Entrepreneuriat des femmes et assignation domestique. Extrait du livre de J. Landour
De très nombreuses contributions récentes ont souligné les effets négatifs de l’explosion du télétravail sur les femmes en particulier et l’accroissement des inégalités auxquelles il a conduit.
Sociologue, Julie Landour s’est penchée sur le cas de ce qu’elle a nommé « Mompreneurs », ces femmes qui « se définissent comme des femmes qui créent leur entreprise après l’arrivée d’un enfant » pour reposer la question de la dite « conciliation » entre travail professionnel et domestique. Décloisonnant les sociologies du travail et de la famille, son enquête, qui mêle ethnographie d’un collectif de Mompreneurs, récits de vie et enquête statistique, s’interroge sur les ressorts et les limites de la reconversion professionnelle en questionnant du même coup la maternité contemporaine.
Cet extrait, résonnant avec l’actualité, montre comment le télétravail renforce l’assignation domestique des femmes.
Si les Mompreneurs insistent avant tout dans leur récit sur la part expressive de leur activité économique, les contraintes matérielles de leur installation puis exercice ne disparaissent pas pour autant. Ainsi, elles installent leur activité principalement à domicile : c’est le cas de 79 % d’entre elles, 31 % travaillant dans un espace commun à l’ensemble de la famille, 48 % dans une espace considérée comme dédié à l’activité au sein du domicile. Ces (auto-)entreprises bénéficient par ailleurs d’investissements financiers très limités : 71 % des Mompreneurs ont eu besoin de moins de 8 000 euros et parmi elles, 41 % ont utilisé moins de 2 000 euros. 21 % des Mompreneurs disent par ailleurs ne pas avoir eu besoin d’argent pour créer leur activité.
Les Mompreneurs semblent donc créer des activités à dimension expressive, mais dont l’envergure paraît d’emblée réduite. On peut dès lors s’interroger sur la dimension concrètement conciliatrice de leurs arrangements entre travail et famille : si l’on a bien vu comment elles se projetaient dans l’activité indépendante d’une part, et comment elles s’investissent d’autre part dans le travail parental, les formes de leur engagement dans le travail indépendant restent encore mystérieuses. Les différents travaux sur l’indépendance ont particulièrement bien montré les incidences sur la division sexuée du travail de ces structures, avant tout dirigées par des hommes, où se mêlent l’économique et le familial, le productif et le reproductif (Barthez, 1982; Bertaux-Wiame, 2004; Bessière, 2010; Samak, 2014; Zarca, 1987). D’autres travaux, portant sur les salariés travaillant à domicile[1], ont démontré une gestion particulière des espaces et du temps dans ces configurations salariales atypiques. Les travaux vidéo de Monique Haicault (1986), dans une optique féministe, ont en particulier pointé la confusion des ordres chez les femmes travaillant à domicile, le domestique pouvant prendre le pas sur le professionnel. Qu’en est-il des femmes indépendantes exemplifiées par les Mompreneurs ?
Le premier temps de ce chapitre présente les différents arrangements entre travail et famille chez les Mompreneurs, et tout particulièrement chez celles qui en constituent la majorité, les femmes au foyer revisitées par la société de marché. Les incidences socio-économiques de ces arrangements seront examinées dans un second temps, mettant en tension la notion même d’indépendance chez celles qui en détiennent pourtant le statut formel.
La « conciliation » à l’épreuve de l’indépendance
Le travail professionnel établi à domicile est devenu marginal en France, même si le développement des nouvelles technologies a contribué à développer un télétravail qui reste toutefois encore difficile à évaluer. Avec leur second ouvrage, Parlapiano et Cobe installent les Mompreneurs dans cette mouvance d’une flexibilité amplifiée et facilitée par le travail à domicile (Cobe & Parlapiano, 2001). Dans son travail sur l’accession à la propriété, Anne Lambert rend elle aussi compte de la façon dont le logement constitue une ressource à part entière qui peut être mise à profit, en particulier pour offrir un cadre de travail à ceux – et surtout celles – qui s’en sont plus ou moins retirées (Lambert, 2012). C’est le cas des femmes rencontrées au cours de l’enquête : Nathalie dispose d’une pièce à l’étage du pavillon dans lequel elle et son conjoint se sont installés à l’arrivée de leur fille ; Florence et Hugues ont installé leur bureau en face-à-face entre la cuisine et le salon de l’appartement qu’ils occupent à l’étage de la maison familiale ; Anaïs travaille sur le bureau de sa chambre ; Catherine dispose d’une pièce au rez-de-chaussée du pavillon familial. Lorsque je la rencontre chez elle, Lili s’empresse d’ailleurs de me montrer son espace de travail, situé dans le prolongement du salon de l’appartement qu’elle partage avec son mari et sa fille.
