
Le net et le flou. Lettre à Houria Bouteldja
Dans ce texte, Sandra Lucbert réagit à l’intervention de Houria Bouteldja lors de l’université d’été décoloniale qui s’est tenue en juillet dernier à Pantin, à l’initiative du QG décolonial et du média Paroles d’honneur. La vidéo de cette intervention, intitulée « Bye-bye Jane Fonda », est disponible ici.
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1/ C’est une table ronde « Combattre le progressisme libéral » à l’université d’été de Paroles d’Honneur ; Houria, la dernière, tu interviens.
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2/ Avant toute chose, te dire ceci : en une quinzaine d’années de textes et d’interventions, tu nous as déplacé·es. Tu as mis dans nos esprits des problèmes et des catégories qui en étaient tragiquement absentes. Nous pensons désormais des situations que nous ne savions pas penser – que nous ne pensions pas du tout. Je t’écris depuis ce plan de gratitude.
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3/ Forcément, l’exigence fait venir l’exigence.
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4/ Tu le rappelles : ta disposition est révolutionnaire. « Révolutionnaire », qu’est-ce que ça signifie ? À tout le moins : chercher un renversement radical de l’état des choses politiques visant à réduire les oppressions ou inégalités sur tous les fronts où elles se manifestent. Déplacement pour déplacement, ayant déplacé les autres, toi aussi tu t’es déplacée. Depuis quelque temps, tu te dis « communiste décoloniale». Soit : chercher les moyens d’instaurer un ordre collectif qui ait en tout l’égalité pour principe régulateur. Précisant « communisme », tu as ajouté les rapports de classe aux rapports de race. Qu’est-ce qui manque ?
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5/ Genre et sexualité : en attente de traitement.
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6/ Au cœur de ta démonstration, il y a la fameuse lettre de Jean-Luc Godard à Jane Fonda, sa dialectique du net et du flou. Où, nette sur l’image, Jane n’est pas au clair sur le capitalisme dans lequel elle vit, qui sape ses bonnes intentions au Vietnam. A contrario de Jane, tu fais le point sur ta méthode : « décolonial » n’est pas « intersectionnel ». « Intersectionnel » serait un idéalisme, « décolonial » regarderait les affects tels qu’ils sont – pour œuvrer à les faire jouer vers le communisme. Tu veux être au clair sur ce qui meut les Indigènes, même (surtout) si ça contrarie les bonnes intentions intersectionnelles.
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7/ Ainsi de ton amorce, en deux saynètes, qui sont à comprendre et dans leur particulier et dans leur ensemble. La première histoire : on t’a parlé de l’existence d’une croisière de riches – riches blancs, suppose-t-on –, dédiée « au sexe », à la « jouissance et la liberté sans entraves » (tes termes). Lesdites activités se déroulent sous les yeux d’un personnel naviguant tunisien, que les croisiéristes ont interdiction d’impliquer dans leurs ébats. Seconde histoire : en 2019, à Saint-Denis, s’est déroulée la première Pride des banlieues, soutenue par la mairie socialiste, considérée favorablement par Beauvau. Les autorités blanches espéraient manifestement qu’un incident viendrait accréditer leur propagande islamophobe.
Selon toi, les Indigènes, en proie à toutes les censures incorporées, empêchés d’exprimer leur désapprobation, ont été « violentés » (tes termes) par le passage de ce cortège. Tel est ton axe problématique : l’offense – le sentiment de l’offense. Tu le répètes : dominée en tout, la communauté des Indigènes n’aurait plus pour solution de consistance que le maintien de certaines mœurs – entre autres sexuelles –, contre toutes les logiques racistes d’État cherchant à entamer cette cohérence collective sous couvert de progressisme. Que certains Indigènes soient offensés par la contestation de la binarité de genre ou de la famille : nul ne songe à le contester. La question qu’on peut poser, en revanche, c’est : as-tu raison d’en faire un argument stratégique déterminant, toutes choses égales par ailleurs ?
