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L’œuvre du très important philosophe marxiste Enrique Dussel, né le 24 décembre 1934 à la Paz en Argentine et mort le 5 novembre 2023 à Mexico, est particulièrement méconnue en France. Alors que vient enfin de paraître en français, peu de temps avant la mort de l’auteur, la traduction par Emmanuel Lévine de Filosofía de la liberación, livre paru en 1977 et devenu une des références majeures de la philosophie latino-américaine et du « tournant décolonial », nous publions ci-dessous la dernière section du premier chapitre (« L’histoire »), intitulée « La philosophie de la libération de la périphérie ».

Dans ce texte, Enrique Dussel revient sur les « antécédents » de la philosophie de la libération dans les philosophies coloniales et postcoloniales latino-américaines. Cet extrait donne ainsi un aperçu de la richesse du livre, mais aussi de son ambition : proposer une métaphysique au service des luttes pour l’émancipation, et particulièrement de l’anticapitalisme et de l’anticolonialisme.

1.1.9. La philosophie de la libération de la périphérie

1.1.9.1. La critique de la Conquista

1.1.9.1.1. La philosophie de la libération est récente : elle est née en Argentine à la fin des années 1960. Cependant, ses antécédents remontent aux origines même de la philosophie moderne européenne. Bartolomé de las Casas (1484-1566) a très justement dit qu’« ils ont eu deux manières habituelles d’extirper et de rayer de la face de la terre ces malheureuses nations », en se référant ainsi aux deux manières employées par les Européens pour asseoir leur domination sur la périphérie. « L’une en leur faisant des guerres injustes, cruelles, sanglantes et tyranniques. » Autrement dit, les Européens ont assassiné les habitants de la périphérie (c’est la mort de l’autre).

L’autre, après avoir tué tous ceux qui pourraient désirer la liberté […], comme tous les seigneurs naturels et les hommes (car dans les guerres on ne laisse communément en vie que les jeunes et les femmes), en les opprimant dans la plus dure, la plus horrible et la plus brutale servitude à laquelle on a jamais soumis hommes ou bêtes. »1. Comme on peut le voir, on trouve donc dans ces réflexions publiées en 1552 à Séville, sous le titre de Très brève relation de la destruction des Indes, la dialectique explicite du maître et de l’esclave. L’Indien est assassiné et, quand ils laissent quelqu’un en vie, c’est pour l’opprimer et le réduire à une terrible servitude. Le texte précise en outre qu’ils laissent en vie la femme, pour la prendre pour concubine (domination érotique, 3.2.5), et les enfants, pour les élever dans la culture européenne (domination pédagogique, 3.3.5). Et ainsi, au nom de nouveaux dieux (l’or et l’argent, la monnaie, les livres sterling ou le dollar), bien plus de millions d’hommes ont été immolés dans toute la périphérie aux dieux du premier mercantilisme, du premier impérialisme financier et de l’impérialisme actuel des multinationales, que l’empire limité des Aztèques n’en avait immolé à son dieu Huitzilopochtli (en suscitant l’horreur et l’effroi de l’Europe si savante et si pieuse).

1.1.9.1.2. La philosophie qui saura penser cette réalité, la réalité mondiale actuelle, en partant non pas du centre, c’est‑à-dire du pouvoir politique, économique et militaire, mais de la périphérie, c’est‑à-dire de l’au-delà de la frontière même du monde central actuel, cette philosophie-là ne sera pas idéologique (ou bien elle ne le sera que dans une moindre mesure). Sa réalité est la Terre entière et, à ses yeux, les « damnés de la terre » sont aussi une réalité (et ne se réduisent donc pas au non-être).

1.1.9.2. La philosophie coloniale mercantiliste

1.1.9.2.1. La philosophie coloniale universitaire latino-américaine ne s’appuiera pas du tout sur la sagesse nahuatl (des tlamatinime) ou inca (des amautas) (1.1.5.7). Elle fut une tabula rasa absolue. Même Bernardino de Sahagún, le plus remarquable des anthropologues des débuts de la modernité, ne put perpétuer l’ancienne sagesse, loin s’en faut. Elle fut décapitée, comme on passa au fil de l’épée la tête des cultures amérindiennes.

