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Les critiques adressées par Proudhon à Marx et le débat ayant opposé Claude Lefort à Cornélius Castoriadis éclairent la question de l’organisation telle qu’elle se pose au sein de la galaxie altermondialiste.




Introduction : l’idéologie du réseau

On entend très régulièrement aujourd’hui au sein des nouveaux mouvements sociaux les uns et les autres se réclamer du réseau et de l’organisation en rhizome pour se distinguer au mieux des « anciennes » formes d’organisation que sont les partis politiques et les syndicats jugés trop « rigides » ou trop « hiérarchisés ». De l’économie solidaire aux mouvements soutenant les « sans » (sans papiers, sans logis, sans travail, …) en passant par la galaxie des autres associations et ONG composant le mouvement altermondialiste au sens large, l’organisation en réseau, plus flexible, est le plus souvent valorisée. D’ailleurs, plusieurs spécialistes en font l’éloge contre les formes d’organisation traditionnelles évoquées plus haut : « contrat prédéfini, faible expression des adhérents, démocratie incertaine, bureaucratisation, etc., sont des héritages des anciennes grandes fédérations de type pyramidal qui tardent à jouer le jeu des réseaux horizontaux »1.

Aujourd’hui, avancent les plus optimistes, la lutte contre le capitalisme se pratique donc en réseau. Sur les Forums sociaux, qu’ils soient mondiaux (Porto Alegre), européens (Paris 2003, Londres, 2004…) ou locaux, nous serions en présence d’une pure agrégation de forces en lutte directes et citoyennes qui se suffiraient à elles-mêmes, loin des formes « délégatrices » que sont les partis, syndicats et autres fédérations. La coopération spontanée des associations pour « créer » de projets transversaux de tout ordre suffit, dit-on, à exprimer l’unité virtuelle de cet engagement citoyen. On célèbre cette « nébuleuse qui désigne la manifestation positive d’initiatives de citoyens qui veulent agir ensemble et prendre leurs responsabilités dans des secteurs de la vie les concernant »2. C’est pourquoi il ne faut suggérer aucun cadre qui risquerait de freiner leur spontanéité. « Réglementer », « institutionnaliser », autant de notions évoquant la contrainte d’un pouvoir susceptible d’oppresser les actions spontanées qui émergent aux quatre coins des nouveaux mouvements sociaux. Quel que soit son objet, l’association doit rappeler son anti-autoritarisme, calquer son organisation connexionniste sur ses propres structures adhérentes et fonctionner dans la multilatéralité.

Je voudrais montrer dans cet article que cette ferveur pour le réseau, pour l’horizontalité et pour le dynamisme a-hiérarchique n’est pas neuve. Elle plonge ses racines dans la tradition libertaire du XIXe Siècle et parvient jusqu’à nous par le biais d’auteurs, pas spécialement anarchistes au sens propre3, tels que Lefort, Castoriadis ou encore Deleuze. Et à chaque époque, elle a posé des questions analogues :

Mis à part le fait que le vocabulaire du réseau (flexibilité, polyvalence, mobilité, projet, dynamisme, horizontalité, autogestion, a-hiérarchie etc.) est de toute façon déjà celui du Nouvel Esprit du Capitalisme, comme l’ont très bien montré Luc Botlanski et Eve Chiapello4, ne peut-on pas interroger l’idéologie du réseau pour ce qu’elle conduit précisément les nouveaux mouvements sociaux à ne se construire aucune identité stable qui puisse permettre de construire un front convergeant face aux politiques publiques et économiques contemporaines que tous critiquent ? Ou encore, pour le dire autrement, si l’organisation verticale est bannie du mouvement social depuis longtemps, n’y-a-t-il aucun risque à rejeter toute forme d’organisation elle-même ?

Proudhon contre Marx

L’espoir de voir naître un système politique (au sens propre du terme) du réseau est hérité en droite ligne de la pensée libertaire de Proudhon. A l’occasion de la première internationale, et face à Marx, Proudhon était devenu le porte-parole d’un autre socialisme, qualifié aujourd’hui d’associationniste5. Construite autour d’une forme de spontanéisme populaire, Proudhon envisageait le mouvement politique ouvrier comme étant celui de regroupement libre et impulsifs d’associations ou d’ateliers (susceptibles par ailleurs de passer entre eux des contrats ponctuels sur le terrain économique), qu’il faudrait à peine aider à se structurer pour qu’ils deviennent la véritable faire-valoir de toute une classe, en lieu et place d’un quelconque parti communiste révolutionnaire6.

Qu’entendait Proudhon par la notion de fédération ? Il s’agissait avant tout d’un contrat passé entre des individus pour faire une association (de production ou de consommation) puis, à l’échelle supérieure, du contrat liant diverses associations entre elles (par exemple, une association de production X avec une association de consommation Y). Le contrat fédératif « c’est l’acte par lequel deux ou plusieurs individus conviennent d’organiser entre eux, dans une mesure et pour un temps déterminés, cette puissance industrielle que nous appelons l’échange ; conséquemment ils s’obligent l’un envers l’autre et se garantissent réciproquement une certaine somme de services, produits, avantages, devoirs (…), se reconnaissant parfaitement indépendants, soit pour leur consommation, soit pour leur production »7. Par ces contrats les particuliers et les entreprises s’engagent bel et bien en fonction de leurs intérêts et en fonction des contraintes économiques sans abandonner leurs initiatives8. Dans Du principe fédératif, Proudhon indique d’ailleurs que « dans ce système les contractants non seulement s’obligent commutativement les uns envers les autres, mais ils se réservent individuellement, en formant le pacte, plus de droits, de liberté, d’autorité qu’ils n’en abandonnent ». Dès lors que ce n’est plus le cas, libre à eux de quitter la fédération9. Selon Proudhon, la justice émane des rapports entre ces entreprises et petits ateliers d’artisans et d’ouvriers qui s’organisent entre eux pour résister à la concurrence. Ils feront forte impression sur lui lorsqu’il observera l’organisation des Canuts à Lyon.

