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Nous proposons ici avec l’aimable autorisation des éditions Anamosa un extrait du livre de Stéphane Dufoix, intitulé Décolonial, paru dans l’excellente collection « Le mot est faible ». Dans ce chapitre, le sociologue interroge les tensions entre l’appel à une nécessaire décolonisation des savoirs et la revendication d’universalisme portée par les sciences.

L’universalité comme alternative à l’universalisme

En 1995, le rapport de la Commission Gulbenkian dirigée par Immanuel Wallerstein invitait à « ouvrir les sciences sociales » en repensant les conditions de l’interdisciplinarité et la distinction classique entre les sciences sociales et les sciences naturelles. Pourtant, bien que très remarqué et traduit dans de nombreuses langues, cet appel à accepter le caractère situé – occidental – des sciences sociales pour mieux pouvoir les transformer est resté largement lettre morte. Depuis, d’autres présidents de l’Association internationale de sociologie comme Michel Wieviorka, Michael Burawoy ou Sari Hanafi ont plaidé en faveur d’une pensée sociologique plus globale, d’un appui aux différentes sociologies nationales et d’une ouverture plus large aux sociologies non occidentales. En dépit de ces différents appuis d’une haute force symbolique, il s’avère qu’aujourd’hui encore, le lien possible entre l’universalité scientifique et la décolonisation des savoirs n’est que rarement perçu, comme si la défense des sciences sociales devait obligatoirement passer par une vision homogène et homogénéisante de LA science.

De manière générale, ce qui est vrai pour la sociologie l’est également pour les autres sciences sociales (anthropologie, science politique, relations internationales, géographie) où se multiplient depuis une vingtaine d’années les appels à la « décolonisation » de ces disciplines. Pour autant, deux faits sont importants à signaler. D’une part, la réception de ces appels et le débat autour d’une thématique qui devrait légitimement susciter une réflexion de grande ampleur ne touchent pas tous les pays occidentaux. Le cas de la France est ici tout à fait emblématique. D’autre part, la visibilité de ces revendications contemporaines en faveur de théories ou de conceptions épistémologiques alternatives tend souvent à laisser penser qu’il s’agit là d’un phénomène nouveau, n’accordant guère de crédit à celles et ceux qui ont posé les bases d’une émancipation épistémique il y a plus d’un demi-siècle. L’historicité plus longue des réactions à l’hégémonie occidentale, déjà gommée par les récits canoniques disciplinaires, tend à disparaître à nouveau, paradoxalement aspirée par les efforts des chercheurs et chercheuses se revendiquant du Sud.

L’inertie des structures mentales et cognitives, reproduites de génération en génération par le colonialisme, mais aussi, de manière plus générale, par les relations globales de pouvoir au sein de l’espace culturel et scientifique mondial, entraîne le maintien de nombreuses formes de colonialité en l’absence même de situation coloniale. La défense d’un universalisme surplombant, censé être objectif et neutre parce qu’articulé à la notion de vérité, correspond à ce que le philosophe Thomas Nagel nomme « le point de vue de nulle part ». Adossé à l’universalisme de la raison et des droits, l’universalisme de la science présume ainsi l’égale applicabilité des concepts à toutes les situations et à toutes les régions du monde. Ainsi universalisée, la modernité occidentale en vient à perdre son indexation géographique pour ne plus être que LA modernité, LA science et L’histoire, réduisant au silence et à l’invisibilité les autres formes existantes de représentation du monde, de la nature, de l’espace et du temps.

Comme pour les mots, il est alors plus que nécessaire de fournir une vision historicisée et spatiale en se départissant autant que possible de la force du seul présent. Cependant, sortir de l’hégémonie universaliste est une véritable gageure qui se retourne très facilement contre les imprudent·es. Comment critiquer ou combattre un paradigme qui, tant politiquement que scientifiquement, est censé tout englober dans ses principes sans prêter immédiatement le flanc aux accusations de localisme, d’indigénisme, de relativisme, de non-scientificité, de tribalisme, etc. ? C’est ici que réside la force principale du récit universaliste, dans le fait d’auto-engendrer sa propre défense et ses propres critères d’accusation quelles que soient les attaques contre lui. Le poids du « vrai » non situé, détaché et objectif, ignore ou bien écrase les différences qui n’entrent pas dans la norme. Le canon ainsi produit – au sens chrétien de la « règle de vérité » (κανών τῆς ἀληθείας, kanôn tês alêtheias, puis regula veritatis) qui, initialement mise en place pour séparer les textes authentiques des textes apocryphes, devient le nom même de la conformité aux règles édictées par l’Église – produit sa propre histoire et empêche largement les remises en cause ultérieures au nom même de ce qui a été établi comme canonique.

C’est en tout cas ce qui semble se passer. La réalité est un peu plus complexe. Preuve s’il en est de sa dépendance à l’autorité de qui le remet en cause, le canon des sociologues a connu des « entrées » spectaculaires comme celles de Karl Marx à partir des années 1920, de Jane Addams ou d’Harriet Martineau dans les années 1980 ou encore de W. E. B. Dubois depuis les années 2000. Néanmoins, il demeure que le plus grand silence est celui des sciences sociales non-occidentales, dont l’existence reste encore largement inconnue dans le récit dominant construit depuis les débuts du XXe siècle.

