Le marxisme de Michael Löwy, entre critique de la modernité et projet écosocialiste
À propos de : Fabio Mascaro Querido, Michael Löwy: marxismo e crítica da modernidade, São Paulo, Boitempo, 2017.
On pourra lire ici de nombreux articles de Michael Löwy.
« Étrange et horrible curiosité qui pousse souvent les hommes à porter leurs regards dans les tombeaux du passé ! Cela arrive à des périodes extraordinaires, à la fin d’une époque accomplie, ou immédiatement avant une catastrophe » (Henri Heine, De l’Allemagne, Tel Gallimard, 1999, p. 40).
Notre présent et ses défis exigent une rénovation et une créativité théoriques qui incombent à une nouvelle génération d’intellectuels et de militants radicaux. Une voie d’accès possible tient dans la mise au jour des traditions hérétiques qui nous sont antérieures, et c’est de ce point de vue que le nouveau livre de Fabio Mascaro Querido, Michael Löwy, marxismo e critica da modernidade, est une contribution bienvenue.
Michael Löwy s’insère parfaitement dans notre moment historique, où temps, espaces et univers culturels apparaissent « discordants » (pour parler comme Daniel Bensaïd), et Querido examine le projet intellectuel libertaire de Löwy dans sa fidélité à Walter Benjamin, en particulier dans une conception de la modernité comme catastrophe. Querido interprète justement la spécificité du marxisme de Löwy à partir de la place centrale de la critique de la modernité, conçue comme une critique radicale de la base même de la civilisation moderne. Il considère que c’est « sur cette base théorique et politique que Michael Löwy unifie et donne une expression cohérente à la valorisation des manifestations si différentes de la critique de la modernité tels que la perspective écosocialiste, la critique benjaminienne du progrès, le pessimisme sociologique wébérien, l’anticapitalisme romantique et les utopies libertaires » (p. 23).
Avant tout, l’approche méthodologique de Querido lui permettant d’appréhender l’œuvre vaste de Löwy dérive du conseil de Lucien Goldmann dans Le Dieu Caché : les idées « sont seulement un aspect partiel d’une réalité moins abstraite : celle de l’homme », et par conséquent : « entiers et vivants, une idée qu’il [un auteur] exprime ou un livre qu’il écrit peut acquérir leur vraie signification pour nous, et peuvent entièrement être compris, seulement quand ils sont vus comme les parties intégrales de sa vie et mode de comportement » (Fabio Mascaro Querido, Michael Löwy: Marxismo e Critica da modernidade, p. 21). Cette méthode permet à Querido de situer le travail intellectuel de Löwy dans un contexte historique défini mais elle lui permet également d’analyser le développement interne de la théorie.
Dans la foulée de Robert Schwarz, Querido a discerné les blocs théoriques centraux de la pensée de Löwy.
Le premier tient dans son travail mené dans les années 1960-70 – classique dans sa référence marxiste et dans lequel sa thèse sur la théorie de la révolution chez le jeune Marx et l’évolution politique du jeune Lukacs apparaissent fondamentales.
Le deuxième bloc théorique consiste dans la tentative de construire une sociologie marxiste de la connaissance, influencée par l’argument de Lukacs selon lequel le prolétariat est le sujet-objet de la connaissance, le travail méthodologique et la sociologie de Lucien Goldmann et de Karl Mannheim.
Le troisième bloc, intimement lié aux difficultés historiques que la gauche a commencé à rencontrer dans les années 1980, qui ont abouti à la destruction d’un certain imaginaire révolutionnaire, est emblématique de l’exploration par Löwy des critiques diverses de la modernité capitaliste : romantisme anticapitaliste, utopisme et messianisme juif, critique du progrès, surréalisme et écosocialisme.
Le moment principal, d’un point de vue théorique et politique, a été la découverte des thèses de Walter Benjamin, Über den Begriff der Geschichte (Thèses sur le concept d’histoire), un texte qui rivalise avec les Thèses sur Feuerbach dans sa puissance innovatrice. Avec la découverte de Benjamin, « Löwy intensifie la recherche des éléments théoriques et politiques nécessaires à la radicalisation de la critique marxiste de la modernité et du ‘progrès’, changement qui se justifie par la tentative de s’affronter au contexte historique et culturel contemporain » (p.19).
Michael Löwy, marxismo e critica da modernidade est structuré autour de sept thèmes. Excepté le deuxième chapitre – qui traite des aspects principaux de la formation intellectuelle de Löwy –, chaque thème constitue une innovation dans sa période post-benjaminienne : l’écosocialisme, la critique du progrès, la lecture anticapitaliste de Marx Weber, le romantisme, l’utopie et le marxisme libertaire. C’est à partir du présent que l’on sent la marque propre de Querido et l’usage qu’il fait de la rupture de Löwy avec le paradigme de civilisation et la rationalité du capitalisme moderne.
L’écosocialisme et la rénovation du marxisme
La féroce accumulation capitaliste qui ne s’intéresse à rien d’autre qu’aux nappes de pétrole et au profit a créé une crise écologique sans précédent. La croissance des émissions de carbone, les menaces contre l’eau potable, l’anéantissement des forêts tropicales humides et de la biodiversité sont les symptômes du caractère destructeur de la civilisation capitaliste.
La crise écologique impose au marxisme critique de nouveaux obstacles théoriques et politiques. Le culte du progrès – dominant dans différentes variantes stalinisées du marxisme – ne peut être retourné. Querido affirme que la crise écologique exige l’ « actualisation » de la pensée marxiste et la problématique de l’écosocialisme est précisément là pour cela. En liant la crise écologique à la rénovation de la théorie critique, avant même de discuter en détail l’écosocialisme de Löwy, Querido présente habilement la dialectique présente dans la philosophie de la praxis proposée par Löwy.
L’accent mis par Querido sur la philosophie de la praxis montre qu’une rénovation de la pensée critique repose sur une lecture « sélective » des travaux de Marx qui doit nous permettre de lutter contre notre moment historique délirant. Selon lui, « la théorie de la praxis, en dépassant dialectiquement l’opposition entre le matérialisme mécanique et l’idéalisme, reste une référence indispensable pour la consolidation de l’idée selon laquelle l’émancipation des opprimés doit être à la fois une auto-émancipation, dans laquelle la praxis révolutionnaire indique la coïncidence entre le changement des circonstances objectives et la transformation de la conscience des hommes » (p.44).
L’insistance de Löwy sur la philosophie de la praxis est un élément de continuité tout au long de son travail, mais l’écosocialisme ajoute une urgence nouvelle à son projet. L’écosocialisme n’est pas un mouvement politique homogène, mais un courant de pensée et d’action qui inclut « des théories et des mouvements cherchant à subordonner la valeur d’échange aux valeurs d’usage, en organisant la production à partir des besoins sociaux et des exigences de la protection à la nature » (p.28).
