Luis Vitale : un marxiste latino-américain oublié
Marco Álvarez et Michael Löwy proposent dans cet article un retour sur la figure et la trajectoire de Luis Vitale. Intellectuel original et prolifique, auteur notamment d’un livre proposant une lecture marxiste de l’histoire du Chili, il fut aussi toute sa vie un militant révolutionnaire de l’émancipation, cherchant les voies d’un renouveau du marxisme hors des sentiers du dogmatisme et du sectarisme.
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« Je continue croire qu’il ne s’agit pas de créer une nouvelle théorie mais d’intégrer au matérialisme historique – sans les amalgamer – les apports du féminisme, de l’environnementalisme subversif, des peuples originaires (autrefois appelés indigènes), des habitants des quartiers populaires (type favela), de la jeunesse, du troisième âge, des nouvelles couches paysannes (travailleurs saisonniers) et des Chrétiens pour la Libération. Ne penses-tu pas que nous avons le défi de « refonder » ou de réélaborer la théorie du changement social révolutionnaire, en complétant la théorie fondée dans la seconde moitié du 19e siècle ?
Lettre de Luis Vitale à Michael Löwy, 20 août 1994.
Cinquante ans après le coup d’État au Chili, nous voulons nous souvenir d’un marxiste révolutionnaire qui a survécu aux politiques d’extermination de la dictature militaire chilienne et qui a passé plus d’un an dans une douzaine de centres de torture.
Il s’agit de Luis Vitale Cometa (1927-2010), décédé à quelques jours de son 83e anniversaire, et qui a consacré plus des deux tiers de sa vie au militantisme politique au sein de la gauche révolutionnaire et au développement de la pensée transformatrice. Injustement, la trajectoire politique et la production intellectuelle de ce marxiste oublié, participant des luttes populaires de la seconde moitié du siècle dernier en Amérique latine, n’ont pas reçu la reconnaissance qu’elles méritent, malgré ses contributions notables dans le domaine de l’émancipation.
Les premiers pas dans le militantisme révolutionnaire
Luis Vitale, argentin de naissance, chilien par choix et latino-américaniste par conviction, fait ses premiers pas dans le militantisme révolutionnaire alors qu’il prépare un doctorat d’histoire à l’université de La Plata au début des années 1950.Inspiré par la révolution bolivienne oubliée de 1953, il rejoint les rangs du trotskisme du Rio de la Plata et se forme à la politique aux côtés de militants de premier plan tels que Daniel « Che » Pereyra, Milcíades Peña, Hugo Blanco, Silvio Frondizi et Nahuel Moreno. Avec ce dernier, dans ces années-là – et à l’avenir – il mène des débats passionnés qui marquent l’histoire du trotskisme latino-américain. Dès lors, fidèle à la génération du commandant Ernesto Guevara, il passe le reste de sa vie à lutter inlassablement pour la seconde et définitive indépendance de l’Amérique latine.
Au milieu des années 1950, pour des raisons relevant à la fois de la politique et de son activité de recherche, il débarque à Santiago du Chili, où il est accueilli par celui qui sera son plus proche compagnon pendant plusieurs décennies : Humberto Valenzuela, dirigeant historique du Partido Obrero Revolucionario (POR) ; il participe aussi activement aux débats de la IVe Internationale. Il s’investit rapidement dans les tâches politiques de cette organisation trotskiste et dans les luttes du mouvement ouvrier chilien, en étant élu en 1959 membre du bureau national de la Central Unica de Trabajadores (CUT), dirigée par le légendaire Clotario Blest.
Alors inspiré par le triomphe de la révolution cubaine et sûr des affinités du trotskisme et du guévarisme, il s’engage sur la voie ardue de la structuration de la nouvelle gauche révolutionnaire chilienne, un processus qui s’est cristallisé dans la fondation du Movimiento de Izquierda Revolucionaria (MIR) en août 1965 ; il est important de noter qu’il fut l’un des premiers à écrire sur cette organisation en qualité de « chercheur-témoin d’époque » à travers la publication du livre Contribución a la historia delMIR chileno 1965-1970 (1979) [Contribution à l’histoire du MIR chilien 1965-1970].