1.1.9.2.2. Nous appelons donc philosophie coloniale non seulement celle qui fut pratiquée en Amérique latine, pendant cette première période qui commença au XVIe siècle (puisque les universités de Mexico et de Lima furent fondées en 1552, avec le même statut universitaire que celles de Coimbra, d’Alcalá et de Salamanque), mais de manière générale l’esprit de pure imitation ou de répétition de la philosophie en vigueur dans le centre qui, à quelques honorables exceptions près, règne dans la périphérie (y compris en Afrique et en Asie).

1.1.9.2.3. La philosophie coloniale latino-américaine s’est développée dans la périphérie hispanique. Comme aucun autre pouvoir métropolitain avant elle (sous l’influence de la Renaissance et du « Siècle d’or » ibérique), l’Espagne a ouvert dans ses colonies américaines plus de trente instituts supérieurs qui délivraient une licence de philosophie (avec pour seule fin, dans la majorité des cas, de permettre de poursuivre des études ecclésiastiques ou juridiques). Les facultés de philosophie les plus réputées furent celles de Lima et de Mexico. Les professeurs de ces dernières publièrent leurs œuvres à Louvain, à Leipzig, à Venise et dans d’autres grands centres éditoriaux d’Europe. Ce fut le cas de la Logique mexicaine d’Antonio Rubio2 (1548-1615) qui servit de manuel à l’université d’Alcalá (et qui connut, parmi des dizaines d’éditions, celle de Cologne en 1605). Cela n’empêchait pas la philosophie de se développer dans d’autres centres. Juan de Espinoza Medrano (1629-1688), étudié par Walter Redmond3, publia ainsi en 1688 son fameux Cursus philosophicus. On peut aussi mentionner les facultés de Sante Fe de Bogotá, du Guatemala, de Quito, de Santiago du Chili et de Córdoba del Tucumán. Bien qu’elle ait été en partie créative, toute cette philosophie fut en vérité le reflet de la seconde scolastique hispanique. Au XVIIIe siècle, la culture baroque jésuite, avec ses imposantes réductions4 d’Indiens (les plus fameuses se trouvant au Paraguay) réalisa d’importants progrès en philosophie, en physique, en mathématiques et en politique. Néanmoins, cette philosophie ne dépassa jamais tout à fait le stade de l’imitation. Or, ce processus était idéologique à double titre : d’une part, parce qu’il était déjà idéologique en Europe et, d’autre part, parce qu’il se reproduisait dans la périphérie en occultant la domination dont celle-ci souffrait.

1.1.9.2.4. La période coloniale mercantiliste dans les colonies portugaises et dans les premières colonies anglaises ne vit pas la fondation de centres philosophiques « à l’européenne » en Afrique et en Asie. Les élites coloniales se formaient à Coimbra et à Londres. Ce fut le début d’une domination culturelle qui ne cessera par la suite de se perfectionner.

1.1.9.3. Penser philosophiquement la première émancipation, qui fut coloniale et mercantiliste

1.1.9.3.1. Il y a un peu plus de deux siècles, précisément en 1776, commence le processus d’émancipation vis‑à-vis du mercantilisme des métropoles. En Nouvelle-Angleterre, un groupe de courageux colons s’élève contre la métropole anglaise et ainsi commence la guerre de la première émancipation. Ce processus se poursuivra dans l’Amérique hispano-portugaise de 1810 à 1898, de l’émancipation de l’Argentine et du Pérou à celles du Mexique et du Brésil, pour finir avec celle de la Caraïbe : Porto Rico passera de colonie espagnole à « État libre associé » des États-Unis en 1898. Un demi-siècle plus tôt, ces derniers avaient annexé le Texas, le Nouveau-Mexique et la Californie, en les arrachant au Mexique. De George Washington à Miguel Hidalgo, Simón Bolívar et Juan José de San Martín5, une pensée émancipatrice brilla en eux, qui n’atteignit jamais la forme d’une philosophie explicite. Jeremy Bentham avait entrevu à la fin du XVIIIe siècle ce que Hegel décrit dans sa Philosophie du droit en 1821 : « L’Angleterre comprit que l’émancipation des colonies lui était plus utile que de les maintenir dans une dépendance. »6. L’Empire anglais avait appris qu’il économisait du capital en retirant sa bureaucratie et ses armées de ses colonies. Les héros émancipateurs créoles étaient naïfs quant à la portée de leur action. La libération dont parle la philosophie de la libération était encore un horizon futur insoupçonné. Notre philosophie actuelle peut néanmoins puiser en eux une profonde aspiration à la liberté.