La marchandisation du monde social et naturel est rejetée – l’écosocialisme implique une critique du fétichisme de la marchandise – et le côté qualitatif de la vie et des temps concrets s’affirme, en opposition aux impératifs d’accumulation qui réduisent les êtres humains à une carcasse de temps abstrait. Le lien entre l’écologie et le socialisme pourrait « stimuler la constitution d’une nouvelle conception du temps, en rupture avec la temporalité ‘vide et homogène’ du progrès capitaliste, vu à partir des besoins sociaux et naturels » (p.35). Querido démontre très bien comment et pourquoi il est nécessaire de remettre en question le « fétichisme des forces productives », une expression de Herbert Marcuse qui a influencé certains marxistes orthodoxes.
Querido met également le projet écosocialiste de Löwy en relation avec des écrits de Daniel Bensaïd sur l’écologie, en particulier celui que nous trouvons dans Marx l’Intempestif, même si, concernant l’écosocialisme, Benjamin demeure la référence principale. Celui-ci avait en effet anticipé des thèmes qui sont actuellement au centre du débat écosocialiste : la critique du progrès et du temps abstrait ; la réinterprétation historique du développement capitaliste des points de résistance aux forces de progrès ; la critique de l’appareil productif qui se fonde sur le travail abstrait ; et la vision de la révolution sociale comme un moment de rupture (le « frein ») du processus de catastrophe.
La formation intellectuelle rebelle de Michael Löwy
Querido présente, de manière claire et succincte, la formation singulière de Löwy – en la qualifiant de « rebelle » (indisciplinada). Dans les années 1950, Löwy participe au « Grupo do Capital » aux côtés d’autres intellectuels paulistes de gauche et il rejoint alors la Ligue socialiste indépendante. Ces deux engagements, sa proximité avec les marxistes paulistes universitaires et sa participation à l’organisation luxemburgiste, montrent l’attraction précoce de Löwy pour « l’élaboration d’un marxisme critique par rapport aux courants hégémoniques de la gauche brésilienne et latino-américaine », marqués par l’économicisme et l’étapisme.
D’une part, le rapport de Löwy avec la gauche intellectuelle pauliste l’a aidé à forger une conception inventive et antidogmatique du marxisme. D’autre part, son engagement précoce dans les petites organisations de la gauche radicale a été l’occasion pour lui de lier une compréhension théorique du monde avec sa transformation pratique (ou du moins l’action pour sa transformation) – et dans ces cercles, il entre en contact avec des intellectuels qui vont avoir une influence très importante, comme Paul Singer, qui présente le travail de Luxemburg à Löwy.
La révolution cubaine constitue également une nouvelle source d’espoir à travers l’Amérique latine. Résolument influencé par les idées révolutionnaires, Che Guevara est devenu synonyme éthique et volontariste de la vision de Löwy du marxisme – surtout dans sa dimension humaniste et antibureaucratique [qui apparaît dans le dernier chapitre de La théorie de la révolution chez le jeune Marx]. En ce qui concerne la trajectoire intellectuelle de Löwy, il rencontre très tôt le travail théorique de Lukacs et de Lucien Goldmann, sous la direction duquel Löwy a écrit sa thèse sur le jeune Marx (entre 1961-1964).
La théorie de la révolution chez le jeune Marx examine le rapport de Marx aux conflits sociaux et politiques de son temps et montre que la découverte par Marx du prolétariat politiquement indépendant lui a permis de comprendre le communisme comme le mouvement révolutionnaire réel qui, en se fondant sur la praxis du prolétariat, change les conditions matérielles et objectives de l’existence et, ainsi, change lui-même, subjectivement » (p. 53).
Développant cet argument, Löwy se qualifie lui-même de « néo-goldmannien de gauche ». Mais là où Löwy a vu l’expression de la conscience possible du prolétariat révolutionnaire (dans les premiers travaux de Marx), Goldmann voyait lui l’expression de la petite bourgeoisie de gauche, parce qu’il ne croyait pas qu’une classe ouvrière existait empiriquement au temps du jeune Marx.
Le livre de Löwy sur le jeune Marx, inspiré par l’approche méthodologique de Goldmann, a pris une voie politique divergente pour le maître dialecticien roumain. C’est un texte luxemburgiste, qui a été marqué par les années d’activisme de Löwy au Brésil. Luxemburg a été la pierre angulaire d’un marxisme résolument orienté vers la pratique. L’émancipation est possible si, dans la lutte et l’expérience politique, les travailleurs comprennent les conditions de leur vie sous le capitalisme ; dans le processus de lutte pour renverser les structures sociales objectives, elles transforment également leur propre conscience.
Dans ce cadre orienté vers la praxis, Löwy ne pouvait que rencontrer en chemin George Lukacs qui, dans Histoire et conscience de classe, a éclairé davantage l’auto-émancipation des travailleurs. C’est dans les années 1950 – à travers les travaux de Goldmann – que Löwy s’est familiarisé avec la philosophie du marxiste hongrois. Löwy date sa découverte à 1956 lorsqu’il a lu Sciences humaines et philosophie, mais il est entré en contact avec Histoire et conscience de classe plus tard, en 1960.
Dès 1962, dans la Revista Brasiliense, Löwy écrit au sujet de la « synthèse théorique » produite dans Histoire et conscience de classe que Lukacs a vaincu, de manière dialectique, les dichotomies entre le spontanéisme et le sectarisme, le volontarisme et le fatalisme objectiviste. C’est pourtant seulement dans les années 1970, cependant, que Löwy a consolidé son étude de l’évolution politique et philosophique précoce de Lukacs sous la direction de Louis-Vincent Thomas. L’accent était alors mis sur le travail de Lukacs jusqu’en 1924 – qu’il considère comme le plus important, politiquement et philosophiquement, du point de vue du marxisme du XXe siècle.
Le concept élaboré par Lukacs de réification dans Histoire et conscience de classe a été une découverte capitale pour la philosophie marxiste. Ce concept a une double origine : d’une part dans les chapitres du volume 1 et 3 de Capital qui abordent le fétichisme de la marchandise et d’autre part par une appropriation de l’analyse sociale de la société industrielle capitaliste, par des figures non-marxistes telles que Ferdinand Tonnies (Communauté et société), Weber (Economie et société) et George Simmel (Philosophie de l’argent).
Histoire et conscience de classe a joué – et continue de jouer – un rôle décisif dans la vie intellectuelle de Löwy. On voit que dans les derniers écrits de Bensaïd – voir notamment Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise. Marx, Marcuse, Debord, Lefebvre, Baudrillard –, il y a aussi un traitement de Lukacs, dont la théorie de la réification a pu constituer un moyen de construire une critique de la modernité dans sa totalité. La critique de Lukacs a servi à Löwy de « fil conducteur » pour revenir à la dialectique et lier la recherche d’une subjectivité alternative associée à la praxis anticapitaliste.