Il est élu membre de sa direction nationale et rédige son manifeste, marqué du sceau de l’anti-stalinisme, où est notamment affirmé que « nous avons assumé la responsabilité de fonder le MIR pour unifier, au-delà de tout sectarisme, les groupes de militants révolutionnaires disposés à entreprendre rapidement, mais sérieusement, la préparation et l’organisation de la révolution socialiste chilienne ». Promoteur de l’unité du parti, ses divergences en termes de stratégie insurrectionnelle et d’intervention tactique avec le secteur dirigé par le jeune Miguel Enríquez finissent par le marginaliser du MIR en 1969 (Álvarez, 2015).
Il est important de souligner ces divergences, qui s’expriment dans la critique radicale de Luis Vitale à la conception du foco guérilléro, qui l’amène à soutenir, dans un document appelé « Tesis político-militar (1969) » [Thèses politico-militaires], en débat explicite avec les propositions de Miguel Enríquez et présenté pour discussion au IVe Congrès national du MIR – qui n’a jamais eu lieu -, que « les actions directes visibles, détachées de la lutte des ouvriers et des paysans, peuvent gagner une certaine aura diffuse de sympathie mais elles ne remplissent pas la fonction d’organisation des masses, puisque de telles actions ne se déroulent pas aux côtés de la classe ouvrière mais cherchent consciemment ou inconsciemment à la remplacer ».
En revanche, à l’approche des élections présidentielles de 1970, notre penseur décide de soutenir la candidature de Salvador Allende, tandis que la plupart des dirigeants du MIR se limitent à appeler à ne pas voter pour le candidat de droite. Ces divergences, entre autres, poussent Enríquez et son groupe à expulser les trotskystes sous le slogan « Sans poids mort, nous avancerons plus vite » ; en dépit des désaccords mais compte tenu de la confiance des années de travail en commun, on propose à Vitale de rester au MIR, mais ce dernier s’y refuse, par solidarité avec ses camarades expulsés.
Une production théorique prolifique
La longue décennie des années 1960 marque le début de la production théorique prolifique de Luis Vitale dans le domaine de l’intervention politique et historiographique. Ses livres Los discursos de Clotario Blest y la RevoluciónChilena (1961) [Les discours de Clotario Blest et la révolution chilienne], Historia del Movimiento Obrero Chileno (1962)[Histoire du mouvement ouvrier chilien], Esencia y apariencia de la Democracia Cristiana (1963) [Essence et apparence de la Démocratie Chrétienne] et, surtout, les trois premiers volumes de Interpretación Marxista de la Historia de Chile (1967,1969, 1969, 1972) [Interprétation marxiste de l’histoire du Chili], font de lui l’un des fondateurs de l’historiographie marxiste chilienne, aux côtés de Julio CesarJobet, Marcelo Segal et Hernán Ramírez Necochea, tradition qui contribua à démanteler le conservatisme des historiens officiels.
Dans les premiers volumes de l’Interpretación Marxista de la Historia de Chile, œuvre magistrale et pionnière en son genre, Luis Vitale analyse le caractère monoproductif de l’économie chilienne, principalement minière, comme résultant d’un processus de développement inégal et combiné. La colonisation est à ses yeux une entreprise fondamentalement capitaliste, à rebours des préjugés de certains historiens, notamment anglo-saxons, qui s’obstinent à « médiévaliser » la société coloniale espagnole.
Selon Vitale, c’est bien la colonisation qui entraîne la propriété privée des moyens de production et à la concentration des terres, ce qui a suscité le développement d’une bourgeoisie créole riche, mais privée du pouvoir politique, qui rentrera en conflit avec la bourgeoisie ibérique. Ce conflit entraîne le processus d’indépendance de 1810, une révolution purement formelle, qui configurera le profil de l’actuelle bourgeoisie chilienne, à la fois dépendante et axée sur la production de biens et l’extraction de matières premières pour le marché extérieur, et incapable de mener à bien les tâches démocratiques bourgeoises des XIXe et XXe siècles.
Cette période a également vu la publication de l’un de ses ouvrages les plus importants et les plus largement diffusés : América latina ¿Feudal o capitalista ? (1968) [Amérique Latine : féodale ou capitaliste ?], qui constitue une contribution importante à l’analyse des formations sociales du continent. La question posée dans le titre de ce texte est loin d’être d’un intérêt étroitement « académique », car les réponses qu’on peut lui apporter ont des implications dans le domaine de la stratégie politique et c’est bien la raison pour laquelle Luis Vitale souhaite l’élucider.