Sa défense d’une sorte de fédéralisme spontané apparaît à l’époque comme une forte dérogation aux principes des communistes (plus proches de Marx) qui définissent la révolution comme étant la prise du pouvoir de l’Etat (éventuellement violente) par un parti composé des représentants de la classe prolétaire. Il tient ces principes pour des utopies aussi illusoires qu’une politique acceptant que la propriété soit concentrée dans les mains de quelques-uns. Grâce à cette idée « la plus haute du génie politique » qu’est le fédéralisme, pense-t-il, « nous n’avons plus à craindre de nous abîmer dans les antinomies gouvernementales, de voir la plèbe s’émanciper en proclamant une dictature perpétuelle (ou) la bourgeoisie manifester son libéralisme en poussant la centralisation à outrance »10. Jusqu’au lendemain de la première Internationale (1864) et la parution du Capital de Marx (1867) cette critique est très partagée par les membres de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT), alors davantage convaincus par le fédéralisme libertaire de Proudhon ou l’anarchisme plus ferme de Bakounine. Au sujet desdits principes des communistes « de parti » Proudhon écrit ironiquement : « C’est une nouvelle catégorie de la science sociale qu’ils abolissent : valeur, échange, égalité, justice, achats et ventes, commerce, circulation, crédit, etc. Le communisme, pour subsister, supprime tant de mots, tant d’idées, tant de faits, que les sujets formés par ses soins n’auront plus besoin de parler, de penser ni d’agir : ce seront des huîtres attachées côte à côte, sans activité, ni sentiment, sur le rocher… de la fraternité. Quelle philosophie intelligente et progressive que le communisme ! »11.

On remarquera à ce sujet une certaine clairvoyance de Proudhon. Il relève, avant tout le monde, que le risque qu’encourent les communistes à vouloir se ranger derrière une hiérarchie de parti auquel on ferait allégeance pour guider l’État ne ferait que reproduire, tout aussi autoritairement, l’aliénation et l’infantilisation que l’on croit être le propre du système capitaliste. « En fin de compte, que chacun soit ouvrier national et travaille au compte de l’État, qui ne paye personne, mais qui prend soin de ses enfants, telle est à peu près l’utopie ». Et une telle utopie unitaire est dangereuse, prévoit Proudhon bien avant les dérives autoritaires de Lénine, puis totalitaires de Staline en URSS. Car elle indique que « de tous leurs préjugés inintelligents et rétrogrades, celui que les communistes caressent le plus est celui de la dictature »12.

« Le système fédératif est l’opposé de la hiérarchie ou de la centralisation administrative. Dans la fédération, les attributs de l’autorité centrale se spécialisent et se restreignent, diminuent de nombre, d’immédiateté, et si j’ose ainsi dire, d’intensité à mesure que la confédération se développe », dit-il13. Le pouvoir est perçu comme tournant, chaque structure (association, mutuelle ou coopérative) devant suggérer à l’unité fédérale des représentants dont la durée des mandats est de court terme.

Le regroupement part de la rencontre locale de structures locales. Il se développe spontanément et si un regroupement (par exemple de coopérative de production et de consommation) trouve des convergences d’intérêt et de lutte avec un regroupement autre, celles-ci ne doivent donner naissance qu’à une unité ponctuelle qui ne doit pas définir un programme qui les unirait dans un contrat de long terme. Ce en quoi d’ailleurs Proudhon distingue les fédérations spontanées et éphémères (qu’il préconise) des fédérations centralisées par le haut (qu’il critique)14. Il n’y a que de l’agrégation spontanée donnant lieu à un réseau, pas d’unité car « avec l’unité, la politique se réduit à un simple machinisme, dont il n’y a plus qu’à faire tourner le volant. Tant pis pour qui se laisse prendre dans l’engrenage : ce n’était pas véritablement un homme politique ; c’était un intrus (…). La démocratie, lorsqu’elle incline au communisme, formule l’unité. Sa fin est l’unité, son moyen l’unité, sa loi, toujours l’unité. L’unité est son alpha et son oméga, sa formule suprême chaque fois qu’elle répond à la demande de fournir son programme »15.

De là en partie sa brouille avec Marx, qui lui suggérait dans une lettre de 184616 l’adhésion à une nécessaire organisation centrale qui puisse coordonner les unités ouvrières (coopératives, conseils dans les industries, syndicats, mutuelles, etc.) et diffuser un sentiment d’unité, deux tâches qui ne peuvent être spontanées. Dans sa réponse, on note que c’est surtout la possibilité d’une révolution arbitraire par une prétendue classe homogène qui fâche Proudhon. Il sait que Marx lui-même, en tant que philosophe, n’apporte qu’une attention « contrainte par les évènements » à la question du parti contrairement à ce que pourra laisser penser la seule lecture du Manifeste communiste (1848). Néanmoins, cet échange épistolaire consumera le divorce, et le rejet de la classe par Proudhon peut être tenu pour l’équivalent du rejet du parti auquel il procède partout ailleurs. Et de s’insurger : Non, « à un niveau fédératif supérieur, la régénération d’autorités implicites dans un contexte d’auto-organisation ne peut qu’apparaître comme illégitime »17.

Socialisme ou Barbarie : Castoriadis ou Lefort ?

 

Si l’on peut parler d’un certain débat transhistorique au sujet de « l’organisation », c’est aussi parce que son redéploiement dans le vaste mouvement contemporain de l’altermondialisme (entre d’une part des associations attachées à leur indépendance et à une certaine mobilité18 et celles rattachées à des fédérations, des partis ou des syndicats) n’est pas le premier du genre. Il y a un demi-siècle, une autre opposition pouvait être lue à la lumière de la distinction entre « spontanéisme libertaire proudhonien » et « organisation marxiste ». Il s’agit de celle qui fit imploser le groupe Socialisme ou Barbarie (SouB) dans l’après-guerre. Fondé par deux philosophes, ce groupe animait principalement la revue du même nom et se distinguait des communistes, et même des trotskistes, de l’époque par ses propos extrêmement critiques à l’égard Moscou. Mais en interne une division avait créé deux courants.

