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Dans Panthères et pirates (éd. La Découverte, 2022), Sylvain Pattieu retrace le parcours de Jean et Melvin McNair, étudiant.e.s Africains-Américains, devenus pirates de l’air dans les années 1970. Des États-Unis, en pleine guerre du Viet Nam et en lutte contre la ségrégation raciale, à l’Algérie indépendante, jusqu’aux prisons françaises et leur engagement social auprès des populations paupérisées de Caen, c’est une histoire transnationale des luttes sociales, antiracistes et anti-impérialistes qui se dessine.

Avec et au-delà des frontières, de ce récit singulier surgit un décentrement du regard et une résonance sourde avec notre présent quant aux enjeux d’une compréhension de l’Histoire qui entremêle les notions de race, classe, genre, des années 60 à nos jours. Dans cet extrait de l’introduction, l’auteur revient sur la genèse de ce livre et les perspectives d’une telle entreprise d’écriture historique depuis la France contemporaine. On pourra également lire un entretien avec Sylvain Pattieu autour de ce livre.

Melvin et Jean étaient accompagnés de trois autres pirates adultes, George Brown, Joyce Tillerson et George Wright. Avec trois enfants, les deux de Jean et Melvin et celui de Joyce, ils avaient choisi comme destination l’Algérie. En 1972, c’était la nation préférée des révolutionnaires, dans laquelle existait une section du fameux parti des Black Panthers. Ils étaient ensuite partis pour la France, avant d’y être arrêtés    en 1976, puis jugés en 1978, et finalement condamnés à    des peines de prison plutôt légères par rapport à leurs chefs d’accusation – détournement d’avion en bande organisée, sous la menace d’armes.

Estrangement et « gros yeux de bois »

Tout ça s’est passé avant ma naissance. Je n’en avais jamais entendu parler auparavant. La France avait reconnu la dimension politique de leur acte, refusé de les extrader vers les États‑ Unis où ils auraient subi des peines beaucoup plus lourdes.   À leur sortie de prison, Jean et Melvin ont récupéré leurs enfants, dont les grands‑parents s’étaient occupés aux États-Unis, ils ont vécu brièvement à Paris, avant de s’installer à la Grâce‑de‑Dieu. « Dans ma ville on traîne entre le béton, les plaines », chante le rappeur Orelsan, qui a vécu à Caen une partie de son adolescence. Jean et Melvin y ont refait leur vie, devenant des personnages appréciés, à travers l’action sociale et le sport, notamment le baseball pour Melvin – à  tel point qu’un stade de la ville porte désormais leur nom. Criminels pour leur pays d’origine, travailleurs sociaux et figures reconnues localement dans leur pays d’accueil. Cette trajectoire des États‑Unis vers la France est fascinante. Elle m’intrigue et m’interroge.

Aussi, quelques mois plus tard, quand le journal L’Humanité m’a demandé, comme à cinquante autres écrivains, un portrait de personnes vivant en France, pour la série d’été « Lire le pays », j’ai décidé d’écrire sur le couple McNair. Ça me plaisait bien de le lire, ce pays, au travers du parcours de deux Afro‑Américains en rupture de ban. Je voulais décaler le regard, face à l’inquiétante montée du racisme et de la xénophobie, car un pays se construit aussi, et peut‑être d’abord, par ses étrangers. Cet article s’est transformé en un petit livre, publié en  2017 aux éditions Plein Jour, sous forme de narrative non‑fiction, sous le titre Nous avons arpenté un chemin caillouteux. J’y racontais, sous une forme documentée mais littéraire, l’histoire de ce couple. Je la reprends désormais dans ce livre d’historien, même si je tente de conserver, dans l’écriture, ma sensibilité d’écrivain.

L’ouvrage de Carlo Ginzburg Occhiacci di legno (« Gros yeux de bois »), traduit en français en 2001 sous le titre À distance, fut l’occasion pour l’historien italien de réfléchir sur la notion d’« estrangement », procédé littéraire consistant à décrire une société, une institution ou un phénomène « avec les yeux d’un cheval ou d’un enfant ». Ce regard décalé, presque naïf, celui d’un étranger à la société qu’il observe, permet de déconstruire les évidences du fonctionnement de la société et offre, par là même, une perspective  critique. En exergue de son livre, Carlo Ginzburg place une citation de Pinocchio qui lui donne son titre italien : « Occhiacci di legno, perche mi guardate ? » (« Gros yeux de bois, pourquoi me regardez‑vous ? »). Dans le roman de Carlo Collodi, c’est ainsi que Geppetto s’adresse au pantin dont il vient à peine de fabriquer la tête. Par ses réactions, ses maladresses, ses aventures, Pinocchio interroge le monde dans lequel il prend vie.

