« Mémorandum » et luttes de classes au Portugal (2008-2013)
Le peuple portugais subit depuis plusieurs années des politiques d’austérité aussi brutales socialement qu’inefficaces économiquement. Ces politiques ont dérivé pour l’essentiel du « Mémorandum » signé en mai 2011 entre le gouvernement portugais, alors dirigé par Jose Socrates (PS), et la Troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international), cela au prétexte du remboursement d’une dette publique qui est passée, entre 2010 et 2013, de 94 % à 129?% du PIB. Quelles ont été les conséquences de ce « Mémorandum », en termes de conditions d’existence mais aussi de conflictualité sociale ?
Cet article a été publié dans le numéro 27 de Contretemps, par une équipe de chercheurs•ses portugais•e•s. Raquel Varela est historienne, chercheur à l’Institut d’histoire contemporaine de l’Université Nova de Lisbonne et à l’Institut international d’histoire sociale, auteure notamment d’une histoire populaire de la Révolution portugaise (Bertrand, 2014) et d’un livre sur la situation actuelle du Portugal : Para onde vai Portugal ?. Renato Guedes est chercheur au Centre de physique théorique de l’Université de Lisbonne et à l’Institut d’histoire contemporaine de l’Université Nova de Lisbonne où il a notamment travaillé sur la comptabilité du salaire social. Ana Rajado est diplômée en géographie de l’Université de Coimbra, chercheuse à l’Institut d’histoire contemporaine de l’Université Nova de Lisbonne, et a collaboré à la recherche collective en 30 volumes sur la dictature salazariste (Os anos de Salazar). Maria João Behran est chercheur dans le champ de la santé, infirmière et militante. António Simões do Paço est historien, chercheur à l’Institut d’histoire contemporaine de l’Université Nova de Lisbonne. Il est l’auteur de plusieurs livres et a notamment dirigé Os Anos de Salazar.
La crise de 2008 et le « Memorandum d’Entente »
L’impact de la crise cyclique de 2007-2008, connue mondialement en tant que crise financière globale, crise de credit defaults, et dont l’épisode le plus symbolique fut la faillite de Lehman Brothers Holdings Inc., la quatrième plus grande banque d’investissements des États-Unis, s’est fait sentir avec force au Portugal et sur d’autres économies semi-périphériques de l’Union Européenne. Les comptes de l’État subissent de profondes altérations qui seront à l’origine de la crise de la dette publique. Le déficit public passe de 3,6 % du PIB en 2008 à respectivement 10,2 % et 9,8 % en 2009 et 20101.
Dans un premier temps, l’augmentation du déficit est envisagée comme une conséquence nécessaire des diverses mesures, adoptées par toute l’Europe, en vue de contrecarrer les effets de la crise2.
Par la suite, le gouvernement et la Commission européenne (CE) décident d’en revenir au Pacte de stabilité inscrit dans le Traité de Maastricht, à savoir la réduction du déficit public à hauteur maximum de 3 % du PIB. Afin de garantir diverses formes de revenus fixes du capital (intérêts de la dette publique, partenariats public-privé dans lesquels l’État assume les risques d’entreprises privées, sous-traitance externe de services, etc.) (Nakatani, 2012), le gouvernement défend le retour à la discipline budgétaire et fait une demande d’emprunt extérieur destiné au paiement de la dette publique et à la recapitalisation du secteur bancaire (77 000 millions d’euros). Il le négocie en élaborant un protocole, le « Mémorandum d’Entente », signé avec la CE, la BCE et le FMI (Commission européenne, Banque Centrale Européenne et Fonds Monétaire International) – une triade connue sous le nom de troïka.
Les mesures d’austérité qui s’ensuivirent inclurent des coupes directes dans les salaires, des coupes dans le salaire socialisé (État social), dans le salaire différé (Sécurité sociale, retraites) et une augmentation des impôts indirects régressifs (impôts sur la consommation comme la TVA, aujourd’hui de 23 %). Parallèlement, on assiste à un processus de privatisation d’entreprises publiques ainsi qu’à la marchandisation croissante des services publics, surtout dans le domaine de la santé (la moitié du budget des hôpitaux privés, par exemple, est prise en charge aujourd’hui par des participations publiques). De nos jours, la plus grande part des dépenses de l’État est constituée par les intérêts de la dette publique qui correspondent à la totalité, pour citer un exemple, du budget du Service National de Santé – qui était, il y a quelques années encore, totalement gratuit et considéré comme l’un des meilleurs du monde (7e position). Ces mesures sont assumées comme une façon de « garantir l’engagement de cet emprunt ».