Aux côtés du premier de ces philosophes, Castoriadis, certains tenaient le discours de « L’organisation » contre le second, Lefort qui, pour sa part, préférait le vocabulaire du « réseau », proche du sens que Proudhon concède à la fédération. Avec le recul, Lefort consentira à qualifier sa position de « libertaire ». A l’époque de Socialisme ou Barbarie, ses écrits, pas plus que ceux de Castoriadis et des autres socio-barbares, n’utilisent le mot. Ce qui peut sembler curieux étant donné qu’anarchistes (qu’il s’agisse de la Fédération Anarchiste et ? après 1953 ? de la Fédération Communiste Libertaire) et socio-barbares se rapprochent justement par la critique analogue de la bureaucratie soviétique. Mais, comme le note l’analyse de Philippe Gottraux, cette méconnaissance des points communs est plus due au fait « qu’il était de bonne guerre de ne pas mentionner un concurrent dans le champ si l’on entend faire œuvre d’originalité et réinventer la poudre révolutionnaire » qu’au fait d’une réelle divergence théorique19.

La préface de Lefort en 1979 à ses Éléments d’une critique de la bureaucratie, débarrassée de ces préoccupations identitaires « structurelles », confessera l’inflexion lexicale : « Dans le groupe Socialisme ou Barbarie, écrit-il, j’ai trouvé les moyens d’approfondir une critique de la bureaucratie inspirée par la foi et la créativité du prolétariat. Mais je me suis tôt heurté au projet de construction d’une direction révolutionnaire et d’élaboration d’un programme du socialisme. Ce projet me semblait en contradiction avec la reconnaissance de l’autonomie ouvrière, dans les formes de luttes et d’organisation. En bref, je n’admettais pas qu’on fixât d’en haut le modèle d’une invention qu’on attendait d’en bas (…). Il me semble à présent plus vigoureux, plus audacieux ou, d’un mot perverti mais irremplaçable, plus révolutionnaire de m’attacher à une idée libertaire de la démocratie que de poursuivre le rêve du communisme comme s’il pouvait se défaire du cauchemar totalitaire »20.

Á la lecture de sa critique de la bureaucratie, on comprend sa position dans la dispute qui le poussa à quitter SouB en 1958. Comme l’indique Gottraux, un « compromis sur l’organisation » du prolétariat avait permis de maintenir la cohérence du groupe jusqu’à cette date21. Mais après, la ligne de fracture s’avéra trop forte. Pour Lefort, SouB devait chercher à « comprendre » l’avant-garde révolutionnaire et ses tâches, ne pas les fixer dans une quelconque organisation et en aucun cas « prétendre lui apporter un programme »22. L’avant-garde serait l’ensemble des éléments avancés du prolétariat dont le regroupement serait spontané et en aucun cas stimulé par un groupe comme SouB qui ne doit, dans le meilleur des cas, que se proposer comme « traducteurs » de leur voix. Ce que devrait faire SouB consisterait à saisir le quotidien ouvrier afin de repérer sa réelle teneur politique plutôt que celle qu’on lui prête. Proudhon n’entendait pas faire autre chose par rapport aux ateliers, contrairement à Marx, qui dépeindrait « le prolétariat en des termes si sombres qu’on est en droit de se demander comment il peut s’élever à la conscience de ses conditions et de son rôle de direction de l’humanité. Le capitalisme l’aurait transformé en machine et dépouillé de “tout caractère humain au physique comme au moral” »23 .

Privé de toute initiative propre, on voit mal comment le militant ouvrier peut saisir le potentiel politique de l’organisation de son atelier ou de sa coopérative dans un « marxisme » orthodoxe qui n’envisage l’acte politique que comme l’acte qui consiste à dévoiler au peuple le poids de son aliénation pour le pousser vers et le guider dans la révolution. Or, précisément, pour Lefort, comme pour Proudhon, « la politique n’est pas à enseigner, elle est plutôt à expliciter comme ce qui est inscrit à l’état de tendance dans la vie et la conduite des ouvriers »24. On retrouve ici des éléments du lexique proudhonien de sanctification de l’ouvrier qui monte une mutuelle dans son entreprise ou une coopérative de consommation dans son quartier, et auquel il concédera toutes la compétence politique de créer un collectif autour d’une cause ou d’un objectif commun visant le bien être des membres d’une même société.

C’est vers un travail de traduction sociologique analogue à celui revendiqué par Proudhon 100 ans plus tôt que devrait tendre SouB. « Au lieu d’examiner de l’extérieur la situation et le développement du prolétariat, on chercherait à restituer de l’intérieur son attitude en face de son travail et de la société et à montrer comment se manifestent dans sa vie quotidienne ses capacités d’invention ou son pouvoir d’organisation sociale. Avant toute réflexion explicite, les ouvriers ont un comportement spontané en face du travail (…), de la vie sociale à l’intérieur et en dehors de l’usine et c’est, de toute évidence, dans ce comportement que se manifeste le plus complètement leur personnalité »25. Se dire qu’un organisme quelconque doit pouvoir forger un programme qui lui-même doit pouvoir obtenir un accord de la part des travailleurs, c’est déjà parler de centralisation. Plus pertinent serait donc le choix de s’enter sur la vie ouvrière, spontanément composées de conseils, de mutuelles et de syndicats locaux, et de s’en faire le vecteur : pour SouB, il s’agirait d’apporter aux groupes autonomes des informations dont ils ne disposent pas, des connaissances auxquelles leur action locale sur leur lieu de vie et de travail ne leur permet pas d’accéder ; « il s’agit de les mettre en contact les uns avec les autres, de faire communiquer leurs expériences séparées, de les aider à constituer peu à peu un véritable réseau d’avant-garde »26. La créativité et l’inventivité des organisations locales, des « conseils », coopératives (ou autres) se suffisent à elles-mêmes. « Le mouvement ouvrier ne se frayera une voie qu’en rompant avec l’idée de parti ou d’instance centralisée pour chercher ses formes d’action dans des noyaux multiples de militants organisant librement leur activité et assurant par leurs contacts, leurs informations et leurs liaisons non seulement la confrontation mais aussi l’unité des expériences »27.

En pointillé, une série d’éléments du débat Proudhon-Marx et, comme nous allons le voir, du débat contemporain du mouvement altermondialiste sont repérables dans le discours que Lefort tient au sujet des ouvriers. Au-delà du parti, qui n’est somme toute qu’un terme prétexte, ce qui se débat concerne les oppositions « capacité politique locale/centralisation », «spontanéité/organisation », «réseau/unité représentative».

