Cuidado et travail reproductif en Argentine. Entretien avec Paula Lenguita
Le 16 mars, l’école s’est arrêté et le 20 mars, le confinement est imposé en Argentine. À ce moment-là, 6000 cas sont recensés en France tandis qu’en Argentine, on compte une soixantaine cas.
Dès le départ, il s’agit pour l’Argentine d’un « confinement, préventif et obligatoire » selon Alberto Fernandez, le président argentin, afin d’empêcher la catastrophe, c’est-à-dire l’impossibilité pour le système de santé de gérer l’afflux de malades, qui provoquerait inévitablement une catastrophe sanitaire. Le 23 mars, Alberto Fernandez annonce la mise en place de l’IFE – Revenu Familial d’Urgence – pour les travailleurs et les travailleuses autonomes, les petits commerces et les personnes exerçant des activités informelles.
C’est à l’automne dernier que le nouveau gouvernement a pris ses fonctions. Après plusieurs années de mobilisations féministes d’ampleur contre les féminicides, les questions féministes obtiennent des relais au niveau institutionnel. Outre le ministère des femmes, des genres et de la diversité, les enjeux de genre apparaissent de façon transversale dans le ministère de l’économie et du développement social où le care – cuidado – apparaît en tant que telle dans une direction adhoc.
Depuis le début du confinement, Paula Lenguita, sociologue au CONICET organise des discussions sous l’égide de Agenda Argentina – une sorte de think tank – autour du cuidado et du travail reproductif. Elle revient ici sur ces échanges et la manière dont ces questions sont envisagées en Argentine.
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Comment le cuidado[1] est-il devenu une préoccupation gouvernementale ?
Cette question surgit avec le mouvement féministe des années 1960 et 1970 et plus récemment avec la dynamique des grèves de femmes en 2015 et 2016. Le cuidado, c’est la manière dont se discute le travail reproductif en Argentine, c’est un synonyme : ce sont deux notions ancrées l’une dans l’autre. Récemment le livre No es amor, es cuidado – Ce n’est pas de l’amour, c’est du soin – coordonné par Carolina Brandariz a beaucoup circulé dans le mouvement féministe : il y est question du travail domestique rémunéré et non rémunéré.
Avec la mise en place du nouveau gouvernement, les militantes référentes sur cette thématique ont commencé à obtenir des postes et on retrouve le cuidado dans le ministère des femmes et dans celui du développement social. Carolina Brandariz participe plus précisément à ce qui concerne le travail communautaire au sein de ce ministère.
Peux-tu revenir plus précisément sur le travail communautaire et ses enjeux particulier du point de vue du soin ?
Dans les quartiers populaires, les cuidadoras, souvent migrantes, sont nombreuses – ce sont les femmes qui vont s’occuper des enfants ou du ménage dans des institutions publiques ou privées[2]. Lorsqu’elles partent travailler, d’autres femmes prennent donc en charge leurs tâches domestiques : les voisines donnent à manger, s’occupent des enfants. Depuis le début de la pandémie, cette organisation a été bouleversée car, dans les espaces où il y avait toutes sortes d’activités, des soupes populaires sont à présent organisées, deux fois par jours.
Dans le cadre des débats organisés par Agenda Argentina, il nous a donc semblé essentiel de poser la question des différences existantes lorsqu’on parle de cuidado, entre les secteurs populaires d’un côté et les classes moyennes de l’autre. En effet, ce qu’on appelle famille ou environnement familial est beaucoup plus large dans les quartiers populaires et les tâches domestiques sont mutualisées. Ce mode de vie a largement été invisibilisé avec la pandémie alors même que ces femmes jouent un rôle essentiel pour la survie des communautés.
Quels sont les effets de la politique de confinement « préventif et obligatoire » mise en place par le gouvernement dans les quartiers populaires ? Comment le gouvernement tente-t-il d’y répondre ?
Cette politique de confinement est finalement surtout adaptée aux classes moyennes. Dans une étude d’impact que nous avons réalisée avec des militantes féministes de différents quartiers qui ont connu un nombre important de contamination – Villa 31, CABA ; District de la Matanza, province de BsAs ; Périphérie de Cordoba ; Périphérie de Santa Fe -, la première chose qu’on a mis en évidence, c’est que ces femmes ne peuvent pas mettre en œuvre le confinement dans la mesure où les logements font 16 m2 et qu’il peuvent contenir plusieurs familles avec des toilettes à l’extérieur partagés avec d’autres maisons. C’est dans ce contexte que des militant·es du Movimiento Evita en relation avec la direction nationale du cuidado de Carolina Brandariz ont mis en œuvre le programme « Le quartier prend soin du quartier ».