1.1.9.4. La philosophie postcoloniale face aux nouveaux empires

1.1.9.4.1. Mais dès que la première crise de la révolution industrielle put être surmontée, principalement en Angleterre et en France autour de 1850, autrement dit quand on eut produit une recapitalisation suffisante, les métropoles entamèrent une seconde période coloniale (dans la seconde moitié du XIXe siècle). Le monde arabe, l’Afrique noire, l’Inde et le Sud-Est asiatique subirent à leur tour l’assaut de ce qui serait bientôt l’impérialisme financier et industriel monopolistique.

1.1.9.4.2. Les élites coloniales furent systématiquement éduquées dans le centre. Oxford, Cambridge et Paris se transformèrent en centres de « rééducation » et de « lavage de cerveau », et continuèrent de l’être pendant une bonne partie du XXe siècle. Les oligarchies postcoloniales, qu’elles soient blanches, métisses ou mulâtres, copièrent la philosophie métropolitaine. Véritables marionnettes, elles répétaient ensuite dans la périphérie ce que leurs illustres professeurs des grandes universités métropolitaines leur avaient enseigné. Au Caire, à Dakar ou à Saigon, tout comme à Buenos Aires ou à Lima, ils enseignaient à leurs élèves l’ego cogito, à partir duquel ils étaient eux-mêmes constitués comme ideatum ou cogitatum, comme des étants à disposition de la « volonté de puissance », comme des volontés impuissantes et dominées. Des maîtres castrés qui castraient leurs élèves.

1.1.9.4.3. Ces philosophes colonisés avaient oublié leur passé. Le monde arabe ne remontait pas jusqu’à sa splendide philosophie, qui florissait déjà au IXe siècle. L’Inde et la Chine, dont les grands penseurs donnaient depuis plus de trois millénaires de formidables fruits, rougissaient de leurs propres sages. Le passé ne résista pas à l’assaut de la pensée impériale métropolitaine moderne, au moins dans les groupes les plus progressistes, modernisateurs et développementistes de la périphérie7.

1.1.9.4.4. Les philosophes modernes européens pensent la réalité qui leur fait face : ils interprètent la périphérie en partant du centre. Au contraire, les philosophes coloniaux de la périphérie reproduisent une vision qui leur est étrangère, qui ne leur est pas propre : ils se voient depuis le centre comme non-être, comme néant. Ils enseignent à leurs élèves, qui sont pourtant quelque chose (dans la mesure où ils sont analphabètes des alphabets qu’on voudrait leur imposer), qu’en vérité ils ne sont rien, qu’ils sont comme les néants ambulants de l’histoire. Quand ils ont fini leurs études (en tant qu’élèves qui étaient pourtant quelque chose, puisqu’ils étaient ignorants de la philosophie européenne), ils finissent comme leurs maîtres coloniaux par disparaître de la carte (ils n’existent plus ni géopolitiquement ni philosophiquement). Cette triste idéologie portant le nom de philosophie est celle qui est encore enseignée dans la majorité des centres philosophiques de la périphérie par la plupart de leurs professeurs.

1.1.9.5. Penser lémancipation postcoloniale

1.1.9.5.1. Un nouveau pouvoir mondial émerge à la fin de la Seconde Guerre mondiale. À Yalta, l’hégémonie des États-Unis s’impose au monde. Elle s’impose donc aux colonies de l’Empire anglais, à ce qui reste de l’Empire français et des autres nations européennes. Les héros de l’émancipation inaugurent une nouvelle période postcoloniale ; ils s’ouvrent à un espace politique ambigu.