Castoriadis incarnait dans le groupe les seconds pôles de ces oppositions binaires. Il y stigmatise la tendance anti-organisationnelle, tendanciellement libertaire. Il reproche à Lefort d’avoir poussé l’anti-bureaucratisme jusqu’à l’espoir de voir SouB réduit à un lieu de discussions, sans projet concret pour la classe ouvrière. Or, dans la perspective de Castoriadis, SouB a une mission réellement programmatique qu’il faut accomplir en ayant l’aval de tous les groupes ouvriers locaux. Certes, concède Castoriadis, la revue doit s’ouvrir à ses lecteurs, les inciter à écrire et à s’organiser en groupe de travail avec l’aide des plus militants du Groupe. Elle doit à ce titre devenir davantage le lieu vivant de fusion entre théorie et expérience que devrait être, à grande échelle, « l’organisation ». Mais elle doit rester celui de l’expression stricte « d’une idéologie cohérente »28. Sur le plan politique, l’anti-bureaucratisme radical de Lefort revient à ne pas accepter qu’il faille conserver une forme d’organisation susceptible d’élaborer des programmes29, c’est-à-dire une forme parti qui soit moins une direction qu’un organe capable de proposer des objectifs, des moyens et de créer grâce à eux des liens30. Castoriadis évoque les conseils de Nantes et de Saint-Nazaire (Renault) et les métallos de Paris qui auraient pu lier leurs luttes si une organisation (autre que le PC, la CGT et la SFIO qui les ont volontairement laissés dans l’isolement) les avait seulement mis en contact les uns avec les autres et permis de constituer des délégations pour se rendre visite mutuellement31.

Lefort pour sa part, en critiquant la centralisation en tant que telle, rendrait purement et simplement le socialisme impossible au-delà de « la coopération spontanée » et momentanée de « petits groupes de luttes autonomes mythologiques ». Il nierait qu’on puisse forger une expérience révolutionnaire commune et cohérente, que l’ouvrier s’intéresse à la question générale « Que faire ? ». Il refuserait qu’un parti ou une organisation puisse exister pour exprimer l’unité virtuelle profonde de l’expérience de larges catégories de gens, dépassant le cadre de l’entreprise, et que cette expérience les conduise à se rassembler pour agir en fonction d’objectifs formulés par un programme.

Le parti est extérieur à l’entreprise, soit. Mais il ne l’est pas à l’expérience globale de la société par les ouvriers ni à leurs objectifs. Est-ce là une cohésion artificielle, demande Castoriadis32 ? Lefort, à force d’appliquer partout son postulat identifiant l’organisation à la bureaucratie, « rend purement et simplement toute unité du mouvement impossible. Ses frontières seraient délibérément imprécises, tout le monde agissant comme il l’entendait »33. Contre ce dernier il écrit : « Il est impossible qu’une activité réelle et efficace, c’est-à-dire cohérente se développe sans un minimum d’homogénéité idéologique et de discipline collective. Cela implique une définition claire des idées, des buts et des moyens – c’est-à-dire un programme, une manière de résoudre dans la pratique les divergences pouvant surgir au cours d’une action – c’est-à-dire l’acceptation du principe majoritaire ; ces deux points entraînent la nécessité de définir ceux qui participent à l’organisation. Enfin, il est impossible qu’une organisation se développe, sans rencontrer et sans être obligée de résoudre dans la pratique le problème de la centralisation. C’est sur ces points que portent nos divergences avec Lefort – et non pas sur le point de savoir si l’organisation révolutionnaire doit être une “direction” du prolétariat (un parti). Lefort et ses camarades ont décidé de faire comme si ces problèmes n’existaient pas »34. Il a choisi délibérément d’ignorer les problèmes cruciaux de l’organisation, du programme et de la centralisation et de ne pas expliquer ceux qu’il privilégie : regroupements spontanés, expérience politique immédiate, coopération locale, liaison transversale entre comités locaux, réseau.

Avoir pris le temps d’exposer ainsi une dispute vieille de 50 ans et qui fait écho à des positions qui opposaient en leur temps Proudhon à Marx (comme, en partie, au débat Luxemburg/Lénine au début du siècle35) offre certaines coordonnées du débat qui concerne aujourd’hui de près le vaste mouvement altermondialiste. Il pose en effet des jalons quant à l’engagement « politique » des associations et ONG. Tout comme le débat entre Lefort et Castoriadis serait simplifié à outrance dans le langage militant classique si l’on y voyait simplement une dispute entre un anarchiste et un trotskiste-léniniste partisan de la forme « parti », il serait trop simple de diviser les  « alters » au sens large autour d’un axe opposant des personnes exclusivement préoccupées d’autonomie associative et des personnes manifestant le désir de fédérer les associations dans un processus de délégation vers un pôle unique de centralisation. Personne ne se réclame d’un tel pôle.

Parce que l’organisation devient dangereuse dès lors qu’elle est centralisée, même au simple titre d’accessoire, Lefort estime que ce n’est pas seulement à une critique de sa conception léniniste – comme l’a souvent fait SouB – qu’il faut procéder mais à une critique de l’organisation elle-même, c’est-à-dire du parti en tant que partie du prolétariat détachée de lui-même. «Se dérobant à cette critique essentielle, le Groupe Socialisme ou Barbarie s’en tient à des points de détail. (…). Le groupe recommande que le parti ne se conduise pas comme un organe de pouvoir. Mais une telle fonction, Lénine moins qu’aucun autre ne l’a jamais revendiquée. C’est dans les faits que le parti se comporte comme la seule forme du pouvoir ; ce n’est pas un point dans son programme. Si l’on conçoit le parti comme la création la plus vraie de la classe – c’est la théorie de Socialisme ou Barbarie – si l’on pense que le parti doit être à la tête du prolétariat avant, pendant et après la révolution, il est trop clair qu’il est la seule forme de pouvoir (…). Le Groupe, malgré son analyse de la bureaucratie, n’aboutit à rien. En ce sens on peut dire qu’il est loin de l’arrière-garde (…) qui refuse l’idée de parti »36.