A rebours des thèses réformistes qui, en concluant au caractère arriéré et féodal de l’Amérique latine, justifient leur politique d’alliances avec la bourgeoisie dans l’idée de mener à bien des objectifs démocratiques bourgeois, pour Vitale, « l’Amérique latine n’est pas une copie de l’Europe du 19ème siècle, dans laquelle la nouvelle classe moyenne montante a dû renverser le féodalisme pour initier le cycle des révolutions démocratiques bourgeoises. Comme nous l’avons montré, l’Amérique latine n’est pas passée par les étapes classiques de l’Ancien Monde, mais directement des communautés indigènes primitives au capitalisme naissant introduit par la colonisation espagnole ».
Ces contributions font Luis Vitale l’un des précurseurs des sciences sociales marxistes des années 60 et l’un des représentants, avec André Gunder Frank, Rui Mauro Marini et Aníbal Quijano, du courant le plus radical de la théorie de la dépendance, qui, ayant soin de lier analyses et stratégie politique, avance comme axes centraux de sa proposition anticapitaliste :
1) Le rejet de la théorie du féodalisme latino-américain et la caractérisation de la structure coloniale historique et de la structure agraire actuelle comme essentiellement capitaliste.
2) La critique du concept de « bourgeoisie nationale progressiste » et de la perspective d’un hypothétiquedéveloppement capitaliste autonome dans les pays d’Amérique latine.
3) Une analyse de la défaite des expériences populistes rapportée à la nature même des formations sociales latino-américaines, à leur dépendance structurelle et à la nature politique et sociale des bourgeoisies locales.
4) La localisation de l’origine du retard économique, non dans le féodalisme ou dans les obstacles précapitalistes au développement économique, mais dans les caractéristiques spécifiques du développement capitaliste dépendant.
5) Enfin, l’impossibilité d’une voie « nationale-démocratique » vers le développement social en Amérique latine et la nécessité d’une révolution socialiste comme seule réponse réaliste et cohérente au sous-développement et à la dépendance (Löwy, 2007).
Luis Vitale dans le contexte de l’élection d’Allende
A la fin des années 1960, il commence sa carrière de professeur à l’Université de Concepción, grâce aux efforts des dirigeants étudiants du MIR qui contrôlent la fédération étudiante ; il ne cessera plus jamais d’enseigner. Déjà intellectuel révolutionnaire polyvalent, articulant production théorique, enseignement académique et intervention politique, il met tout en œuvre pendant les mille jours de l’Unité Populaire pour contribuer aux multiples dimensions du travail révolutionnaire, devenant même candidat aux élections du recteur de l’Université du Chili en 1972.
Après le triomphe de Salvador Allende, dans sa brochure ¿Y después del 4, qué ? Perspectivas de Chile después de las elecciones presidenciales (1970) [Et après le 4 ? Perspectives du Chili après les élections présidentielles], Luis Vitale analyse de manière exhaustive les circonstances qui ont rendu possible le triomphe de l’Unidad Popular et la signification de cette victoire politico-électorale pour la classe ouvrière et le peuple. « Le Chili », dit-il, « est entré dans une phase pré-révolutionnaire caractérisée par une montée des masses laborieuses, une intensification de la lutte des classes qui rend la situation explosive, une polarisation croissante des classes qui accélère l’affrontement social ».
Dans ce nouveau contexte de confrontation ouverte avec la bourgeoisie, pour Vitale, le rôle de la gauche révolutionnaire est de s’intégrer dans les luttes du mouvement populaire et de construire des structures de regroupement des révolutionnaires, afin de contrecarrer l’hégémonie des directions réformistes. Conformément à ses propos, on peut comprendre sa participation à l’espace de masse du MIR, au Frente de los Trabajadores Revolucionarios (FTR) [Front révolutionnaire des travailleurs] et à l’expérience de regroupement des trotskystes chiliens, à travers la création du Partido Socialista Revolucionario (PSR) [Parti socialiste révolutionnaire].
Après le coup d’État de 1973, il est arrêté et férocement torturé dans divers centres clandestins de la dictature militaire, laissant un témoignage de ce dur moment dans son texte La represión militar en Chile. Vida, muerte y discusión política en los campos de concentración (1975) [La répression militaire au Chili. Vie, mort et discussion politique dans les camps de concentration]. Comme tant d’autres militants, il est détenu dans le sinistre camp de concentration de Chacabuco. Dans cette dernière prison, située dans une ancienne mine de salpêtre dans le désert chilien, parvenant à échapper à la vigilance constante des geôliers, il a pu écrire des notes décrivant l’horreur de la captivité et donner des cours de formation politique aux prisonniers.