Peut‑on rêver meilleurs yeux de bois pour scruter la société française que ceux de Melvin et Jean ? Voilà deux étrangers, doublement étrangers à leurs deux patries : les États‑Unis, où ils ne peuvent plus revenir, comme la France, où ils vivent à partir de 1974 tout en restant américains. Leur trajectoire bouscule les habitudes, perturbe les évidences, souligne les contradictions. Ils échappent aux assignations strictes et aux classements définitifs, tant ils ont passé les frontières et les continents, navigué entre les lieux et les sociabilités. Ils permettent ainsi d’accéder à la complexité des relations entre les cultures, les engagements, les formes de militantisme.

Ils étaient Noirs‑Américains, sont devenus Noirs en France. La question noire a joué un rôle majeur dans certains des événements les plus marquants de l’histoire des États‑Unis : l’esclavage, la guerre de Sécession, le mouvement pour les droits civiques et la lutte contre la ségrégation raciale. Il existe d’ailleurs, dans les universités américaines, de nombreux départements spécialisés consacrés aux Black Studies. En France, en revanche, l’histoire des populations noires est plus balbutiante et n’a jamais eu un caractère central, même si    des jalons en ont été posés depuis une quinzaine d’années.  J’y consacre aujourd’hui une grande part de mes recherches, après une thèse sur l’histoire du tourisme populaire et les syndicats ouvriers.

Quand la race et la classe s’imbriquent dans l’histoire

Il y a des raisons historiques pour que cette question ne revête pas la même centralité des deux côtés de l’Atlantique. Les États‑Unis ont été une société esclavagiste, puis, après l’abolition de l’esclavage en 1865, violemment ségrégation‑ niste. En France, l’esclavage n’existait officiellement pas sur le sol métropolitain, sol dit « libre » même si les marchands négriers faisaient parfois travailler dans leurs maisons des hommes et des femmes mis en esclavage. Numériquement, les populations noires étaient faiblement présentes dans l’Hexagone jusqu’à la Grande Guerre. Il y avait néanmoins des forces esclavagistes en métropole et l’esclavage sévissait dans les « vieilles colonies » : en Guadeloupe, en Martinique, dans l’île Bourbon devenue Réunion, à Saint‑Domingue devenue la République d’Haïti indépendante après la première révolte victorieuse menée par des esclaves. Plus tard, à partir du xixe siècle, des mécanismes   de séparation, d’exclusion, de ségrégation, d’expulsion et de travail forcé deviendraient la règle dans les colonies d’Afrique du Nord et subsaharienne, ainsi qu’en Asie du Sud‑Est. En France métropolitaine, la faiblesse numérique des populations noires jusqu’à la Grande Guerre a limité de tels mécanismes malgré la présence d’individus célèbres, comme Saartjie Baartman (1788/1789‑1815), la « Vénus hottentote », ou le clown « Chocolat » (1865/1868‑1917). Mais ils ont existé dès lors que des populations issues des colonies s’y sont installées, importées comme main‑d’œuvre, soldats, ou attirées par les opportunités qui se présentaient loin du système racial rigide des colonies. Après la Seconde Guerre mondiale, et surtout à partir des années 1960, les migrations ont été encore plus importantes, depuis les départements d’outre‑mer ou les anciennes colonies bientôt indépendantes.

Ainsi, malgré les différences, la même question se pose des deux côtés de l’Atlantique : comment saisir cette histoire des populations noires sans essentialiser, c’est‑à‑dire sans réduire les individus qui les composent à leur simple couleur de peau ou à leur phénotype ? Je ne me reconnais pas dans    la démarche historique qui viserait, comme c’est le cas dans certains livres, à aligner différents clichés de la « France noire », dans une démarche de type « catalogue » qui ferait « album de famille ». Elle conduit à une uniformisation trop lisse de situations très différentes. Il en découle une autre interrogation importante : comment faire la part, dans les destinées sociales diverses des populations noires, entre    ce qui relève de l’imposition ou de la revendication de catégories raciales, et ce qui tient de la classe sociale, du genre, de la nationalité ou de facteurs plus culturels ?

Pour décrire les processus d’altérisation et d’infériorisation subis, entre autres, par les populations noires, les sciences sociales mobilisent le concept de race. Ce terme n’est pas pris dans un sens biologique, comme le sont « les races » vues par les racistes, mais comme le résultat d’une construction sociale et culturelle. Il vise à comprendre comment des traits homogènes sont prêtés à certaines catégories de populations et comment évoluent, dans le temps et dans l’espace, ces phénomènes d’étiquetage qu’on peut analyser comme un processus de racialisation.