La vision du monde tragique est discutée brièvement, mais son importance pour la pensée dialectique est reconnue. Goldmann avait étudié la vision du monde tragique tel qu’elle était présente dans les écrits de Pascal et le théâtre de Racine. Le tragique était porté par un groupe social spécifique : le courant janséniste du catholicisme, très présent dans la « noblesse de robe ». Le groupe avait des difficultés à faire reconnaître la pertinence de ses idées (et son rôle social) dans un monde de sécularisation, en raison de la contradiction insoluble entre les valeurs religieuses de Pascal et de Racine et l’impossibilité tragique de leur réalisation. Ces représentants littéraires de la « noblesse de robe » exprimaient de manière transfigurée la contradiction entre les aspirations de ce groupe social et son état réel. Un résultat de cette contradiction, la critique de Pascal du rationalisme cartésien a donné au monde une authentique pensée dialectique.
La dimension tragique de la pensée dialectique montre une affinité cachée entre la vision (religieuse) tragique du monde et la vision du monde propre au marxisme libertaire. Cette affinité cachée peut être découverte dans la gauche intellectuelle de nombreux pays ; un grand texte à cet égard est celui de Horacio Tarcus, El Marxismo olvidado en la Argentina : Silvio Frondizi y Milciades Pena, un livre qui a honoré la dimension tragique du marxisme argentin.
Walter Benjamin
On ne doit pas sous-estimer l’impact que la critique de l’optimisme historique a eu sur certains intellectuels de gauche en France et, de ce point de vue, il y a un avant et un après la découverte de Walter Benjamin. Cela est particulièrement marquant pour les intellectuels qui ont eu (et continuent d’avoir) un engagement politique dans le cadre de la Quatrième internationale. La vision historique de Mandel était optimiste ; il avait une foi admirable dans la capacité humaine de résister et de marcher vers le socialisme. Il s’agissait sans doute de sa plus grande force, mais c’était aussi sa faiblesse. Pour certains intellectuels de ce courant, découvrir Uber den Begriff der Gesichte (Thèses sur le concept d’histoire) a constitué un événement de premier ordre. Ils ne pouvaient pas annuler cette rencontre ; ils devaient aller jusqu’au bout de ses conséquences aussi fidèlement que possible. La critique de Benjamin fournissait les outils conceptuels nécessaires pour rénover le marxisme.
Löwy a daté sa lecture de Benjamin à 1979 – l’année de la révolution sandiniste contre le clan Somoza. Cette découverte a obligé Löwy à remettre en question une certaine pensée systématique à laquelle la gauche était habituée. Elle l’a amené à réfléchir sur le progrès, la religion, l’histoire, l’utopie et la politique d’une manière différente. Personne ne pouvait rester indemne à la lecture des thèses de Benjamin ; selon Löwy, il s’agit du document le plus important de la pensée révolutionnaire depuis les thèses de Marx sur Feuerbach.
La réception de Benjamin en France a été politisée et mise en relation avec Marx, du fait notamment des interventions de Daniel Bensaïd et Arno Munster, qui ont largement contribué à la renaissance benjaminienne. On doit noter que cette réception a été opposée dans le monde anglophone, où le rapport de Benjamin au marxisme a été beaucoup plus contesté. La force de la réception de Benjamin en France a tenu dans le fait qu’elle a offert à ses lecteurs un argument allant au-delà de l’esthétique et du post-moderne, constituant un tremplin vers une rénovation du marxisme.
Bensaïd et Löwy, deux figures qui ont travaillé sur Benjamin, ont développé une lecture active de Benjamin centrée sur le concept d’histoire ouverte. La phase lukacsienne de Löwy, bien antérieure à sa lecture de Benjamin, le plaçait dans une bonne position pour recevoir positivement la rénovation de Benjamin concernant la méthode historique. Benjamin lui-même – à travers Asja Lacis – avait lu Histoire et conscience de classe, et le résultat de cette confrontation de Benjamin avec le marxisme est apparu dans ses travaux des années 1930. Selon Löwy, c’est là que Benjamin a montré de façon décisive sa « nouvelle conception de l’histoire, projetant de nouvelles lumières sur la nécessité d’une (auto)critique radicale de la conception du marxisme en tant qu’idéologie du progrès ».
Avec les armes de la critique, Benjamin a démoli la croyance en un temps historique à la fois vide et homogène, abstrait et linéaire. Une croyance aveugle dans la continuité historique tend à minorer les révolutions et à ignorer les révolutions défaites, qui n’ont guère de place dans les livres d’histoire, tant le présent est représenté de manière déterministe comme le résultat historiquement nécessaire de l’évolution passée. Si la mémoire des subalternes vaincus est expulsée de l’histoire, alors il est difficile d’échapper à la position de Henry Kissinger pour qui « l’histoire est la mémoire des États ».
Du point de vue des subalternes, l’histoire est selon Benjamin une catastrophe permanente. Le capitalisme est dominé par les fantômes de sa propre création ; la répétition infernale est la règle, pas l’exception. Un monde qui produit de la richesse prenant la forme de marchandises est un monde qui présente sans cesse de fausses nouveautés – la téléologie « capricieuse » du fétichisme de la marchandise universelle.
Une grande force du chapitre de Querido sur Benjamin est sa capacité à montrer la pertinence de la critique du progrès au sein d’une société dominée par le fétichisme de la marchandise, mais cela toujours du point de vue de la praxis – il ne s’agit pas d’une banale dénonciation de la consommation de masse. Cette force du chapitre de Querido reflète la force de l’interprétation de Benjamin qui met l’accent sur la praxis révolutionnaire-messianique. La praxis est la médiation clé capable de renverser un monde basé sur le fétichisme de la marchandise, mais c’est aussi la clé pour s’assurer que l’œuvre de Benjamin n’est pas transformée en un banal commentaire esthétique sur la société de consommation (aussi nécessaire que soit la critique culturelle).
La praxis messianique n’est pas chose compliquée. La tradition de l’opprimé, qu’il nous faut retrouver selon Benjamin, implique de prendre parti, de choisir un camp, d’être partisan. Elle renvoie à ce titre aux engagements politiques concrets de Löwy et de sa génération, en particulier en ce qui concerne l’Amérique latine. Les connexions très matérielles que Löwy a eu avec la section argentine de la Quatrième internationale, dont de nombreux camarades ont été exterminés par un régime génocidaire en quelques années, a certainement eu un impact.
L’argument de Benjamin sur la mémoire et la théologie conduit à maintenir un lien avec ce passé déchu, ce qu’a fait Löwy en mettant en valeur la résistance indigène, la résistance des femmes, ou d’autres expériences politiques spécifiques. On pourrait également trouver un exemple de cette dette messianique dans l’hommage de Pierre Frank aux camarades tombés au combat dans la longue marche des trotskistes (un texte qui avait été écrit pour lancer la nouvelle génération politique de la Quatrième Internationale).
Quiconque travaille dans le cadre de la théorie critique sait que l’histoire est un champ de bataille. L’histoire rédemptrice de Benjamin se présente un peu plus loin en développant la catégorie théologique de rédemption. Le présent actualise le passé – où la madeleine est trempée dans une tasse de thé, le passé devient réel en faisant retour sous la forme de détails éprouvés vivement –, ce qui signifie que le passé peut être enregistré par le présent. Le présent doit ainsi réaliser les espoirs libertaires du passé. Déchirer la tradition du conformisme implique donc d’adopter une conception messianique, révolutionnaire, de la temporalité.