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8/ Frappantes, ces deux histoires le sont, mais ne parlent pas d’elles-mêmes. Pour qu’elles passent du flou au net, il faut les faire parler. Tu t’y emploies ; mais on n’est pas trop sûrs de ce que tu dis exactement. Captatio pour captatio, je repars donc de ces vignettes ; du flou-net qu’elles produisent. À vrai dire, les effets de manche induisant des propos non dépliés, tu t’y entends. Ce n’est pas le moindre de tes talents rhétoriques. D’ordinaire, on laisse sans examen tes tours, pour faire bloc avec toi contre tous ceux qui ne te lisent pas, ne t’écoutent pas, s’affairent à leurs points de scandale sans rien entraver de ton raisonnement. Je partage plutôt ton amusement à affoler leurs compteurs. Je me demande pourtant s’il ne s’est pas un peu emballé. Si la joie de provoquer, la joie de retourner l’offense, autonomisée, n’aboutit pas à faire mentir ton propre livre, Beaufs et Barbares : « On ne trouvera dans les lignes qui suivent aucune trace du primat de la race sur la classe (ou sur le genre) »[1].
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9/ Dans chacune de tes interventions, la question du genre a rétréci aux dimensions du lavage progressiste. Toute problématisation de ces questions, tu en fais « un truc de Blancs » – référence à Joseph Massad : avant le capitalisme apporté par l’Occident, en Afrique et au Moyen Orient, les régimes de sexualité étaient hétérogènes aux catégories hétéro et homo. Tant que les Indigènes sont sous le coup d’un racisme d’État postcolonial, de telles problématisations, selon toi, participent à l’assimilationnisme. Ce qui n’est pas complètement faux. Pas complètement suffisant non plus : il s’agirait d’essayer d’en proposer un remaniement. Sans quoi, les questions de genre et de sexualité finissent par n’être tout simplement pas posées – du tout. Et, ne l’étant pas, le genre se trouve de fait sous le primat de la race et de la classe.
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10/ Que raconte la croisière de riches Blancs (ou blanchis) ? Comment le Sud global est prolétarisé au service des plaisirs de l’Occident. On trouverait difficilement plus exacte métonymie de la division internationale du travail articulée selon une logique raciste. Les populations les plus fragilisées assignées aux positions subalternes. Les bourgeois blancs s’amusent partout sur la planète, et les racisés du monde entier sont forcés de les servir dans leurs amusements. En soi, ce commentaire suffirait. La croisière pourrait être un casino flottant ou une battle cruciverbiste : la domination double serait la même – à combattre. Mais tu t’intéresses moins à cet aspect qu’au détail des amusements : en l’espèce, à leur caractère sexuel : « Des clients fortunés viennent s’adonner à des plaisirs sensuels, faire des orgies au vu et su de tous les présents. » Outre l’« orgie », tu utilises une formule – « jouir sans entraves » – dont tu n’es évidemment pas sans savoir de quelles récupérations-retournements réactionnaires elle a fait l’objet. Tu n’oublies pas même la prétérition : « jusqu’ici, je vais me garder de tout jugement ». Prétérition : dire en disant qu’on ne dit pas. Flou à effets nets : tu ne réprouves pas seulement les autorisations bourgeoises blanches, tu réprouves les expériences sexuelles elles-mêmes – apparemment caractéristiques de cette domination. Que fais-tu exactement, ici ? Tu agites une figure de décadence.
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11/ Cette anecdote de la Croisière crée une ambiance, un sfumato moral, comme qui dirait. Tu peux bien, ensuite, en appeler à une lecture politique, à une démoralisation des situations pour les analyser : tout est déjà joué, tu as coloré ta lecture d’un jugement, en l’occurrence d’immoralité, concernant des mœurs sexuelles attribuées aux Blancs bourgeois.
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12/ La deuxième histoire arrive ainsi dans le sillage d’une dérive sexuelle. Parallélisme producteur de sens : voici la Pride des banlieues saisie au prisme de La Croisière s’amuse au Kamasutra et aux boules de geishas (inventés par l’Occident, comme leurs noms l’indiquent). D’un côté, nous retrouvons les Indigènes ; cette fois, ceux de Saint-Denis, selon toi astreints par l’ordre blanc à subir un défilé LGBTQIA+ dans leurs rues. De l’autre, la Pride des banlieues, faite équivalent de la croisière. Elle est soutenue par les pouvoirs publics, à ce titre relève de l’exercice d’un pouvoir blanc, bourgeois – pouvoir, à s’en tenir au collage des saynètes, d’imposer une débauche, dégradante pour les populations qui y sont exposées.
