A lire : un extrait de « La fin du tapin. Sociologie de la croisade pour l’abolition de la prostitution », de Lilian Mathieu
Lilian Mathieu, La fin du tapin. Sociologie de la croisade pour l’abolition de la prostitution, Paris, Editions François Bourin, 2014, 280p, 20 €.
Extrait du chapitre 3, « Le style abolitionniste ».
3. Une production victimaire
Rassemblées et homogénéisées sous forme quantifiée, les prostituées perdent leur individualité et leur capacité d’expression pour se fondre dans une masse indistincte, subissant passivement une violence qu’il leur est impossible de remettre en cause. Cette passivité est inhérente au statut que leur attribuent les abolitionnistes, celui de victime. Ainsi qu’on l’a montré ailleurs, une victime ne saurait, sauf à se nier comme telle, être actrice du processus qui la produit ; elle est plutôt une figure au nom de laquelle d’autres adoptent des positions en ses lieux et place.1 La passivité est par conséquent la caractéristique majeure du portrait que les abolitionnistes dressent des prostituées, une passivité dont profitent ou que suscitent d’autres entités, pour leur part pleinement actives, que sont les proxénètes et les clients.
3.1. Portrait de la prostituée en victime
Remarquons d’abord que la forme du discours s’avère, ici encore, tout aussi importante que le fond. Ce sont des formes passives que les abolitionnistes privilégient lorsqu’ils décrivent la conduite des prostituées, suggérant que son principe réside en dehors d’elles-mêmes, dans des forces pour leur part pleinement agissantes qui les contraignent malgré elles à cette activité. Le livre d’Attac, notamment, recourt largement à cet effet d’opposition entre passif et actif : les prostituées « se font piéger », « se laissent abuser », « sont vendues », « subissent » (p. 49-50) tandis qu’à l’inverse les réseaux mafieux « profitent » (p. 49) et les proxénètes « agissent » (p. 59). De même le vocabulaire privilégié pour décrire les prostituées insiste-t-il sur leur inertie (inhérente à leur réduction à l’état de marchandise) ou leur vulnérabilité : Legardinier présente les pays d’Europe de l’Est comme un « nouveau vivier de chair fraîche » pour les pornographes, Poulin évoque le « “prix d’achat et de vente” d’une femme ou d’un enfant proie de la traite » et la LCR stigmatise une industrie du sexe « dans laquelle des millions de femmes et d’enfants sont devenus des marchandises à caractère sexuel ».2
L’identification des prostituées à des marchandises dénuées de parole doit être pondérée en regard de la place accordée aux témoignages dans chaque livraison de P&S. Dans ces pages, les prostituées sont présentées comme des personnes à part entière qui prennent la parole en nom propre — chaque témoignage est intitulé par un prénom — pour raconter leur histoire. Cette prise de parole, mise en forme par la rédaction, apparaît cependant cantonnée à ce seul espace et surtout réservée à des personnes sorties de la prostitution. Adoptant le registre de la descente aux enfers, les témoignages exposent les contraintes et violences qui conduisent à la prostitution, soulignent la précarité de la vie sur le trottoir et insistent sur le dégoût d’une activité avilissante, pour s’achever sur une sortie souvent douloureuse mais qui livre un message d’espoir à même d’aviver l’engagement du lecteur dans la cause de l’abolition.
L’abandon de la pratique prostitutionnelle apparaît ainsi comme la condition de la prise de parole, confirmant comme en creux qu’une prostituée en activité est dans l’incapacité de livrer un discours à la première personne sur son parcours et sa condition. Selon le MdN, les personnes qui témoignent « ont déjà entamé une démarche critique sur leur propre parcours, ont pris du recul, et c’est cette amorce de recul même qui ouvre l’espace de la parole. Beaucoup témoignent du fait que tenir dans la prostitution exige de ne pas s’arrêter, de ne pas réfléchir » (P&S, n° 150, 2005, p. 4).