Tous les socio-barbares étaient critiques à l’idée d’une forme « parti » autoritaire et décisionnel. De la même manière, partout dans le monde des nouveaux mouvements sociaux, on critique la hiérarchie et on se réclame du réseau, de la créativité, de la spontanéité et de la coordination d’’actions locales « en situation ». Ce qui affleure symétriquement au cœur des disputes socio-barbares et des disputes au sein du mouvement « alter » doit être lu sur l’opposition « organisation politique unitaire » vs « connexion de miniatures politiques locales ». Si l’on peut dire, beaucoup (Proudhon, Marx, Luxemburg, Lefort, Castoriadis, les « alters ») s’accordent sur l’idée que les associations – ou les ateliers, ou les conseils ouvriers – sont le lieu où des individus font l’expérience d’un « fondamental » civique. Mais qu’en est-il au-delà de ces rapports inter-associatifs locaux et ponctuels ? Voilà la vraie question qui, déjà à l’époque, opposait le fédéralisme spontanéiste proudhonien à l’organisation du prolétariat de Marx.

 

L’altermondialisme : un mouvement libertarien ?

Lorsqu’il s’agit d’engager des actions communes, c’est davantage sous la forme d’un connexionisme militant renouvelé que vont fonctionner les associations et ONG contemporaines plutôt que sous la forme d’une « organisation » au sens où l’entendait Castoriadis. Plus fidèles aux exigences d’une topique libertaire, un grand nombre des acteurs ne s’intéressent aux tentatives fédératives des organisateurs des forums mondiaux ou européens que de manière erratique. Au côté de Lefort, ils se réclament de la coopération autonome, de la créativité, de la maturation spontanée des initiatives, des petits groupes, de la liaison transversale, du réseau. C’est ainsi, par exemple, que naîtront des collaborations entre des structures de commerce équitable et des AMAP ou encore des réseaux Nord-Sud de coopératives de femmes, comme on a pu les voir à l’occasion des derniers forums sociaux. Leur logique peut rester en âme et conscience celle des « projets ponctuels ». Nul besoin de déléguer, d’organiser ou de fédérer, car la richesse des réseaux n’est due à rien d’autre qu’à la profusion des coordinations autonomes et éphémères des associations qui s’en réclament. L’avantage de réseau est qu’il ne souffre pas de l’échec des tentatives visant à chercher une unité politique officielle et générale. Si l’on ne s’accorde pas à la ligne globale de la convergence suggérée (à ses fins, à ses critères d’identités, etc), chacun est libre de quitter le réseau.

En définitive, on en arrive à une conception de l’association qui renoue avec la tradition des libertariens américains, les penseurs les plus radicaux de l’ultra-libéralisme et de la déréglementation totale du capitalisme. Partant de l’idée que le meilleur des mondes n’existe pas, ou du moins, qu’il est différent pour chacun, le plus connu d’entre eux, Robert Nozick, démontre qu’il est légitime pour un individu de quitter son monde (ou son réseau) pour un autre qui serait plus en adéquation avec ses aspirations. Il appelle donc association, au sein d’un réseau, « un monde que tous les habitants rationnels sont en droit d’abandonner pour n’importe quel autre monde »37. Le monde véritable est ainsi composé de différents mondes (ou associations ou réseaux) que les individus investissent différemment en fonction de leur intérêt mais « il n’y a aucune raison de penser qu’il est une communauté qui servira d’idéal pour tous les gens et il y a beaucoup de raisons de penser qu’il n’y en a pas »38.

Chaque structure d’un mouvement social, qu’il s’agisse de l’altermondialisme ou d’un autre, peut se donner la liberté de s’engager dans toutes les grappes du réseau qui lui plaisent. D’une certaine manière dans ce réseau « n’importe quelle personne peut essayer de réunir des esprits semblables, mais, quels que soient leurs espoirs et leurs désirs, aucun d’entre eux n’a le droit d’imposer sa vision d’unité au reste des autres »39.

Les acteurs d’un réseau (une communauté utopique, selon Nozick) peuvent faire valoir leur droit à le quitter dès lors qu’il ne s’agit plus du meilleur des mondes possibles pour eux et qu’ils estiment y subir la pression d’une autorité ou d’un pouvoir quelconque. C’est ce droit que faisait aussi valoir Proudhon lorsqu’il parlait de ses fédérations de coopératives et de mutuelles qui, chacune, avait la permission inaliénable de quitter une association pour en rejoindre une autre plus propice à ses intérêts.

Nozick aurait pu écrire, comme Proudhon, qu’une association d’associations sur des projets ponctuels contractualisés (chez Proudhon ils sont économiques) oblige les partenaires à se fournir mutuellement services, produits, avantages, devoirs (op. cit.), mais ils ne le font qu’en se reconnaissant parfaitement indépendants. Ils intègrent la fédération en fonction de leurs intérêts et en fonction des contraintes économiques sans abandonner leurs initiatives de la quitter dès que cela leur semble opportun.

Du point de vue politique, cette forme utilitariste du réseau pose un problème crucial. Le fait d’avoir toute la latitude libertarienne de quitter une organisation dès lors que l’on n’y trouve plus un intérêt spécifique ou que les projets qui nous y retenaient s’achèvent laissent à ceux qui y restent la liberté de parler « au nom » du réseau. Dès lors qu’aucune organisation politique formelle ne permet de déléguer la parole à des représentants, ceux-ci s’instituent eux-mêmes comme tels dans l’indifférence de tous ceux qui ont par exemple préféré retourner dans leurs associations ou coopératives locales pour agir sur le terrain.

Bien entendu, on pourra toujours évoquer ces montées en généralité vers des « lieux communs » qui rassemblent de facto les initiatives lors d’événements comme les forums sociaux altermondialistes : « remettre l’homme au cœur de l’économie ; combattre le libéralisme ou la marchandisation du lien social, créer de la citoyenneté, relier le local et le global, le particulier et le général, etc. »40. Néanmoins ce que l’on voit bien « c’est qu’en dépit de leur organisation apparemment non-hiérarchique et non pyramidale, ces réseaux ne sont pas dépourvus d’un centre, plus ou moins visible. Il apparaît que certains membres individuels ou collectifs y détiennent une position privilégiée »41.