Parallèlement, le gouvernement met en place une série de mesures, qui sont en cours d’application et qui, en l’absence de résistance des travailleurs, modifieront les relations de travail. Elles incluent :
1) Une augmentation brutale du chômage, accompagnée de récession. Mais comme la baisse de l’emploi est plus forte que la récession, l’intensification du travail conduit à une hausse de la productivité, c’est-à-dire une réduction du coût unitaire du travail pour garantir le rendement du capital investi (dévalorisé avec la crise de 2008). Cette politique de l’emploi visant à augmenter la productivité est définie dans le Rapport du Budget de l’État du Gouvernement pour 20133. (Voir aussi le Tableau 1).
2) Fin du « droit au travail » par la libéralisation des licenciements.
3) Réduction sévère du contrat collectif.
Tableau 1 : Chômage (par portions et en valeurs absolues)
Difficile de déterminer à qui attribuer la responsabilité, et à quel degré, des politiques d’austérité. Partis, mouvements sociaux et centrales syndicales tendent à accuser le gouvernement (et c’est pourquoi ils exigent à l’unisson, depuis septembre 2012, la démission du gouvernement), mais ils incriminent aussi la structure de l’UE – l’absence de solidarité de la part surtout des institutions emblématiques sous « contrôle » allemand ou considérées telles, comme la BCE, ainsi que le FMI en raison des politiques appliquées. Notoire est l’absence de discussion sur la monnaie unique au sein des syndicats.
La force de travail au Portugal. Précarité et bas salaires directs
La population du Portugal, au premier trimestre 2013, s’élève à 10,5 millions d’individus, la population active étant de 5,4 millions (près de 51,5 % de la population totale). Le taux de chômage officiel était, en 2013, de 17,7 %. Cependant, le taux réel de chômage réel, en 2013, s’élève à 25,7 %, c’est-à-dire 1 million 400 000 chômeurs (total des chômeurs, inactifs disponibles et sous-emploi de travailleurs à temps partiel). Plus d’un million de personnes sont des travailleurs précaires qui gagnent en moyenne un salaire inférieur de 37 % à celui des travailleurs liés par un contrat de longue durée (Rosa, 2013). En d’autres termes, la moitié de la force de travail actuelle au Portugal est soit précaire, soit au chômage. Parmi les travailleurs pour le compte d’autrui, plus de 80 % gagnent moins de 900 euros nets par mois.
Le Pacte social conclu en 1975, fruit du processus révolutionnaire de 1974-1975 connu comme la Révolution des œillets, impliqua un accroissement des rémunérations du travail sur le capital de l’ordre de 15 % (Silva, 1985), et il fut ratifié dans la Constitution approuvée en 1976. Il se maintint jusqu’à la crise de 1981-1984, garantissant ainsi le droit au travail réglementé et protégé, en raison du climat conflictuel hérité de la Révolution – 10 gouvernements en 10 ans, entre 1976 et 1985 (Varela, 2012).
Mais l’une des plus importantes conséquences de l’incapacité d’une résistance organisée de la part des secteurs de travailleurs aux mesures contre-cycliques des années 1980 – dont la réduction du coût unitaire du travail (et, partant, l’augmentation des bénéfices) – sera, à partir de la fin des années 1980, la précarisation croissante de la force de travail, les relations de travail protégées par la loi tendant à être réservées à la génération de la Révolution d’avril alors que les jeunes générations subissaient une précarisation croissante, qui ira en s’accentuant de façon dramatique au cours de la première décennie du XXIe siècle.
Pour comprendre comment ce processus a pu s’opérer, nous pensons qu’il a fallu que soient réunies cinq conditions :
1) La défaite du secteur le plus important du mouvement ouvrier organisé en tant qu’exemple pour tous les autres secteurs des classes travailleuses et classes moyennes. Trois ans de salaires en retard aux chantiers navals de la Lisnave – la plus grande concentration ouvrière du pays avec près de 9 000 ouvriers, située sur la rive sud du Tage à Lisbonne (Almada) – menèrent à la défaite de ces ouvriers qui signèrent le premier accord d’entreprise établi au Portugal en ces termes (de « paix sociale »). Ce qui eut un effet d’entraînement symbolique sur d’autres secteurs, comme le signalent entre autres Stoleroff (2013) et Strath (1989), à l’image de ce qui se produisit avec la défaite des mineurs sous Margaret Thatcher au Royaume-Uni, des contrôleurs aériens aux États-Unis, les ouvriers de Fiat à Turin et, plus tard, les travailleurs du pétrole au Brésil.