Ce récit de soi s’inscrit par ailleurs dans un registre misérabiliste indissociable de la posture victimaire, dont cette série de titres donne un aperçu : « Éléna : “Ce soir, tu iras travailler” » (n° 137, 2002) ; « Raïssa : “Les clients ? Je ne veux plus jamais en parler. Plus jamais y penser” » (n° 143, 2003) ; « Myriam, transsexuelle : “Je n’ai pas trouvé ça spécialement dur. Après tout ce que j’avais vécu, après toute la violence…” » (n° 158, 2008) ; « Noémie : “Je n’étais plus rien ; un corps et puis c’est tout” » (n° 160, 2008) ; « Laurence : une “descente aux enfers” » (n° 163, 2009).
Ce qu’on pourrait désigner comme une production stylistique de la victime ne saurait bien évidemment suffire, et les abolitionnistes sollicitent différents registres d’argumentation à l’appui de la victimisation des prostituées. Un premier relève d’une conception de la prostitution comme violence intrinsèque. Les prostituées sont par définition des victimes car la prostitution est en elle-même un système d’oppression qui lamine toute capacité d’agir de leur part. Dans ces conditions, une prostituée ne saurait être le sujet de sa conduite, pas plus qu’elle ne pourrait se prévaloir d’une capacité de choix ou d’un consentement éclairé. On trouve une formulation élaborée de cette thèse chez la philosophe abolitionniste québécoise Rhéa Jean :
« Lorsque les abolitionnistes dénoncent la prostitution, ils dénoncent une situation qui ne permet pas aux personnes d’être des sujets à part entière. Ce n’est pas que les personnes prostituées auraient un défaut dans leur personnalité ne leur permettant pas d’être des agents libres, c’est plutôt que l’institution de la prostitution porte atteinte à la liberté et à l’autonomie des individus. Ce n’est pas que les femmes dans la prostitution ne pourraient pas faire des choix, y compris des choix concernant leur sexualité, c’est que l’industrie du sexe est une industrie qui vise à nier l’agentivité des personnes prostituées et leur possibilité d’avoir la sexualité de leur choix. Ce n’est pas qu’elles n’auraient pas la capacité d’être des agents libres, c’est qu’elles n’ont pas la possibilité de l’être pleinement dans un contexte de domination et d’exploitation ».3
D’autres formulations de cette thèse en livrent des expressions plus lapidaires. Le titre de l’ouvrage d’Attac désigne la prostitution comme « une atteinte globale à la dignité humaine ». La brochure de la LCR stigmatise le système prostitutionnel comme « la forme de violence la plus extrême de la domination masculine ».4 Pour le secrétaire général du MdN G. Théry, « la prostitution est toujours une violence ».5 Consulté par la Commission sociale des évêques, son prédécesseur B. Lemettre précisait qu’elle est « la violence la plus sournoise, la violence au quotidien, une violence qui entraîne d’autres violences ».6 Une des clés de cette violence est qu’elle supposerait une aliénation de son propre corps, pris pour fondement ontologique de l’individualité : « Ce qui est acheté [à la prostituée], ce n’est pas seulement son activité, sa compétence, comme ça se passe dans le travail salarié : c’est bien son corps qui fait l’objet de la transaction, c’est-à-dire sa personne-même. Le paiement fait d’ailleurs de cette personne un objet de transaction ».7 La généralité du propos, l’insistance sur le caractère « global » ou « fondamental » de la violence prostitutionnelle, une conception ontologisée de la sexualité, produisent une fois encore un effet d’homogénéisation qui ne laisse aucune place à la nuance ou au doute du lecteur : qu’elles qu’en soient les expressions concrètes, la prostitution est systématiquement oppressive. S’exprime ici l’essentialisme d’une conception abolitionniste de la prostitution comme une violence intrinsèque. Indépendamment de ses manifestations historiques et de son contexte d’accomplissement, la prostitution est en elle-même à combattre comme négation de l’humanité des personnes qui l’exercent.