Une longue campagne internationale, impulsée par la Quatrième Internationale, aboutit à sa libération. Le 31 octobre 1974, le décret n° 1766 l’expulse du pays au motif qu’il représente un danger pour la sécurité intérieure de l’État, donnant lieu à un exil long et erratique d’une décennie et demie, qui l’amène à s’installer à Francfort (1974-1976), Caracas (1976-1985) et Buenos Aires/Córdoba (1985-1989). En Allemagne, il enseigne à l’Université Goethe, à l’invitation d’André Gunder Frank et de Franz Hinkelammert, récemment décédé.
Un exil forcé
En Europe, Luis Vitale renoue avec la IVe Internationale, participant à des débats animés sur les affaires du monde. Ainsi, Charles-André Udry, dirigeant historique de la IVe Internationale, s’est toujours souvenu que c’est Vitale qui, en 1975, a proposé le premier de donner au processus nicaraguayen une place centrale dans la révolution latino-américaine, sans être entendu initialement. Lors du XIe Congrès de la IVe Internationale en 1979, prenant en considération les processus insurrectionnels en Amérique centrale, il proposa avec Daniel « Che » Pereira et d’autres camarades latino-américains la motion que ses sections se préparent à l’éventualité d’une lutte armée, question qui ne fut pas adoptée.
Son séjour en Europe est resté bref, car Luis Vitale a toujours pensé que sa place était en Amérique latine. Il s’installe au Venezuela, où il travaille comme professeur de différentes chaires à l’Universidad Central de Caracas (1977-1985). Au cours de cette période, il est invité à donner des conférences dans une vingtaine d’universités du monde entier. Il est également actif dans le militantisme politique, à travers la construction d’une organisation trotskiste (Topo Obrero) au Venezuela et dans la solidarité avec le Chili en liaison avec des groupes d’exilés.
S’il n’abandonne pas à cette époque son travail historiographique, qui s’exprime dans une œuvre monumentale en neuf volumes sur l’Historia de América Latina (1984)[Histoire de l’Amérique latine], ses autres contributions inscrites dans une perspective plus sociologique et anticoloniale se multiplient. L’étude de la vie quotidienne et de ses oppressions passe au cœur de son programme de recherche.
Au cours de cette période d’exil, et plus particulièrement dans les années 1980, Luis Vitale élargit et infléchit ses sujets d’étude. Avec plus de quinze livres publiés, ainsi qu’une longue liste de brochures, d’articles et de communications, il s’efforce de recouvrer le marxisme latino-américain oublié. On peut ainsi souligner son travail sur le Vénézuélien Salvador de la Plaza (1981), qu’il considère comme l’un des pionniers marxistes du continent, ainsi que son livre Los precursores de la liberación nacional y social en AméricaLatina (1987) [Les précurseurs de la libération nationale et sociale en Amérique Latine], une œuvre fondamentale du point de vue du recouvrement et de la compréhension de la pensée critique latino-américaine.
En même temps, inséré dans les débats visant à systématiser et à caractériser la spécificité du marxisme en Amérique latine, il contribue –comme ne le font que peu d’autres personnes – aux débats stratégiques du marxisme latino-américain, son texte « El marxismo latinoamericano ante dos desafíos : feminismo y crisis ecológica » (1983) [Le marxisme latino-américain face aux défis : féminisme et crise écologique] étant fondamental ; à sa proposition d’un féminisme anticapitaliste et d’un écologisme subversif, il convient d’ajouter la notion de christianisme libertaire.
Christianisme libertaire, féminisme, écologie : Luis Vitale en précuseur d’un renouveau du marxisme
Commençons par cette dernière idée : l’importance-clé de Luis Vitale dans l’élaboration d’une politique du camp marxiste à destination le monde chrétien. Très tôt, il s’implique dans des groupes chrétiens sensibles à l’horizon socialiste, rejoignant le MIR en 1968 avec le premier groupe de révolutionnaires chrétiens. En effet, pour comprendre des phénomènes tels que le nouveau mouvement ouvrier et les guérillas qui émergent dans les pays d’Amérique centrale, il est essentiel de remarquer et de mettre en évidence les affinités entre le christianisme et les révolutionnaires d’Amérique latine.
