« Ni Macron-ni Le Pen » : le sens d’un refus
Le premier tour nous enferme dans une situation désastreuse, coincés entre fascisation et fascisme. Beaucoup parmi celles et ceux qui ont lutté au cours des dernières années, qui ont pu voter pour Jean-Luc Mélenchon, se demandent comment il faut agir, doutent et s’interrogent, et une partie importante envisage de s’abstenir ou de voter blanc.
Face à cela, il nous faut refuser les injonctions moralisantes, bien souvent contre-productives, en particulier quand elles sont le fait de personnalités publiques qui ont contribué à la montée des « idées » d’extrême droite, qui sont restées silencieuses face à la brutalité du macronisme voire qui l’ont soutenu, parfois avec ardeur.
Comme le propose ici Stathis Kouvélakis, il faut au contraire prendre au sérieux et comprendre les logiques et les mécanismes affectifs qui sont au principe de l’abstention ou du vote blanc, sous peine de se couper de secteurs sociaux qui ont été au coeur des mobilisations sociales des dernières années et qui le seront à l’évidence encore dans la période à venir.
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« Que “les choses continuent comme avant”, voilà la catastrophe. Elle ne réside pas dans ce qui va arriver, mais dans ce qui, dans chaque situation, est donné. Ainsi Strindberg écrit-il : l’enfer n’est pas quelque chose qui nous attend, mais la vie que nous menons ici »(Walter Benjamin [1])
Pour éviter tout malentendu : ce texte n’est ni un appel ni une prise de position en faveur de l’abstention ou du vote blanc ou nul. Il s’efforce simplement (mais ce n’est sans doute pas si simple…) d’analyser, donc de comprendre avant de juger, une tendance qui s’annonce d’ores et déjà très significative : des millions d’électrices et d’électeurs de gauche refuseront de voter pour Emmanuel Macron lors du second tour de la présidentielle. Certes, le fait n’est pas nouveau. En 2017, déjà, l’abstention avait progressé entre les deux tours (de 1,6 millions de voix), une première dans l’histoire de ce scrutin, et le nombre de bulletins blancs et nuls était passé de 960 mille à plus de 4 millions. Selon les estimations, parmi les électeurs de J.-L. Mélenchon, entre 24% et 36% se seraient abstenus, 17% auraient voté blanc ou nul ; parmi ceux de Benoit Hamon, l’abstention aurait atteint entre 17% et 24%, et le vote blanc ou nul 10%. Une partie, certes très minoritaire mais non négligeable, s’était même reportée sur Marine Le Pen, entre 9% et 15% de l’électorat de Jean-Luc Mélenchon selon les estimations et les modes de calcul[2].
Il y a toutefois une différence de taille : en 2017, les chances de l’emporter de Marine Le Pen étaient nulles. Il n’en va pas de même aujourd’hui : les sondages disponibles donnent tous l’avantage au président sortant, mais avec un score bien plus serré, qui laisse ouverte la possibilité d’un basculement. Pour la première fois de l’histoire, l’extrême-droite se trouve donc aux portes du pouvoir, ou, du moins, de la victoire au scrutin cardinal de la Ve République. Et pourtant, il apparaît que, loin de se renforcer, le choix du « vote barrage anti-Le Pen » de l’électorat de gauche est en recul par rapport au scrutin précédent. Les sondages disponibles donnent une première indication : entre 60 et 70% selon les estimations de l’électorat Mélenchon envisage de s’abstenir, de voter blanc ou nul ou Marine Le Pen[3]. Le « ni Macron-ni Le Pen », qui a fleuri lors des blocages d’université des derniers jours, va dans le même sens.
Sur le plan des formations politiques, comme en 2017, et contrairement à la gauche « de gouvernement », J.-L. Mélenchon et les dirigeants de la France insoumise n’appellent pas au vote Macron tout en soulignant que pas une voix ne doit aller vers Marine Le Pen. Les résultats du vote électronique des soutiens de l’Union populaire confirment la sagesse de ce positionnement. Le sujet divise, mais une tendance se dégage nettement. Le vote en faveur de Marine Le Pen ne figurant pas parmi les options proposées, les deux tiers des 215 000 participants se sont prononcés pour le vote blanc (ou nul) ou l’abstention (respectivement 37,6 et 29%), un tiers seulement (33,4%) pour un vote en faveur du président sortant. Ugo Bernalicis, député FI du Nord, résume cette position en ces termes :
« Notre sujet, c’est qu’il n’y ait pas une voix supplémentaire pour Le Pen. Mais on ne peut pas être dans un front avec La République en marche. C’est politiquement impossible. Après le quinquennat que l’on vient d’avoir, cela ne serait pas compris. C’est à Macron de convaincre les électeurs qui ont voté pour nous ».
