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Le 16 février dernier, tout·es les dirigeant·es de premier plan des organisations syndicales se sont retrouvé·es  à Albi, une ville de 49 000 habitants, pour une manifestation qui a réuni, selon les syndicats, 55 000 personnes. Cette initiative visait à souligner le rôle prépondérant des manifestations dans les petites et moyennes villes, signe d’un enracinement profond de la contestation.

Une analyse publiée par la fondation Jean Jaurès relève des chiffres étonnants sur la participation aux manifestations, engageant ainsi une partie très importante de la population (parfois jusqu’à un quart, contre 5 à 10% dans les grandes villes) dans de nombreuses sous-préfectures, alors que ni les syndicats ni la gauche politique n’y sont réellement implantés. Il faudrait faire une analyse fine des ressorts des manifestations en zones rurales ou péri-urbaines. Le fait que la part des ouvriers et des classes populaires soit plus importante que dans les grandes villes n’y est pas pour rien, car ce sont ces catégories qui sont les premières touchées par la réforme des retraites.

Par ailleurs, cette mobilisation peut servir de catalyseur à des révoltes qui n’ont pas pu s’exprimer ces dernières années, notamment pendant et après le confinement lié au covid pour les métiers en première ligne. On y retrouve également des ressorts proches de ceux qui ont favorisé l’éclosion du mouvement des Gilets Jaunes, mais avec une présence manifeste des salarié.es – on défile entre collègues – et de leurs organisations syndicales.

Alors que se prépare la nouvelle journée de grève du 7 mars et ses possibles reconductions, Contretemps s’est entretenu avec Lucie Lefèvre, enseignante dans un collège de Challans au nord de la Vendée, et militante au SNES-FSU et dans la tendance École Émancipée de son syndicat. Elle revient sur les dynamiques locales qui ont permis ce « jamais vu » évoqué à l’occasion de manifestations dans d’autres petites villes. Lucide sur la fragilité de ce qui se construit patiemment depuis janvier, elle souligne l’importance et la responsabilité des organisations syndicales et de l’activité de maillage militant dans des territoires souvent invisibles pour la gauche.

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Contretemps – De nombreux commentaires depuis le début de la mobilisation contre la réforme des retraites ont montré l’importance des manifestations dans des petites villes, des sous-préfectures, notamment dans des endroits peu habitués aux manifestations. Avant de revenir sur ces manifestations, peux-tu présenter le territoire où tu vis et travailles ?

Lucie Lefèvre – Je vis à Paulx dans une toute petite commune du sud de la Loire-Atlantique, zone frontalière avec la Vendée, et je travaille en Vendée, à Challans. Challans est une petite ville de 20 000 habitant·es environ. C’est une ville vieillissante, c’est ce qu’on a coutume de dire entre collègues, et quand tu regardes les chiffres sur le site de l’INSEE, c’est assez vrai, avec plus d’un tiers de la population qui a plus de 60 ans.

En terme de nouvelles constructions d’habitations, on a vu fleurir un peu partout des petits immeubles de résidences pour personnes âgées assez friquées. Il y a aussi des familles qui s’installent puisqu’il a fallu construire un deuxième collège, mais ça correspond à une réalité démographique de l’ouest de la Vendée : des familles viennent de la région parisienne notamment en quête d’emploi et d’un nouveau « confort de vie » (la mer, les loisirs), puisque la Vendée est un territoire qui embauche, même si les salaires y sont bas, et où les loyers ou les terrains sont à peu près abordables.

La Vendée est un département fortement marqué par l’empreinte de Philippe de Villiers qui a sa vision bien à lui de l’Histoire et qui y a installé son Puy du Fou, parc d’attraction qui met en spectacle une vision extrêmement réactionnaire de ce territoire et de la France. Il a aussi installé une certaine vision de l’emploi et de la place des patrons dans la vie des ouvriers, une vision paternaliste de l’entreprise pour être plus précise. Dans mon collège, le conseil départemental, plus « Macron compatible » actuellement, mais qui a gardé tout de même de bons vieux réflexes villieristes (cela dit les deux ne s’entendent pas si mal), a fait distribuer une BD sur l’« histoire de la Vendée » extrêmement contestable scientifiquement. Cela a été dénoncé par des collègues d’histoire-géographie et notamment par une militante de Sud Éducation auprès de notre nouvelle rectrice, la BD ne sera plus distribuée. Cette BD s’inscrivait dans l’héritage de De Villiers : construire artificiellement une identité vendéenne supposée en omettant sciemment son passé républicain, laïque et social (nulle mention par exemple d’Odette Roux, première mairesse de France, aux Sables d’Olonne, communiste de surcroît). La Roche-Sur-Yon, préfecture du département est le seul endroit où le PS a pu s’implanter un long moment, mais le département lui-même a toujours été à droite. La municipalité challandaise est très à droite, et l’opposition de gauche a du mal à s’organiser et à exister.