Ce pari de « chrétiens pour la libération et le socialisme », qu’il appelait aussi « chrétiens libertaires », est demeuré au cœur de sa pratique politique jusqu’à la fin ; lorsqu’il rentre au Chili, il se rapproche des chrétiens partisans de la théologie de la libération et rejoint le Movimiento Juan Alsina, du nom d’un prêtre assassiné par la dictature militaire.
Pionnier d’un marxisme écologique, Luis Vitale a fait sien le dilemme de Rosa Luxemburg « socialisme ou barbarie », misant sur le socialisme face à un capitalisme destructeur d’humanité. Au moment où une très faible minorité de marxistes s’intéressaient à la profondeur de la crise écologique, il écrit le livre Hacia una historia del ambiente en América Latina (1983) [Vers une histoire environnementale en Amérique Latine], dans lequel il soutient que les marxistes latino-américains doivent aller au-delà d’une simple lecture de la société humaine et étudier l’environnement, qui est la totalité exprimée dans l’interaction entre la nature et la société. Le croisement entre le marxisme et l’écologie, que l’on peut aujourd’hui qualifier d’approche écosocialiste, constitue pour lui le grand défi à relever par les marxistes confrontés au XXIe siècle.
Un autre pari de Luis Vitale tenait au rétablissement des affinités entre féminisme et marxisme, à partir d’une critique de la domination machiste, autoritaire et répressive sur les femmes exercée par les organisations marxistes dans tous les domaines. Alors que les partis de gauche refusaient de reconnaître l’avortement pour ne pas perdre en popularité, il insistait sur le fait que les femmes ont le droit de disposer librement de leur corps. Il a également mis la question des soins au premier plan du débat public, critiquant radicalement les avantages du travail non rémunéré pour le capitalisme.
Son livre La Mitad Invisible De La Historia : El Protagonismo Social De La Mujer Latinoamericana (1987) [La moitié oubliée de l’histoire : le rôle social de la femme latino-américaine] constitue une contribution importante aux études de genre et au féminisme. D’ailleurs, la penseuse argentine Dora Barrancos (2005) souligne à propos de cet ouvrage que : « ses orientations idéologiques et sa volonté déterminée de défendre la cause de la revendication féminine l’ont amené à mettre en évidence l’invisibilisation par l’ordre capitaliste et patriarcal latino-américain de la contribution des femmes, aussi subordonnées que les classes laborieuses ».
Ces contributions doivent être replacées dans un moment de crise globale catégorisée de l’imaginaire marxiste qui, pour Luis Vitale, n’était rien d’autre que la crise d’un marxisme orthodoxe, dogmatique, positiviste et économiciste liée à la faillite du mal nommé « socialisme réel ». Alors que les scolastiques marxistes repentis tendaient les bras aux nouvelles modes théoriques, ce marxiste latino-américain hétérodoxe persiste et signe dans son intention avouée de ne pas abandonner le marxisme révolutionnaire.
Cependant, il reconnait les limites du matérialisme historique dogmatique, le nouveau contexte historique qui s’ouvrait et la dynamique particulière des résistances latino-américaines, choisissant alors d’enrichir la théorie marxiste des contributions des libertaires chrétiens, du féminisme anticapitaliste, de l’écologie subversive, parmi d’autres expériences et connaissances subalternes.
Une intense activité intellectuelle
Dans la seconde moitié des années 1980, il s’installe dans son pays natal, l’Argentine, où il a publié d’importants ouvrages, tels que Historia de la deuda externa latino-americana (1986) [Histoire de la dette externe latino-américaine], dans lequel il analyse les conséquences de la dépendance économique et de la perte de souveraineté en l’absence d’une théorie de l’économie politique en Amérique latine. Après les résultats du plébiscite chilien de 1988, qui rompt dans les urnes la continuité du règne du tyran, Luis Vitale commence à préparer son retour au Chili. Avec le « champ d’expérience » tiré de son exil, qui l’a conduit à reformuler son héritage théorique marxiste, et drapé dans un « horizon d’attentes politiques et académiques » pour son insertion dans la transition démocratique, à la mi-1989, il retourne dans le pays qu’il avait choisi comme le sien quatre décennies plus tôt.