Alors en fait je sais pas si ça t’intéresse mais j’ai un coin bureau !
Enq. : Oui j’ai vu, vous êtes vachement bien installés là !
Mais au début tu vois, je m’étais dit pourquoi ne pas faire mon bureau dans la petite pièce qui pour l’instant n’est pas occupée, on verra plus tard si on a un deuxième tu vois, donc c’est là, mais moi je déteste travailler dans un espace clos, donc là c’est vrai que je me suis un peu excentrée mais j’ai quand même la chance d’avoir une vraie pièce à moi, où je suis quand même, tu vois, je travaille et à la fois je fais partie de la vie de la maison, le mercredi Christophe il garde Emma, donc ils sont là, donc c’est un peu dur de se concentrer mais en même temps, ça me permet de voir Emma, bon de temps en temps, elle vient, elle se met sur mes genoux, ils sortent beaucoup en fait, donc ils vont faire les courses, il l’emmène au parc et puis elle fait la sieste, elle dort beaucoup, c’est une grosse dormeuse donc ça va. (Lili P, 32 ans, mariée, 1 enf., auto-entrepreneure depuis 2010, service aux entreprises, ex-cadre/technicienne).
« Travailler et faire partie de la maison », c’est l’un des avantages de la situation d’abord mis en avant dans tous les entretiens réalisés auprès des Mompreneurs : la conciliation qui n’a jamais été utilisée pour justifier la sortie du salariat est alors importée dans les récits pour vanter les attraits de leur nouvelle situation. L’articulation entre travail et famille s’inscrit toutefois dans différentes dynamiques, étroitement liées aux ressources initiales de ces femmes et à la manière dont elles parviennent – ou non – à défendre leur activité professionnelle dans le flot ininterrompu de l’ensemble du travail domestique.
Le maintien d’une assignation domestique « déjà là »
En devenant indépendantes et en installant leurs activités à domicile, les Mompreneurs présentent d’abord une version idéalisée de la flexibilité offerte par la situation : elles deviendraient ainsi maîtresses de leurs horaires, une souplesse dont d’autres travaux ont démontré qu’elle suscite une attente importante chez les parents salariés (Pailhé & Solaz, 2009) et qu’elle est largement attribuée à ceux qui sont non-salariés. Pourtant, y compris chez celles identifiées comme les plus accomplies, les entrepreneures démultipliées, on constate une forte emprise du domestique sur le quotidien : Caroline limite ainsi les heures d’ouverture de sa boutique pour être présente le soir tout en ayant pris soin de préparer le dîner que son conjoint n’a plus qu’à faire réchauffer. Christelle reste la cheffe d’orchestre d’une organisation domestique qu’elle délègue partiellement à une femme de ménage, et qui repose sur une participation en appoint de son conjoint. L’arrangement conjugal des femmes indépendantes, tel qu’il peut être saisi à travers le cas des Mompreneurs, est ainsi loin de reproduire celui observé chez les indépendants ; ou plutôt, il tend à reproduire la très forte implication des femmes dans le travail domestique, implication régulièrement déjà installée lors des expériences salariales antérieures des femmes interrogées.
Géraldine, qui compte parmi les dames patronnesses du néo-libéralisme, n’hésite ainsi pas à se qualifier de « mère célibataire » pour décrire sa situation. Elle m’explique ainsi être intégralement responsable de l’ensemble de la sphère domestique, assumant par exemple la prise en charge de la fille aînée de son mari lorsque cette dernière était en résidence alternée et que Géraldine était encore salariée à temps plein. C’est également elle qui assure toute la prise en charge de son petit garçon dont la première rentrée scolaire à leur installation dans le Sud est difficile et alors que son conjoint est de son côté parti en mission. Géraldine dit avoir alors « revu ses priorités », concomitamment à la difficulté à trouver un travail payé à la hauteur de ses attentes. Travailler à domicile en tant qu’indépendante et pouvoir être présente auprès de son enfant qu’elle prend intégralement en charge devient ainsi un avantage de sa situation, même si, elle le reconnaît sans détour, cela ne lui permet pas d’investir son activité économique :
Quand j’ai été licenciée, je l’ai vraiment pas pris du côté négatif, vraiment je me suis dit, « C’est la vie qui me permet de faire ce changement-là, c’est une opportunité », donc ça s’est fait tout naturellement, en plus je voyais mon fils qui grandissait, qui grandissait euh, donc j’avais vraiment envie d’en profiter quoi, donc le choix s’est fait grâce au chômage de m’occuper de mon fils, je sais pas si on aura un deuxième derrière donc je trouve qu’il est important de m’occuper de lui, de passer du temps avec et puis il est tellement agréable, quand j’entends mes copines qui disent vivement qu’il retourne à l’école, nous on a tellement d’échanges internes, alors je sais pas si c’est le fait que mon mari soit tellement absent et puis aussi son caractère mais là oui je gagne. (Géraldine J, 36 ans, mariée, 1 enf. et 1 b-enf., auto-entrepreneure depuis 2010, service aux particuliers, ex-employée).