Cette conception essentialiste, posée comme un a priori, procède du statut de croisade morale du mouvement abolitionniste, i.e. de son intransigeance qui exclut que la prostitution puisse, sous quelque condition que ce soit, apparaître comme acceptable. Elle a cependant besoin, pour convaincre, de s’appuyer sur des formes de démonstration auxquelles le registre scientifique vient une nouvelle fois apporter son secours. Cet appui scientifique ne relève pas, ici, de l’objectivation quantifiée d’une réalité prostitutionnelle massifiée. Il consiste au contraire en une exploration de l’intériorité des victimes au moyen des outils de la psychologie. Le regard se fait médical : la prostitution, par l’effraction du corps qu’elle suppose, serait une violence avant tout physique mais lourde de conséquences psychiques. Pour le secrétaire national du MdN, l’aspect décisif de la prostitution est « la violence que constitue en soi la répétition d’actes sexuels qui ne sont pas désirés » relevant d’« une négation permanente de l’autre et de son désir ».8 Pour Attac, de même, « l’accès au corps des femmes, l’acte sexuel marchand, constituent une (…) forme de violence (…). Elle n’en est pas moins destructrice, sidérante et meurtrière, car elle nie l’autre et l’intégrité de sa personne et, de manière globale, elle constitue une destruction de l’humain ».9
On a vu plus haut comment les abolitionnistes mobilisent les statistiques pour proposer une étiologie de la prostitution repérant son origine dans des expériences traumatiques de violences, et principalement de violences sexuelles, qu’auraient dans leur enfance vécues les personnes destinées à se prostituer. La violence prostitutionnelle serait ainsi la continuation d’une violence originelle qu’elle ne ferait que réitérer. S’appuyant sur l’expérience du MdN, Théry livre une formulation synthétique de ce raisonnement :
« Avant la prostitution, un très grand nombre, et même une majorité des personnes que nous avons rencontrées et accompagnées, nous ont expliqué avoir été victimes de violences, très souvent de violences sexuelles. Par exemple beaucoup ont connu l’inceste, et cette violence subie “permet” à un moment de franchir ce cap où sa propre sexualité va être mise dans le champ du marché (…). Parfois ces violences ne sont pas physiques, il peut aussi s’agir de maltraitance ou de violences psychologiques, qui vont favoriser un processus de dissociation entre corps et esprit permettant potentiellement un choix rationnel, en se détachant de son propre corps, de le mettre sur le marché ».10
L’invocation de cette étiologie, soutenue par de nombreuses études psychiatriques, relève de ce que Didier Fassin et Richard Rechtman désignent comme l’« empire du traumatisme »,11 i.e. la propension à saisir et à interpréter un ensemble de phénomènes douloureux au travers de leurs conséquences psychologiques sur ceux et celles qui en sont victimes. L’association de la prostitution à un traumatisme a connu, au cours de la dernière décennie, un développement inédit appuyé par la conception essentialiste évoquée à l’instant. Étant en elle-même violence, la prostitution est par définition traumatisante, et c’est au moyen des outils diagnostics de la traumatologie que le statut de victimes de celles qui l’exercent est attesté. On trouve une expression ramassée de cette approche dans un article du Dr Trinquart :
« 70% des personnes prostituées présentent un état de stress post-traumatique (ESPT),consécutif aux violences vécues dans le système prostitutionnel mais surtout à la violence du système lui-même (…). L’ESPT est un syndrome clinique composé de symptômes psychiques perturbants et handicapants dans la vie quotidienne, dont le principal est la mémoire traumatique (réminiscences) à l’origine de tous les autres tels que l’hyper vigilance, les troubles du sommeil, la perte de la concentration, les difficultés de la relation avec autrui ainsi que les conduites dissociantes… présents chez des personnes qui ont été victimes de graves violences ».12