Bernard Cassen, malgré les critiques qu’on peut lui adresser par ailleurs, l’a bien vu. Il s’en prend à tous ceux qui, dans les nouveaux mouvements sociaux, participent de la mystique « absence de pouvoir » et de l’abolition libertaire des leaders. Castoriadis n’opposait rien de différent à Lefort ni Marx à Proudhon :

« La question sous-jacente, mais évidemment non explicitée, est celle du pilotage du mouvement au niveau mondial (ou national dans le cas de notre affaire) (…). J’entends déjà certains pousser les hauts cris. Les mêmes qui vilipendent en permanence les structures pyramidales ou hiérarchiques, qui vantent les mérites des réseaux informels, de la transparence, de l’inclusion, etc., sont aussi les premiers, bien qu’ils s’en défendent, à vouloir impulser des logiques, et même des structures excluantes qu’ils croient pouvoir contrôler en sous-main. Derrière le prétendu informel, il y a toujours un noyau d’influence : parfois le pouvoir réel d’un leader qui affiche volontiers un profil de militant de base, mais le plus souvent celui d’un réseau, en général pré-existant, composé d’un petit nombre de personnes ou d’organisations. A la différence des structures formelles, qui elles, comportent des modes de décisions identifiés, donc des prises de responsabilité publiques et, à la limite, de révocations de mandats, les structures dites informelles sont anonymes, s’abritent derrière des libellés pompeux leur permettant de se donner une représentativité qu’elles n’ont pas, et elles n’ont, par définition, de compte à rendre à personne »42.

Et l’auteur de s’interroger sur le sens à donner aux séminaires des forums sociaux qui se démultiplient à l’envi sans lignes communes et en rassemblant au mieux ses 50 à 100 personnes composées pour une bonne partie par les organisateurs du réseau et leurs invités : « Les séminaires et ateliers organisés lors des forums portent chacun en effet sur des sujets spécifiques. D’où, au final, une juxtaposition des propositions alternatives portées par des acteurs et mouvements ad hoc, sans “fil rouge” qui les relie. Or, les participants, et les citoyens en général, aspirent, au moins, à une esquisse d’un autre monde possible, à une sorte de programme commun minimal aux différents niveaux : national, continental ou planétaire. La charte de principes de Porto Alegre est muette sur ce point, et pour cause, car le fil rouge dont je parle ne serait rien d’autre qu’un véritable programme politique informé par une idéologie particulière, et donc inacceptable pour une partie des acteurs et mouvements sociaux participants aux Forums »43.

Des chercheurs en sciences sociales le rejoignent dans cette analyse, avec peut-être moins de véhémence. Ce qui rend difficile l’actuelle structure protéiforme du mouvement altermondialiste est ce qui fait sa force principale : « sa forme d’organisation et d’intervention décentralisée, en réseaux, caractéristique des nouveaux activismes sociaux, reflète et contrarie la logique de mise en réseaux propre à la domination de la société informationnelle » capitaliste. A contrario, « c’est cette légèreté du réseau de changement social et cette absence de centre qui rendent si difficiles à percevoir et à identifier les nouveaux projets identitaires en gestation »44.

 

 

Conclusion : vers une démocratie libertaire ?

Le réseau enchante aujourd’hui comme il séduisait hier les associationnistes rangés derrière Proudhon. Si c’est le cas c’est parce que, selon moi, il constitue l’indice d’une éventuelle retraduction moderne de ce qui apparaissait à ce dernier comme étant à la fois un fédéralisme autogestionnaire, un spontanéisme politique, un libéralisme socialiste ou un collectivisme libéral45. Mais en convoquant ces termes, on se donne peut-être l’illusion de créer du neuf car l’entrechoquement de termes traditionnellement opposés dans la pensée assure à tous les coups une impression de radicale créativité. On comprend la raison qu’il y a de se réjouir du parallèle susceptible d’être tissé entre l’originalité de Proudhon et celle des associations contemporaines : la mise en réseau des initiatives, l’engagement collectif dans les divers projets qu’elles autorisent et l’absence d’organisation hiérarchique sont perpétuellement tenues pour être la réalisation d’une forme de « gouvernance participative appliquée à un regroupement volontaire »46. Mais de tous les spécialistes évoquant de la sorte le parallèle pouvant être tracé entre l’associationnisme d’hier et les nouveaux mouvements sociaux, personne ne semble troublé par l’échec de ces réseaux lorsqu’il s’est agi de les « organiser ». Faute d’avoir été capable de se formaliser démocratiquement et d’inventer des structures au sein desquelles le pouvoir était susceptible d’être distribué ou accordé en alternances à des représentants légitimes, l’associationnisme n’a pas fait le poids face aux partis communistes (confortablement appuyés sur le marxisme) dans l’Internationale en Europe au XIXe Siècle. Et il y a peu de chance que les revendications (économiques, écologiques, sociales, etc) mises en place par certaines franges du mouvement alter trouvent aujourd’hui davantage de socles légitimes pour devenir une véritable force politique qui soit d’un autre ordre que celui de la simple suggestion.

Que les associations ne fassent pas plus attention à leur institutionnalisation politique est d’une certaine manière ce que regretteront tant Castoriadis que Lefort malgré tout : « On voit surgir depuis quelques années, écrit le premier peu de temps avant sa mort, une idée qui voudrait que nous soyons parvenus à une nouvelle forme de “politique démocratique”, constituée par la juxtaposition de divers “mouvements sociaux” – ou plutôt, de non-mouvements – dont aucun ne se soucierait de concevoir la société comme un tout mais dont la synergie produirait un état de chose “démocratique”. Il n’est pas difficile de voir que ces “mouvements”, dépourvus de préoccupations générales, prennent inévitablement la forme de lobbies, dont les pressions opposées contribuent à bloquer la société sur des points importants »47. Dans la même veine, Lefort, dans ses études plus tardives sur Tocqueville, confirme que si il faut bien dénoncer l’illusion de ceux qui veulent soustraire l’administration aux revendications des associations, il faut identiquement dénoncer les illusions des associations strictement civiles qui d’une certaine manière se satisfont de leur statut « d’écoles citoyennes » pour mépriser la politique « classique »48.