Mahatma Gandhi en Inde, Abdel Nasser en Égypte et Patrice Lumumba8 en Afrique pensent à la liberté de leur peuple, mais ils n’ont pas conscience qu’ils passeront des mains de l’Angleterre, de la France ou de la Belgique aux mains des États-Unis – nouvelle période d’un nouveau type novateur de néocolonialisme (1.1.9.3). La philosophie dispose là d’un riche matériau qui doit être pensé philosophiquement. La liberté se transforme ainsi en une lointaine utopie, et non en une réalité empirique concrète. Malheureusement, il n’y eut aucune philosophie rigoureuse et explicite de l’émancipation nationale anticoloniale. Il n’y eut que des manifestes, des pamphlets, des ouvrages politiques (qui comprenaient certes implicitement une philosophie, mais ne constituaient pas de philosophie au sens strict). Cette pensée fut ce que la pensée périphérique moderne mondiale a connu de plus abouti. Ces penseurs se situèrent dans le lieu herméneutique adéquat et dans la perspective appropriée. Ce n’était cependant pas encore de la philosophie, bien que les travaux de Frantz Fanon, parmi tant d’autres, constituassent déjà un point de départ.

1.1.9.6. La périphérie dépendante du capitalisme transnational

1.1.9.6.1. Fruit de la troisième révolution industrielle, le nouveau capitalisme avait divisé le monde en deux parties (si la première révolution industrielle avait été mécaniste et libre-échangiste, et la seconde financière, monopolistique et impérialiste, la troisième est celle d’une gestion internationale du capital productif transnational, qui structure de l’intérieur ses néocolonies grâce à un capital financier globalisé et un système électronique). Puisque la périphérie n’allait plus dépendre, comme depuis Yalta, de l’Union soviétique, elle se trouva confrontée aux États-Unis dans la lutte pour sa libération. L’impérialisme ne pouvait pas se permettre de perdre des marchés. Une nation qui passait dans le camp adverse était un marché qui ne pouvait plus être exploité par le capital transnational. L’impérialisme n’occupait plus les territoires avec ses armées (sauf à de rares exceptions) et ne créait plus de bureaucratie. Les transnationales étaient, directement ou indirectement, propriétaires des entreprises-clés qui produisaient les matières premières, les industries et les services de la périphérie. Enfin, cet impérialisme contrôlait politiquement ses néocolonies et leurs armées. Mais, chose qui n’était jusqu’alors jamais arrivée, l’Empire possédait aussi une politique de production des désirs et des besoins (4.3.3). Il la menait à bien par la publicité diffusée grâce aux moyens de communication de masse : il dominait ainsi les peuples périphériques et leurs oligarchies nationales. Il s’agissait donc aussi d’un impérialisme idéologique (4.2.7 et 5.7). Telle était l’époque de la « guerre froide ».

1.1.9.6.2. En 1989, la « chute du mur de Berlin », la fin de cette guerre froide », l’effondrement de l’Union soviétique, la défaite électorale sandiniste et la crise des gauches ont fait des États-Unis le pouvoir militaire hégémonique du nouvel ordre international. La mode de l’économie néolibérale fondée sur la « concurrence parfaite » et le marché total9, sur « l’État minimal » (Robert Nozick) et sur une démocratie formelle sans contenu économique transformateur (comme ce fut le cas, en Argentine, à partir de l’élection d’Alfonsín10 en 1983) a plongé le Sud dans un état d’appauvrissement croissant. Sans possibilité de travailler, sans salaire, de larges pans du Sud sont « déconnectés », « exclus » du système de production-consommation et abandonnés à leur propre sort par la raison cynique (comme lorsque Friedrich Hayek pense que les peuples qui ne savent pas se défendre eux-mêmes sont amenés à disparaître11), celui d’une mort causée par la famine, par le sida en Afrique, par la marginalité et le chômage en Amérique latine, par une misère parfois effrayante en Asie. À tout cela il faut ajouter, comme une crise de fond, l’impossibilité du développement de ces masses, puisqu’il entre en contradiction avec la survie écologique de la Terre.

1.1.9.6.3. Quand on ne fait que la répéter au sein de la périphérie, dans la dialectique Nord-Sud, la philosophie progressiste du centre devient une idéologie complice. Nous ne songeons plus seulement ici à la phénoménologie ou à l’existentialisme, au fonctionnalisme ou à la science quand elle devient scientiste, mais aussi au marxisme ou à la « théorie critique » quand ils ne redéfinissent pas leurs principes en partant du système-monde et de la périphérie (5.9.1.2-5.9.1.5). L’ontologie et la critique biaisée (comme celle qui pense que la science ou « l’ingénierie sociale » ne sauraient être idéologiques, que ce soit en raison de leurs hypothèses ou de leur projet véritable mais inavoué) tombent dans une « illusion » et deviennent ainsi les ultimes fondements idéologiques du mythe technologique moderne du progrès indéfini.