L’(anti)politique de la peur
Voilà donc le vrai sujet : « après le quinquennat que l’on vient d’avoir », il est politiquement insoutenable pour la principale (et de loin) formation de gauche du pays d’appeler à voter Macron. Et cette impossibilité renvoie à ce qu’une partie importante, et sans doute nettement majoritaire au vu des indices disponibles, de son électorat se refuse à voter pour le président sortant. Or, dans le débat public, cette impossibilité politique est écartée d’un revers de main. Refuser de voter pour Macron, quand on est de gauche, nous dit-on, c’est succomber à la « colère », être « prisonnier des affects », et « banaliser » l’extrême-droite. Par contre, lorsqu’on est dans le « cercle de la raison », on fait le choix du « moindre mal », donc de Macron, pour « faire barrage au fascisme » dans le langage de la gauche, ou pour « défendre la République » dans celui du mainstream.
Il est certes parfaitement possible de justifier par des arguments rationnels le choix du vote Macron, nous y reviendrons dans un instant. Pourtant, il est aisé de voir que l’affect n’est pas absent du raisonnement précédent. Il s’agit même de l’affect maître de la politique moderne, à savoir la peur. Selon la célèbre sentence de Machiavel, pour le souverain, « il est plus sûr d’être craint que d’être aimé »[4]. Et l’on sait que, lorsque cette crainte n’opère plus, elle se retourne en crainte que les gouvernés en rupture de ban inspirent à ce même pouvoir, qui exhibe dès lors sa véritable origine : la force brute. Mais la logique du « moindre mal » peut aussi se lire comme la logique de réaction à « ce qui nous fait le plus peur ».
Dans l’histoire de la pensée politique, la peur joue un rôle ambivalent, facteur nécessaire à l’émergence d’un pouvoir souverain et, en même temps, élément qui concentre son instabilité interne. Pour Hobbes, c’est la peur de la mort qui pousse les humains à se décider en faveur d’un pouvoir souverain, car, seul se dernier permet de sortir de l’état d’incertitude et de paralysie généralisée de la « guerre de tous contre tous ». N’importe quel ordre politique, y compris le plus autoritaire, est ainsi préférable au chaos qui s’empare des existences lorsque le pouvoir souverain s’affaisse, ou lorsqu’il bascule dans la guerre civile, à l’instar de celle que Hobbes avait traversé pendant des années 1640. Pour lui, consentir à un pouvoir souverain signifie « s’engager par une convention », un engagement qui est « un acte de la volonté, c’est-à-dire un acte, et le dernier acte d’une délibération »[5]. C’est un acte libre, mais aussi un acte de dépossession, par lequel le sujet, mû par la crainte de la mort, transfère, sans possibilité de rappel, sa liberté « naturelle » à un pouvoir chargé de garantir l’autoconservation de tous – et de rendre ainsi possible une vie en commun. Lorsque cette garantie d’autoconservation cesse d’être effective, les citoyens retrouvent de fait leur liberté naturelle, jusqu’à ce que la peur de la mort les conduise à nouveau à trancher en faveur d’un nouveau souverain.
C’est donc tout naturellement que l’idée d’un « danger Le Pen », et même « d’un danger mortel », se trouve en première ligne des appels en faveur d’un vote-barrage pour Macron au second tour. Ainsi, à Marseille, lors dans son principal meeting de campagne, le président-candidat commence son discours en « dressant la longue liste des sujets sur lesquels il estime que l’extrême droite présente un ‘danger pour notre pays’ ». Le président du MEDEF des Hauts-de-France déclare, de son côté, que « le programme de Marine Le Pen est un danger pour la France » tandis qu’au niveau national, l’organisation patronale déclare que ce même programme « conduirait le pays à décrocher par rapport à ses voisins et à le mettre en marge de l’Union Européenne ». Fait remarquable, ce langage ressemble fort à celui qui est d’usage pour désigner les orientations des candidats hostiles aux intérêts patronaux. Selon le MEDEF, le programme lepéniste « dégraderait la confiance des acteurs économiques, réduisant ainsi les investissements et les créations d’emplois. La hausse très forte et non financée des dépenses publiques risquerait de placer le pays dans une impasse ».
