management instrumentalise les identités individuelles, par l’intermédiaire de promesses non réalisables sous une forme non faussée, de reconnaissance de la responsabilité, de l’autonomie et de l’authenticité individuelle ; si une autre part de ses injustices et de ses pathologies tient à des processus de désocialisation qui coupe les individus des conditions intersubjective du rapport positif à soi et les enferme dans la souffrance sociale, la pensée critique a besoin d’une conception cohérente de la nature et des enjeux de l’identité. En outre, seule une pensée critique de l’individualité acceptant de se situer sur le terrain psychosocial de l’identité peut dénoncer l’illusion des projets managériaux et politiques visant à rendre les individus toujours plus flexibles, comme s’ils étaient sans passé ni projet, comme si leur ancrage social et biographique et leurs aspirations pouvaient être redéfinis à tout moment par les impératifs de la production ou par les impératifs de la gestion du chômage. La théorie de la reconnaissance peut être utile pour élaborer une telle pensée critique de l’individualité, notamment lorsqu’elle souligne que ce qui est fondamental dans l’identité, à savoir le rapport positif à soi, n’est jamais définitivement acquis mais demande toujours à être confirmé dans des rapports de reconnaissance qui supposent notamment des relations sociales relativement stables, des réseaux de solidarité comme les collectifs de travail, comme les réseaux de socialité locaux, associatifs, amicaux et familiaux. L’une des caractéristiques spécifiques des pathologies sociales de l’individualité propres au néolibéralisme tient précisément au fait que par la flexibilité et la précarisation, ce dernier se solde par une fragilisation de ces réseaux de solidarité. Mais pour être à même de développer une pensée critique à la mesure des pathologies sociales de l’individu contemporain, la théorie de la reconnaissance devrait également prendre en considération les effets des rapports structurels de domination sur l’existence individuelle, et à cette fin, les modèles critiques adorniens conserveraient sans doute une bonne part d’actualité. Articuler les perspectives critiques de Honneth et d’Adorno est sans doute une bonne manière de procéder à l’approfondissement de la critique sociale sans lequel le concept d’individualité ne peut que perdre sa potentialité utopique.

 

Emmanuel Renault

 

Maître de conférence de philosophie à l’ENS LSH.

E. Renault a notamment publié L’expérience de l’injustice (La Découverte, 2004), et Souffrances sociales (La Découverte, 2008).

Il vient de diriger Lire les Manuscrits de 1844 (PUF, 2008).

 

 


[1] Sur les concepts politiques comme « abolitionnistes » et « essentiellement controversés », voir E. Renault, L’Expérience de l’injustice, La Découverte, 2004, pour un traitement des concepts de justice et de souffrance sociale dans cette perspective, voir le même ouvrage ainsi que Souffrance sociales, La Découverte, 2008.

[2] Sur le projet de la Théorie critique, voir notamment M. Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique », in Théorie traditionnelle et théorie critique, Gallimard, 1994, H. Marcuse, « La philosophie et la théorie critique », in Culture et société, Minuit, 1970 et Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel, Minuit, 1968, Introduction. 

[3] Sur le concept de pathologie sociale, voir A. Honneth, « Les pathologies du social », in La société du mépris, La Découverte, 2006.

[4] K. Marx, F. Engels, L’Idéologie allemande, Éditions sociales, 1976, p. 72.

[5] K. Marx, Les Manuscrits de 1844, GF, 1996, p. 147.

[6] K. Marx, F. Engels, La Sainte Famille, ES, 1972, p. 146-147.

[7] K. Marx, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 481.

[8] K. Marx, Critique du droit politique hégélien, ES, 1975, p. 64. Adorno, lui aussi, reprochera à Hegel de « traiter l’individuel » avec « désinvolture » (Minima Moralia, Payot, 1982, p. 11).

[9] K. Marx, « Sur la question juive », in Philosophie, GF, 1994, p. 73.

[10] K. Marx, Le Capital, PUF, 1993, p. 100.

[11] K. Marx, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 63.

[12] K. Marx, « Introduction générale à la critique de l’économie politique », Philosophie, op. cit., p. 446-447.

[13] K. Marx, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 61-62.

[14] K. Marx, « Introduction générale à la critique de l’économie politique », op. cit., p. 445-446 :  « Des individus qui produisent en société – donc une production d’individus socialement déterminée, tel est naturellement le point de départ ». On lira sous la plume d’Horkehimer : « Seul l’individu est quelque chose » (Notes critiques, Payot, 1993, p. 108).