La question du territoire concernant les manifestations qui ont eu lieu et qui vont avoir lieu à Challans est très importante. Le nombre de manifestant·es 800, puis 1000, puis 2000, et enfin 700 pendant les vacances, en a étonné plus d’un·e.

Contretemps- Peux-tu revenir sur les premières journées de mobilisation dans ton département ? Qu’ont-elles eu de particulier par rapport à des mobilisations antérieures?

Lucie Lefèvre – La particularité principale, c’est qu’« on n’avait jamais vu cela », de mémoire de Challandais « pur jus ». C’est une ville où le politique est tabou, c’est un endroit où tu dois d’abord tâter le terrain pour voir si ton opinion sera entendue ou non, tu peux très vite être taxé·e d’extrémiste, même au collège. Mais ce sont d’abord les gens de gauche de Challans qui se sont retrouvé·es en petite AG, puis en manifs, alors qu’iels sont comme dilué·es dans leur milieu professionnel ou associatif. Il y avait tout de même, mais en très faible nombre, des drapeaux tricolores ou représentant le cœur vendéen qui flottaient au-dessus de nos têtes. Les gens qui les tenaient ne sont pas des gens avec qui j’ai eu l’occasion de discuter, et c’est dommage. Mes interlocuteurs, ce sont surtout des militant·es syndicaux qui te racontent les usines qui ont fermé dans Challans (ce qui a beaucoup affaibli l’union locale de la CGT) et la façon dont le patronat instrumentalise les syndicalistes. Ils racontent aussi la tentative de construire une liste écologiste aux dernières municipales. Les gens de gauche à Challans ont de multiples casquettes et sont engagés syndicalement, politiquement et dans le monde associatif. Le milieu sportif amateur est assez présent à Challans et des gens très divers s’y cotoient : du directeur d’usine à l’ouvrier peu qualifié. L’appartenance sociale est très contrastée mais il n’existe pas vraiment de cloisonnement « spatial » entre les prolétaires et la bourgeoisie, et ça, d’après un militant CGTiste retraité, c’est une volonté politique de la municipalité depuis des années. Lorsqu’on distribue des tracts dans les boîtes aux lettres, on le voit très bien : de toutes petites maisons de deux ou trois pièces avec une famille de quatre se situent juste à côté de grandes maisons encloses par de magnifiques barrières et des jardins fleuris. Il n’y a pas vraiment de quartiers bourgeois ou de quartiers populaires. Cela dit, ce ne sont pas les mêmes personnes que tu croises au marché ou au super U le samedi matin quand tu distribues des tracts.

Contretemps – Peux-tu évoquer l’ambiance des manifestations et ce que selon toi cela révèle du moment politique, du rapport de la population au gouvernement d’E. Macron ?

Lucie Lefèvre   Les gens étaient très heureux de marcher ensemble, il y avait une sorte de réveil, de joie de se retrouver, c’était une manifestation qui prenait tout son sens après la léthargie engendrée notamment par la crise du COVID. Et c’est évidemment là, en marchant ensemble, qu’on peut mesurer le soulagement de voir que tout n’est pas perdu, mais aussi observer vraiment le mal que Macron fait. On y a croisé des collègues de l’enseignement, de la médiathèque, des gens du milieu artistique (les salarié·es de l’hôpital ont participé seulement à la dernière manif – le 16 février – car la CFDT s’est mobilisée tardivement sur Challans). On a aussi vu des gens à la mine défaite, aux manteaux usés et au regard triste, un papa alcoolisé qui élucubrait et marchait avec ses trois enfants, un couple qui m’a raconté pour l’un le dos cassé par le transport routier, et pour l’autre un licenciement louche suite à l’apparition d’une sclérose en plaque. C’est en se rassemblant tous ensemble que tu vois vraiment les méfaits des politiques qui ont laissé le service hospitalier s’effriter, les médecins partir, les salaires décroître, l’impossibilité de partir en vacances se généraliser, s’installer le manque de perspective pour les plus jeunes, et la fatigue du travail écraser les gens. Des gens ont dit qu’ils avaient l’impression que leurs enfants auraient le même destin que leurs propres grands-parents, une impression de retour en arrière, de régression. Il y a eu une prise de parole pour demander que le mouvement s’accélère et se durcisse, mais il s’agissait alors de prises de parole de fin de manif pour qui le souhaitait, et je pense qu’il va nous falloir organiser de véritables assemblées générales avec élection d’un bureau de l’assemblée et relevé de décision. Je sais que mes collègues et la CGT y seront favorables quand nous nous réunirons lundi 27 février en « intersyndicale ouverte à toutes et tous », mais j’appréhende un peu la prise de position de la CFDT à ce sujet. Comment fonctionner dans cette petite ville quand les décisions syndicales sont centralisées sur la Roche-sur-Yon (préfecture du département) et sont aussi évidemment nationales ? Comment articuler tout cela, c’est un chantier chronophage et délicat. Heureusement, il existe déjà depuis au moins 20 ans un fonctionnement similaire à Fontenay Le Comte, donc on aura l’occasion de se renseigner sur le fonctionnement de leur propre intersyndicale. Cela dit, cela nous pose peut-être des problèmes par manque d’expérience.