Géraldine est d’autant plus assignée à la sphère privée qu’elle affiche par ailleurs des exigences domestiques et parentales fortes en la matière, comme je l’ai évoqué au chapitre précédent. Se maintiennent ainsi dans de nombreux cas des arrangements préexistants à la transition professionnelle, où le caractère sexué des charges domestiques et parentales se maintient par-delà l’entrée dans l’indépendance. Loin de subvertir le genre, et de transformer les pratiques sexuées en matière de conciliation, l’entrée des femmes dans l’indépendance tendrait plutôt à prolonger l’ordre des sexes, voire à le renforcer.
L’aggravation de l’assignation domestique
Il est ainsi d’autres cas où l’assignation domestique est amplifiée par la bifurcation professionnelle des femmes rencontrées. Le cas de Lili permet de restituer les nuances qui s’imposent à l’analyse des arrangements conjugaux autour de la gestion du domestique et du professionnel une fois l’activité indépendante installée au domicile. Lili devient auto-entrepreneure à la suite d’une rupture conventionnelle imposée et alors qu’elle pense que sa grossesse obère ses chances de retrouver un emploi salarié. Cette installation se fait par ailleurs dans le cadre d’un déménagement : son conjoint est sollicité pour prendre la gérance d’un magasin dans la grande banlieue parisienne et c’est, pour se rapprocher de son emploi à lui, qu’ils déménagent à 80 kilomètres de Paris et achètent un appartement, mis uniquement au nom de son compagnon qui bénéficie de revenus fixes. Résidant à proximité immédiate de la gare, Lili souligne « l’autonomie » dont elle bénéficie et qui lui permet d’être en quarante minutes à Paris ; toutefois ces allers-retours la fatiguent et elle limite ses trajets, travaillant donc avant tout à son domicile, dans une ville éloignée de son lieu de vie originel, où est resté son entourage familial, amical, et professionnel. Elle fournit des efforts discursifs manifestes pour rendre appréciable cette situation fruit du « hasard ». Pour cela notamment, elle met en avant le confort de vie qu’elle lui procure : « en fait je suis bien à mon compte ». La réalité est toutefois plus contrastée.
Outre l’insécurité financière et sociale qu’elle manifeste (elle n’a ainsi qu’un seul client régulier et éprouve des difficultés à élargir son cercle), elle peine à réellement concilier travail à la maison et maison au travail. Ainsi, à la naissance de sa fille, elle essaie de travailler tout en gardant le bébé en parallèle, ce qu’elle a des difficultés à faire tant ne pas s’occuper pleinement de la petite contrevient à son projet parental :
L’année dernière, c’était vraiment horrible, donc j’avais fait de la compta, et elle est restée une fois une heure et demie dans son parc toute seule, alors elle jouait mais moi je veux pas avoir un enfant légume, je veux pas le laisser tout seul s’asseoir dans son parc, l’intérêt c’est de faire de la peinture avec elle, bon parce que j’aime ça, mais plein d’autres choses, on joue, on lit, on chante des chansons, et j’ai envie qu’elle s’éveille et je vais pas la mettre devant la télé quoi, ça m’intéresse pas du tout. (Lili P, 32 ans, mariée, 1 enf., auto-entrepreneure depuis 2010, service aux entreprises, ex-cadre/technicienne).
Lili finit par faire garder sa fille par une nounou, d’abord à mi-temps puis reprend une activité à temps plein lorsque la petite a cinq mois. Mais le temps plein n’en est pas vraiment un : son conjoint garde en effet la petite le mercredi et Lili me dit avoir les plus grandes difficultés à travailler ce jour-là, quand la famille est réunie.