Les instituts de sondages construisent depuis des années une « cote de la peur » suscitée par Marine Le Pen, en posant à intervalle régulier la question du « danger » qu’elle représente dans l’« opinion » que ces enquêtes « mesurent » en même temps qu’elles la construisent. Dans ce discours basé sur la peur, l’adversaire est nécessairement « diabolisé », essentiellement à travers son « image » et bien moins à travers le contenu de la politique qu’il défend. La réponse qu’il suscite consistera donc, fort logiquement, à jouer sur cette image pour se « dédiaboliser », sans véritablement modifier ses positions, et l’on connait l’habileté avec laquelle Marine Le Pen a joué cette partie. Le succès de son entreprise de « dédiabolisation » s’appuie avant tout sur la faiblesse de la stratégie adverse, qui vise non pas à une prise de conscience du caractère réel de sa politique qu’à susciter la peur. Dans sa version la plus cynique – celle du macronisme – cet affect est instrumentalisé au service d’un chantage au vote, seul procédé pour qu’une force nettement minoritaire dans l’électorat puisse l’emporter dans les urnes grâce au système électoral de la très bonapartiste Ve République.
L’extrême-droite, un programme qui s’en prend à la grande majorité
Assurément, l’idée que Marine Le Pen représente un « danger », ou, plus exactement, que la mise en œuvre de son programme est incompatible avec tout ce qui rend possible une vie en commun digne de ce nom est parfaitement juste. Et il n’est jamais trop tard pour entreprendre cette démonstration avec toute la rigueur et la force qu’elle exige. Toutefois, pour que cette pédagogie puisse porter au-delà du cercle des convaincus, il est indispensable de mettre l’accent sur le caractère profondément antisocial et antipopulaire de son programme, le fait que loin de s’en prendre aux seules « minorités », il s’attaque bien aux droits et aux intérêts vitaux de la grande majorité. Il s’agit donc de déconstruire ce qui fait l’attractivité de son discours auprès d’une partie considérable des classes populaires, à savoir la promesse d’une amélioration de leur condition matérielle et leur statut social par la mise en place d’un dispositif d’exclusion et de discrimination institutionnalisées des « étrangers » et des éléments considérés comme allogènes au corps national – en premier lieu les musulmans, ou supposés tels. Même si le MEDEF a ses raisons (parfaitement rationnelles) de plébisciter Macron, il n’en reste pas moins que le programme lepéniste en matière économique et sociale est profondément néolibéral. Basé sur des baisses d’impôts profitant avant tout au plus aisés, il planifie le saccage de ce qui reste de service public, et ne prévoit rien en faveur des salaires et de la protection sociale – à part en exclure tout une partie de ceux qui y contribuent par leur travail et poursuivre le définancement des caisses d’assurance engagé par les politiques d’« allègement des charges ».
Reste que, on le voit, ces arguments font également appel à des affects de toute sorte, et que se focaliser sur celui de la peur, tout en prétendant parler au nom de la seule « raison », n’est pas la modalité la plus efficace sur le plan politique. Allons plus loin : si l’affect n’est pas d’un seul côté, s’il existe une rationalité des affects, et une dimension émotionnelle dans tout engagement en faveur d’idées émancipatrices, il se pourrait que la colère ne soit pas nécessairement mauvaise conseillère. Ainsi, inspirée par Albert Camus, la philosophe Sophie Galabru affirmait récemment que, contrairement à la peur, qui pousse davantage à la passivité et au renoncement qu’à la révolte, « La colère est un affect qui nous pousse à agir, à prendre des initiatives, intimement comme collectivement, et il faut qu’elle soit reliée à la joie, comme force d’initiative, de projet. La colère, dans le fond, est une émotion très belle, très noble, et liée à la liberté, la justice, qui espère toujours un ordre meilleur. Si elle reste connectée à cette joie, elle est à mon avis gagnante ». On parle bien, d’ailleurs, de « sainte colère », non de « sainte peur ».
Le point de bascule
La question dès lors devient celle-ci : que révèle la colère immense que suscite Emmanuel Macron ? Pour le dire autrement, de quoi le refus de voter pour lui à gauche est-il le symptôme ?
Revenons au propos d’Ugo Bernalicis : « On ne peut pas être dans un front avec La République en marche. C’est politiquement impossible. Après le quinquennat que l’on vient d’avoir, cela ne serait pas compris ». Autrement dit, la proposition d’un front unique, « républicain » ou « antifasciste », se heurte ainsi à une expérience vécue, qui a marqué au fer rouge le corps social. Une expérience qui suscite la colère, certes, mais qui conduit également à quelques constats tout à fait susceptibles d’argumentation rationnelle. A commencer par celui-ci : le quinquennat Macron n’a pas été une simple continuité des politiques menées auparavant, il n’a pas été juste un quinquennat néolibéral de plus. Dans le processus de construction d’un régime néolibéral autoritaire, des seuils qualitatifs ont été franchis. Pour les saisir, le terme qui s’impose est celui violence, violence à la fois sociale, physique et symbolique.
