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L’ouvrage de Mariarosa Dalla Costa, Femmes et subversion sociale, est l’un des textes fondateurs de la théorie féministe-marxiste. Initialement publié en italien en 1972 aux éditions Marsilio, il a récemment été traduit en français aux éditions Entremonde, avec des ajouts notables.

Il comporte par exemple le discours du 10 mars 1974, prononcé par Mariarosa Dalla Costa à Mestre, lors d’un weekend d’action organisé par le Comité Triveneto pour le salaire au travail ménager. Le comité se réunissait notamment à l’occasion de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, et du lancement de la Campagne du salaire au travail ménager en Italie.

Le discours a été publié initialement en anglais dans l’ouvrage de Wendy Edmond et Suzie Fleming (éds.), All Work and No Pay: Women, Housework and the Wages Due (Bristol, Falling Wall Press, 1975).

Aujourd’hui le mouvement féministe lance la Campagne du salaire au travail ménager en Italie. Comme le disent les chansons, les photographies et les affiches que vous avez pu entendre et voir, les questions soulevées aujourd’hui sont nombreuses : les conditions inhumaines dans lesquelles nous sommes obligées d’avorter, le sadisme des cliniques obstétriciennes et gynécologiques, nos conditions de travail – en-dehors de la maison, nos conditions sont toujours pires que celles des hommes et, à la maison, nous travaillons sans salaire. Sans compter les services sociaux[1] inexistants ou si déplorables que nous craignons d’y laisser nos enfants, etc.

Vous pourriez vous demander : quel est le lien entre la campagne que nous lançons aujourd’hui pour le salaire au travail ménager et tous les sujets que nous avons exposés, dénoncés et contre lesquels nous nous battons aujourd’hui ? Tous les sujets dont nous avons parlé, les sujets abordés dans nos chansons, montrés lors de nos expositions et dans nos films ?

Nous pensons que la difficulté de toutes les femmes – difficulté qui explique que nous avons été rayées de l’histoire, que nous devons faire face aux boulots les plus révoltants, les plus sous-payés et précaires – est que nous les femmes, quoique nous fassions, nous sommes dès le départ usées et épuisées par treize heures de travail domestique que personne n’a jamais reconnu et n’a jamais rémunéré.

Et c’est cette condition première qui force les femmes à se satisfaire de crèches comme la « Pagliuca », « Celestini[2] » ou « OMNI[3] ». Notre position de faiblesse nous oblige à payer un demi-million de lires pour un avortement. C’est le cas partout, disons-le clairement, dans chaque ville et dans chaque pays – avec en plus le risque d’en mourir ou de finir emprisonnées.

Nous sommes assignées au travail domestique ; c’est la seule chose que toutes les femmes ont en commun, c’est la seule base sur laquelle nous pouvons rassembler nos forces, la force de millions de femmes.

Ce n’est pas un hasard si les réformistes de tout bord ont toujours soigneusement écarté l’idée d’une organisation des femmes sur la base du travail domestique. Ils ont toujours refusé de reconnaître ce travail comme un véritable travail, précisément parce que c’est le seul travail que nous ayons toutes en commun. C’est une chose de devoir affronter deux ou trois cents ouvrières dans une usine de chaussures, mais c’en est une autre de faire face à des millions de ménagères. Et puisque toutes les ouvrières à l’usine sont des ménagères, c’est une autre affaire de devoir se confronter à ces deux ou trois cents ouvrières unies à des millions de ménagères.

C’est ce que nous mettons aujourd’hui à l’ordre du jour, sur cette place. C’est le premier moment de notre organisation. Nous avons décidé de nous organiser sur ce front, autour de ce travail que nous faisons toutes, afin de bénéficier de la force de millions de femmes.

Pour nous, donc, la revendication d’un salaire au travail ménager, c’est une revendication directe de pouvoir, parce que le travail domestique est ce qui rassemble des millions de femmes. Si nous parvenons à nous organiser par millions – et nous sommes déjà très nombreuses aujourd’hui sur cette place – autour de cette demande, nous serions en situation de ne plus avoir à sortir de la maison en position de faiblesse. Nous pouvons créer de nouvelles conditions de travail – si j’ai mon propre argent dans ma poche, je peux acheter un lave-vaisselle sans me sentir coupable et sans pour cela avoir à supplier mon mari pendant des mois, car lui, qui ne fait pas la vaisselle, considère qu’un lave-vaisselle n’est pas nécessaire.

Donc si j’ai mon propre argent, directement dans ma poche, je peux changer les conditions du travail domestique lui-même. Et surtout, je peux choisir quand je veux sortir pour aller travailler. Si je gagne 120 000 lires pour le travail domestique que je fais, je ne me vendrai plus pour 60 000 lires gagnées dans une usine de textile, ou pour un travail de secrétaire, de caissière, ou d’ouvreuse dans un cinéma. De la même façon, si j’ai déjà une certaine somme d’argent dans mes mains, si j’ai déjà avec moi le pouvoir de millions de femmes, je pourrai exiger des services, des garderies, des cantines de meilleure qualité, et toutes les infrastructures indispensables pour réduire nos heures de travail et nous permettre d’avoir une vie sociale.

À cela, nous voulons ajouter quelque chose. Pendant longtemps – et particulièrement ces dix dernières années, mais on peut dire depuis toujours –, les ouvriers se sont unis dans la lutte pour une réduction de leur temps de travail et l’augmentation de leur salaire. Et ils se sont réunis sur cette place, comme nous aujourd’hui.

Dans les usines de Porto Marghera, il y a eu de nombreuses grèves, de nombreuses luttes. Nous nous souvenons bien des cortèges d’ouvriers qui partaient de Porto Marghera puis traversaient le pont Mestre et arrivaient sur cette place.

Mais que ce soit bien clair, aucune grève n’a jamais été une grève générale. Quand la moitié des travailleurs, c’est-à-dire les travailleuses, reste à la maison, à la cuisine, pendant que l’autre moitié est en grève, ce n’est pas une grève générale.

Nous n’avons jamais vu de grève générale. Nous avons seulement vu des hommes, généralement des grandes usines, prendre la rue, pendant que leur femme, leurs filles, leurs sœurs, leur mère continuaient à cuisiner chez elles.

Aujourd’hui sur cette place, avec le lancement de notre mobilisation pour le salaire au travail ménager, nous mettons à l’ordre du jour nos heures de travail, nos vacances, nos grèves et notre argent.

Quand nous aurons gagné assez de pouvoir pour nous permettre de réduire nos treize heures minimum de travail par jour à huit heures, voire moins, et de mettre à l’ordre du jour nos jours de repos – parce que ce n’est un secret pour personne que les dimanches et les vacances ne sont pas des jours de repos pour les femmes – alors peut-être que nous pourrons parler pour la première fois d’une grève « générale » de la classe ouvrière.

Mestre, mars 1974.

Notes

[1] C’est-à-dire des structures d’assistance sociale, gérées par l’État, pour diffé­rentes catégories d’usagers comme les garderies, les écoles maternelles, les maisons de retraite pour personnes âgées, les communautés pour immigrés, les maisons familiales, les institutions pour personnes handicapées, toxicomanes ou mineures, etc. [NDE].

[2] « Pagliuca » et « Celestini » sont toutes deux connues pour être des crèches violentes.

[3] Crèches de l’État mal équipées et mal gérées.

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