On est un peu atterrés à suivre nettement le chemin rhétorique que tu construis. Toujours abritée par le point de vue conservateur des Indigènes-que-tu-regardes-tels-qu’ils-sont-et-non-pas-tels-que-la-gauche-blanche-voudrait-qu’ils-fussent (les tirets sont là lorsqu’un discours s’automatise : vaut comme simple signal), tu présentes en fait, surdétermination de la Croisière oblige, un défilé d’homosexuel·les et de personnes trans comme une variante de décadence blanche, protégée par l’État racial intégral. Cette Pride des banlieues n’inclurait qu’un petit nombre d’Indigènes suivi d’une majorité de blancs (dis-tu). Des Blancs « progressistes » enrôleraient des racisés dans une exhibition qui malmènerait les Indigènes, dont les valeurs, soutien à leur persévérance, exigent le respect de la famille et des assignations de genre. Selon toi, de telles atteintes risquent de pousser mécaniquement les Indigènes vers un représentant de la décence aux prochaines élections : Dominique de Villepin. Il ne défendra pas leurs intérêts, il fera perdre des voix à Mélenchon, mais il a une particule qui remet les choses à leur place.
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13/ Un spectre orgiaque, désormais, plane : et ses conséquences politiques désastreuses. En mer comme en petite couronne, des mœurs déviantes qui se donnent en spectacle poussent les Indigènes à voter Villepin. Le problème, c’est que ton raisonnement repose sur une nouvelle opération contestable, eu égard à la visée stratégique révolutionnaire que tu te donnes pour cadre. Non seulement la morale s’invite là où elle n’a rien à faire, mais tu dénies la réalité politique des situations décrites. À ce prix, tu maintiens ta position de problème : on ne réfléchira pas de ligne d’action sur le genre et la sexualité autre que l’invisibilité, tant que les Indigènes seront persécutés – car ces questions (de Blancs) font partie de leur persécution.
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14/ Tu t’appuies sur une description de la Pride des banlieues d’il y a six ans : la première, celle de 2019. Étonnant, ce choix, particulièrement en juillet 2025. Où est passée la mise à jour ? En 2024 et 2025, la Pride des banlieues s’est déroulée, non à Saint-Denis, mais à La Courneuve. La Courneuve : mairie en soutien déclaré à la Palestine, qui qualifie le génocide de génocide. De même, le cortège, étoilé de drapeaux palestiniens et de banderoles de dénonciation du génocide perpétré par Israël. Cette année, au terme du défilé, des prises de parole de médecins et d’infirmiers racisé·es. ont eu lieu à propos de l’hôpital public, des conséquences dévastatrices de son appauvrissement délibéré par voie austéritaire. On cherche en vain l’incongruité choquante, le tableau d’offense que tu nous as rapportés.
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15/ En vérité, cette année 2025, même la Pride intra-muros (!) – pour le coup, institution de la compromission majuscule avec le capitalisme blanc, et de fait largement financée par lui –, a soudain secoué ses bandelettes néolibérales. Tu n’as pas voulu voir le défilé à la Courneuve, mais tu n’as pas pu manquer l’affiche de la Marche de Paris et le tollé qu’elle a déclenché. L’affiche : y cohabitent un militant d’Act-up, une femme voilée, un drapeau palestinien, et un activiste d’extrême droite qu’un gay étrangle par la cravate. On aurait pu souhaiter y voir aussi une représentation du capitalisme, mais malgré tout : c’est déjà un changement spectaculaire.
L’extrême droite ne s’y est d’ailleurs pas trompée, a mobilisé ses troupes pour dénoncer cet « appel à la violence » ; et, synchronisé, Le Monde – dont la clairvoyance n’a jamais faibli : il n’écrit toujours pas « génocide » – de publier la tribune d’une Vigie de LaDémocratie (bourgeoise, blanche) : William Marx. Ce professeur au Collège de France (sanctification, désormais, de l’abaissement politique et du courage de la nuance), qui enseigne que la littérature est « un gymnase du discernement », en donnait une preuve éclatante dans ce texte décisif : « L’affiche de la Marche des fiertés, en invisibilisant la question du corps et de l’amour, réalise le rêve des homophobes »[2].