La sollicitation de la notion de traumatisme — en partie issue de la médecine humanitaire et de la dénonciation féministe des abus sexuels et des maltraitances — pour penser la prostitution participe ainsi de l’unanimisme de la cause de son abolition, tant elle a « envahi l’espace moral des sociétés contemporaines » en « désignant une réalité irrécusable associée à un sentiment d’empathie »13 transversal aux principaux clivages politiques ou sociaux. Elle permet également un grandissement de la cause par comparaison avec d’autres violences traumatisantes, comme dans l’extrait suivant : « Les conséquences [de la prostitution] sur la santé mentale sont graves. Un syndrome post-traumatique qui dépasse la portée de celui des vétérans de la guerre du Vietnam ».14
Une place particulière doit être ici faite au Dr Trinquart, qui s’est imposée comme la principale promotrice et référence de cette approche psychiatrique au sein de l’abolitionnisme français. Elle est, dès sa thèse soutenue, interviewée par P&S (n° 138, 2002) et c’est à elle que se réfèrent par exemple Attac (qui la cite sur plus d’une page), la FS (lorsqu’elle affirme que, comme les victimes de violences conjugales ou les vétérans de guerre, les prostituées « doivent s’anesthésier pour supporter ») ou encore R. Jean quand elle avance que les prostituées « pratiquent (…) un acte de survie permettant de se couper psychologiquement de l’acte sexuel ».15 Elle propose dans sa thèse la notion de décorporalisation pour désigner un processus, inhérent à la répétition d’actes sexuels non désirés, « de modification physique et psychique correspondant au développement de troubles sensitifs affectant le schéma corporel et engendrant simultanément un clivage de l’image corporelle, dont le résultat final est la perte de l’investissement plein et entier de son propre corps par une personne ».16 La décorporalisation se manifesterait par différents symptômes psychiques et physiques tels qu’un sentiment de dédoublement de soi, une insensibilité à la douleur, une altération des relations affectives ou une incapacité à se projeter dans l’avenir. La psychiatrisation de la prostitution, envisagée comme source de troubles schizoïdes, rejoint ici son essentialisation puisque, Trinquart y insiste, c’est en elle-même, indépendamment de ses conditions concrètes d’accomplissement, que la prostitution est cause de stress post-traumatique. La question n’est pas sans importance dans un contexte d’opposition entre abolitionnisme et santé communautaire, puisque ce sont précisément les conditions d’exercice et d’existence des prostituées que cette dernière vise à améliorer. La décorporalisation constitue ainsi une arme de guerre contre la santé communautaire, car à même de lui disputer le domaine médical sur lequel elle a construit sa légitimité. Trinquart l’exprime clairement dans son interview dans P&S :
« C’est cette anesthésie, cet ensemble d’atteintes du schéma corporel, ce que j’appelle la “décorporalisation”, qui conduisent à une grande autonégligence en matière de soins. Or, ce que défend la santé communautaire, c’est l’idée que l’aménagement des conditions de la prostitution, ou sa professionnalisation, règlerait les problèmes de santé. Mais ce ne sont pas ces conditions (…) mais bien la pratique prostitutionnelle en elle-même qui engendre ces symptômes ».17