Contretemps – Que se passe-t-il entre les manifestations ? Y’a-t-il des actions qui permettent d’enrichir le calendrier syndical, ou est-ce que l’agenda de l’intersyndicale nationale est le seul qui structure la mobilisation ?

Lucie Lefèvre – Comme l’organisation de la lutte contre cette réforme repose tout de même sur une petite poignée de personnes, et notamment des collègues de la cité scolaire où je travaille, on ne fait pas grand-chose entre les appels de l’intersyndicale. Mais c’est vrai que parmi les militant·es FSU, on aimerait bien qu’une activité syndicale plus riche et plus récurrente se construise à Challans, à partir de ce sursaut. Nous sommes très enthousiastes. C’est quelque chose qui se construit, ou qui se reconstruit après 20 ans d’inertie. Les camarades militant·es challandais·es qui ont bientôt 60 ans racontent qu’il y a eu des réunions en 2002 contre Le Pen et de manifs contre la réforme de 2003, ils en parlent  comme deux moments où une vie militante s’est un peu (re)constituée. Cette dernière date est un traumatisme, elle a détourné beaucoup de collègues de l’Éducation Nationale du milieu syndical. Au-delà de la joie de se retrouver le 31 janvier à Challans, c’est aussi beaucoup de résignation qui domine et c’est en cela que les organisations syndicales ont une très très grande responsabilité, de mon point de vue. La difficulté c’est l’immense responsabilité que nous avons de gagner, alors que nous sommes constitué·es d’un trop petit nombre de militant·es. Les gens attendent beaucoup des organisations syndicales en étant tout à fait ignorant·es de notre utilité sociale et de l’importance d’adhérer aux syndicats. Un couple s’est adressé à moi en manif pour me demander combien coûtait une adhésion et combien de temps il fallait donner au syndicat pour accéder à ses services…

Contretemps – Quelle est la place des salariés du privé dans les manifestations ? Et celle des salarié·es  les plus exposé·es aux difficiles conditions de travail, et donc les plus concerné·es par la réforme des retraites ? On pense en premier lieu au monde ouvrier, dans le privé comme dans le public…

Lucie Lefèvre –  Les cortèges des manifestations ont d’abord été constitués de retraités. Le 31 janvier, il y avait des salariés du privé et notamment d’Enedis, et des collègues de la fonction publique dans une proportion assez grande puisque l’initiative est venue des enseignant·es en premier lieu. La manif du 11 février s’est étoffée par des gens plus divers et notamment du privé suite à l’appel de la manif du 31, et celle du 16 février a vu arriver des personnels du centre hospitalier puisque la CFDT a finalement accepté de se joindre à l’initiative portée surtout par FSU et CGT au départ ; mais cette manif était moins fournie à cause des vacances je pense.

Contretemps – Peut-on voir dans les manifestations depuis janvier comme une prolongation ou des effets différés de mobilisations antérieures, ou de mobilisations qui n’ont pas pu avoir lieu ? On pense par exemple aux Gilets Jaunes, à la crise sanitaire, aux problèmes d’inflation et de salaire… Est-ce que des salarié·s, notamment ceux qui ont été en première ligne pendant la pandémie se retrouvent dans la mobilisation sur les retraites ?