Depuis une quinzaine d’années, ces questions sont au cœur de nombreuses discussions au sein des sciences sociales françaises. Elles agitent aussi, épisodiquement, les débats publics. En France, en effet, cet usage, dans les sciences sociales, du concept de race est encore très contesté. Tout d’abord parce que le mot même renvoie à son usage raciste, complètement discrédité. Mais aussi parce que cette notion contredit le discours dominant sur l’universalisme républicain, supposé aveugle à la couleur. Enfin, la notion de race occulterait la dimension de classe et la prise en compte de la question raciale supplanterait ainsi la question sociale.

Ce dernier point est, en ce qui me concerne, fondamental, parce que je viens de l’histoire sociale et que je travaille sur les classes populaires. Je pense au contraire que, depuis longtemps, les questions de race et de classe sont articulées  et imbriquées, en France, dans de nombreuses vies. Le parcours de Jean et Melvin McNair, et de leurs camarades pirates de l’air, en est un révélateur éclatant, tant leurs vies ont fait travailler ensemble ces éléments que d’aucuns voudraient irrémédiablement séparer ou opposer, faisant par-là la preuve d’une perception unidimensionnelle de la réalité d’une société. Pour analyser la manière dont se mêlent question raciale et question sociale, ainsi que je souhaite le faire dans ce livre, la dimension transnationale joue un rôle. En effet, elles sont liées à des migrations, forcées ou volontaires, qu’on considère l’histoire de l’esclavage, celle de la colonisation ou plus récemment de l’immigration. En fonction du contexte historique et des espaces considérés, métropole ou colonies, France ou étranger, Hexagone ou départements d’outre‑mer, les individus concernés par les phénomènes de racialisation ont pu développer, pour y faire face, des stratégies différentes. Se déplacer a souvent été une nécessité imposée mais a pu constituer aussi une occasion de saisir des opportunités, de jouer sur les contradictions de la France impériale, ou entre des pays aussi différents que la France et les États‑Unis. Pour les étudier, il est nécessaire   de se confronter, par l’enquête scientifique, à des contextes précis dans lesquels on peut localiser les interactions entre race et classe.

Le périple de Jean, Melvin et des autres pirates prend tout son sens si on l’examine à l’aune d’une telle perspective.   Il permet d’éclairer les différentes formes de racialisation à l’œuvre et la façon dont elles se combinent à d’autres formes de domination. Comme l’explique Tyler Stovall :

« La race a joué un rôle important dans la vie de la France contemporaine, quoique très différent de celui qu’elle a joué aux États‑Unis. »

C’est à cette histoire que je souhaite contribuer ici.

Les vies de Jean et Melvin, comme des millions d’autres, ont articulé sous des formes spécifiques la dialectique entre classe et race, universel et particulier. Elles l’ont fait dans des déplacements sociaux et géographiques et on peut analyser, à chaque étape de leur parcours, les différentes répercussions des phénomènes collectifs liés à la  race sur les vies individuelles. Au départ, pas d’ambiguïté, Jean et Melvin sont définis comme Noirs aux États‑Unis et c’est comme tels qu’ils arrivent en France. Mais le restent‑ils ensuite, et si oui de quelle manière ? Sont‑ils confrontés à  des formes de racialisation, et si oui lesquelles ? De quelle manière diffèrent‑elles de celles qu’ils ont connues aux États‑Unis ? Comment se joue l’imbrication entre leur nationalité, leurs combats pour les droits des Noirs et la justice sociale, les différents territoires où ils s’établissent, entre les années 1970 et jusqu’à aujourd’hui ?  L’histoire de ce couple, et de tous ceux et celles qui les ont entourés ou côtoyés, offre une perspective nouvelle sur l’histoire contemporaine de la France. Elle rend compte également des circulations et des connexions transatlantiques, alors que bien souvent France et États‑Unis sont présentés comme des modèles en tous points opposés. Ce débat est souvent caricatural et confus, il déchaîne passions, vindicte et invectives. Il n’y a pourtant nulle fatalité à si mal le poser, il est possible de sortir des crispations permanentes sur ces thématiques. Mon livre a pour objectif, non de mettre de l’huile sur le feu, mais de donner du grain à moudre. Pour ce faire, je construis l’analyse, depuis mon atelier d’historien, à partir d’un travail et de données empiriques, grâce au détour par la riche histoire des McNair. Elle est extraordinaire par maints aspects, certes, mais elle rencontre aussi l’ordinaire des différentes formes de racisme ou d’essentialisation à l’encontre de certaines catégories de la population.