Le « temps présent » [Jetztzeit] est le moment où l’histoire s’arrête, et où de nombreuses possibilités concrètes s’affirment, lesquelles permettent une redéfinition du passé et une interprétation active du présent. Le temps messianique ouvre l’histoire et la démultiplie en de nombreuses histoires possibles différentes ; alors seulement la nouveauté émancipatrice peut casser la répétition infernale de la forme-marchandise.
Le temps messianique invite donc à lire Marx d’une manière différente, et ici Querido a raison d’écrire que « Löwy s’approche de la tentative de Daniel Bensaïd de chercher chez Benjamin une ’’nouvelle écoute du temps’’ ». La relecture de Marx proposée par Bensaïd et sa critique de progrès était profondément influencée par Benjamin. Il est également vrai que Bensaïd ne partage pas l’enthousiasme de Löwy pour le romantisme ; il n’avait guère de goût pour la révolte romantique contre la modernité capitaliste même si certains de ses thèmes – comme la rébellion contre le marxisme scientiste et son retour à Péguy – pourraient le faire pencher vers une position romantique. On doit également noter le dégoût de Bensaïd pour les utopies chimériques, clairement apparent dans son essai comparatif sur Bloch et Benjamin. Bloch a placé le futur au centre de sa vision du monde, en opposition à Benjamin qui a sans cesse cherché à politiser le présent.
Ce point pourrait également être souligné d’un point de vue benjaminien : la politique prime l’histoire nous dit-il, et la « nouvelle écriture de l’histoire » développé par Bensaïd constitue donc aussi une protection contre les retraites esthétiques et utopiques, qui nous détournent de la confrontation avec les problèmes politiques et stratégiques de notre temps.
La grande force du livre de Querido tient donc dans son élucidation de la lecture par Löwy de Benjamin. La relecture de Benjamin a amorcé une recherche de nouveaux concepts, d’idées, d’images et de mots que Jetztzeit avaient fait actuel. Deux éléments ressortent de la variante hérétique du matérialisme historique proposée par Benjamin : l’attention constante accordée à la lutte de classe du point de vue des sujets en lutte (un point théorique nous pouvons faire remonter à sa lecture de Lukacs et du Karl Marx de Karl Korsch) et la critique de l’idée de progrès présente dans de vastes secteurs de la gauche elle-même.
Ces deux points cardinaux vont également signifier que le romantisme révolutionnaire décelable dans la pensée de Benjamin n’est pas prémoderne – sa pensée n’est pas un simple refus de la modernité au nom d’un passé perdu. La pensée de Benjamin est une critique moderne de la modernité (industriel/capitaliste), chargée de références issues du monde précapitaliste, culturel et historique. Dans son projet français de thèses, Benjamin écrivait que l’artisan de la connaissance historique – contrairement à l’allemand das Subjekt – est, « à l’exclusion de toute autre, la classe opprimée qui lutte » (Walter Benjamin, Werke und Nachlass. Kritische Gesamtausgabe : Ueber den Begriff der Geschischte, p. 65).
L’utilisation du terme d’artisan peut invoquer à la fois le sujet de la connaissance philosophique et la figure historique de l’artisan, ruiné par le développement industriel capitaliste féroce. Marx lui-même a écrit dans Le Capital :
« L’habitude d’une fonction unique transforme [le travailleur] en organe infaillible et spontané de [le travailleur collectif], tandis que l’ensemble du mécanisme le contraint d’agir avec la régularité d’une pièce de machine … La spécialité qui consistait à manier pendant toute sa vie un outil parcellaire devient la spécialité de servir sa vie durant une machine parcellaire. On abuse du mécanisme pour transformer l’ouvrier dès sa plus tendre enfance en parcelle d’une machine qui fait elle-même partie d’une autre » (Karl Marx, Le Capital, p. 300, 362).
Ester Leslie a montré comment Benjamin liait l’utilisation de la main par l’artisan dans son travail et la mémoire (Ester Leslie, Traces of Craft). La thèse XII de l’édition française du concept de l’histoire est concernée par la mémoire. Le développement historique des machines rend superflue la main – si intimement liée à l’œuvre de l’artisan, Handwerk. Chez l’artisan le mouvement de la main de travail part de lui ; dans la fabrique capitaliste il ne fait que suivre la machine. Les mouvements répétitifs dégradent la mémoire et le tissage de récits.
D’après Benjamin, la lutte a besoin de la finesse de nouveaux récits de ces classes vaincues au cours de l’histoire. Un nouveau mode d’artisanat est ouvert au moderne travailleur de masse. L’artisan de la connaissance historique n’a pas un désir de revenir à l’ancien. C’est une façon de placer l’ancien dans le Jetztzeit du nouveau – la nouvelle classe qui lutte. C’est à dire Aufhebung.
Dans cette version française, il écrit que trois choses dans la politique de gauche doivent être dénoncées : la foi aveugle dans le progrès, la foi aveugle dans la force, la justesse et la promptitude réactive qui prennent forme dans les masses et, peut-être le plus important, une foi aveugle dans le parti. Hérétiquement, Benjamin pensait qu’ « il faut déranger sérieusement les habitudes les plus chères à nos esprits» (Walter Benjamin, Werke und Nachlass. Kritische Gesamtausgabe : Ueber den Begriff der Geschischte, p. 65).
Cette démarche stratégique est traversée d’un esprit critique moderne ; elle n’est pas post-moderne. C’est une vision de l’émancipation dans des conditions modernes contre la rationalisation capitaliste de ce même monde. Le passé n’est pas un objet réel ; on ne saurait tendre la main pour le recueillir ou le collecter. Pourtant ce passé qui n’a aucune existence physique peut être utilisée pour critiquer le présent.
La critique par Löwy du progrès a été contestée, même dans des cercles marxistes hérétiques. Le débat sur le sens du progrès entre Löwy et l’intellectuel marxiste anglais, Alex Callinicos[1], s’est déroulé dans Critique Communiste[2]. L’effondrement du « court vingtième siècle » – avec la chute de l’URSS – a contraint certains marxistes à s’interroger sur les visions téléologiques du monde[3]. Quels furent les effets de ce mouvement critique ? La mise en cause légitime de l’idée de progrès ne risquait-elle pas d’aboutir à son inverse symétrique ?
Comme s’en inquiète Callinicos, si l’histoire est conçue comme un état de catastrophe permanente alors il n’existe plus de processus dialectique du développement fait de progrès et de catastrophe. La définition de l’histoire comme catastrophe peut conduire (dangereusement) à une vision non-dialectique de l’histoire, où il n’y aurait rien d’autre que de la « catastrophe ponctué par les occasions révolutionnaires héroïques ». La position de Callinicos est assez proche de celle de Fredric Jameson :
« Marx puissamment nous invite à faire l’impossible, à penser cette évolution positivement et négativement tout à la fois ; pour atteindre, en d’autres termes, un type de pensée qui serait capable de saisir les caractéristiques manifestement funestes du capitalisme ainsi que le dynamisme extraordinaire et libérateur au sein d’une seule pensée et sans atténuer de la force de chaque élément. Nous sommes en quelque sorte invités à élever nos esprits à un point où il est possible de comprendre que le capitalisme est à la même époque la meilleure chose qui soit jamais arrivée à la race humaine et la pire » (Fredric Jameson, Postmodernism, Or, the Cultural Logic of Late Capitalism, p. 47).