[15] A ce propos, voir E. Balibar, La philosophie de Marx, La Découverte, 1993, p. 28-34.

[16] M. Hess, « Philosophie de l’action », in G. Bensussan, Moses Hess, la philosophie, le socialisme, PUF, 1985, p. 173-197, ici p. 183 : « L’individu véritable – l’esprit conscient de soi, l’homme libre, l’universel réel – n’était pas encore constitué ».

[17] K. Marx, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 70-71.

[18] Ibid., p. 66.

[19] K. Marx, Le Capital, op. cit., p. 409 (note).

[20] K. Marx, Critique du droit politique hégélien, op. cit., p. 85.

[21] K. Marx, Les Manuscrits de 1844, op. cit., p. 182.

[22] K. Marx, F. Engels, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 67.

[23] Ibid., p. 71.

[24] Ibid., p. 65.

[25] Ibid., p. 67.

[26] Ibid., p. 71

[27] K. Marx, Le Capital, op. cit., p. 544, voir aussi p. 473-475.

[28] K. Marx, F. Engels, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 71 (« de toute apparence d’autoactivation »).

[29] Sur cette question, voir H. Maler, Convoiter l’impossible. L’Utopie avec Marx, malgré Marx, Albin Michel, 1995.

[30] K. Marx, Les Manuscrits de 1844, op. cit., p. 165, 170, 172.

[31] K. Marx, F. Engels, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 66-67.

[32] Ibid., p. 70-71.

[33] Ibid., p. 62.

[34] Ibid., p. 70-71 

[35] K. Marx, Les Manuscrits de 1844, op. cit., p. 147-148.

[36] K. Marx, F. Engels, L’Idéologie allemande, op. cit., p. 72.

[37] K. Marx, Le Capital, op. cit., p. 548.

[38] Dialektik der Aufklärung, rédigée avec Horkheimer (traduit sous le titre La dialectique de la raison.

[39] Beschädigt. Ouvrage traduit avec le sous-titre Réflexions sur la vie mutilée.

[40] Sur la question de la critique des pathologies sociales dans la Dialectique des Lumières, voir A. Honneth, « La critique sociale comme mise au jour », La société du mépris, La découverte, 2006.

[41] Voir par exemple T. W. Adorno, Minima Moralia, Payot, 1983, § 38, p. 60 : il « appartient aux mécanismes de la domination d’empêcher la connaissance des souffrances qu’elle engendre ».

[42] Voir T. W. Adorno, « L’Actualité de la philosophie », in L’Actualité de la philosophie et autres essais, Éditions rue d’Ulm, 2008.

[43] A ce propos, voir notamment G. Moutot, Adorno. Langage et réification, PUF, 2004, p. 80-95.

[44] M. Horkheimer, T. W. Adorno, La Dialectique de la raison, Gallimard, 1974, p. 128 : « Seule l’exagération est vraie ».

[45] T. W. Adorno, Dialectique négative, p. 314 : « le caractère absolument clos que Schopenhauer reconnaît au train du monde est lui-même emprunté (…) au système idéaliste, il est pur principe d’identité, et aussi trompeur que tout autre. Le train du monde, troublé et détérioré est, comme chez Kafka, incommensurable même avec le sens de sa pure absurdité et cécité, il ne peut être construit de façon cohérente sur leur principe. Il s’oppose à la tentative d’une conscience désespérée d’ériger le désespoir en absolu. Le cours du monde n’est pas absolument fermé, ni le désespoir absolu ; c’est plutôt ce désespoir qui constitue sa fermeture. Si fragile que soit en lui toute trace de l’autre, si défiguré que soit tout bonheur parce que révocable, l’étant est néanmoins, dans les fragments qui s’inscrivent en faux contre l’identité, traversé par les promesses de cet autre constamment trahies ».

[46] Ibid., p. 316 : « Il appartient à la détermination d’une dialectique négative de ne pas reposer en soi-même comme si elle était totale ; c’est là sa figure d’espérance ».

[47] T. W. Adorno, Minima Moralia, § 153, p. 230 : « Il faudrait établir des perspectives dans lesquelles le monde soit déplacé, étranger, révélant ses fissures et ses crevasse, tel quel, indigent et déformé, il apparaîtra un jour dans la lumière messianique ».