2) Les liens étroits entre un syndicalisme enclin à la négociation plutôt qu’à la confrontation – mais plus ou moins accommodant selon qu’il est mené par l’UGT (Union Générale des Travailleurs, d’inspiration social-démocrate) ou par la CGTP (Confédération Générale des Travailleurs du Portugal, plus proche des communistes) – et le régime démocratique, liens établis à partir de l’État, envisagé non pas comme un opposant mais comme un arbitre auquel on adresse les propositions, plutôt qu’aux entreprises comme cela se passait durant la Révolution (Lima, 1986, Stoleroff, 1988).
3) L’amélioration du niveau de vie et de consommation des classes moyennes et travailleuses.
4) L’utilisation du fonds de la Sécurité sociale pour gérer la précarité et le chômage, ce qui créa un « matelas » social, selon les orientations de la Banque mondiale, afin d’éviter les explosions sociales causées par l’extrême pauvreté, l’inégalité ou la régression sociale (Santos, 2013). Cette utilisation fut négociée cas par cas et, presque toujours, acceptée par les syndicats, sous la forme de retraites anticipées – secteur bancaire, assurances, grandes entreprises métallurgiques (dans les seuls chantiers navals de la Lisnave, presque 5 000 travailleurs obtiennent jusqu’à 10 ans de retraite anticipée avec la totalité des salaires, les travailleurs portuaires dont le nombre a été réduit de 7 000 à 700 dans tout le pays4), secteur des entreprises de télécommunications, pour citer quelques exemples. En revanche, les « droits acquis » sont conservés pour ceux qui les avaient déjà, les nouveaux travailleurs ne sont pas acceptés ou ceux qui sont acceptés le sont sous un régime de précarité, ce qui implique une réduction substantielle des contributions pour la Sécurité sociale. On observe donc un lien étroit entre gestion de la force de travail utilisée, les fonds de la Sécurité sociale et la création en hausse de mesures d’assistance en vue d’atténuer les effets des conflits sociaux issus du chômage (subsides de chômage, soutien au lay-off, formation professionnelle, revenu minimum – comparable au programme Bolsa família au Brésil ou à la Loi Hartz IV en Allemagne – revenu social d’insertion, subside social de chômage, subside partiel de chômage).
La conséquence de la précarisation de la force de travail est le chômage, et celle du chômage la pauvreté. Cette relation est sans équivoque dans la société portugaise des trois dernières décennies. Plus on réglemente en faveur de la flexibilité des lois du travail, plus la précarité, le chômage et la pauvreté augmentent. Actuellement, au Portugal, plus d’un million de personnes dépendent de programmes d’assistance. Presque la moitié des Portugais (43 %) seraient officiellement pauvres si les prestations sociales disparaissaient5. 10 % des Portu- gais qui travaillent ne parviennent pas à gagner plus de 421 € par mois pour vivre (Behram). Les chiffres de la pauvreté sont aussi, à l’inverse, ceux de la richesse. Entre 1993 et 2009, bien que la proportion du revenu (share) de 5 % de la population la plus pauvre ait doublé – certainement grâce aux politiques sociales –, le volume des revenus les plus élevés aurait augmenté de 67 % (Silva, 2013).