Trois directions s’imposent pour envisager d’orienter les sciences sociales mondiales vers un récit différent de leurs naissances et de leur évolution, un récit plus divers, plus ouvert, mais aussi plus sensible aux relations de pouvoir. La première étape consiste à faire prendre conscience des silences et à produire ce que le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos nomme une « sociologie des absences ». En effet, le produit de la relation entre esprits captateurs et esprits captifs est une amnésie quasi-totale du passé réel des disciplines. L’anamnèse est le premier moyen d’ouvrir les yeux des spécialistes, notamment occidentaux, sur la dimension mondiale des disciplines en question. Si leur création institutionnelle est toujours européenne, leur diffusion est loin d’être toujours une simple exportation. L’appropriation par les élites intellectuelles nationales des idées, des théories, des concepts et des auteurs européens ou américains donne lieu à la formation d’une tradition singulière marquée par les histoires spécifiques de chaque pays. Encore aujourd’hui, la connaissance que nous avons de ce passé est très lacunaire, ce qui influence nécessairement la façon dont nous enseignons l’histoire de notre discipline, dont se retrouvent exclues les formes particulières prises en Amérique latine, en Asie, en Europe centrale et orientale, dans le monde arabe, en Afrique subsaharienne ou en Océanie.

En second lieu, il nous faut remarquer que l’enseignement de l’histoire des disciplines se limite généralement à l’histoire des théories ou des auteurs et autrices. Les liens historiques entre développement des sciences sociales et colonialisme – et/ou colonialité – européen et nord-américain ont imposé une division internationale du travail épistémique où le travail théorique et conceptuel est la prérogative du centre et donc de l’Occident. Il s’ensuit logiquement que la liste des « classiques » devant être lus ou connus par les étudiants est presque invariablement la même dans tous les pays et ne comporte la plupart du temps que des hommes occidentaux. L’ouverture du canon est un enjeu fondamental. Cela ne signifie pas qu’il faudrait obligatoirement en faire un concentré représentatif en termes de genre, de régions du monde, d’ethnicité, de race ou de religion. Mais il ne peut non plus demeurer un impensé. Produire une histoire plus ouverte des disciplines et travailler sur les processus de canonisation doit permettre de ne pas rejeter en bloc toute idée de canon et de le rendre plus inclusif et plus diversifié. L’anthropologie de la paysannerie gagnerait à faire lire le sociologue chinois Fei Xiaotong, tout comme l’épistémologie et la méthodologie de l’anthropologie se nourriraient efficacement des travaux de l’anthropologue sud-africain Archie Mafeje ou de la spécialiste d’éducation maorie et néo-zélandaise Linda Tuhiwai Smith, tandis que les questions de genre peuvent aujourd’hui difficilement être pensées sans y adjoindre les textes de Maria Lugones ou de la sociologue nigériane Oyèrónkẹ Oyěwùmí. Ce ne sont là que quelques exemples des possibilités offertes par un élargissement des perspectives, en particulier pour les étudiant·es.

Enfin, mettre l’accent sur l’histoire effective des disciplines et sur les dynamiques de constitution du canon vise également à ouvrir le sens de l’universel. La recherche de lois générales de l’évolution sociale, la volonté de calquer les sciencessociales sur les sciences de la nature, ainsi que l’eurocentrisme des théoriciens classiques a bien souvent conduit à faire seconfondre deux formes d’universalisme : la quête positiviste de lois ou de concepts largement transhistoriques ettransspatiaux, ainsi que le postulat d’une science du social pour laquelle la production du savoir serait déconnectée desdispositions culturelles et sociales des producteurs de savoir. À suivre ce postulat, la connaissance sociologique ne pourrait pas s’expliquer et se comprendre sociologiquement ! Il est pourtant bien ancré, autant dans la défense de la neutralité des chercheurs, dans l’idéal d’objectivité de l’enquête que dans le refus de penser l’épistémologie des sciences sociales autrement que sur le modèle de l’épistémologie des sciences dures ou bien de reconnaître que le savoir et la production de savoir sont situés, intimement liés à la positionnalité multiple de celui ou celle qui enquête. Cette détermination n’est pas univoque (genre, ethnicité, classe sociale, religion, appartenance géographique ou autre), et ce même lorsqu’est mise en avant l’une ou l’autre de ces différentes dimensions. Peut-il exister un universalisme situé ?

Généralement, toute critique de l’universalisme scientifique se voit assimilée à une position relativiste ou hyperrelativiste selon laquelle rien ne serait vrai et où tous les points de vue se vaudraient. Cette qualification ne tiendrait qu’à condition que les critiques en question revendiquent explicitement cette forme de relativisme. C’est pourtant loin d’être le cas. L’immense majorité des remises en cause de l’universalisme occidental repose certes sur une défense de la relevance et de l’indigénéité ou endogénéité des concepts et des théories, mais également sur la distinction entre un universalisme eurocentrique et un universel scientifique à construire sur la base de la pluralité dessituations et des modes de savoir. En 1958, Alberto Guerreiro Ramos évoquait déjà le « faux universalime » (umuniversalismo equivocado) sur la base duquel se fonde la négation de l’existence des sociologies nationales. Cela ne l’empêchait pas de proclamer l’universel de la science, tout comme on peut aussi le lire chez Syed Hussein Alatas ou bien chez le sociologue égyptien Anouar Abdel-Malek dans sa théorie de la spécificité. Il s’agit alors bel et bien d’une transformation du statut de l’universalité, la recherche de l’« universel latéral », notion que le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne emprunte à Maurice Merleau-Ponty pour le différencier d’un universalisme vertical et surplombant. L’universel n’est pas toujours déjà-là : il est toujours un produit historique des luttes pour la définition de ce que sont les sciences sociales et de ce qu’est le social. On peut alors l’envisager comme un horizon à construire comme le souligne le philosophe béninois Paulin Hountondji. L’universel s’allie au pluriversel pour examiner la tension entre le général et le particulier, entre le global et le local. Ainsi conçue entre l’universalisme de nulle part et l’autochtonie d’une pensée endémique, l’universalité à construire est toujours un combat scientifique.

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Illustration : Wikimedia Commons.

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