Lucie Lefèvre – Je crois beaucoup au côté catalyseur de cette réforme, mais j’ai des difficultés à étayer vraiment cette intuition. Je pense que ces manifestations permettent la réactivation de certains réseaux de Gilets Jaunes, ce qui explique que les manifestant·es étaient aussi divers·es, mais dans le cortège challandais, ils n’étaient que quatre ou cinq à vraiment porter fièrement le gilet jaune. Ils nous ont d’ailleurs aidé à tracter sur les ronds-points lors des deux premières manifestations. L’équipe de militant·es porteur·euses de l’organisation de ces manifs était vraiment constituée de gens de tous horizons, et c’est un super mélange qui fonctionne très bien. Nous sommes des profs d’école et du 2nd degré, AESH, agents de nettoyage du département, Gilets Jaunes, salariés de l’énergie. Mais nous sommes surtout des collègues de collège, qui discutons avec les agents d’entretien et nos collègues du lycée pro dont l’un d’eux, par la CGT connait un responsable régional de la CGT chez Enedis, et un camarade qui s’occupe du basket et qui connaît donc la moitié de Challans parce qu’il est une figure locale. Ce dernier a d’ailleurs construit une liste écolo commune avec un camarade de la CFDT qui travaille à la médiathèque, etc. C’est à vrai dire pour cela qu’il me semble que c’est un équilibre délicat et fragile où l’appartenance syndicale doit être un appui et non une cloison, c’est un maillage constitué à la fois de militantisme et surtout d’amitiés. Ce qui a marché, c’est l’effet catalyseur tel qu’on a pu le voir dans tout le pays, et un effet boule de neige pour motiver des gens vraiment démobilisés et embourbés dans le quotidien : nous sommes deux et nous connaissons chacun·e deux personnes qui viendront, etc.

A la deuxième manif, et comme nous avions peu de temps pour tracter pour la suivante, nous avons distribué les tracts par paquets pour que les gens les distribuent dans leurs boîtes, ce qui était une bonne idée puisque de 1000 le 31 janvier nous sommes passé·es à 2000 le 11 février. Nous sommes deux militantes FSU qui avons alors lu un texte inspiré d’un texte prononcé par la FSU de Gironde. Ce texte a touché les gens qui sont venus nous remercier, ce fut un moment fort.

Contretemps – Comment se prépare la grève du 7 mars et ses suites ?

Lucie Lefèvre – Une réunion intersyndicale (vraiment intersyndicale puisque Solidaires, FO et la CFDT se joignent enfin à nous, après qu’ils ont obtenu l’accord des secrétaires départementaux, quand côté FSU et CGT les secrétaires ont tout de suite vu l’intérêt d’une telle initiative) ouverte à tous et toutes aura lieu le 27 février. Je crois que la recette qui marche, c’est justement qu’il n’y a pas de recette miracle… On ne suit pas de cheminement préconçu, on part des idées et des besoins de chacun·e et c’est pour cela qu’il faut garder des mandats communs entre syndicats dans le cadre de cette lutte. Au départ, l’idée était d’éviter de faire faire des kilomètres aux gens et de pouvoir amener les enfants. Le fond n’était pas une question, on est toustes contre cette réforme, on est au clair sur le fait qu’elle est à l’image d’un pouvoir violent et sourd, au service de l’exploitation et de la privatisation de nos biens communs, même si chacun·e ne le formule pas vraiment ainsi. Et pour être honnête, ce qui me tracasse, c’est moins mes collègues non syndiqué·es qui retroussent leurs manches et qui se montrent curieux-ses et ouvert·es d’esprit, mais plutôt les querelles entre syndicats qui pourraient tout gâcher parce qu’ils seraient tentés d’y voir une aubaine pour se piquer des syndiqués ou s’octroyer de futures voix, quand ils ne feront que dégoûter encore plus les collègues du syndicalisme. Je me sens coupable de penser en ces termes en ce moment. Pour ma part, je ne fais aucun prosélytisme pour la FSU, je me dis que les collègues viendront par eux-mêmes, parce qu’ils sont capables de savoir ce qui leur faut. Je défends le syndicalisme dans son ensemble et s’ils se tournent vers ce qui leur convient le mieux, tant mieux. Bref. Il n’est pas encore question de grèves reconductibles, je crois qu’il y a une forme d’attentisme : que dira l’intersyndicale à ce sujet ? Mais l’intersyndicale elle-même a besoin de retours, donc je ne sais pas comment les choses vont se durcir, tel que l’intersyndicale a pu en émettre le souhait en appelant dans son communiqué du 21 mars à ce que le 7 mars soit une « véritable journée morte dans les entreprises, les administrations, les services, les commerces, les écoles, les lieux d’études, les transports… » J’espère que cette réunion du 27 février va être fructueuse. Pour ma part, je porterai au nom de la FSU la nécessité d’organiser une vraie grève féministe, en imaginant une action challandaise et/ou en invitant les gens à la manif du 7 mars à se rendre à La Roche-sur-Yon le lendemain, où ils trouveront de vraies ressources sur la question des inégalités femmes/hommes. Sur Challans, il n’existe pas encore de cercle militant féministe, mais cela aussi est un chantier qui se trouve devant nous. J’étais d’ailleurs frustrée de ne pouvoir m’investir davantage dans l’intersyndicale qui organise la mobilisation du 8 mars à la Roche-sur-Yon (en dehors d’une projection du film Debout les femmes l’an dernier), alors l’idée que quelque chose se construise plus près de chez moi me plaît.