Penser dialectiquement le progrès et la catastrophe est très difficile et parfois périlleux. Malheureusement, Querido ne tranche pas le débat entre Löwy et Callinicos. Il reconnaît les difficultés auxquelles doit faire face la position de Löwy, et en propose finalement une description davantage qu’une synthèse. Toutefois, il reste vrai que la barbarie est un phénomène moderne qui nous doit nous conduire à une critique rigoureuse de la notion de progrès.
Max Weber pour les anticapitalistes
Max Weber est une figure contestée au sein des théories marxistes, et Löwy s’inscrit au sein d’un paradigme que Merleau-Ponty a qualifié de « wébérien-marxisme ». En effet, l’argument de Weber sur la bureaucratie et la rationalisation est l’un des éléments décisifs de la pensée de Lukacs présentée dans son essai majeur : Histoire et conscience de classe. La réception de l’œuvre de Weber après-guerre en France (par Raymond Aron notamment) et dans le monde anglophone (voir à ce sujet la traduction de Talcott Parsons de la notion d’ « affinité élective ») faisait partie du pacte de stabilité idéologique de la bourgeoisie. Les aspects problématiques de son œuvre ont été effacés.
Si l’on en reste là, travailler Weber ne présente pas d’intérêt pour la théorie critique marxiste. Le cercle de Heidelberg autour de Max Weber mérite certainement plus que cela. Löwy a très tôt intégré une lecture critique de Weber. Dès 1971, Löwy avait publié « Weber et Marx : notes critiques sur un dialogue implicite » dans L’Homme et la société. Un dialogue critique entre Weber et Marx signifiait intégrer le diagnostic de Weber sur les contradictions fondamentales de la modernité, mais en le radicalisant, de façon à en faire un argument anticapitaliste. Querido écrit à ce sujet :
« dans ce processus, Löwy ne montre pas simplement la possibilité d’une résolution dialectique des problèmes mis en avant par l’analyse wébérienne de la modernité, il réaffirme la vitalité du marxisme lui-même en montrant sa capacité à affronter les défis soulevés par d’autres lectures critiques du capitalisme moderne » (p.104).
Ce qui signifie que la valeur et la culture sont des questions que la pensée critique peut prendre en charge. Certaines approches de Weber affirment faussement que Weber faisait de la religion un facteur déterminant du développement économique. A l’inverse, Löwy souligne qu’il existe une « affinité élective » entre la structure économique du capitalisme et de l’ « éthique protestante ».
Weber permet ensuite de penser à la fois la rupture de la « cage d’acier » et le monde désenchanté de Siegfried Kracauer, mais en soulignant la dynamique culturelle de la réalité sociale. Talcott Parsons, sociologue américain, avait popularisé l’équivalent anglais de la « cage d’acier », mais la meilleure traduction serait l’expression « l’habitacle dur comme l’acier », car c’est une allégorie de la société bourgeoise moderne et de ses noyaux constitutifs d’oppression.
Il réaffirme ainsi « la nécessité d’une critique du capitalisme moderne dans sa totalité » (Fabio Mascaro Querido, Michael Löwy : marxismo e critica da modernidade, p.105). Bien entendu, cela ne signifie pas que les contributions de Marx et Weber puissent être placées sur un pied d’égalité. Il reste difficile de subsumer certains résultats de la pensée wébérienne sous les catégories de la pensée marxiste. Cette opération ne laisse ni la partie ni la totalité intacte. La critique wébérienne de la rationalisation et de la réification se trouve englobée sous la théorie du fétichisme de la marchandise, selon laquelle les individus vivent sous la domination des abstractions.
Le projet de Löwy d’un marxisme wébérien s’inscrit dans le prolongement du travail de l’école de Francfort[4] – et notamment de celui d’Adorno, Horkheimer et Marcuse –, et de leur critique de la raison instrumentale. Cette critique de la raison instrumentale était une façon de déconstruire les dynamiques de réification et d’oppression dans un ordre social déterminé par la pratique bourgeoise et la valeur d’échange. Il entretient en revanche un rapport polémique avec Habermas. En effet, l’école de Francfort a souligné la critique négative de la modernité, tandis que Habermas construit une « utopie rationaliste ».
Habermas, comme Löwy l’a discuté, avait effectivement rompu avec le pessimisme culturel de Weber, mais il a utilisé Weber pour construire un projet occidental tout à fait moderne de l’ « agir communicationnel ». Le projet d’Habermas a échoué : il a tenté de faire de la critique webérienne du rationalisme un résultat consensuel, dont la lutte des classes serait absente. Or Querido a souligné à juste titre la critique de Daniel Bensaïd du consensus : il ne peut y avoir aucun consensus entre les classes antagonistes et penser que la langue permettrait de surmonter ces antagonismes conduit in fine à adopter la langue des vainqueurs, c’est-à-dire des classes dominantes.
Les tentatives visant à faire dialoguer des pensées théoriques éloignées peuvent conduire à dissoudre leur radicalité politique par neutralisation réciproque. Querido considère que Löwy évite cet écueil. C’est l’un des enjeux de la discussion entre Istavan Mesaroz et Löwy quant à la possibilité d’utiliser la pensée de Weber dans un cadre marxiste[5]. L’utilisation par Löwy de Weber et l’intégration de sa pensée dans un cadre marxiste montre la double nature de la subsomption théorique. D’une part, il défend le point de vue des classes subalternes inscrit dans le marxisme. D’autre part, il montre l’utilité d’intégrer les contributions théoriques qui se posent en dehors de ce point de vue. Ceci est une dialectique de « l’orthodoxie » et « hétérodoxie ». Lukacs a fait exactement cela avec l’œuvre de Weber.
Querido réussit à démontrer la compatibilité entre la théorie marxiste et certaines dimensions d’autres théories ; il dépasse l’opposition binaire et stérile entre une position orthodoxe et rigide et une autre de liquidation éclectique en proposant d’historiciser la théorie et de la situer dans le domaine de la lutte des classes.
La tradition intellectuelle et politique de Löwy est réfractaire à la lecture « positive » et conservatrice de Weber. La constellation théorique à laquelle il appartient est celle d’Adorno, Horkheimer, Bloch, Lukacs et Eric Fromm. D’une manière ou d’une autre, ces auteurs utilisent des concepts webériens pour forger une critique de la réification, de la bureaucratisation et de l’aliénation, qui résultent de la rationalité capitaliste moderne.