Parce qu’elles parlent de démocratie sans pour autant s’interroger sur leur propre légitimité démocratique à représenter telle ou telle frange du mouvement social, parce qu’elles autorisent, comme Proudhon à l’époque ou Nozick aujourd’hui, que chacun déserte la fédération ou le réseau dès lors que ses intérêts ne s’y retrouvent plus, parce qu’elles n’ont pas encore trouvé la courroie qui leur permettrait de tenir à la fois le spontanéisme politique de leurs structures locales et la nécessité de les organiser politiquement en conférant alternativement à ses membres le pouvoir de représentation de l’ensemble, les « associations d’associations » (dans le mouvement altermondialiste) n’ont pas encore trouvé le moyen d’assurer à leur tradition libertaire des assises démocratiques non libertariennes. Et elles restent actuellement perçues davantage comme des lobbies, parfois corporatistes, plutôt que comme la voie légitime des personnes désaffiliées qu’elles entendent représenter.

Le rapport entre une démocratie libertaire, telle que l’aurait voulue Proudhon, et sa perversion économique libertarienne n’est pas innocent. Aujourd’hui, le lexique du réseau, de la participation et de l’autogestion est devenu celui du capitalisme lorsqu’il s’agit de qualifier la manière dont il conviendrait de voir les travailleurs « s’organiser » pour assurer un maximum de rentabilité et d’efficience aux grandes entreprises auxquelles ils appartiennent. La question qui se posent dès lors aux mouvements sociaux qui s’opposent à la marchandisation du monde devient peut-être celle-ci : Comment réinventer une économie réellement coopérative (plutôt que privée) qui puisse valoir également comme construction idéologique susceptible de faire advenir une construction politique, associant pluralité et espace commun ? Si l’on s’en réfère aux quelques pages qui précèdent, on comprend que cette question revient à se demander comment mettre en tension Proudhon et Marx, Lefort et Castoriadis. Dans sa double critique de Lénine et des anarchistes, Rosa Luxemburg ne se demandait rien d’autre. Le désir de poser cette tension théorique et/ou d’établir une construction idéologique converge avec ce que Philippe Corcuff appelle « social-démocratie libertaire »49. Il définit celle-ci en s’inspirant notamment d’Hannah Arendt dont certaines réflexions lui apparaissent utiles. D’une part, elle indiquait que « la politique repose sur un fait : la pluralité humaine ». D’autre part, elle caractérisait la politique comme l’équation difficile d’une association organisante du divers n’appelant pas un écrasement unitaire des singularités : « La politique traite de la communauté et de la réciprocité d’êtres différents »50.

 

 

 

 

 

Bruno Frère

Mai 2010

 

Bruno Frère est sociologue, chargé de recherches du FNRS (Fonds National de la Recherche Scientifique) belge. Il est membre du Service de Sociologie des Identités Contemporaines (Université de Liège), du Centre de Recherche et d’Information sur la Démocratie et l’Autonomie (CNAM) et du Groupe de Sociologie Politique et Morale (EHESS). Il est l’auteur de Le nouvel esprit solidaire, préface de Luc Boltanski et postface de Jean-Louis Laville (Paris, Desclée de Brouwer, 2009), et co-éditeur avec Marc Jacquemain d’Épistémologie de la sociologie. Paradigmes pour le XXIe siècle, postface de Philippe Corcuff (Bruxelles, De Boeck, 2008).

1. Roger Sue, Renouer le lien social. Liberté, égalité, association, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 218.

2. Marie-Thérèse Chéroute, « Les associations dans la dynamique sociale », dans la Revue des Etudes Coopératives Mutuellistes et Associatives, n° 270, 1998, pp. 69-88.

3. Au sens où Bakounine par exemple était tant libertaire qu’anarchiste, de même que le sont aujourd’hui la plupart des « anars » revendiqués tels comme du côté de la Fédération anarchiste ou d’Alternative Libertaire (voir Simon Luck, « L’actualité d’un mouvement suranné : L’engagement anarchiste entre modernité et tradition », dans Marc Jacquemain et Pascal Delwit (éds.), Engagements d’actualité et actualité des engagements, Bruxelles, Academia-Bruylant, coll. Sciences Politiques, 2010, pp. 117-137).

4. Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

5. Philippe Chanial, La délicate essence du socialisme, Lormont, Le Bord de l’eau, 2009.

6. Bruno Frère, Le nouvel esprit Solidaire, Paris, Desclée de Brouwer, 2009.

7. Pierre-Joseph Proudhon, Idée générale de la révolution au XIXe siècle [1851], Paris, Marcel Rivière, 1923, p. 189.

8. Pierre Ansart, Proudhon. Textes et débats, Paris, LGF/Le Livre de Poche, 1984, p. 237.

9. Pierre-Joseph Proudhon, Du principe fédératif [1863], Paris, Marcel Rivière, 1959, pp. 318-319.

10. Pierre-Joseph Proudhon, Du principe fédératif, ibid., pp. 352-353.

11. Pierre-Joseph Proudhon, Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère [1846], t. III, Paris, édition du groupe Fresnes-Antony de la Fédération anarchiste, 1983, pp. 43-51.

12. Pierre-Joseph Proudhon, Système des contradictions …, ibid.

13. Pierre-Joseph Proudhon, Du principe fédératif, op. cit. , p. 321

14. En France, Proudhon s’en prenait ainsi à Louis Blanc, son frère d’armes socialiste-associationniste qui, une fois au gouvernement en 1848, tenta d’imposer la fédération par le haut (en créant par exemple de toutes pièces des « ateliers nationaux », qui se voulaient être des unités militantes mais qui ne se sont en réalité avérés n’être que des structures financées par l’Etat pour remettre au travail des chômeurs et éviter qu’ils ne deviennent « oisifs »

15. Pierre-Joseph Proudhon, Philosophie de la misère, op. cit., pp. 381-384.

16. Karl Marx, « Lettre à Proudhon » dans Pierre-Joseph Proudhon, Philosophie de la misère, op. cit., pp. 323-324.

17. Pierre Ansart, Sociologie de Proudhon, Paris, PUF, 1967, pp. 210-211.

18. Que l’on pense, pêle-mêle, au réseau RESF, aux Décroissants, aux Casseurs de Pub, à No Vox, à AC!, au Mouvement pour l’Economie Solidaire, au DAL, à Droits devant, etc. etc.