Il publie Introducción a una Teoría de la Historia para América Latina (1992) [Introduction à une théorie de l’histoire pour l’Amérique Latine], où plus qu’une « introduction », il s’agit d’une « synthèse » – ou véritable Aufhebung dans sa trajectoire intellectuelle et politique – de l’épistémologie nécessaire pour étudier la réalité latino-américaine, basée sur le travail de recherche monumental réalisé pendant 40 ans et, en particulier, sur ses 9 volumes de l’Historia general de América latina (1984) [Histoire générale de l’Amérique Latine].
Il propose une rupture épistémologique radicale avec ce que l’on appelle l’ « histoire universelle », une conception unilatérale de l’histoire comme reflet de l’image de l’Europe occidentale, car son utilisation schématique par l’historiographie traditionnelle ne lui permet pas de rendre compte de la réalité spécifique de l’Amérique latine et, à son tour, il relève le défi de générer et de recréer des catégories d’analyse spécifiques basées sur la réalité concrète de l’Amérique latine.
Il commence alors immédiatement à travailler comme professeur dans différentes universités et a participé à diverses organisations politiques et sociales, notamment au « Movimiento 500 Años » [Mouvement des 500 ans], qui rassemble de nombreux dirigeants sociaux, intellectuels et étudiants dans le cadre des « commémorations » des 500 ans de l’invasion de l’Amérique. Il consacre ses efforts intellectuels à une réflexion sur l’héritage colonial douloureux et sur la nécessité d’intégrer les perspectives politiques des peuples ancestraux.
Dans un texte intitulé « A debatir las ideas del Peñi Aucan » (1994) [Débattre des idées de Peñi Aucan], Luis Vitale propose de « forger – avec les peuples indigènes et d’autres mouvements sociaux – un corpus d’idées et un projet dont nous avons tant besoin pour construire une société alternative au capitalisme monopoliste international, une société socialiste autogestionnaire, antipatriarcale, anti-pollution et multiethnique, respectueuse du peuple-nation mapuche, de son autonomie et de son autodétermination ».
Profitant du centenaire de sa naissance, il relit de manière critique le marxiste péruvien José Carlos Mariátegui, publiant « Mariátegui y el socialismo indoamericano » (1994) [Mariategui et le socialisme indoaméricain]; sa nouvelle rencontre avec l’amauta le conduit du marxisme à la conviction du rôle prépondérant des peuples indigènes dans les processus révolutionnaires latino-américains. Il est important de noter que son guévarisme de longue date reste une donnée de cette période et, à l’occasion du 30e anniversaire de la mort du commandant Ernesto Guevara, il présente le livre El proyecto andino del Che (1997) [Le projet andin du Che].
De nouvelles directions ?
Au milieu des années 1990, éloigné des groupes trotskystes, il s’engage dans l’hypothèse de de la création d’un nouveau type de parti, largement inspiré de l’expérience du Parti des travailleurs (PT) au Brésil, dans lequel le mouvement ouvrier et les nouveaux mouvements sociaux doivent jouer un rôle de premier plan. L’évolution de la gauche chilienne au cours de ces années ne répond pas à ses attentes.
Cependant, le 1er janvier 1994, dans le sud-est du Mexique, un groupe d’indigènes s’appelant l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), prennent les armes contre le gouvernement mexicain. Dans cette expérience, comme il le dira lui-même, « le Chiapas est une lumière nouvelle et ancestrale pour les peuples, une leçon de tactique et de stratégie pour la gauche révolutionnaire et une expérience décisive pour les noyaux avancés des mouvements sociaux d’Amérique latine ». Le désespoir commence alors à perdre du terrain grâce au message zapatiste à une époque où le ciel apparaissait strié de nuages d’orage : « Plus la nuit est sombre, plus l’aube est proche » (1994).
Au cours de ces années, Luis Vitale crée plusieurs centres d’études, dans le but de construire un terrain de réflexion politique, de solidarité intellectuelle et de diffusion d’idées alternatives aux institutions hégémoniques. Des dizaines de publications destinées à la diffusion et à l’éducation politique des secteurs mobilisés. Comme éducateur populaire et pouvant compter sur le profond respect, l’admiration et l’affection que lui portaient les mouvements politiques et sociaux en raison de sa longue et constante carrière, il donnait sans cesse des cours de formation politique aux comités de colons, aux syndicats de travailleurs, aux femmes organisées, aux groupes écologistes, aux secteurs indigènes et à tous les secteurs en lutte qui le sollicitaient.