1.1.9.7. La philosophie de la libération

1.1.9.7.1. Il est ici question de la libération du stade ultime et le plus avancé du capitalisme, de l’« American way of life », du système nord-américain. Mais aussi de l’hégémonie japonaise qui pèse sur l’Asie et de l’hégémonie européenne qui domine presque toute l’Afrique. D’ailleurs, alors que l’Asie et l’Afrique connaissent une profonde crise, seuls la Chine ou le Vietnam en Asie, Cuba en Amérique latine et quelques pays africains disposent d’un minimum d’autonomie, quoique de manière extrêmement précaire. On ne peut plus utiliser la division géopolitique établie à Yalta (1945) ; on ne sait plus comment s’appuyer sur le pouvoir politico-militaire de l’URSS12 qui exerçait un certain contrepoids par rapport aux États-Unis, et sous la protection duquel on avait obtenu une liberté relative. Désormais, même la Chine s’appuie sur les États-Unis pour garantir son développement, et la Communauté des États indépendants (CEI) n’est plus la puissance qu’était l’Union soviétique. L’embargo contre Cuba n’a toujours pas été levé : l’île reste isolée, si proche soit-elle des États-Unis. La situation géopolitique a radicalement changé à la fin du XXe siècle, et les majorités pauvres de l’humanité ont d’immenses difficultés à envisager de viables alternatives de libération.

1.1.9.7.2. Contre l’ontologie classique du centre, qui va de Hegel à Jürgen Habermas (pour ne nommer que les esprits les plus clairvoyants d’Europe), s’élève un contre-discours, une philosophie de la libération de la périphérie, des opprimés, des exclus, de l’ombre que la lumière de l’être n’a pu illuminer, du silence qui interpelle sans avoir à parler. Notre pensée part du non-être, du néant, de l’opaque, de l’autre, de l’extériorité, de l’exclu, du mystère du non-sens, du cri du pauvre. Il s’agit donc d’une « philosophie barbare »13, qui ébauche cependant un projet de transmodernité ou de métamodernité.

1.1.9.7.3. La philosophie de la libération entend ainsi se situer dans un processus qui exige des changements radicaux, dans une ère postmétaphysique (qui critique l’ontologie, 2.4.9.1). Puisqu’elle fait un usage critique de la raison, elle exige une praxis qui ne peut admettre passivement l’hégémonie de la prétendue « société ouverte »14. À travers la créativité métaphorique du langage (4.2.8.6) et la poièsis technologique du design (4.3), elle appelle de nouveaux systèmes pédagogiques, politiques, démocratiques et économiques. Par conséquent, il faut nier l’être en vigueur et son prétendu caractère fondamental, éternel et divin ; il faut nier la religion fétichiste, montrer que l’ontologie est l’idéologie des idéologies et démasquer les tenants de tous les fonctionnalismes et développementismes, qu’ils soient structuralistes, logico-scientistes ou mathématisants qui, en prétendant que la raison éthique, discursive ou pratique ne peut dialectiquement critiquer le tout ou le système, le légitiment et le réaffirment, même s’ils en critiquent analytiquement les parties ou les rendent opérationnelles, puisque ce sont des fonctionnaires universitaires de la « raison cynique ». Il faut donc décrire le sens de la praxis de libération qui n’a été qu’abstraitement entrevue par les critiques post-hégéliens de gauche européens et que peut en réalité nous révéler la praxis des peuples aujourd’hui opprimés de la périphérie, des travailleurs salariés face au capital, de la femme violée par le machisme, de l’enfant et de la jeunesse prétendument éduqués et des générations futures qui recevront une planète écologiquement dévastée.