C’est caviar : s’il fallait un équivalent de la croisière dont tu nous parles, en fait, ce serait ça – le bourgeoisie culturelle blanche qui monte au créneau pour qu’on fasse silence sur l’islamophobie et le fascisme ; qu’elle puisse jouir au large. Là, d’accord. Ça donne tout de même le sentiment que tu t’es trompée de cible. La suite de l’histoire le confirme. La Pride intra-muros a perdu ses principaux financeurs : la RATP, parce que le mot d’ordre de la marche – « lutte contre l’internationale réactionnaire » – ne respectait pas « les principes de neutralité et de laïcité » ; Valérie Pécresse, qui a retiré 50 000 euros de subventions publiques suite au signalement, selon Mediapart[3], de Beit Haverim[4], qui qualifiait l’affiche d’« antisémite » ; enfin, les entreprises privées PayPal, Henkel, Air France et Accor. Le progressisme libéral perd tous les traits du progressisme libéral, mais… reste du progressisme libéral ? Visiblement, une large frange du monde LGBT majoritaire (l’inter-LGBT, pas une niche) s’est rendu compte de ce à quoi elle servait – et elle a entrepris un demi-tour au frein à main.
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16/ La Pride est-elle un truc de Blancs de toute éternité ? Elle semble en tout cas chercher à être autre chose. Autre chose que, du reste, elle commença d’abord par être. Il n’est pas inutile de rappeler comment la Pride apparait : pas construite par des Blancs. 1969, aux États-Unis, il est interdit de servir à boire à des personnes « homosexuelles » : ce qui signifie alors, outre les gays et lesbiennes, les trans, les drags, les travesti·es, etc. Au Stonewall inn, bar de Christopher Street, cependant, on les sert quand même, et la police y fait donc des descentes régulières – humiliations et tabassages de règle.
Les émeutes de Stonewall éclatent lors d’une de ces descentes : cette fois les client·es se révoltent ; la police commence à embarquer ; Stormé DeLarverie, une lesbienne racisée qu’on menottait aurait crié aux autres : Vous n’allez rien faire ? Et l’insurrection éclate. Les deux figures directrices de ces six jours de combat avec la police, elles aussi, sont racisées : Marsha P. Johnson, femme trans noire, et Sylvia Rivera, femme trans latina. La Pride arrive un an plus tard : célébration de cette libération. Raser les murs, craindre la matraque, les coups, les crachats ou les insultes : ce n’est pas une vie. Et c’est exactement ce que tu pointes concernant les Indigènes. La Pride, dans son principe politique, c’est se montrer dans l’espace public, comme appartenant à cet espace, ayant titre à s’y montrer, et, ce faisant, par la monstration, créer une affection commune. De fierté.
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17/ La Marche de 1983, par laquelle les Indigènes de France ont refusé de continuer à raser les murs et à se faire tuer impunément, relève de ce registre. Les Prides sont des formes politiques en mouvement : et tu les figes. La visibilisation LGBT de la Pride des banlieues ne frappe pas par son assimilationnisme, au moins ces deux dernières années. Dans ton premier livre, il n’y avait pas un mot sur le capitalisme. Tu t’es déplacée vers l’anticapitalisme, dont tu fais désormais la pierre d’angle d’un combat conséquent. Pourquoi ne laisses-tu pas les autres se déplacer également, ils ne sont pas moins mobiles que toi, pourquoi toujours renvoyer les questions de genre et de sexualité aux mêmes objections, au lieu de saisir le momentum : puisque, de ce côté-là, ça se met à bouger très évidemment ?