Outre le temps parental, Lili est par ailleurs largement responsable de l’ensemble du travail domestique : si son compagnon est plutôt en charge des courses, c’est elle qui assure l’ensemble des lessives, du rangement et du travail domestique. Lorsqu’elle a davantage sollicité son compagnon, il lui a proposé de prendre une femme de ménage deux heures par semaine. Si cette délégation du travail ménager à une autre femme allège les charges de son conjoint, il n’en va pas de même pour Lili : culpabilisant, notamment car elle ne pense pas avoir les moyens d’assumer une telle dépense, elle s’ingénie à ce que l’appartement soit particulièrement rangé à la visite de son aide domestique et consacre le temps dégagé non pas à son travail mais à sa fille :
Ça a l’air de rien comme ça parce qu’elle fait le ménage que deux heures, mais pour qu’elle fasse le ménage il faut que ça soit rangé, parce qu’elle vient pas pour ranger, donc t’es obligée de faire en sorte que ça soit plus ou moins rangé donc de garder une constance au fur et à mesure et finalement quand elle vient c’est vraiment que pour faire le ménage, alors que moi quand je fais le ménage je range en même temps et c’est, ça c’est vraiment, ça m’a fait gagner du temps sur Emma en fait, parce que c’est rare que je fasse du ménage sur mon temps de travail donc si ça arrive, si on reçoit du monde le vendredi soir, je peux prendre un peu de temps sur mon temps de travail. (Lili P, 32 ans, mariée, 1 enf., auto-entrepreneure depuis 2010, service aux entreprises, ex-cadre/technicienne).
Si elle vante dans un premier temps les avantages du travail à la maison, Lili peine à réellement trouver du temps pour elle (à la différence de son conjoint qui dégage deux à trois soirs par semaine pour des entraînements sportifs) et affiche un manque de sérénité important quant à sa situation. Car la réassignation au domicile a également des coûts non négligeables pour la conduite même des activités.
Une assignation domestique qui grève le temps professionnel
À travers les récits des Mompreneurs prend forme la manière dont le travail domestique empiète, plus ou moins progressivement, sur le temps professionnel. C’est d’ailleurs ce que François Devetter et Amandine Barrois signalent à travers leur exploitation de l’enquête Conditions de Travail sur l’univers des indépendant.e.s[2] (Devetter & Barrois, 2015). S’ils indiquent, comme les enquêtes Emploi du Temps et d’autres travaux sur le temps de travail des indépendants (Algava & Vinck, 2009; Chenu, 2002; Missègue, 2000), un temps de travail allongé des indépendants (estimé dans les deux enquêtes autour de 47 h par semaine), les deux chercheur.e.s ajoutent que ce temps est également plus irrégulier (marqué par une forte imprévisibilité) et nettement plus genré que le temps de travail salarié. Les écarts constatés entre les hommes et les femmes font état d’un temps de travail nettement plus réduit chez les femmes (les hommes travaillent en moyenne 50 h 49 par semaine contre 41 h 16 pour les femmes), qui est mis en regard d’un investissement plus fort de leur part dans le travail domestique et plus particulièrement parental. Il semble ainsi selon les deux auteur.e.s que les difficultés de conciliation soient encore plus fortes chez les indépendants et que la liberté associée à l’indépendance soit paradoxalement contreproductive pour les femmes :
Cette autonomie semble avoir des résultats ambivalents au niveau individuel et social : si le bien-être déclaré par les individus semble bien croître, les difficultés de conciliation et de synchronisation apparaissent également plus intenses. Plus encore, les inégalités entre hommes et femmes, notamment lorsque ces derniers ont des enfants à charge, sont sensiblement plus importantes chez les non-salariés. (Devetter & Barrois, 2015, p. 18).