Salaire social : État social et Sécurité sociale
Avec le mémorandum de la troïka, on assiste au renforcement du discours sur l’impossibilité pour les Portugais de payer l’État social. Dans une étude publiée (Quem Paga o Estado Social em Portugal?, Bertrand, 2012), nous avons démenti cette thèse. Nous avons calculé, entre les années 1995-2010, le nombre de ceux qui travaillent et vivent d’un salaire reversé à l’État en contributions et impôts (directs et indirects) et le nombre de ceux qui reçoivent de celui-ci en services publics (santé, éducation, sécurité sociale, transports, sport, espaces publics, culture). Nos conclusions sont les suivantes :
– les travailleurs fournissent près de 75 % des recettes fiscales, même s’ils ne gagnent qu’environ l’équivalent de 50 % du PIB avant impôts et contributions sociales6 ;
– le total du recouvrement des impôts et contributions des travailleurs, entre 1995 et 2003, a été excédentaire par rapport à la dépense inhérente aux fonctions sociales de l’État – autrement dit, les travailleurs ont payé davantage en impôts et contributions que ce qu’ils ont reçu en fonctions sociales de l’État ;
– à partir de 2003, le salaire social net enregistre un léger déficit, qui serait certainement annulé si les fonds réservés aux fonctions sociales de l’État n’avaient été partiellement déviés vers des subsides aux entreprises, l’intégration de fonds de pensions en faillite de par l’incurie de gestionnaires privés, politiques de l’emploi, etc. ;
– on n’observe pas de corrélation entre les dépenses inhérentes aux fonctions sociales de l’État et le déficit public – dans les années où le salaire social net fut en excédent, on enregistre déjà un déficit public prononcé ; dans les années où l’on observe un léger déficit du salaire social net (2003-2010), le déficit public continue d’augmenter de façon disproportionnée.
Pour l’État social, et en partie aussi pour le salaire social net, les mesures touchant les retraités, qui ont subi des réductions dramatiques, entre 10 à 50 %, de leurs pensions, ont été particulièrement lourdes.
Le débat sur la durabilité de la Sécurité sociale a été dominé par des arguments démographiques qui penchent pour une thèse semi-catastrophiste, à savoir que l’évolution de la pyramide des âges (avec l’augmentation de la population retraitée par rapport aux travailleurs actifs) compromettrait sa durabilité. Cette explication est erronée. La clef de la durabilité de la Sécurité sociale se trouve dans la richesse produite et les rapports de travail, et non dans le cadre démographique actuel, dont l’ONU ne prévoit d’ailleurs pas d’altération significative jusqu’en 2060.
L’augmentation de l’espérance de vie (EMV) n’est pas une tragédie mais un progrès de civilisation, fruit d’une évolution de milliers d’années. Par ailleurs, l’EMV est une moyenne : entre celle d’un ouvrier manuel et celle d’un cadre de haut niveau il peut y avoir une différence de 18 ans ! Rappelons aussi que l’EMV au Portugal est sensiblement identique à celle des pays du Nord de l’Europe, alors que l’EMV avec santé est l’une des plus basses, 6 ans contre 15 au Danemark par exemple. Enfin, les calculs actuels de l’EMV utilisent comme présupposé le niveau de bien-être actuel, c’est-à-dire l’accès à la santé et à la Sécurité sociale, des logements salubres, une alimentation de qualité, la mobilité. Si on réduit ces secteurs, la perspective est l’effondrement de l’EMV. En d’autres termes, des coupes dans les dépenses de la Sécurité sociale peuvent signifier, de fait, que l’on en vienne à vivre moins.
La Sécurité sociale portugaise est durable et excédentaire (c’est le seul secteur au Portugal qui l’a toujours été), si l’on empêche sa décapitalisation par l’État et si on garantit des rapports de travail protégés.
La décapitalisation de la Sécurité sociale débuta dans la seconde moitié des années 1980 :
a) L’utilisation du fonds de la Sécurité sociale pour conduire les programmes d’assistance découlant du chômage (les « parents » qui paient le chômage des « enfants »).
b) Les préretraites, certaines à 45 ou 50 ans : les travailleurs effectifs et avec des droits (auxquels ils contribuent) sont remplacés par des travailleurs précaires.
c) Les dettes non recouvrées (8 000 millions d’euros).
d) Le transfert des fonds de pension de CGD, PT, Marconi, ANA7 (qui valent aujourd’hui moins d’un tiers).
e) L’opacité recouvrant la valeur réelle (non nominale) des fonds de pension du secteur bancaire8 ; les subsides de la Sécurité sociale à lays-offs (qui ont triplé ces trois dernières années).
f) La Formation Professionnelle et Politiques Actives d’Emploi (1,4 % du PIB), dont le Programme Élan Jeunes, qui permet aux entreprises d’embaucher des travailleurs à coût presque nul.
g) Et même un épisode burlesque : l’utilisation du fonds de la Sécurité sociale pour « l’aide humanitaire au Kosovo ».