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références

références
1 Bartolomé de las Casas, Très brève relation de la destruction des Indes, trad. fr. F. G. Batlle, Paris, La Découverte/Maspero, 1983, p. 52
2 Antonio Rubio, dit « Rubius », était connu dans toute l’Europe pour ses commentaires de la Logique d’Aristote. Dans ses Méditations anticartésiennes (2014), Dussel insistera sur le fait, crucial selon lui, que Descartes aurait appris ses éléments de logique dans cette Logique mexicaine. Voir la lettre de Descartes à Mersenne du 30 septembre 1640 (AT III, 185).
3 ] Juan de Espinosa Medrano était un prédicateur créole, écrivain, dramaturge et théologien du vice-royaume du Pérou. Surnommé le « sublime docteur », le « Démosthène indien » ou encore le « Tertullien de l’Amérique », il est l’auteur de pièces de théâtre religieuses en quechua et de comédies en espagnol, combinant la pensée scolastique thomiste et baroque.
4 Les réductions étaient les institutions catholiques construites par des missionnaires, le plus souvent des jésuites, en Amérique latine entre le début du XVIe siècle et le milieu du XVIIIe siècle. Leur but était avant tout de regrouper les populations indigènes pour mieux les intégrer au système politico-économique et les évangéliser, ce qui comprenait un processus d’acculturation et d’exploitation souvent violent.
5 ] George Washington aux États-Unis, Miguel Hidalgo au Mexique, Simón Bolívar au Venezuela et José de San Martín en Argentine, au Chili et au Pérou sont tous des généraux et hommes d’État considérés dans ces pays comme des libérateurs et des pères de la patrie.
6 Il s’agit en réalité d’une citation des Leçons sur la philosophie de l’histoire données de 1822 à 1830 : « Depuis cinquante ans, l’Angleterre a fait l’expérience que l’Amérique libre lui était plus utile que l’Amérique sujette » (G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 90).
7 Le « développementisme » (desarrolismo) est une théorie économique ayant connu un très grand succès en Amérique latine dans la seconde moitié du XXe siècle. Partant du même constat que la théorie de la dépendance mais visant un tout autre objectif, elle remet en question la théorie traditionnelle du commerce international qui le pense en termes d’avantages comparatifs. Les développementistes soutiennent au contraire que l’ordre économique mondial est structuré par une inégalité fondamentale entre centres industrialisés et périphéries agricoles, ces dernières s’enfonçant dans la pauvreté. Ils affirment dès lors que les pays de la périphérie devraient mettre en place une industrialisation à marche forcée pour réduire la part des exportations de matières premières brutes et pour accroître leur indépendance économique et politique.
8 Le Mahatma Gandhi, théoricien de la désobéissance civile et de la non-violence, principale figure de l’indépendance de l’Inde, fut assassiné par un nationaliste hindou. Gamal Abdel Nasser, un des meneurs de la révolution égyptienne de 1952 qui renverse le roi Farouk, second président de la République d’Égypte, mena une politique de modernisation socialiste, panarabe et anti-impérialiste. Patrice Lumumba, l’une des principales figures de l’indépendance du Congo belge et le premier Premier ministre de la République démocratique du Congo, fut assassiné par des responsables katangais et belges après le coup d’État de Mobutu Sese Seko. Ils sont tous trois considérés dans leur pays comme des héros libérateurs et des pères de la nation.
9 Voir la critique de Karl Popper et de Friedrich Hayek dans l’ouvrage de Franz Hinkelammert, Crítica a la razón utópica, San José, DEI, 1984.
10 Raúl Alfonsín fut le premier président argentin élu démocratiquement après la dictature militaire.
11 Dussel fait sûrement ici référence à « l’évolutionnisme culturel » de Hayek qu’il développe notamment dans le chapitre 4 de ses Essais de philosophie, de science politique et d’économie (1967), trad. fr. C. Piton, Paris, Les Belles Lettres, 2007
12 Il ne faut pas oublier que ce texte fut écrit en 1976, bien qu’il ait connu des « corrections ultérieures »
13 Sur la « philosophie barbare » de Dussel et ses rapports à la pensée de Levinas, voir Santiago Slabodsky, Decolonial Judaism. Triumphal Failures of Barbaric Thinking, New York, Palgrave Macmillan, 2014.
14 Voir Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis, vol. 1 : L’Ascendant de Platon (1945), trad. fr. J. Bernard et P. Monod, Paris, Seuil, 1979