Ces analyses se confirment et s’aiguisent s’agissant des Mompreneurs. Le temps de travail auto-déclaré (et certainement surestimé) est bien inférieur à celui observé auprès de l’ensemble des indépendants : 79 % des Mompreneurs qui travaillent hors de leur domicile travaillent au moins 30 h par semaine contre 61 % de celles qui sont installées chez elles. Envisagé sur l’ensemble des répondantes à l’enquête quantitative, les Mompreneurs travaillent significativement moins qu’un indépendant : 27 % des Mompreneurs déclarent travailler plus de 40 h par semaine. Elles sont 19 % à déclarer un temps de travail hebdomadaire de 35 à 40 h, soit l’équivalent d’un temps plein. 46 % déclarent travailler à temps partiel, soit moins de 35 h par semaine : parmi elles, 30 % travaillent un mi-temps et moins, 43 % plus d’un mi-temps et moins d’un quatre-cinquième, 27 % entre un quatre-cinquième et 35 h Prises dans cette assignation au privé, les Mompreneurs semblent donc moins se consacrer à leur temps professionnel que l’ensemble des indépendant.e.s. Coraline rend particulièrement bien compte de cette dynamique, à travers la combinaison du récit délivré au cours de son entretien en 2012, des rencontres informelles qui ont suivi et des nombreuses informations qu’elle met en ligne sur le réseau social Facebook.
Fille d’un gendarme avec lequel elle a rompu tout lien et d’une mère directrice-adjointe d’une mutuelle, Coraline s’apparente plutôt aux Nouvelles Bovary, cherchant notamment à afficher un engagement professionnel intense, qui frise parfois un stakhanovisme irréaliste (elle me dit par exemple « ne plus en pouvoir » de travailler les nuits entières, les jours et les week-ends, sans jamais prendre un seul jour de repos pendant un an). Dans le même temps, elle affiche une série de pratiques parentales intensives à l’égard desquelles elle se montre ambivalente.
Je l’ai quand même gardée 18 mois au total, quand je suis arrivée à Corbeil, elle avait quand même huit mois, et on l’a fait rentrer à la crèche en janvier 2011, ouais, du coup, ils la prenaient que deux jours par semaine, donc cinq jours par semaine, c’est moi qui la gardais, j’avais deux jours où je pouvais courir voir mes clients et le reste du temps, je l’avais quand même, donc dès qu’elle faisait dodo je bossais, la nuit je bossais et c’est vrai que j’ai dit aux filles, le rythme je peux plus quoi ! Par contre, elle ça l’a super calmée, le fait d’avoir un référent pendant un an, un an et demi et bah ça fait une môme qui…
Enq. : T’as l’impression qu’elle est hyper cool du coup ?
Bah ouais et même mon pédiatre je lui en avais parlé, et il m’a dit normalement les enfants qui ont un référent pendant au moins un an sont super zen, surtout si c’est un de leurs parents parce qu’ils se sentent rassurés quoi, ils se sentent pas abandonnés, ils se sentent enveloppés par l’amour de leur maman (…) et puis en plus vous l’avez allaitée donc elle a pas eu mal ventre et de problèmes de digestion donc nickel ! (Coraline H, 32 ans, mariée, 1 enf., auto-entreprise depuis 2008, mode, ex-employée).
L’engagement parental de Coraline entre en concurrence avec son engagement professionnel, mais s’inscrit en revanche dans les normes contemporaines de la parentalité qui insistent sur la disponibilité au long cours de la mère pour favoriser les besoins physiologiques, mais aussi affectifs de l’enfant. Le père est exonéré de toute responsabilité, ce que Coraline justifie ainsi :
Bah un mec va avoir beaucoup de mal à gérer un bébé, jusqu’au moment où vraiment ils se mettent à parler et à marcher, c’est pas qu’ils veulent pas, c’est qu’ils savent pas et ils sont angoissés du coup du moindre pleur parce qu’ils ne savent pas à quoi ça correspond, mais ils sont perdus et j’ai vérifié ça sur pratiquement tous mes potes, une maman c’est instinctif, elle va faire, elle va prendre, elle va torcher, et puis hop, quand tu te rends compte que les papas, ils se révèlent vraiment quand les enfants ils sont plus grands quoi, quand il sait parler, marcher, qu’il est propre. (Coraline H, 32 ans, mariée, 1 enf., auto-entreprise depuis 2008, mode, ex-employée).
À l’époque, le couple n’a qu’un seul enfant et l’arrivée du second accélère la fermeture du piège essentialiste dans lequel Coraline est enfermée tout autant qu’elle s’y enferme. Elle donne naissance en avril 2014 à un petit garçon ; je constate parallèlement sur Facebook une véritable frénésie culinaire : Coraline poste en effet chaque jour des photos de plats, gâteaux ou confitures et conserves de façon importante. À partir de février 2014, elle commence à fabriquer des accessoires pour enfants qu’elle coud à la main : apparaissent ainsi de nombreuses photos des créations de robes de princesses qu’elle fait pour sa fille ainsi que des vêtements de bébés cousus pour l’enfant à venir. Elle poste à partir de mars 2014 des photos de bracelets en cuir qu’elle agrémente avec de la passementerie et commercialise via le réseau social, bientôt renvoyé à un site d’e-commerce où elle vend ses bracelets sous la marque « Rockthebrune ». Peu après, elle fabrique toujours à la main des étoiles, pompons, coussins, protège-carnets de santé, coussins étoilés et autres écharpes et trousses de toilettes de chez elle : même processus, les produits sont d’abord vendus via le réseau social, puis sur un site Internet adossé à une nouvelle marque, « P’titboutàmoi ».