Le travail accumulé pendant un demi-siècle a fait germer quelques reconnaissances : il a ainsi remporté le prix Bicentenario del Libertador Simón Bolívar et le prix de l’essai de la Société des écrivains du Chili (SECH) en l’an 2000.
Au tournant du siècle, une maladie dont il souffrait de longue date se fit de plus en plus présente, et il lui devient de plus en plus difficile de se déplacer. Ses étudiants se souviennent de ses anecdotes sur l’histoire de l’Amérique latine et des tangos qu’il chantait après les cours. L’affection de ses étudiants est telle qu’aujourd’hui encore, une fresque murale représente son visage, accompagné d’une de ses phrases qui dit : « Les expériences du passé à prendre en compte pour les luttes du présent ».
Au-delà de ses devoirs académiques d’alors, il ne cesse pas pour autant son activité d’intervention politique. Par exemple, en 2000, il publie un pamphlet sur les transformations de la droite et ses relations avec le populisme, qui ont donné naissance à un nouveau type d’embryon fasciste. Ces réflexions prennent aujourd’hui plus de sens que jamais face à l’offensive néo-fasciste.
Un marxiste libertaire ?
Sur le plan théorique, sans abandonner la perspective marxiste, Luis Vitale s’intéresse de plus en plus à l’apport anarchiste et publie, en collaboration avec Oscar Ortiz, le livre Contribución a la Historia del Anarquismo en América Latina (2002) [Contribution à l’histoire de l’anarchisme en Amérique Latine », dans lequel il écrit de manière autobiographique : « j’ai gardé et je garde encore cet esprit libertaire qui m’a permis de ne pas courber l’échine ».
À partir de ces années, il commence à se définir comme un « marxiste libertaire », pour signifier le caractère ouvert de son marxisme qui recueille, comme dans un creuset, le potentiel des courants libertaires, de son ancien trotsko-guévarisme, des nouveaux mouvements sociaux, du féminisme anticapitaliste, de l’environnementalisme subversif, de l’indigénisme, du christianisme révolutionnaire, de l’internationalisme militant, parmi d’autres perspectives propices à la libération.
Comme nous l’avons vu, l’approche de la pensée de Luis Vitale implique une complexité d’ordre quantitatif et qualitatif : d’une part, la richesse de son œuvre se manifeste dans plus de soixante-dix livres publiés et dans un nombre beaucoup plus important encore d’articles publiés dans la presse partisane, d’essais théorico-académiques, de matériel de formation et d’interventions publiques ; d’autre part, la variété des thèmes que recouvre sa production intellectuelle, qui comprend des études sur le mouvement ouvrier, l’écologie, le christianisme, le féminisme, l’indianisme, l’identité populaire, etc., tous analysés à partir d’une perspective politique marxiste principalement historiographique et sociologique, bien qu’il finira par reconnaître lui-même que son approche méthodologique est de nature transdisciplinaire.
Près d’une décennie après sa mort : en octobre 2019, le peuple chilien s’est soulevé contre toutes les injustices et a réclamé que la dignité devienne une habitude. Avant sa mort, il avait dit que la transition démocratique chilienne ne pourrait se terminer que par une révolte qui mettrait réellement fin à la constitution de Pinochet ; une tâche qui reste toujours à accomplir.
Beaucoup des apports de ce marxiste latino-américain se sont concrétisés dans ce processus d’interruption du continuum de l’Histoire, car les luttes pour une aube nouvelle se nourrissent de la mémoire des hommes et des femmes qui ont tracé le chemin de la suspension du temps historique. Cinquante ans après le coup d’État, il nous semble fondamental de sortir Luis Vitale de l’oubli, pour faire connaître ses contributions à de nouvelles générations militantes, qui pourront les actualiser dans le feu des luttes concrètes du peuple.
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Ce texte s’inscrit dans le cadre de la collection Cuadernos del pensamientocrítico latinoamericano (CLACSO).
Traduit par Paul Haupterl.
Photo : Paulo Slachevsky (CC BY-NC-SA).
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_________ (2002). Contribución a una Historia del Anarquismo en América Latina. Santiago: Ediciones Espíritu Libertario.
Correspondencia entre Luis Vitale y Michael Löwy 1978-2000. Nous remercions Simón González de nous avoir donné accès à des copies de certaines lettres que nous avons consulté pour ce travail et qui ont été utilisées pour sa thèse de doctorat et d’autres textes consacrés à la trajectoire de Luis Vitale.