Un moment clé du quinquennat, son véritable point de bascule, résume le franchissement de ce seuil qualitatif : la répression du mouvement des Gilets jaunes. Le sang a coulé, au sens propre. Il convient de prendre la mesure de la cassure dans la conscience collective qui s’est produite à ce moment. Ce qu’on a vu dans ce déchaînement répressif, dans la manière dont il a été organisé et justifié, c’est l’ensauvagement des dominants face à un peuple devenu menaçant, leur détermination à recourir à une violence potentiellement illimitée pour venir à bout d’un mouvement populaire. Davantage même que les visages sinistres d’un Castaner ou d’un Lallement, c’est Luc Ferry, le philosophe et ancien ministre de l’éducation, qui a le mieux exprimé l’intacte pulsion versaillaise de la bourgeoisie française en déclarant « Qu’ils [les policiers] se servent de leurs armes une bonne fois. Ça suffit ! …. On a la quatrième armée du monde, elle est capable de mettre fin à ces saloperies ». À partir de ce moment, l’idée que, d’une quelconque façon, on puisse se retrouver « du même côté » que ce pouvoir est devenu tout simplement impensable pour des larges secteurs de la société, avant tout – mais pas seulement – parmi les classes populaires.
Les prises de position en faveur d’une « abstention active » au second tour de porte-parole de Gilets jaunes résolument opposés à l’extrême-droite, comme Priscillia Ludosky ou Jérôme Rodriguez, sont là pour le signifier. Il en va de même de ces paroles d’un jeune militant de la France insoumise rapportées dans Le Monde :
« ‘Il est hors de question que je vote pour Le Pen. Mais l’adhésion à Macron est aussi hors de question.’ En 2017, pourtant, il avait glissé un bulletin pour le candidat d’En marche ! [Macron] dans l’urne. ‘Et ensuite, pendant les manifestations de Gilets jaunes, j’ai vu cette majorité néolibérale, avec sa violence, éborgner et mutiler’, se désole-t-il, laissant sourdre un sentiment de culpabilité ».
Des réflexions similaires se font entendre dans les quartiers populaires, cible prioritaire de l’extrême-droite, mais où l’on ne peut passer par-dessus la férocité antisociale et islamophobe du quinquennat, ou les propos d’un Darmanin accusant Le Pen de ne pas « nommer l’ennemi » et d’être « molle » en matière de stigmatisation des musulmans.
Cette cassure entre le corps social et le pouvoir n’a pas été l’affaire d’un seul instant. Soigneusement préparée et réactivée par le déferlement de brutalités policières qui l’a précédé et suivi, elle s’est abattue aussi bien sur les mouvements sociaux qui ont scandé le quinquennat que sur des individus pris dans leur quotidien le plus ordinaire. Elle s’est doublée d’un empilement proprement saisissant de lois liberticides qui pérennisent les dispositifs de l’état d’urgence, ciblent les migrants, restreignent drastiquement le droit de manifester, donnent des pouvoirs exorbitants aux policiers et aux officines de renseignement. Quant à l’islamophobie d’État, elle a franchi un nouveau palier avec la loi sur le « séparatisme », qui stigmatise les fidèles et permet la dissolution et fermeture de centaines d’associations, d’entreprises et de lieux de culte musulmans – pas moins de 718 selon la journaliste Widad Ketfi. Elle s’est prolongée avec la campagne grotesque lancée par les ministres Blanquer et Vidal contre l’« islamogauchisme » censé « gangréner » les universités et le monde de la recherche.
Cette cassure s’est enfin accompagnée d’un étalage d’arrogance et de mépris, qui cache à peine le mélange détonant de haine et de peur du peuple qui anime le président sortant et ses subordonnés. En fait, cet exercice ininterrompu de la violence symbolique n’est que l’autre face de la violence physique qui a marqué la période. Commentant ce concept de Pierre Bourdieu, l’anthropologue Emmanuel Terray observait avec lucidité au début des années 2000 :
« la violence symbolique ne constitue pas une espèce distincte, autonome et auto-subsistante de la violence que l’on pourrait opposer à la violence physique, à l’usage de la force brutale ; en particulier, elle n’est pas susceptible d’être utilisée de façon indépendante. En son origine et, si je puis dire, en son noyau central, elle est et demeure violence physique… Violence physique et violence symbolique sont l’envers et l’endroit d’une même médaille ; à ce titre, elles sont justiciables des mêmes traitements »[6].