Dans ce cadre, des conseillères en santé – ce sont majoritairement des femmes – s’installent dans les quartiers avec leur table de travail et répondent aux questions de leurs interlocuteurs/trices pour déterminer une contamination potentielle en fonction des symptômes. S’iels sont malades, iels sont emmenés dans des hôtels ou des hôpitaux. Au fond, comme dans le cas de la grippe espagnole, les femmes sont en première ligne et ce n’est pas seulement le cas en Argentine, la pandémie a mis en évidence l’importance du travail reproductif pour soutenir le mode de production capitaliste.
Par l’intermédiaire de Agenda Argentina, tu organises donc des réunions autour des politiques ducuidado au moment du coronavirusou encore autour du travail reproductif : quel est l’objectif de ces réunions ? Peux-tu revenir un peu sur vos échanges ?
L’objectif est d’inscrire ces thèmes à l’agenda, faire des propositions : nous ne sommes pas en position d’en faire des politiques publiques. Parmi les participantes, certaines sont fonctionnaires et nous expliquent ce qu’elles font et d’autres sont chercheuses ou syndicalistes et font des suggestions. En réalité, ça n’a pas d’autre prétention que de rapprocher les citoyennes et les militantes de ce qu’il se passe dans les institutions.
Par exemple sur le travail reproductif, on s’est demandées comment le concept se transforme historiquement, comment on peut le délimiter : une infirmière fait-elle du travail reproductif ? Le territoire du travail reproductif est-il seulement le foyer ? La deuxième question que nous avons soulevée : comment valoriser ce travail reproductif ? Cela passe-t-il seulement par sa marchandisation ? Est-il nécessaire de le payer ?
C’est une vieille discussion féministe : une camarade disait qu’on ne pouvait pas marchandiser les tâches de cuidado. J’ai répondu qu’il me semblait important qu’il y ait une part de cette valeur qui soit rémunérée : comment valoriser ce travail si tu ne lui donnes pas une forme marchande, dans ce monde capitaliste ? Elle m’expliquait que les affects ne pouvaient pas se payer : or les nounous qui s’occupent des enfants donnent de l’affection et son rémunérées pour cela. Nous avons donc également échangé autour de l’idée d’un revenu de base ou d’un salaire universel, de l’extension d’un mécanisme comme l’IFE qui pourrait constituer une rémunération du travail reproductif.
Qu’a mis en place le gouvernement d’Alberto Fernandez pour lutter contre les violences faites aux femmes ?
Les observatoires se sont unifiés pour quantifier les violences : après 20 jours de confinement, on pouvait déplorer 20 féminicides. Globalement, tous les crimes et délits ont chuté sauf les féminicides, les femmes étant confinées avec leurs maris violents. Lundi 30 mars, plusieurs associations féministes ont appelé les habitants à participer à un « ruidazo », un concert de bruits contre les violences faites aux femmes[3]. Surreprésentées dans le secteur informel, la situation économique du pays auquel il faut ajouter le confinement risque de largement pénaliser les femmes qui pourraient perdre leur emploi rapidement ce qui les rend dépendantes de leur mari.
Dans ce contexte, la ministre des femmes, des genres et de la diversité, a fait de la lutte contre les violences faites aux femmes une priorité. Ainsi, une victime peut se rendre dans une pharmacie et demander un « masque rouge » :
« le personnel de la pharmacie doit alors répondre qu’il n’y en a plus en stock et prendre les coordonnées de la personne pour, officiellement, la tenir au courant – et dans les faits, alerter les autorités »[4].
Cependant, les femmes ont des difficultés à se rendre à la pharmacie. Les canaux ont été multiplié comme WhatsApp mais la police est plus ou moins réactive et on réfléchit actuellement à mettre en place une procédure visant à faire sortir l’homme violent du foyer et non la femme et les enfants.
Propos recueillis et traduits par Fanny Gallot et Gilles Martinet.
Illustration : AFP.
Notes
[1]En Argentine, le terme de careest peu employé : on lui préfère celui de cuidado, dont le contenu conceptuel est assez similaire, mais se nourrit également des approches décoloniales.
[2]Borgeaud-Garciandía, Natacha. « Le care à demeure. Le travail des cuidadoras migrantes à Buenos Aires », Travailler, vol. 28, no. 2, 2012, pp. 75-100.
[3]Aude Villiers- Moriamé, Dans une Argentine confinée, la crainte d’une explosion des violences faites aux femmes, Le Monde, le 3 avril
[4]Ibid