La thèse de la décorporalisation constitue également une arme contre la santé communautaire, et plus globalement contre tous ceux qui invoquent l’éventualité d’une prostitution « choisie », par la forclusion de toute autonomie de pensée et d’action des prostituées. La prostitution ne peut résulter d’un « choix » ou relever d’un « consentement » puisque les personnes qui l’exercent sont nécessairement hétéronomes : si ce n’est la contrainte d’un proxénète, c’est celle qui résulte d’une perte de conscience de soi qui les maintient sur le trottoir. Ainsi que l’exprime le titre de l’article de R. Jean, le consentement des prostituées ne peut être que vicié18 et P&S invoque le « déni » des prostituées qui, « pour tenir, (…) déqualifient les violences subies, selon un processus souvent observé dans les violences conjugales ».19
Cette thèse d’une aliénation foncière des prostituées peut également être envisagée comme une intellectualisation normativement neutralisée de la figure ancienne de la jeune fille naïve trompée par de vils proxénètes. Celle-ci est toujours sous-jacente et s’exprime par une insistance sur le manque d’éducation, l’influençabilité, l’ignorance ou l’arriération culturelle des victimes de la traite, toujours aussi promptes à se laisser abuser par de fausses promesses. La principale évolution réside dans le fait que la condescendance de classe qui imprégnait les discours abolitionnistes antérieurs laisse cette fois place à une déploration davantage marquée « ethniquement » : ce sont des figures de l’extranéité qui incarnent désormais le mieux l’innocence abusée. Quelques extraits en fournissent une illustration :
« Une fille, pour les populations affamées de ces régions, où le taux de préférence pour les fils est le plus élevé du monde, c’est un peu plus de misère et un peu plus de calamités. La vendre ou la prostituer, ou bien encore la sacrifier à une quelconque déesse, c’est une tradition qui dure depuis des siècles ».20
« La majorité des victimes sont incitées à s’installer à l’étranger par la promesse de gagner de l’argent sans effort et en peu de temps. La plus grande partie des Nigérianes victimes de la traite sont analphabètes et n’ont jamais connu la vie en ville avant de débarquer dans des mégalopoles ».21
« Certains producteurs [de films X] recrutent leurs modèles dans le nouveau vivier de chair fraîche de l’Est européen grâce à des fausses promesses d’emploi ou, plus insidieusement, à un discours lénifiant brodé de dollars et de voyages au soleil (…) Voyages, carrières, salaires mirifiques… les promesses et le lavage de cerveau (un boulot comme les autres) ont de quoi convertir les plus réticentes ».22
L’hétéronomie et l’innocence se combinent sous une forme magnifiée dans la figure de l’enfant prostitué, systématiquement convoquée dans les discours abolitionnistes. Cette convocation contribue à une infantilisation des prostituées dans leur ensemble, mais sous une forme sensiblement différente de celle des discours abolitionnistes étudiés au premier chapitre. Certes, comme dans ces écrits, la plupart des évocations contemporaines continuent d’insister sur la jeunesse, gage ambigu d’innocence (au sens de non-culpabilité mais aussi de naïveté), des personnes qui se prostituent. Vulnérables car influençables et fragiles, les jeunes seraient particulièrement exposés à la prostitution : « Ce sont des étudiantes dans la précarité qui vendent leur corps sur internet, ce sont des jeunes en situation de fugue qui tombent entre les mains de proxénètes, ce sont des jeunes filles (…) qui acceptent des relations sexuelles contre des biens non monétaires, ce sont des adolescentes qui n’hésitent pas à se dénuder ou à s’afficher dans des poses suggestives sur leur blog… »23