Contretemps – Au final, qu’est-ce que cette mobilisation fait ressortir de l’état de notre société ?

Lucie Lefèvre –Sans vouloir trop généraliser, dans la campagne, on n’a pas trop l’occasion de parler politique. C’est un sujet central dans la vie d’un·e militant·e syndical·e et/ou politique, mais avec les gens qu’on croise dans notre village, à la sortie de l’école, avec le boulanger, on n’en parle pas ou peu, ou alors en buvant un coup avec le voisin en fin de journée, on fait l’amer constat qu’il existe des gens en colère, dont la colère est mal dirigée raciste et réactionnaire, qui prônent une valeur « travail jusqu’à en crever », telle que Macron et sa clique nous la dictent. Mais, les gens qui se mobilisent depuis peu à Challans refont du politique et se montrent à l’écoute d’une autre musique. Après la lecture de notre texte à la fin d’une manifestation, les gens sont venus nous voir pour nous remercier. Quand je dis « les gens », ce n’est pas une façon d’amalgamer tous ces individus, mais il y a quand même un regard sociologique à porter sur ces petites villes qui n’ont aucun porte-voix en dehors des Gilets Jaunes, ce qui explique que ces derniers aient pris une place vide. Ce sont des gens qui connaissent mal le syndicalisme mais qui en perçoivent l’intérêt en cas de gros tracas personnel ou lorsque le capitalisme montre un visage encore plus brutal qu’à l’accoutumée. Il nous faut être extrêmement précautionneux. Les syndicats qui mènent le bal ont quelque chose de très fragile entre les mains. Le moindre faux pas ne fera que renforcer l’amertume et la résignation qui règnent déjà. Et il ne faut pas oublier que dans ces territoires, si les salarié·es elleux-mêmes souffrent de la paupérisation, alors il faut imaginer le sort des gens privées d’emploi et des gens qui s’installent en Vendée et à Challans et qui viennent d’Érythrée, du Pakistan ou d’Afghanistan, il faut se représenter le mépris affiché par l’Éducation Nationale pour leurs enfants, il faudrait dénoncer les exploiteurs parmi les business men du légume ou du bâtiment par exemple qui les font travailler pour rien du tout et qui leur font payer des logements insalubres, il faut penser aux élèves déprimé·es de mon collège qui ont pris l’isolement du COVID en plein visage et qui retrouvent une école à bout de souffle et injuste, ou celleux qui se retrouvent en internant parce que leurs parents ne veulent plus d’eux et que l’aide sociale à l’enfance rencontre une crise de place en famille d’accueil. Tout cela, c’est le visage de Macron et de sa clique, et de Hollande et de Sarkozy avant lui. Ça semble n’avoir rien à voir, mais c’est le lit d’une colère sans borne, et tout serait sujet à faire appel à la défenseuse des droits tant la crise politique est grande, tant les corps intermédiaires ont perdu du terrain et de l’écoute auprès des politiques locaux et/ou nationaux. Et ce sont des sujets d’insatisfaction perpétuelle quand on est militant·e syndical·e et quand on voit si peu de gens dans les syndicats et dans les partis politiques justement. Et donc une telle mobilisation, c’est l’occasion de se redonner du souffle, de refaire des AG (il faut réapprendre à en faire, même pour moi étudiante en 2006), de refaire des commissions, de refaire du politique au sens noble.

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Propos recueillis par Vincent Gay.

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