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18/ Révolutionnaire, normalement, ça commence avec une analyse de la conjoncture : or le paysage des forces s’est transformé – et beaucoup grâce au PIR, puis à PDH. Tu aimes par-dessus tout donner la fessée à la gauche radicale blanche (qui aime par-dessus tout que tu la lui donnes) mais, comment dit-on : toutes les bonnes choses ont une fin ? D’autant que tu la donnes aussi, par le fait, à des Indigènes de la gauche radicale qui sont homosexuel·les ou trans. Si le paysage des forces se modifie, pourquoi ne pas en tenir compte et ajuster ton analyse ? Tu ne veux pas « faire comme les Blancs en matière de sexualité », tu ne veux pas « quémander à l’État ». Personne ne te demande une telle chose. En revanche, tu parles de révolution communiste à construire : on commence à craindre que « ne pas faire comme les Blancs » n’aboutisse pas à sacrifier l’égalité de genre et de sexualité dans le programme d’ensemble.
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19/ D’autant que la conjoncture n’a pas seulement changé sur le front des Prides. À l’échelle mondiale, et à mesure que s’approfondit la crise organique du capitalisme, la bourgeoisie radicalisée mise tout sur ses deux issues pulsionnelles de secours : la haine/traque des étrangers et racisés, et l’acharnement contre les femmes, les homosexuel·les et les trans. Il fallait, il y a peu encore, un esprit sérieusement porté à la dystopie pour envisager quelque chose comme un terrorisme incel-masculiniste.
Au demeurant, tu n’en ignores rien, puisque tu nous gratifies d’une énumération des calamités du progressisme inconséquent, où se trouvent à égalité l’instrumentalisation sioniste de l’antisémitisme en France et en Allemagne, les attaques contre les familles homoparentales en Italie, et aux États-Unis : la suppression de la discrimination positive, les atteintes contre les trans, l’interdiction du drapeau des fiertés mais l’autorisation « à des fins pédagogiques » du drapeau nazi, etc. Une énumération d’une parfaite acuité, mais qui ne lève pas le petit doigt théorique : une énumération sans élaboration correspondante dans ton propos révolutionnaire.
Une énumération qui ne change rien à la représentation du bloc à constituer contre cette bascule réactionnaire – qui pourtant fait changer les lignes de front. Alors que je t’écris, le secrétaire américain à la Défense vient d’appeler à la fin du droit de vote pour les femmes. Ça devient acrobatique, le registre décadentiste seul. Si « Faire bloc » suit la pente de la réaction mondiale… tout cela risque de se terminer en BBB sur le dos des femmes et des LGBT – à moins de réfléchir très sérieusement à cet écueil.
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20/ Il y a ici un problème majeur, que Wissam, lui, à cette même table ronde, cherche à travailler[5]. Que ne le fais-tu également ? Quelle proposition alternative, demande-t-il, offrir aux investissements des Indigènes pour « être hommes » ? Soit : analyser les affects tels qu’ils sont, sans jamais abandonner de les transformer pour les faire devenir tels qu’ils pourraient être – sauf, les ayant analysés, à les ratifier purement et simplement. En voilà un enjeu, et quel. Les propositions identificatoires du fascisme qui triomphe partout sont et racistes et masculinistes. Au passage : c’est aussi pourquoi le fascisme électrise les dominés, contrairement au communisme. Ce que tu ne manques pas d’avoir perçu, pourtant. Aucun détour de médiation : on se récupère une consistance sur le dos de catégories infériorisées jusqu’à la déshumanisation complète – déportation, exclusion des espaces publics et fin de droits politiques. Les étrangers, les racisés, les femmes, les LGBT.
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21/ Pas toi. Or cette manière de toujours remettre genre et sexualité à plus tard, quels que soient, ici, les déplacements des LGBT, rappelle furieusement la façon dont la gauche blanche vous a si longtemps baladés : la classe d’abord, le reste on verra après. Tu sais mieux que personne comment ça se termine. « Tant que la question raciale ne sera pas convenablement posée » prend déjà des résonances dilatoires indéfinies.
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22/ Un exemple communiste – théorie ferme… et puis effilochage dans la pratique du communisme réalisé. Dans Le Manifeste du parti communiste, Marx et Engels voient cette caractéristique du capitalisme de dissoudre tous les autres rapports sociaux : dont la famille et le mariage. Face à quoi, deux réactions sont possibles : le repli régressif sur ces rapports dissous, ou : appeler à une refonte inédite des rapports sociaux fondamentaux. Chantier aussitôt ouvert par Marx et Engels : eux, ils ne se sont pas trompés de direction. On ne peut pas revenir sur ce qui a été modifié par la révolution anthropologique de l’individualisme. Il faut modifier depuis elle : trouver autre chose à construire.