Querido présente une discussion enrichissante du texte « Industrialisation et capitalisme » d’Herbert Marcuse. L’homme unidimensionnel de Marcuse était une critique sévère de la quantification et une analyse des tendances du capitalisme. Mais le texte de Marcuse critique la pensée de Weber et notamment de son positionnement social et politique qui engendre une analyse problématique des relations entre le nationalisme et le socialisme, le capitalisme et l’industrialisation. La raison se réifie car aucun autre rôle de la raison ne peut être envisagé.
Au sein de l’appareil productif bureaucratique et au-delà, Weber pouvait montrer la rationalisation déshumanisante et la réification du travail, mais il la transforme en une abstraction excédant largement la production capitaliste. Weber n’envisageait pas la possibilité d’une raison sociale, qualitativement différente de (et supérieure à) la raison technique, assimilée à l’ethos économique bourgeois en raison de son hostilité à la politique socialiste.
Cela représente un défi pour les penseurs et les acteurs de l’émancipation qui, tout en rejetant un système social qui engendre servitude et bureaucratie doivent aussi proposer un projet de dépassement de la modernité. Ce problème est le cœur du livre de Querido dont l’ambition est de proposer, par le biais de travaux de Michael Löwy, une critique radicale et profonde de la modernité.
Un projet socialiste doit faire une place à une critique de la modernité pour pouvoir la dépasser. Il doit s’élever au-delà de la réification, de la domination des abstractions et des lois de la temporalité abstraite. Bien sûr, il est possible de plaider pour un projet socialiste qui serait moderne de bout en bout, mais un tel projet serait très pauvre en outils de critique et de culture. Il ne pourrait aucunement garantir de ne pas reproduire les caractéristiques autoritaires et bureaucratiques de la modernité. Après les expériences traumatisantes du XXe siècle, personne ne peut croire en un retour inconditionnel à la modernité.
Un projet émancipateur est résolument moderne en ce qu’il fait affronte et dépasse les structures et les tendances de la modernité capitaliste.
Temporalité historique, romantisme et le marxisme
Cela nous amène à la définition par Löwy et Robert Sayre du romantisme comme une critique moderne de la modernité, une critique de la « cage d’acier » d’un monde moderne soumise à la logique de la « valeur d’échange ». Comme Philippe Portier l’a écrit sur le passage du monde ancien au monde moderne (datée autour 1700) :
« Trouvant son principe de constitution dans l’expansion de l’économie capitaliste, et son socle de légitimation dans la philosophie des Lumières, cette mutation s’est opérée sur le fondement d’une triple rupture. Une rupture ontologique, certes. Dans le monde ancien, rappelle Löwy, l’homme n’est pas à lui-même sa ‘propre mesure’ : il est une créature, placée en situation de dépendance vis-à-vis de l’Etre qui l’a portée à l’existence. Le monde modern abolit cet assujettissement à la transcendance. Il fait du sujet son ‘propre commencement’, et réduit la société du coup à n’être qu’une collection d’individualités portées par le souci de leurs seuls intérêts.
Une rupture économique, surtout. À la suite de Karl Polanyi, l’auteur de Révolte et mélancolie rappelle qu’avec l’entrée dans la modernité, l’économie a connu un vaste processus d’autonomisation. Elle était enchâssée hier dans l’englobant social et moral. La voici portée par la simple logique de l’accumulation. Louis Dumont a, dans ses Essais sur l’individualisme, décrit l’effet de cette mutation : au lieu de s’agencer autour du ‘rapport aux personnes’, la vie des hommes s’organisera désormais autour du ‘rapport aux choses’.
Une rupture politique, enfin. Adossée à la systématique du sujet, la civilisation des Lumières introduit une nouvelle compréhension de la science du gouvernement. A la politique de Dieu, elle substitue une politique de l’immanence, assise sur la dissociation de l’Etat d’avec l’ordre divin et la consécration d’une sérié de libertés premières (liberté de conscience, droite de propriété, liberté de circuler, etc.) permettant à l’individu de construire à son gré son itinéraire de vie » (Philippe Portier, Catholicisme et Modernité chez Michael Löwy, p. 141-142).
La mise au jour des hérésies subversives et romantiques est un moment capital dans la trajectoire de Löwy. D’après Robert Sayre, « c’est […] en étudiant Lukacs en profondeur, vers le milieu des années 1970, que Löwy a découvert la problématique romantique » (Sayre, Romantisme et Modernité : Parcour d’un concept et d’une collaboration). Avec Sayre, il publie Figures du romantisme anti-capitaliste. Une tentative de typologie (1984) puis Révolte et mélancholie. Le romantisme à contre-courant de la modernité (1992).
Ce cheminement vers la constellation du romantisme n’était pas préparé par les travaux antérieurs de Löwy. L’édition anglaise de son ouvrage sur Lukacs était néanmoins intitulé Georg Lukacs : From Romanticism to Bolshevism (1979). Ce titre suggère que l’évolution de Lukacs du romantisme au bolchévisme peut se comprendre comme un passage de l’erreur à la vérité. Les discussions sur l’influence des études de Simmel La Philosophie de l’Argent et La tragédie de la culture sur Lukacs témoignent de la présence de l’anticapitalisme romantique dans les matériaux de travail de Lowy. En dépit de cette opposition précoce au romantisme, conçue comme une vision du monde devant être remplacé par le marxisme, Histoire et conscience de classe est un exemple de pollinisation théorique à partir d’un nouvel examen de la tradition romantique.
La critique de Löwy du « progrès » croise donc une réévaluation positive du romantisme. Les marxistes ont été ambigus quant à la croyance dans le progrès, croyance souvent abstraite et sans nuance. Cette approche unilatérale du progrès doit se renouveler en laissant derrière elle les éléments romantiques du marxisme. Löwy avait cherché pour les convergences et les affinités électives entre visions du monde à contre-courant de la modernité. Le romantisme marxiste a une longue histoire allant de William Morris, Marcuse, en passant par le jeune Lukacs, Bloch et Breton. Mais Löwy et Sayre ne se contentent pas de la raconter ; ils pensent qu’il est nécessaire de redéfinir le concept afin d’élucider les potentialités anticapitalistes de la pensée romantique.
Cette recherche conceptuelle est un encouragement à saisir l’essence du romantisme au-delà de la diversité de ses différentes incarnations historiques. Löwy et Sayre ont demandée : « Qu’est-ce qui donne une cohérence interne à tous ces membra disiecta ? » (Löwy et Sayre, Révolte et Mélancolie, p. 13). Il est nécessaire de prendre ses distances avec une conception sommaire de la recherche qui risquerait de masquer la dimension vivante et structurée de la pensée romantique. La dialectique a été utilisée pour surmonter la compréhension purement descriptive et empiriste du romantisme parce malheureusement :
« Ce raisonnement est familier aux étudiants de tous les pays, mais pas un d’eux n’est devenu tisserand. Veut-on reconnaître et décrire quelque chose de vivant, on commence par chasser l’intelligence alors on a bien entre les mains tous les matériaux, mais hélas ! il ne manque que le lien intellectuel » (Goethe, Faust, p. 50).