Un voyage sur trois continents

Parmi les cinq pirates du 31 juillet 1972, Melvin est le seul que j’ai rencontré, alors que Jean était déjà morte, tout comme Joyce et George Brown, tandis que George Wright vivait dans un autre pays que la France et ne souhaitait plus parler du passé. Je me suis intéressé à tous les cinq, mais j’ai de fait axé davantage mon propos sur les McNair, sur lesquels j’ai trouvé davantage de sources. De ce fait, peu à peu, au fil de ce livre, l’histoire des cinq pirates de Détroit devient celle de Melvin et Jean, et de Melvin encore plus   que de Jean. Ces dissymétries sont le lot de toute enquête historique, avec lesquelles j’ai dû composer : « Les archives sont sexuées » rappelle Rose‑Marie Lagrave.

Il y a eu deux films documentaires sur le couple McNair, en plus du livre écrit par eux‑mêmes, avec deux autres pirates de l’air, sorti au Seuil en 1978, à l’occasion de leur procès. Par la suite, on a compté encore un grand article dans Le Monde Magazine, un podcast sur la radio France Inter, une émission sur France Culture, un long papier dans USA Today, un autre sur le magazine en ligne Grand Format, sans compter un podcast très personnel sur George Brown, leur complice lors du détournement. Tous ces documents ont été pour moi des sources précieuses.

La spécificité du travail historique permet d’enrichir ces travaux déjà existants. C’est elle qui me donne une légitimité à aborder un tel sujet, même si je suis un Français blanc, avec pour seule touche d’exotisme un accent provençal persistant, sans lien particulier avec les États‑Unis, l’Algérie ou la la Normandie. Ce que j’apporte de plus ici, tout d’abord, c’est l’exploration des archives. Celles concernant cette histoire sont nombreuses, dispersées, peu exploitées. Outre celles du procès, déposées aux archives de la ville de Paris, je suis allé à Pierrefitte, aux Archives nationales, consulter celles des ministères de la Justice et de l’Intérieur. Je me suis rendu à Caen, où Jean a fini sa vie et où Melvin vit toujours, dans    les archives départementales du Calvados. J’ai travaillé sur les riches dossiers de l’avocat Jean‑Jacques de Felice, déposés à la bibliothèque de documentation La Contemporaine, située à Nanterre.

J’ai aussi revisité de nombreux livres. Le mouvement des Black Panthers est souvent mal connu en France, parfois idéalisé dans une sorte de romantisme révolutionnaire, ou décliné sous forme d’instantanés quasi mythologiques[1]. Pour accéder à son histoire riche et complexe, j’ai défriché l’imposante bibliographie en anglais, non traduite, qui concerne le mouvement des Black Panthers. J’ai lu les mémoires d’anciens militants et dirigeants, hommes et femmes, du Black Panther Party. J’ai complété toutes ces sources écrites, primaires et secondaires, par de nombreux entretiens réalisés avec divers acteurs de cette histoire[2].

Ce voyage dans les archives n’est que peu de chose par rapport à celui qu’ont accompli Jean et Melvin. Sur leurs traces, j’ai parcouru trois continents, remontant du Nouveau à l’Ancien Monde. J’ai croisé Eldridge Cleaver et Abdelaziz Bouteflika en Algérie, Simone Signoret et Michel Foucault à Paris, Yves Montand et James Baldwin à Saint‑ Paul‑de‑Vence. J’ai rencontré, sur le papier, des militants  et des militantes du Black Power, des hôtesses de l’air, des anciens porteurs de valises, des tiers‑mondistes, des prêtres et des pasteurs, des détenues, des Français anonymes et solidaires, des agents du FBI, des policiers, des journalistes, des juges et des jurés, des jeunes des banlieues et des sportifs professionnels. Tous et toutes, à leur manière, ont éclairé la trajectoire de Jean et Melvin dans ce qu’elle a eu d’incroyable, comme dans ses aspects plus communs. Ils m’ont permis de comprendre comment, dans ce voyage au long cours qui les a vus traverser l’Atlantique puis la Méditerranée, Melvin et Jean ont su, loin de leurs racines, planter et faire grandir de nouvelles graines, jusqu’à dresser vers le ciel des espoirs neufs.

*

Sylvain Pattieu est enseignant-chercheur à l’université Paris-8, écrivain et historien.

Notes

[1] Le succès mondial de Black Panther, le récent film américain issu de la franchise Marvel, réalisé en 2018 par Ryan Coogler, témoigne de la   force de cette mythologie : implicitement, le titre fait référence aux Black Panthers et il  met  en  scène une  puissance noire qui doit sans doute à leur imaginaire. Même si contrairement aux Black Panthers originels, la dimension révolutionnaire du pouvoir noir représentée par le personnage de Killmonger est discréditée.

[2] Les entretiens ont été rendus plus difficiles par l’épidémie de Covid et les confinements successifs. La plupart d’entre eux, notamment ceux avec Melvin McNair, se sont déroulés exclusivement par téléphone. J’ai pu néanmoins poursuivre mon travail et le mener au bout et je remercie chaleureusement celles et ceux qui ont accepté de me parler.

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