Pour revenir à mon exemple communiste, maintenant, partie pratique : la révolution de 1917. Une bolchevique plutôt explosive, tellement, en fait, que Lénine l’envoyait chapitrer les soldats, qui ne mouftaient pas devant tant de puissance : Alexandra Kollontaï, personnage de premier plan de la révolution, puis commissaire du peuple. Elle avait entrepris de théoriser le féminisme socialiste pour arracher les femmes prolétaires aux fausses promesses des féministes bourgeoises. Son raisonnement était simple (en fait, trop, mais gloire à elle d’avoir réfléchi à tout ça, vent debout dans son époque) : le couple hétérosexuel, le mariage, la famille, tout ça ce sont des affaires de propriété privée ; il faudra donc les dégager, et faire autrement. Kollontaï : une Russe rouge, pas une Occidentale libérale.
Ces questions de régime de sexualité, pour parler comme Massad, se travaillent aussi dans un registre communiste. Malheureusement, le moins qu’on puisse dire, c’est que cette partie de l’agenda révolutionnaire est « passée après ». Dans La fin de l’homme rouge[6], Svetlana Alexiévitch, qui, elle, écrit depuis la Russie capitaliste, monte des centaines d’entretiens menés avec d’anciens soviétiques. Travail de 15 années, extraordinaire démonstration de ce qu’un imaginaire politique commun – anti-capitaliste – avait en effet fini par devenir le ciment des populations dans toute l’Union soviétique. Voix après voix se dégage un portrait collectif, celui de populations convaincues de faire advenir l’Histoire – malgré les repas de choux, les violences, les purges.
Au fur et à mesure des récits, on s’étonne malgré tout de rapports de genre complètement figés dans le temps. La binarité masculin/féminin, le rapport hiérarchique qu’elle suppose, la division du travail qu’elle soutient : intouchés. Les femmes sont pour les hommes, les femmes font la cuisine, s’occupent des enfants, les femmes se font violer – endurent en silence. Quant à l’homosexualité, elle n’est mentionnée qu’une fois : pour spécifier que la Perestroïka permet soudain d’y prétendre. Nul autre horizon qu’hétéro-patriarcal, jamais, n’est évoqué : un cela va de soi. Ce livre fait la démonstration qu’on peut entièrement refaire une société (même si on était très loin du communisme réel, l’expérience est instructive), son imaginaire et sa pulsionnalité : mais que sur ce point, on n’a pas même essayé.
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23/ Au demeurant : depuis dix ans, tu présentes les choses de telles manière que l’existence du progressisme blanc annule les élaborations et expériences sur le genre et la sexualité qui n’en relèvent pas. Que fais-tu des propositions LGBT autochtones et Indigènes qui ont cherché à qualifier ce que le croisement race-genre/sexualité-classe induit et comment lui résister ? Vous attaquez l’intersectionnalité pour son académisme – passons. Je te parle ici, indissociablement, de militant·es, de groupes d’action politique racisés, de théoricienne·s LGBT décoloniales. Norma Alarcón, Comhahee River Collective, Audre Lorde, Betty et Barbara Smith pour ne citer que quelques-unes de ces lesbiennes décoloniales. Dont les travaux et actions rappellent qu’être LGBT n’est pas seulement une affaire de pratiques sexuelles, mais une position politique.
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24/ Ainsi, la question de la visibilisation – que tu recodes en blanchité et décadence. Souvent tu y insistes : en tant qu’indigène, tu considères qu’une sexualité doit être discrète. Mais où as-tu vu la moindre discrétion familiale et hétérosexuelle, que ce soit chez les Blancs ou chez les non-Blancs ? L’hétérosexualité et la famille saturent l’espace social. Pat Parker, une black panther qui s’est construite lesbienne à mesure que ses partenaires hommes et leurs tabassages l’ont convaincue de l’impasse de l’ordre patriarcal, a écrit sur cette fameuse discrétion qu’on exige des homosexuel·les. Tu as demandé de la poésie ; en voici (version intégrale ici).