Avec deux enfants en bas âge dont elle assure quasi intégralement la charge, son indépendance s’est ainsi peu à peu mutée en occupation marchandisée parallèle à la prise en charge du travail parental et domestique de son foyer, ce qui n’est pas sans rappeler le travail à la pièce réalisé par des femmes d’un autre siècle (Downs, 2002; Schweitzer, 2002; Scott & Tilly, 1987). Coraline maintient dans le même temps sur le réseau social un très fort investissement dans le travail, qu’elle affiche à grand renfort de photos de ses créations postées plusieurs fois par jour, mettant notamment en scène les paquets envoyés (post du 24/05/15 : « les paquets s’enchaînent ») les ventes réalisées lors des ventes privées auxquelles elle participe ou qu’elle organise chez elle. Elle écrit régulièrement qu’elle croule sous le travail, comme l’indiquent par exemple les posts suivants :
Post du 15/01/15 : J’aime perdre mon temps à attendre le médecin dans la salle d’attente surtout quand je croule sous le taf… ils doivent le savoir quand on est presser [sic] et du coup ils prennent tout leur temps… pffff
Post du 13/05/15 : Hello à tous. Pour information je ne pourrais pas prendre de boulot du samedi 16 au lundi 8 juin je croule dessous et là je ne peux rien rajouter de plus et dans le lot quelques jours de vacances bien méritées… alors je vous dis à lundi 8 ! Pour les autres il me reste deux heures de disponible vendredi 15 entre 11 h 30 et 13 h 30. Pas plus ! merci de votre compréhension ! (Coraline H, 32 ans, mariée, 1 enf., auto-entreprise depuis 2008, mode, ex-employée).
Il semble toutefois que ce soit avant tout le travail domestique qui la mobilise, qu’elle exécute toujours de façon intensive (elle signale par exemple le 11/01/15 avoir fait « cinq heures de ménage dans la semaine ») d’autant qu’elle est, semble-t-il, toujours seule à la manœuvre en la matière :
Post du 22/01/15 : C’est la course depuis ce matin et mon chéri est enfin rentré bon là il dort lol ! Allez on continue de bosser tant que le mini chéri dort aussi ! (Coraline H, 32 ans, mariée, 1 enf., auto-entreprise depuis 2008, mode, ex-employée).
Attrait pour la liberté du non-salariat et investissements limités expliquent en grande partie l’installation au domicile des activités. Celle-ci est également expliquée – et justifiée – par une implication domestique forte de ces femmes, qui est certes le propre des indépendant.e.s, mais semble particulièrement intense dans le cas des Mompreneurs. À travers les arrangements spatio-temporels décrits se dessine ainsi une dynamique d’assignation au privé qui contredit la meilleure conciliation apportée par l’indépendance. Tout juste semble-t-elle apporter plus de flexibilité que le salariat aux Mompreneurs les plus dotées. Ces dernières n’en restent pas moins les principales responsables de la sphère domestique et parentale et jamais la transition vers le non-salariat n’est-elle venue renverser une responsabilisation différenciée du travail domestique ; elle tend plus fréquemment au contraire à la renforcer, au prix d’un moindre investissement professionnel dont les incidences socio-économiques vont être à présent déroulées.
Notes
[1] Sur ce point, je renvoie à l’analyse de ces travaux produite par Michel Lallement dans l’introduction de l’ouvrage tiré de sa thèse et qui porte justement sur le travail à domicile (Lallement, 1990). Pour une actualisation de cette question, je renvoie à la thèse de Frédérique Letourneux : « À distance. Enquête sur les figures contemporaines du travail à domicile. » (2017).
[2] Je les remercie de m’avoir transmis, « en exclusivité », le texte de leur communication présenté le 18/05/15 lors de la journée Genre et Indépendance organisée à Dauphine par l’Irisso. Celui-ci a fait l’objet d’une publication remaniée dans le n° 150 de la revue Travail et Emploi (Barrois & Devetter, 2017).