Le refus catégorique dans la gauche de gauche de voter Macron, qui peut même aller, pour certains (heureusement très minoritaires), jusqu’à un vote « contre nature » pour Marine Le Pen, doit être compris comme une forme de contre-violence au sein même du jeu électoral, un acte de révolte dirigé contre la violence vécue, directement ou indirectement, par le corps social durant ce quinquennat. Il est une fin de non-recevoir, un acte d’ultime autodéfense à l’égard d’un mécanisme qui impose ce choix impossible à travers l’exercice d’une violence multiforme. Alors, oui, en effet, il faut penser aux éventuelles conséquences : le risque existe bien cette fois que Marine Le Pen l’emporte, même si, à ce stade, ce n’est pas le scénario le plus probable. Mais c’est le pouvoir macronien, radicalement disqualifié pour se poser comme défenseur de la « démocratie », qui en porte la responsabilité, certainement pas cette gauche qui refuse d’obtempérer aux injonctions de rentrer dans le rang et de « faire front » avec le pouvoir en place.
Briser le cercle infernal
Quelle que soit la position de chacun face à l’échéance du second tour – abstention, vote blanc-nul ou bulletin « tactique » Macron – il est crucial pour la gauche de gauche de ne pas se couper des secteurs sociaux qui refusent le chantage électoral qui leur est infligé. Pour cela, il faut se départir des habitudes bien ancrées qui consistent à se réfugier dans les postures moralisantes, ou dans le jeu de références historiques qui ne font guère sens pour de larges couches de la population – celles qu’il s’agit justement de convaincre. Il est tout aussi crucial de sortir de la culture de la peur, et de miser sur l’intelligence collective pour mener l’indispensable travail d’explication de ce qu’est la politique de l’extrême-droite.
Au point où nous en sommes, il est non moins urgent de nous libérer nous-mêmes de la peur pour réfléchir sérieusement à la stratégie à suivre dans l’hypothèse, assurément glaçante, d’une victoire de Marine Le Pen. Il est clair que les appels incantatoires au « soulèvement » ou aux « résistances » ne feront pas l’affaire. Car il n’est pas simple de se dresser à une échelle de masse contre un résultat électoral, a fortiori de créer les conditions de son renversement. La mobilisation populaire se construit, étape par étape, et son succès passe aussi par une stratégie d’alliance et de combats au niveau institutionnel, politique et électoral. À cet égard, le prochain scrutin législatif s’annonce d’ores et déjà comme une échéance décisive pour battre bloc macroniste et l’extrême-droite, dont il constitue le terrain le moins favorable. Quel que soit le résultat de la présidentielle, il peut être utilisé comme un « troisième tour » électoral comme l’a proposé J.-L. Mélenchon. Son appel à élire une majorité de gauche au parlement, dont il serait le premier ministre, vise clairement à briser la logique de la peur et à rassembler un bloc populaire en mesure de briser le cercle infernal dans lequel nous enferme l’iniquité de ce second tour.
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Illustration : « Dans les Champs », 1948, Hamed Abdalla. Avec l’aimable autorisation de Samir Abdalla.
Notes
[1] Walter Benjamin, Paris, capitale du 19e siècle. Le livre des passages, Paris, Editions du cerf, 1989, p. 491.
[2] 7% selon IPSOS (9,2% sans les abstentionnistes), 13% selon Opinion Way (uniquement sur les votants), 14% selon l’IFOP, 11% selon Harris interactive (15% sans les abstentionnistes), 12% selon BVA (15,3% compte non tenu de l’abstention). L’abstention, dans l’électorat Mélenchon du 1er tour, s’élèverait à 32% selon l’IFOP (mais il s’agit du total abstention-blanc-nul), 36% selon Harris, 24% selon IPSOS, 33% selon BVA.
[3] Cf. sondages Opinion Way du 11 au 15 avril, Elabe du 13 avril, Ipsos du 16 avril.
[4] Machiavel, Le Prince, chap. 18.
[5] Hobbes, Léviathan I, chap. 14.
[6] Emmanuel Terray, « Réflexions sur la violence symbolique », in Jean Lojkine (dir.), Les sociologies critiques du capitalisme, Paris, PUF, 2002, p. 12, 15.