Nous consacrons la majeure partie de nos travaux, publiés dans l’ouvrage collectif A Segurança Social é Sustentável. Trabalho, Estado e Segurança Social em Portugal (Varela, 2013), aux relations de travail au Portugal, et à son évolution historique, car nous pensons qu’elles sont la clef de la durabilité. S’il est vrai que le nombre de personnes âgées et de retraités a augmenté au Portugal, il est non moins vrai que le nombre de travailleurs actifs n’a jamais été aussi important qu’en ce début du XXIe siècle (rappelons l’entrée massive de femmes sur le marché du travail). On compte aujourd’hui au Portugal 5,4 millions d’actifs et près de 2,5 millions de pensionnés et retraités âgés, c’est-à-dire le double des actifs par rapport à ceux-ci.
Pour définir la durabilité de la Sécurité sociale, il est intéressant de connaître la productivité de ces travailleurs. Or, celle-ci a augmenté plus qu’il ne suffit pour compenser une baisse, dans un avenir prévisible, de la population active ou une hausse proportionnelle des pensionnés (la productivité par travailleur au Portugal a augmenté de 5,37 entre 1961 et 2011, c’est-à-dire de 430 % par travailleur). Pourtant, la moitié de la population est au chômage ou en situation précaire (recevant en moyenne 37 % en moins, comme nous l’avons indiqué, ce qui ne lui permet pas de cotiser pour des pensions dignes de ceux qui ne travaillent déjà plus).
Syndicalisme, grèves et conflits collectifs
Entre 2007 et 2013, le Portugal a connu six grèves générales et plusieurs grèves générales de l’administration publique9. Mentionnons la grève générale du 14 novembre 2012 qui entraîna une paralysie au niveau national et une forte mobilisation dans les rues – ce fut durant cette grève qu’eurent lieu les premiers incidents violents, depuis le début des politiques d’austérité, entre manifestants et policiers aux abords du Parlement. Il faut souligner qu’à cette occasion, et pour la première fois ces 20 dernières années, la CGTP appela en même temps à manifester, répondant ainsi à la pression des réseaux sociaux, alors qu’il était de tradition jusque là qu’il n’y ait pas de manifestations les jours de grève générale.
La dernière grève générale eut lieu le 27 juin 2013 avec pour objectif de renverser le Gouvernement, ce qui échoua. D’autre part, divers organes de presse ont souligné la capacité de la grève à paralyser surtout le secteur des transports et d’avoir ainsi un effet d’entraînement pour le reste de la chaîne de production. Notons que les grèves ont eu surtout un impact dans la région de Lisbonne et de Porto, mais très peu dans les villes moyennes et petites.
Notons encore la participation à cette dernière grève de l’UGT (plus près de la social-démocratie) dont les positions avaient jusqu’alors été proches du gouvernement (des six grèves générales de ces six dernières années, elle n’en soutint que deux) en acceptant la validité du « mémorandum d’entente » et en signant les accords de concertation sociale que la CGTP avait refusé de signer10. Il faut constater aussi que la force de l’UGC se réduit dans la mesure où le secteur des assurances et des banques est de plus en plus restreint, d’où la portée plus formelle que sociale des accords signés.
Ce nombre de grèves est, signalons-le, historique et remarquable, jamais il n’y eut au Portugal autant de grèves générales en si peu de temps (Varela, 2012). Indépendamment de la mobilisation – forte pour la grève générale de novembre 2010 ou plus faible pour la grève générale de 2012) –, ce nombre exprime la difficulté de l’ensemble de la société portugaise à supporter, dans le contexte capitaliste, les disparités sociales qui la traversent. D’après les chiffres officiels, le Portugal a connu 3 000 manifestations en 201211. La manifestation du 12 mars 2011 à Lisbonne rassembla 400 000 personnes, celle du 15 septembre 2011 – appelée elle aussi en dehors des structures syndicales – réunit 100 000 personnes, celles du 15 septembre 2012 et du 2 mars 2013 mobilisèrent chacune plus d’un million de personnes dans les rues du pays (les plus importantes manifestations depuis le 1er mai 1974 après la chute de la dictature).
Cette crise, dont les mesures contre-cycliques ont dévasté des secteurs très importants des classes travailleuses et des classes moyennes de la société – dans un processus de prolétarisation/précarisation –, est probablement en train de détruire aussi les conditions qui ont permis ces mesures, c’est-à-dire le pacte social.