[48] Voir par exemple § 99, p. 144-147 et Dialectique négative, Payot, 1978, p. 42-44.

[49] M. Horkheimer, T. W. Adorno, La Dialectique de la raison, op. cit., p. 30, 44, 47, 52.

[50] Ibid., p. 48-50, 58-91.

[51] T. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 33.

[52] T. W. Adorno, Sur Walter Benjamin, Gallimard, 2001, p. 32 (ces termes sont utilisés à propos de Sens Unique de W. Benjamin).

[53] Cette perspective critique sera développée par Marcuse dans L’Homme unidimensionnel. Il expliquera comment l’administration de l’ensemble de la société par l’État, le développement d’un capitalisme technologique et les promesses de la société de consommation induisent non seulement un progrès de la domination (domination dans le travail, par le marché et par l’État), mais aussi une identification sans précédent à la domination (par l’intermédiaire d’une culture de la consommation et du bien-être individuel). Il soulignera tout particulièrement à quel point la domination sociale et politique parvient à structurer les désirs et l’imaginaire (les phantasmes et les espérances) en parvenant ainsi à réintégrer, ou à récupérer, dans le système tout ce qui pourrait le mettre en danger. Avec 40 ans de distances et les images positives qui sont maintenant attachées à l’État providence, ce diagnostic peut sembler excessivement sévère. Mais il faut se rappeler du problème qui le fonde : la nécessité de comprendre comment la classe ouvrière au sein des sociétés capitalistes les plus développées, s’est transformée de classe révolutionnaire en classe conservatrice, et comment, plus généralement, le capitalisme semble capable de récupérer toutes les forces qui s’opposent à lui.

[54] T.W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 205.

[55] T. W. Adorno, Minima Moralia, op. cit., p. 12. On retrouvera une même idée chez Marcuse, mais dans sa version optimiste. Les potentialités d’émancipations sont en effet représentées chez lui par le mouvement de la jeunesse des années 60 qui est marqué par l’exigence d’un épanouissement de la vie individuelle.

[56] C’est là l’un des thèmes centraux des « Éléments d’antisémitisme » (La dialectique de la raison, op. cit., p. 177 sq.).

[57] H. Marcuse, L’Homme unidimensionnel, op. cit., p. 274.

[58] A. Honneth, La Réification, Gallimard, 2006.

[59] Pour le lien avec la théorie critique, voir « La Théorie critique de l’Ecole de Francfort et la théorie de la reconnaissance », « La dynamique sociale du mépris » et « Conscience morale et domination de classe », in La société du mépris, op. cit. Le rapport de Honneth à Adorno, quant à lui, a commencé par être très critique dans Kritik der Macht (Suhrkamp, 1985), pour devenir de plus en plus positif dans des articles comme « La critique comme mise au jour » dans La société du mépris, ou « Eine Physiognomie der Kapitalistischen Lebensform. Skizze der Gesellschaftstheorie Adornos » et « Gerechtigkeit im Vollzug. Adornos Einleitung in die Negative Dialektik » dans Pathologien der Vernunft (Suhrkamp, 2007).

[60] A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance (1992), Cerf, 2000.

[61] Voir notamment, A. Honneth, Desintegration. Bruchstücke einer soziologischen Zeitdiagnose, Fischer, 1994, et La Société du mépris, op. cit. Dans ce dernier ouvrage, Honneth discute notamment les contributions de R. Castel, L. Boltanski et E. Chiapelo, A. Ehrenberg pour ne mentionner que les auteurs français.

[62] A. Honneth, « Capitalisme et réalisation de soi : les paradoxes de l’individuation », in La société du mépris, op. cit.  

[63] Sur le thème des « paradoxes » de la modernisation du capitalisme, voir M. Hartman, A. Honneth, « Les paradoxes du capitalisme : un programme de recherche », ibid.

[64] Pour une définition de l’idéologie comme promesse non réalisable, voir « La reconnaissance comme idéologie », ibid.

[65] R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995, Conclusion.

[66] Voir Actuel Marx, n° 39, 2006 : « Nouvelles aliénations » ; S. Haber, L’Aliénation. Vie sociale et expérience de la dépossession, PUF, 2007 et E. Renault, Souffrances sociales, op. cit., Conclusion.

 

 

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