Mais la rhétorique actuelle s’appuie surtout sur la construction du problème de la pédophilie (spécialement lorsqu’elle relève du tourisme sexuel) pour lui associer la prostitution. La prostitution des enfants serait ainsi indissociable de celle des adultes, et l’existence de l’une impliquerait celle de l’autre. Les abolitionnistes ne manquent pas de spécifier la part qu’occupent les mineurs24 au sein d’un effectif prostitutionnel global : « Près de la moitié des victimes de la traite des êtres humains à des fins de prostitution sont des enfants (âgés de moins de 18 ans) », « Quelque 35 % des personnes prostituées du Cambodge ont moins de 17 ans et 60 % des Albanaises qui sont prostituées en Europe sont mineures » et « les petites Hongroises » encore adolescentes seraient « devenues des proies rêvées pour l’industrie du sexe helvétique ».25 Prostituées mineures et majeures seraient en outre indissociables puisqu’elles partageraient la même clientèle : « Les clients des enfants prostitués sont en majorité des hommes ordinaires, clients de la prostitution adulte qui en viennent à franchir la barrière, au prix de justifications parfaitement huilées ».26 L’association vaut ici assimilation : quiconque se révolte contre la prostitution des enfants ne peut que s’indigner de celle des adultes puisque les deux relèvent d’une même violence également intolérable. Une affiche du MdN exposait le même raisonnement dès les années 1990. La photo d’une fillette outrageusement fardée illustrait cette interpellation : « À cet âge-là, la prostitution est intolérable. Est-il un âge où elle devient tolérable ? ».27
L’argumentation abolitionniste repose ainsi sur une synecdoque : qui veut la disparition de la prostitution des enfants ne peut que vouloir l’éradication de la prostitution dans son ensemble. Mais l’invocation d’une indissociabilité entre prostitutions des enfants et des adultes produit d’autres effets. Le premier suggère une pollution du monde enfantin par celui des adultes, dont il conviendrait dès lors de restreindre l’influence. La liberté de conduite sexuelle entre adultes consentants trouverait ainsi sa limite dans les menaces qu’elle ferait peser sur les enfants. L’argumentation est spécialement déployée par Poulin dans son ouvrage Sexualisation précoce et pornographie, dans lequel il décèle une « pornographisation » envahissante des productions médiatiques ou culturelles des sociétés occidentales. Celle-ci prendrait notamment la forme d’une « pédophilisation » dont les expressions privilégiées seraient une mode enfantine imposant des tenues érotisées aux fillettes et une explosion de la pornographie pédophile. Autorisée aux majeurs, la pornographie se voit reprocher son accessibilité aux mineurs dont elle risque de perturber le développement affectif. Consommée par les jeunes, elle serait l’antichambre de leur prostitution par sa représentation de la sexualité comme une marchandise monnayable.28 Dans ce raisonnement, la barrière entre majeurs et mineurs s’estompe puisque les premiers se voient enjoindre de renoncer à leurs prérogatives sexuelles pour protéger les seconds.
C’est un même effet d’estompement entre majorité et minorité que produit la propension des textes abolitionnistes à associer « femmes » et « enfants » et à les traiter de manière équivalente : « 79 % [des victimes de la traite] sont des femmes et des fillettes » ; « La traite des femmes et des enfants à des fins prostitutionnelle de l’Asie du Sud et de l’Asie du Sud-Est est estimée à 400 000 personnes par an » ; « Le profit généré par le trafic des femmes et des enfants est en constante augmentation »29… L’assimilation produit une minorisation des femmes prostituées ou victimes de la traite, dont le statut est posé comme équivalent à celui des enfants, et justifie la revendication d’une extension de la pénalisation des clients de prostituées mineures à ceux des majeures. Et, de fait, les traits de la prostituée telle que la décrivent les abolitionnistes sont ceux que l’on prête aux enfants mineurs ou aux incapables majeurs, à savoir l’hétéronomie, la dépendance et l’influençabilité. Celles-ci imposent que d’autres, pour leur part pleinement responsables, exercent sur eux une forme de tutelle afin de préserver des intérêts qu’ils ne sont pas en mesure d’identifier. L’infantilisation des prostituées est la condition de la prétention abolitionniste à parler en leur lieu et place.