For The Straight Folks
Who Don’t Mind Gays
But Wish They Weren’t So BLATANT.
You know some people
got a lot of nerve.
sometimes, I don’t believe
the things I see and hear.
Have you met the woman
who’s shocked by 2 women kissing
& in the same breath,
tells you that she’s pregnant?
BUT GAYS SHOULDN’T BE BLATANT.
Or this straight couple
sits next to you in a movie
& you can’t hear the dialogue
Cause of the sound effects.
BUT GAYS SHOULDN’T BE BLATANT.
[…]
You go in a public bathroom
And all over the walls
there’s John loves Mary,
Janice digs Richard,
Pepe loves Delores, etc. etc.
BUT GAYS SHOULDN’T BE BLATANT.
Or you go to an amusement park
& there’s a tunnel of love
& pictures of straights
painted on the front
& grinning couples
coming in and out.
BUT GAYS SHOULDN’T BE BLATANT.
Fact is, blatant heterosexuals
are all over the place.
Supermarkets, movies, on your job,
in church, in books, on television
every day and night, every place –
even in gay bars.
& they want gay men & women
to go hide in the closets –
So to you straight folks
I say – Sure, I’ll go
if you go too,
but I’m polite –
so – after you.
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25/ Je te cite des personnes qui ne sont pas en France ? En Île-de-France, par exemple, les Lesbiennes of Colors ont justement pris au sérieux l’appropriation « progressiste » par les nationalismes sexuels, et cherché à y opposer des stratégies de résistance, notamment dans la solidarité avec les réfugiées.
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26/ En vérité, on est ébahis de t’entendre parler d’un truc de Blancs quand on lit l’ouvrage collectif Féminicides[7], où la majorité des contributions viennent du Sud Global, qui a été à la manœuvre pour la construction de l’appareil théorique sur ces questions. La directrice de l’ouvrage le dit explicitement : c’est là que presque tout (hors Italie) se pense sur le féminicide. Un seul exemple : Rita Laura Segato (brésilienne) a conçu toute sa pensée sur les rapports de propriété autorisés par le patriarcat et le droit de vie et de mort qu’ils induisent à partir des assassinats massifs de femmes à Ciudad Juarez. Ce droit de tuer et profaner, elle cherche à l’articuler aux logiques capitalistes. Pas exactement du progressisme libéral, si ?
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27/ Cette lettre, Houria, parce que je prends très au sérieux le bloc à bâtir. Pourquoi devrions-nous rester dans des positions de problèmes devenues inopérantes, sous prétexte qu’opérantes, elles le furent, dans la conjoncture précédente. La gauche radicale blanche a rompu avec son islamophobie structurelle. Les LGBT rompent avec les récupérations progressistes. Maintenant : les Indigènes ne doivent pas être abandonnés à la réaction ? Absolument : alors il faut penser l’union hors d’elle, avec netteté. C’est toi qui l’as nommée : révolution communiste décoloniale.
Notes
[1] Houria Bouteldja, Beaufs et barbares, La Fabrique, 2023, p.29.
[2] Voir : https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/06/20/l-affiche-de-la-marche-des-fiertes-en-invisibilisant-la-question-du-corps-et-de-l-amour-realise-le-reve-des-homophobes_6614825_3232.html
[3] Voir : https://www.mediapart.fr/journal/france/100625/affiche-de-la-marche-des-fiertes-paris-une-polemique-et-beaucoup-de-fausses-informations
[4] Voir : https://x.com/AlainBeit/status/1930623382346691027
[5] Wissam Bengherbi, Les hommes non blancs sont-ils des Hommes ?, Université d’été du QG décolonial, 19 juin 2025 –vidéo en ligne.
[6] Svétlana Alexiévitch, La Fin de l’homme rouge, Actes Sud, 2013.
[7] Gita Aravamudan, Rosa-Linda Fregoso, Dalenda Larguèche, Rita Laura Segato, Aminata Dramane Traoré et alii, Christelle Taraud (dir.), Féminicides, une histoire mondiale, La Découverte, 2022