Le développement du capitalisme portugais après le 25 avril est dû en grande partie à l’existence d’un dispositif réglementant les relations de travail, protégées largement par la convention collective et l’interdiction des licenciements (et/ou des fortes indemnisations). Cette situation est remise en question aujourd’hui par les négociations entre le gouvernement et la troïka qui vont dans le sens de précariser les relations de travail et de faciliter les licenciements afin de remplacer les travailleurs ayant des droits par des travailleurs précaires. Les tableaux 2 et 3 indiquent l’évolution des instruments de la Réglementation Collective du Travail (IRCT) et les décrets d’extension (extension du contrat collectif), qui illustrent cette tendance.
Tableau 2 : Évolution du nombre de IRCT publiés dans le Bulletin du Travail et de l’Emploi, par type de IRCT, entre 1976 et 2012
Source : Marques Alves, Paulo ; Poças, Luís ; Tomé, Raul (sous presse), La crise de l’emploi jeune et la négociation collective, in Actas do XV EN SIOT, Lisbonne, APSIOT.
Tableau 3 : Évolution du nombre total de Décrets d’Extension publiés dans le Bulletin du Travail et de l’Emploi entre 1976 et 2012.
Source : Marques Alves, Paulo ; Poças, Luís ; Tomé, Raul (sous presse), La crise de l’emploi jeune et la négociation collective, in Actas do XV EN SIOT, Lisbonne, APSIOT.
Il est curieux de rappeler ici le discours de Amável Alves, membre du Parti communiste portugais et de la Commission exécutive de la CGTP, qui déclara publiquement en 2004 que ne pas négocier avec la CGTP et les syndicats pouvait être bien pire pour le patronat que la négociation. « Un doute, cependant, tourmente le patronat au Portugal (…) [Les patrons] craignent que les travailleurs, sans convention collective sectorielle qui les protègent, revendiquent et luttent, entreprise par entreprise. C’est-à-dire qu’au lieu de neutraliser un conflit, ils s’exposent à en susciter de nombreux »12. Autrement dit, s’il est vrai que la convention collective maintient dans l’immédiat les travailleurs dans de plus mauvaises conditions, à moyen terme son absence peut avoir des conséquences explosives.
À l’instar de la majorité des pays d’Europe, il semble indiscutable que le Portugal connaît, si l’on tient compte d’une tendance générale et récente à la baisse du taux de syndicalisation, une chute des recettes per capita des syndicats due à la réduction des salaires – réel et nominal – des travailleurs syndiqués. Conformément aux différents calculs, le taux a varié entre 52 % en 1976, 58 % en 1981 (Alves, 2009), et l’OCDE mentionne une évolution entre 60 % en 1978, 51,4 % en 1986, 28 % en 1992. Les différentes sources situent le taux actuel de syndicalisation entre 15 et 19 %. Dans le secteur privé, les syndicats représentent environ 9 % des travailleurs13.
Parmi les raisons qui expliquent cette diminution du taux de syndicalisation, on évoque surtout le changement dans les relations de travail et le lien des syndicats portugais avec les appareils de partis (l’UGT avec le PS et la CGTP, de loin le plus important, avec le PCP) (Stoleroff, 2013). Alves (2009) établit, par exemple, que le taux de syndicalisation parmi les personnes ayant un contrat à durée indéterminée à temps plein est de fait très supérieur (22,6 %) à celui des personnes ayant un contrat à temps partiel (4,5 %). Il existe donc une corrélation. Mais on peut s’interroger : y a-t-il une causalité ? Les études existantes ne parviennent pas à rendre compte de la complexité du sujet. Et ce, parce que la question pourrait être posée de façon inverse, comme le fait Van der Velden (2012), dans l’étude sur les grèves aux Pays-Bas où l’on observe que le taux de syndicalisation augmente à la suite de grèves radicales (occupation des lieux de travail, grève de longue durée, ébauches de solidarité avec d’autres catégories ou secteurs de travailleurs). La question, qui reste ouverte, peut donc être posée ainsi : n’est-ce pas l’absence de politiques radicales des syndicats qui conduit à la désyndicalisation ?