19. Philippe Gottraux, Socialisme ou Barbarie, un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, Lausanne, Payot, 1997, p. 231.

20. Claude Lefort, Préface aux Eléments d’une critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard, 1979, pp. 14-15.

21. Philippe Gottraux, Socialisme ou Barbarie,… op. cit., p. 92.

22. Claude Lefort , « Le prolétariat et sa direction » [1952, paru sous le pseudonyme de Claude Montal et sous le titre « Le prolétariat et le problème de la direction révolutionnaire », dans Socialisme ou Barbarie n°10], dans Éléments d’une critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard, 1979, pp. 59-70.

23. Claude Lefort , « Le prolétariat et sa direction », ibid., p. 73.

24. Claude Lefort, « Organisation et parti, contribution à une discussion » [1958, paru dans Socialisme ou Barbarie n° 26], dans Éléments d’une critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard, 1979, p. 104.

25. Claude Lefort, « L’expérience prolétarienne » [1952, paru dans Socialisme ou Barbarie n° 11], dans Eléments d’une critique de la bureaucratie, 1979, Paris, Gallimard, p. 84.

26. Claude Lefort, « Organisation et parti, … », art. cit., p. 111.

27. Claude Lefort, « Organisation et parti, … », art. cit., p. 113.

28. Cornélius Castoriadis, « Bilan, perspectives, tâches » [1957, paru dans Socialisme ou Barbarie, n° 21], dans L’expérience du mouvement ouvrier I. Comment lutter, Paris, UGE-10/18, 1974, pp. 403-406.

29. Pour plus de détails sur ce que devrait contenir un programme : voir Cornélius Castoriadis, « Le contenu du socialisme II » [1957, paru dans Socialisme ou Barbarie n° 22], dans Le contenu du socialisme, Paris, UGE-10/18, 1979, pp. 103-221 et surtout 223-228. Sur le programme et le parti toujours conçu comme l’organe de la dictature du prolétariat : « Bilan, perspectives, tâches », art. cit., pp. 47-65 et surtout pp. 60-62). Sur SouB comme lieu d’appui à la construction de « l’organisation » et sur les points du programme de celle-ci articulés autour « du pouvoir direct des travailleurs » : « Conception et programme de Socialisme ou Barbarie » [1960, paru dans Études n° 6], dans La société bureaucratique II. La révolution contre la barbarie, Paris, UGE-10/18, 1973, pp. 395 et 411sq. Sur ce sujet voir aussi « Bilan, perspectives, tâches », art. cit., pp. 44-47.

30. Cornélius Castoriadis, « La direction prolétarienne » [1952, paru dans Socialisme ou Barbarie n° 10], dans L’expérience du mouvement ouvrier I. Comment lutter, Paris, UGE-10/18, 1974, p. 152.

31. Cornélius Castoriadis, « Prolétariat et organisation » [1959, paru dans Socialisme ou Barbarie, n° 27 et n° 28], dans L’expérience du mouvement ouvrier II. Prolétariat et organisation, Paris, UGE-10/18, 1974, pp. 216-217.

32. Cornélius Castoriadis, « Prolétariat et organisation », ibid., p. 224.

33. Cornélius Castoriadis, « Prolétariat et organisation », ibid., p. 190sq.

34. Cornélius Castoriadis, « Prolétariat et organisation », ibid., p. 195.

35. Voir Christophe Bourseiller, Histoire générale de l’ultra-gauche, Paris, Denoël, 2003, pp. 29-34, ainsi que Philippe Corcuff, « De Rosa Luxemburg à la social-démocratie libertaire », ContreTemps, n° 6, février 2003, repris sur http://www.mediapart.fr/club/blog/philippe-corcuff/220909/rosa-luxemburg-1871-1919-des-contradictions-de-l-action-emancipatr].

36. Claude Lefort, « L’expérience prolétarienne », art. cit., p. 67.

37. Robert Nozick, Anarchie, État et utopie [1974], trad. E. d’Auzac de Lamartine, Paris, PUF, 1988, p. 366.

38. Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, ibid., p. 378.

39. Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, ibid., p. 396.

40. Julien Weisbein, « La contribution de la sociologie politique », Hermès, n° 36 : « Économie solidaire et démocratie », Paris, CNRS éditions, 2003, p. 162.

41. Julien Weisbein, « La contribution de la sociologie politique », ibid., p. 161.

42. Bernard Cassen, Tout a commencé à Porto Alegre…Mille forums sociaux !, Paris, Mille et une Nuits, 2003, p. 112.

43. Bernard Cassen, Tout a commencé à Porto Alegre…, ibid., p. 147.

44. Manuel Castells, Le pouvoir de l’identité, L’ère de l’information, vol. II, Paris, Fayard, 1999, p. 435.

45. Jean Bancal, Proudhon, pluralisme et autogestion, Paris, Aubier-Montaigne, 1970, p. 141.

46. Marie-Christine Malo, « La gestion stratégique de la coopérative et de l’association d’économie sociale, 1ère partie : L’entrepreneur et son environnement », dans La Revue des Études Coopéristes, Mutuellistes et Associatives, n°281, 2001, pp. 84-95.

47. Cornélius Castoriadis, « Héritage et révolution » [1996], dans Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe VI, Paris, Seuil, 1999, p. 131.

48. Claude Lefort, « Une exploration de la chair du social». Note sur De la démocratie en Amérique », dans Écrire à l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Levy, 1992, pp. 29-31.

49 Philippe Corcuff, « De Rosa Luxemburg à la social-démocratie libertaire », art. cit., et « Galaxie altermondialiste et émancipation au XXIe siècle : l’hypothèse d’une social-démocratie libertaire », Mediapart, 20 août 2008, http://www.mediapart.fr/club/blog/philippe-corcuff/200808/galaxie-altermondialiste-et-emancipation-au-xxieme-siecle-l-hypoth].

50 Hannah Arendt, Qu’est ce que la politique ? [1950-1959], Paris, Seuil, 1995, p.31.

 

 

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