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à voir aussi
références
⇧1 | Sandrine Lefranc, Lilian Mathieu, « De si probables mobilisations de victimes », in Sandrine Lefranc, Lilian Mathieu (dir.), Mobilisations de victimes, Rennes, PUR, 2009, p. 22-23. |
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⇧2 | Respectivement C. Legardinier, Les trafics du sexe, op. cit., p. 11 ; R. Poulin, « Industries du sexe », art. cit., p. 36 ; LCR, Prostitution : (s’en) sortir, brochure citée, p. 5. |
⇧3 | Rhéa Jean, « Le consentement vicié des personnes prostituées et la “bonne conscience” des clients », Chronique féministe, n° 109, 2012, p. 27. |
⇧4 | LCR, Prostitution : (s’en) sortir, brochure citée, p. 5. |
⇧5 | Grégoire Théry, « L’abolition : seule réponse politique et progressiste à cette exploitation patriarcale qu’est le système prostitueur », Chronique féministe, n° 109, 2012, p. 29. |
⇧6 | Commission sociale des évêques de France, Les Violences envers les femmes, op. cit., p. 53. |
⇧7 | Françoise Claude, « Prostitution : les pouvoirs publics doivent-ils pouvoir l’organiser ? », Chronique féministe, n° 109, 2012, p. 64. |
⇧8 | G. Théry, art. cit., p. 30. |
⇧9 | Attac, op. cit., p. 88. |
⇧10 | G. Théry, art. cit., p. 29. |
⇧11 | Didier Fassin, Richard Rechtman, L’empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion, 2007. |
⇧12 | Judith Trinquart, « Non, la prostitution n’est pas une profession » ; http://stopauxviolences.blogspot.com/2010/01/article-du-dr-judith-trinquart-non-la.html (consulté le 26 décembre 2012). |
⇧13 | D. Fassin, R. Rechtman, op. cit., p. 17. |
⇧14 | Ana Popovic, « Les enjeux de la prostitution et les femmes », in M. Claude, N. LaViolette, R. Poulin (dir.), op. cit., p. 270. |
⇧15 | Attac, Mondialisation de la prostitution, op. cit., p. 89 ; Y. Charpenel (dir.), op. cit., p. 197 ; R. Jean, art. cit., p. 26. |
⇧16 | Judith Trinquart, « La décorporalisation dans la pratique prostitutionnelle : un obstacle majeur dans l’accès au soin », thèse de médecine, 2002, sans lieu de soutenance, p. 30. |
⇧17 | J. Trinquart, « La santé communautaire au risque de la santé ? », art. cit. p. 13 (souligné dans l’original). |
⇧18 | R. Jean, art. cit. |
⇧19 | P&S, n° 169, 2010, p. 3. |
⇧20 | E. Coquart, P. Huet, op. cit., p. 84. |
⇧21 | Esohe Agathise, « Réalités et cadre légal de la traite de Nigérianes et d’Européennes de l’Est en Italie », Alternatives sud, 12 (2), 2005, p. 139. |
⇧22 | C. Legardinier, Les Trafics du sexe, op. cit., p. 22. |
⇧23 | Y. Charpenel (dir.), op. cit., p. 204. |
⇧24 | Le choc moral du lecteur est d’autant plus important que les abolitionnistes privilégient une définition juridique qui les autorise à utiliser les termes « mineurs » et « enfants » comme des synonymes, ainsi que s’en justifie Poulin : « Dans ce livre, lorsqu’il est question de prostitution ou de traite des enfants, il est fait référence à la définition universellement (sic) admise, soit dix-huit ans et moins », La mondialisation des industries du sexe, op. cit., p. 16. |
⇧25 | Respectivement : Y. Charpenel (dir.), op. cit., p. 204 ; Richard Poulin, « Quinze thèse sur le capitalisme et le système prostitutionnel mondial », Alternatives Sud, 12 (2), 2005, p. 9 ; P&S n° 173, 2011, p. 11. |
⇧26 | S. Bouamama, C. Legardinier, Les clients de la prostitution, op. cit., p. 66. |
⇧27 | Affiche en couverture du n° 107, 1994, de P&S. |
⇧28 | R. Poulin, Sexualisation précoce et pornographie, op. cit., spécialement chap. 7. Selon la FS, « pour ces jeunes qui ont fait leur éducation sexuelle devant des films pornographiques et baignent en permanence dans des images érotisées (mode, publicité…), la relation marchande est devenue banalisée et la prostitution apparaît comme un recours possible », Y. Charpenel (dir.), op. cit., p. 204. |
⇧29 | Respectivement : Y. Charpenel (dir.), op. cit., p. 3 ; R. Poulin, La mondialisation des industries du sexe, op. cit., p. 31 ; Attac, op. cit., p. 22. |