Notes de conclusion
Paradoxalement, ce qui fut un acquis historique – la Sécurité sociale universelle obtenue dans la période révolutionnaire 1974-1975 – s’est transformé à partir de la fin des années 1980 en un « matelas » social pour financer le chômage et la précarité. En amont, afin de façonner ces nouvelles relations de travail, la légitimité d’un salaire-famille fut reconnue, les familles acceptant de continuer à entretenir leurs enfants ; et en aval, les ressources de la Sécurité sociale furent utilisées de façon systématique pour établir une structure d’assistance accompagnant la réglementation de la flexibilité du marché du travail par le biais d’allocations chômage, d’aides aux entreprises, d’indemnités de licenciement, de programmes d’assistance.
De fait, à partir de la moitié des années 1980, la force de travail au Portugal se fragmente progressivement : entre, d’un côté, une force de travail globalement plus âgée, avec davantage de droits, plus syndicalisée, moins formée, protégée encore par le Pacte social mis en place par la Révolution de 1974-1975, plus encline à la médiation, et, de l’autre, un pays précaire, une force de travail du type just in time – travailleur « à l’heure » que l’on appelle lorsque les entreprises en ont besoin et qui se retrouve au chômage en cas de baisse de la production –, généralement plus qualifiée (Alves, 2009) mais avec moins de capacité politico-organisationnelle. Ce cadre représente un modèle tendanciel aux nombreuses exceptions, mais qui illustre la dynamique de formation actuelle du marché du travail. Cette situation a affaibli objectivement les syndicats (Stoleroff, 2013), les commissions de travailleurs et autres organismes représentatifs des travailleurs (ORT).
Le chômage et la précarité sont la face visible des mesures contre-cycliques et, dans la mesure où la société est le reflet de forces antagoniques, de l’incapacité des structures politiques et syndicales représentatives des travailleurs d’y résister. La société portugaise se trouve face à un défi historique. « Acheter les parents pour vendre les enfants », autrement dit conserver au cours des 20 dernières années les droits acquis pour la frange la plus âgée de la population, droits établis après le 25 avril 1974, et précariser les plus jeunes, ne semble pas avoir offert de garanties ni aux parents ni aux enfants. Tous les travailleurs sont aujourd’hui menacés par une régression historique qui – nous n’aurons malheureusement pas le temps d’explorer cette question ici – ne peut être comparée qu’aux processus classiques de prolétarisation (et d’accumulation primitive) de la fin du XIXe siècle et des années 1960, dont la « résolution » débuta avec le recours à l’immigration intensive des campagnes vers les villes, puis vers l’étranger, pour s’achever, sans mobilité sociale et valves d’échappement, en révolutions – la deuxième, la Révolution d’avril 1974, plus radicale que la première, la Révolution d’octobre 1905.
Le développement de ces conflits dépend, pour autant, de plusieurs facteurs (Arcary, 2013) qui restent à définir, notamment :
1) S’il y a une hémorragie de cadres ;
2) Si l’immigration fonctionne comme une valve d’échappement (y aura-il des pays et des marchés pour absorber cette force de travail qualifiée ?) ;
3) Si l’on parvient à écarter du marché du travail la force de travail plus âgée et moins qualifiée (travaillant encore ou à la retraite), en lui versant des aides et des allocations de subsistance, pour faire entrer sur le marché une force de travail généralement plus qualifiée et précaire ;
4) Si l’érosion des droits du travail n’entraîne pas une situation de conflit inorganique explosif, c’est-à-dire si l’absence de conventions collectives n’implique pas une fragilité des travailleurs, mais ne provoque par ailleurs, en affaiblissant les partenaires sociaux, la non-existence objective d’un pacte social (rappelons que ce fut l’absence d’organisations de travailleurs en avril 1974, dans un contexte de grande précarité de la main-d’œuvre dans les entreprises, qui engendra les commissions de travailleurs)14 ;
5) Si l’étranglement de la mobilité sociale, c’est-à-dire de la perspective de vivre avec plus de bien-être, n’est pas un facteur d’explosion sociale ;
6) Si le degré moléculaire d’organisation – dans son double versant, syndical et politique – des secteurs les plus jeunes et précaires n’entrave pas leur capacité à imposer des droits ;
7) Si une société plus urbaine, cultivée, formée et plus consciente de ses droits accepte la régression historique qui constitue la plus grande modification du marché du travail portugais depuis les années révolutionnaires 1974-1975.