Des recherches plus approfondies sont nécessaires pour extraire le lien souterrain qui relie ici les idées de Goethe, Hegel et Benjamin sur la méthode dialectique. Löwy et Sayre voient dans le romantisme une « vision sociale du monde », une « structure fondamentale du sentiment » datant du milieu du XVIIIe siècle et ses formes partagent une opposition commune au monde bourgeois moderne :
« Une caractéristique essentielle de l’anticapitalisme romantique est une critique radicale de la civilisation industrielle moderne, au nom de valeurs sociales et culturelles précapitalistes du passé (réel ou imaginaire), mais cela ne signifie pas nécessairement qu’il ait une orientation réactionnaire : il peut être révolutionnaire ou conservateur » (Fabio Mascaro Querido, Michael Löwy: Marxismo e Critica da modernidade, p. 127). D’après Löwy, pour « le romantisme révolutionnaire, l’objectif n’est pas un retour au passé, mais un détour par celui-ci vers un avenir utopique » (Löwy, Walter Benjamin, avertissement d’incendie, p. 6).
La vision du monde romantique se définit donc comme une combinaison de valeurs qualitatives opposées à la valeur d’échange. Tout d’abord, le sujet individuel romantique peut constituer une des formes de résistance à la réification et l’instrumentalisme. L’individualisme romantique est un individualisme « qualitatif », ainsi que le formule George Simmel, opposé à l’individu « numérique » de la modernité (George Simmel, Philosophie de la modernité, p. 301-303).
Ensuite, pour les romantiques, les valeurs visent une communauté humaine perdue, fondement holistique des relations entre les individus. Rien de cela n’a en-lui-même une portée politique radicale. Il n’est pas difficile de trouver des propriétaires petits artisans revendiquant la qualité contre la quantité dans un cadre réactionnaire. Il est donc utile que Löwy et Sayre distinguent six types de vision du monde romantique : les visions restitutionniste, conservatrice, fasciste, résignée, réformiste et enfin révolutionnaire et utopique de la pensée romantique. Le dernier type possède une charge radicale qui peut faire exploser la modernité.
L’analyse du révolutionnaire romantique peut ainsi enrichir la compréhension de la crise de civilisation créée par le capitalisme moderne et Querido montre comment Marx a lui-même mobilisé des thèmes romantiques. Il analyse ainsi le concept d’aliénation présent dans les Manuscrits de 1844, comme intégrant des dimensions au sein d’une dialectique plus vaste : « il n’y a pas de doute que le concept marxiste d’aliénation est influencé par le romantisme ». D’ailleurs, cette idée-ci était déjà présente chez Henri Lefebvre. Dans un article publié par Critique Communiste, à propos du romantisme révolutionnaire de Lefebvre, Lowy écrit :
« Pour lui, les écrits de jeunesse sont la manifestation d’un romantisme révolutionnaire radical, auquel les œuvres de la maturité donneront un fondement pratique et non spéculatif » (Michael Löwy, Henri Lefebvre et le romantisme révolutionnaire, p. 9).
Cette influence est perceptible lorsque Marx critique le caractère déshumanisant du travail industriel moderne dans le Capital. Marx évoque ainsi le destin de Mary Ann Walkley qu’elle « était morte par suite de longues heures de travail dans un local d’atelier trop plein et dans une chambre à coucher trop étroite et sans ventilation » (Karl Marx, Le Capital, Paris édition 1872-1875, p. 212). Cela dit, le discours romantique n’est pas toujours révolutionnaire. Le postmodernisme est un exemple d’un discours critique de la modernité visant à construire un nouveau mode de sociabilité capitaliste, hédoniste et consumériste, fondamentalement contenu au sein de l’ordre social capitaliste.
L’imaginaire révolutionnaire romantique est un imaginaire pour lequel il s’agit de se battre. L’esthétisation de l’ordre social dominant ne peut pas seulement être déconstruite par la mobilisation d’une vision esthétique du monde : il faut la combattre politiquement. Querido a également souligné que la réévaluation de la tradition romantique ne limite en rien la nécessité de comprendre les contradictions et les limites de la vision romantique du monde.
Querido souligne que les mouvements culturels d’avant-garde, comme le surréalisme et l’expressionnisme et les mouvements étudiants en France et aux États-Unis, possèdent une dimension romantique. Il discute le livre de Löwy sur le surréalisme, pour démontrer le lien existant entre le surréalisme et la vision romantique du monde. Pour les surréalistes, c’était une stratégie pour « réenchanter le monde… une image profane de réenchantement, ou plutôt, une façon areligieuse de reconquérir le sacré » (Michael Löwy, Morning Star, p. 20).
Ce point est important dans le contexte contemporain de fermeture des frontières. Il permet de refuser l’usage de catégories nationalistes. Les surréalistes forgent leur propre tradition romantique, poussés par le « désir d’émancipation humaine dans sa totalité » (Michael Löwy, Morning Star, p. 33). L’artiste surréaliste vise une révolution totale de la vie et des valeurs et utilise pour la promouvoir certains éléments de la tradition romantique.
Cet usage du romantisme est possible parce que le romantisme a été « une comète dont le ’’cœur’’ est une révolte dirigée contre la civilisation industrielle moderne. Nostalgique d’un paradis perdu – réel ou imaginaire – le romantisme est défavorable à l’humeur mélancolique du désespoir, à l’esprit de quantification de l’univers bourgeois, à la réification des rapports commerciaux, aux platitudes de l’utilitarisme et surtout, au désenchantement du monde » [p.29].
Les auteurs qui partagent « l’esprit de 1968, » comme Guy Debord et Henri Lefebvre, mobilisent aussi des motifs romantiques. Le travail de Debord sur le spectacle vise à critiquer la domination de la valeur d’échange, la transformation des individus en simples spectateurs d’un processus impersonnel et fragmenté, qui brise toute expérience holistique du monde.
Lefebvre de son côté utilise la notion de « romantisme révolutionnaire » pour « designer la nécessité de rénovation de la perspective anticapitaliste compte-tenu de la crise de l’idéal socialiste du type staliniste » (p.144). Lefebvre avait remis en question la relation entre l’homme et le monde naturel, dans une perspective radicalement critique de la propriété privée, et suggère que cette remise en question fait partie d’un romantisme révolutionnaire de la nouvelle société.
Les positions respectives de Lefebvre et de Debord convergent autour de l’idée selon laquelle la remémoration romantique-révolutionnaire du passé pourrait servir de base à une critique sociale du présent et à la recherche de nouvelles formes d’existence humaine futures.
Le rêve d’un monde meilleur
La relation entre le marxisme, la théologie et l’utopie n’est pas une « affaire classée » (Péguy). C’est un problème qui se pose sans cesse à nouveau, et dans le contexte de l’effondrement d’un horizon émancipateur, la nécessité de l’utopie se fait cruellement ressentir. Est-il possible d’imaginer aujourd’hui un autre monde ? Est-il vrai qu’il n’existe aucune alternative ?