Références bibliographiques
Arcary, Valério, (2013), « Os limites da estabilidade social. Até quando irá a sociedade “aguentar” o “estado a que isto chegou” ? » [« Les limites de la stabilité sociale. Jusqu’à quand la société “supportera-t-elle” “l’état des choses” ? »], in Varela, Raquel (coord), A Segurança Social é Sustentável. Trabalho, Estado e Segurança Social em Portugal, Lisboa, Bertrand, pp. 365-430.
Berhan, Maria João, (2013), « Ser pobre, ser-se pobre. Reflexão crítica sobre os números da pobreza » [« Être pauvre, devenir pauvre. Réflexion critique sur les chiffres de la pauvreté », in Varela, Raquel (coord), A Segurança Social é Sustentável. Trabalho, Estado e Segurança Social em Portugal, Lisboa, Bertrand, pp. 275-286.
Lima, Marinús Pires de, (1986), « Transformações das Relações de Trabalho e Ação Operária nas Indústrias Navais (1974-1984) [« Transformations des relations de travail et action ouvrière dans les industries navales (1974-1984) »], Revista Crítica de Ciências Sociais, nº 18-19-20, février 1986, pp.119-149.
Marques Alves, Paulo; Poças, Luís; Tomé, Raul (à paraître), A crise do emprego jovem e a negociação colectiva, in Actas do XV EN SIOT, Lisboa, APSIOT.
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à voir aussi
références
⇧1 | Eurostat : Government deficit/surplus, debt and associated data, 14/06/2012. |
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⇧2 | Même si ce n’est pas l’objet de cette étude, nous voudrions souligner que nous partageons les points de vue théoriques qui considèrent que les crises du système capitaliste se manifestent par une déflation ou chute des prix des actifs financiers, comme la dévalorisation des actions en bourse, des titres de crédit, hypothèques, etc. Ce qui signifie, dans la pratique, une dévalorisation du patrimoine et une chute du taux de profit. On observe alors, d’un côté, un effondrement de l’activité économique, notamment industrielle. De l’autre, le gouvernement et les banques centrales recourent à des mesures pour contrecarrer ce mouvement, comme la baisse des taux d’intérêt, afin de rendre l’accès à l’argent moins cher et stimuler une augmentation de l’investissement (Rosdolsky, 2001) |
⇧3 | « Cette évolution s’explique, essentiellement, par la réduction du PIB moins accentuée que l’emploi » (ROE p. 17). |
⇧4 | Sur les réformes anticipées dans le secteur portuaire, voir Décret-Loi n° 483/99 du 9 novembre. |
⇧5 | INE (2012) Destaque Rendimento e Condições de Vida – 2011. Juillet 2012.
Disponible sur : http://www.ine.pt/xportal/xmain?xpid=INE&xpgid=ine_destaques&DESTAQUESdest_boui=132814977&DESTAQUESmodo=2 [Consulté le 08.03.2013]. |
⇧6 | Par souci de brièveté, nous désignons ici par « contributions » le total des cotisations des travailleurs et la contribution des patrons pour la Sécurité sociale – tous deux faisant partie du salaire, en accord avec le Système Européen des Comptes, 1995. |
⇧7 | CDG (Caisse Générale de Dépôts, banque publique ; PT (Portugal Telecom) ; Marconi (communications) ; ANA (gestion d’aéroports). |
⇧8 | Transféré en 2012. Le fonds de pensions du secteur bancaire fut transféré à l’État, vers un Institut de Crédit Public, et sa valeur officiellement utilisée pour « payer des dettes de l’État envers les secteurs bancaire et pharmaceutique ». Aujourd’hui, 530 millions d’euros sont transférés annuellement du Budget d’État pour payer les pensions des retraités de ce secteur. |
⇧9 | 30 mai 2007, 24 novembre 2010, 24 novembre 2011, 22 mars 2012. Pour plus de détails sur les grèves générales de l’administration publique, voir Varela Raquel, 2011. |
⇧10 | Le dirigeant de l’UGT accuse le gouvernement de saboter la concertation sociale (28 juillet 2013). |
⇧11 | Diário Económico, 28 mars 2013. |
⇧12 | Alves, Amável, «A contratação coletiva, uma arma dos trabalhadores » [« La Convention collective, une arme des travailleurs »], in O Militante, n° 273, novembre/décembre 2004. |
⇧13 | Diário Económico, 27 juin 2013. |
⇧14 | Structures de double pouvoir, d’assemblées participatives, durant la Révolution portugaise de 1974-1975. |