Löwy souligne ainsi que « dans un contexte caractérisé par la désagrégation des ‘grandes récits’ émancipateurs, la rénovation critique de la perspective anticapitaliste impose la nécessité de la revalorisation des utopies révolutionnaire » (p. 155). Il rappelle aussi que du vivant de Marx, la pensée utopique pouvait être laissée de côté, ce qui n’est pas le cas pour la génération d’intellectuels et de militants qui ont connu les terreurs du XXe siècle : « notre génération ne peut avoir cette position » (Fabio Mascaro Querido, Michael Löwy: Marxismo e Critica da modernidade, p. 156). Il lui est nécessaire, dans une période marquée par l’effondrement des États bureaucratiques se revendiquant du marxisme, d’avoir une représentation de ce que pourrait être une société de libre association des producteurs.
L’un des ouvrages clé de la réinvention de l’utopie est le livre de Löwy, Rédemption et utopie, une étude sur le judaïsme libertaire dans l’Europe centrale. Il montre qu’il existe une forme d’affinité élective entre la pensée messianique juive et l’utopie libertaire littéraire du 19ème siècle et du début du 20ème siècle.
Löwy pense les intellectuels juifs comme une catégorie sociale dont les conditions de vie contradictoires favorisent l’ouverture idéologique et le développement d’une pensée révolutionnaire romantique. La période allant de la Révolution russe de 1905 à l’échec de la Révolution allemande d’octobre 1923 a créé les conditions d’un rapprochement entre le messianisme et l’utopie au sein d’une perspective anticapitaliste romantique.
Un aspect important des liens entre le messianisme et l’utopie est leur commune conception du temps historique, à rebours de celle mobilisée par les idéologies du progrès. La critique d’une temporalité strictement quantitative et l’affirmation d’une vision qualitative et non-évolutionniste du temps historique est l’un des fils rouges de l’ouvrage. L’idée messianique est particulièrement utile aux moments où le désespoir politique semble impossible à surmonter, comme le souligne Jameson, « c’est une variété unique de l’espèce d’espère que… s’épanouit que dans un moment de désespoir absolu… où un changement radical semble impensable » (Fredric Jameson, Valences of the Dialectic, p. 176-177).
Nous n’en avons toujours pas fini avec l’effondrement du siècle dernier ; les défaites politiques ont renforcé notre sentiment d’être piégé dans des formes de vie réifiées. Aujourd’hui, l’idée d’une association collective d’êtres humains, agissant en fonction de leurs besoins et désirs mutuels, en dehors de toute domination sociale, semble ridicule. Querido souligne donc l’importance de la recherche des éléments subversifs et utopiques existants dans le passé et le présent, qui favoriseraient une pensée de l’altérité radicale au-delà d’un monde réifié.
L’ouvrage d’Ernst Bloch, Le Principe espérance, est à cet égard très important. Il est une recension méticuleuse des moments où l’altérité radicale a existé, qui élargit notre perception des possibles. Löwy met l’accent sur la dimension concrète de l’utopie : « récupérer sa capacité de projeter dans l’histoire des images d’un autre monde possible » [p. 175] : « Michael Löwy s’inscrit dans la lignée des tentatives contemporaines de relire Marx dans une perspective nouvelle, plus attentive aux dimensions utopique et anticipatoire de sa pensée » (p. 176).
Conclusion
Le pessimisme révolutionnaire du livre de Querido est courageux en tant qu’affirmation de la nécessité d’une praxis révolutionnaire. Dans un contexte marqué par le développement d’une extrême droite offensive au Brésil et en Amérique latine, et par le trumpisme aux États-Unis, ce livre qui ne repose pas sur une croyance arrogante dans une science permettant de changer le monde, mérite d’être lu. Il nous conduit à nous interroger sur le rôle de la théorie et de la littérature dans nos projets d’émancipation.
Nous intervenons dans une histoire ouverte et nous devons le faire à partir de positions théoriques tout aussi ouvertes. Mais notre position entretient une relation polémique avec l’histoire. La théorie marxiste doit relever les défis d’une nouvelle ère, en se nourrissant de matériaux forgés dans divers espaces de la pensée humaine. Ces diverses sources d’une pensée radicale contemporaine, wébérienne, romantique ou utopique, peuvent être reconstituées sans sacrifier pour autant à l’orientation postmoderne. Les mouvements sociaux eux-mêmes fournissent cette « science » ; cette science est Wissenschaft, articulant critique et théorie et nouant un lien avec la luttes des classes.
Comme Löwy l’a écrit à propos de Marx l’Intempestif (de Daniel Bensaïd) : « Marx est … l’héritier de la ‘science allemande’ de Hegel et de Goethe, riche en profondeur philosophique et en créativité métaphorique, qui trouve son origine dans la défiance romantique face à l’émergence de la raison instrumentale » (Michael Löwy, Marx l’aventure continue). Ni empirisme anglais, ni rationalisme français. La pensée anticapitaliste ne peut être un simple retour à une conception classique-rationaliste de la connaissance ; elle doit être rénovée par l’intégration de l’expérience pratique des mouvements sociaux.
Comme « philosophie de la praxis, le marxisme doit s’enrichir à travers l’incorporation dialectique des différentes expressions des tendances révolutionnaires (libertaires, utopiques, messianiques et romantiques) » (Fabio Mascaro Querido, Michael Löwy : marxismo e critica da modernidade, p.181). Le travail de Löwy a démontré les possibilités d’un marxisme benjaminien, hétérodoxe, hérétique, messianique et anti-déterministe, c’est-à-dire ouvert. Ce n’est pas un mince exploit que de bouleverser les paradigmes dominants d’une époque ; opérer un tel renversement nécessite un travail critique constant.
Sans pour autant réduire les nombreux sentiers ouverts par le livre de Querido, on pourrait résumer son apport en quelques lignes. La subjectivité révolutionnaire est possible et nécessaire pour affronter les tourments de notre nouveau siècle. Les intellectuels, catégorie qui doit également être déconstruite, devraient être disciplinés par la soif de liberté, plutôt que par un marxisme répressif et orthodoxe, car ce n’est pas une théorie du droit et de l’ordre qu’ils ont à produire, mais une perspective marxiste et libertaire. Enfin, comme Paul Valéry l’a écrit à propos de la « gymnastique du possible : « Le possible est une sorte de faculté. […] Qu’est-ce qu’une théorie, si ce n’est précisément l’usage du possible ? » (Paul Valéry, Variété III, IV et V, « La politique de l’esprit », p. 212).
Notes
[1] Leader du Parti socialiste des travailleurs en Grande-Bretagne et spécialiste en Marx.
[2] Critique Communiste était la revue mensuelle de la Ligue Communiste Révolutionnaire.
[3] Eric J. Hobsbawn, L’âge des extrêmes. Le court XXe siècle, 1914-1991, Complexe, 1994.
[4] Le nom général pour décrire l’institut de recherche marxiste fondée par Félix Weil et Carl Grunberg.
[5] Meszáros était un philosophe marxiste hongrois et un élève de Georg Lukacs.