« Pas d’expérimentations » : l’Allemagne au lendemain des élections
Quelle est la signification politique de la victoire électorale récente de Merkel pour l’Allemagne et ses partis de gauche, en particulier Die Linke ? Dans ce texte, initialement paru dans la revue états-unienne The Jacobin le 24 septembre 2013, Alex Locascio en propose une première analyse.
Alexander Locascio est étudiant à l’Université de Potsdam. Il est membre du parti Die Linke et du syndicat « ver.di ». Il est également le traducteur de la version anglaise de l’ouvrage de Michael Heinrich An Introduction to the Three Volumes of Karl Marx’s Capital.
« Keine Experimente ! » – « Pas d’expérimentations ! » – fut le slogan électoral de l’Union chrétienne démocrate (CDU) allemande aux élections du Bundestag de 1957. En faisant appel à la prospérité économique précaire résultant du miracle économique (Wirtschaftswunder) de l’Allemagne de l’Ouest post-Seconde Guerre Mondiale, ce slogan avait pour objectif de mettre en garde contre le vote en faveur du parti social-démocrate (SPD), parti perçu comme indigne de confiance dans le contexte de la guerre froide et de la reconstruction nationale. L’appel à la sécurité ainsi qu’à la stabilité porta ses fruits : la CDU fit un score de 50,2% aux élections et obtint 55% des sièges au Bundestag, lui donnant ainsi la majorité absolue.
Alors que la CDU d’Angela Merkel vient juste de passer de peu à côté de la majorité absolue aux élections allemandes de dimanche dernier1, il y avait là aussi en jeu un appel à la stabilité et à la sécurité, similaire à celui de 1957, qui a permis aux conservateurs d’obtenir leur plus large victoire au niveau national depuis vingt ans. Dans une Europe éprouvée par la crise économique et la tourmente politique, l’Allemagne est restée un îlot de relative stabilité, préservée de la crise et bénéficiant même d’une vague de croissance économique. La victoire de la CDU d’Angela Merkel représente une affirmation de cette stabilité et de cette tranquillité, ainsi que le désir de les maintenir.
La campagne électorale de la CDU fut remarquable par l’absence totale de contenu politique. Le parti a évité toute fanfaronnade quant aux succès politiques des dernières quatre années de coalition gouvernementale « Noire-Jaune » avec le parti de la droite libérale, le Parti démocrate libre (FDP) ; il n’a pas non plus mis en avant de nouvelles initiatives ou propositions politiques pour les quatre prochaines années. Au lieu de cela, la campagne s’est entièrement focalisée sur la personnalité de Merkel. Les posters électoraux et les pancartes de la CDU comportaient tous des images de la chancelière ornée de platitudes telles que « Gemeinsam erfolgreich » (« Victorieux ensemble »).
L’un des exemples les plus frappants de cette campagne apolitique fut un gigantesque panneau au Hauptbahnhof de Berlin, la gare principale, orné d’une image du fameux « Merkel-Raute », les deux mains de la chancelière placée en face de son buste, l’extrémité de ses pouces et de ses doigts se touchant à peine, afin de suggérer un stoïcisme Zen. C’est tout. Voilà pour la description complète de l’affiche : aucun slogan électoral, aucune suggestion politique, uniquement le « Merkel-Raute », pour suggérer la sagesse et la stabilité, ainsi que les lettres « CDU ».
Alors qu’il serait facile de se moquer d’appels aussi creux à l’électorat allemand, il reste cependant faux de décrire les électeurs allemands simplement comme des masochistes ou des dupes, incapables de voter selon leurs propres intérêts. Premièrement, le SPD lui-même ne proposait aucune réelle tentative pour mener une campagne électorale agressive contre Merkel. Bien que le SPD se soit agité à chaque plan gouvernemental de sauvetage de l’Euro, il n’a pas proposé de réelle opposition sur cette question et dans le même temps, au cours des deux dernières années, circulaient des propositions susceptibles de repousser de larges franges de l’électorat (comme par exemple les eurobonds, qui auraient affermi la perception idéologique de l’Allemagne comme un pays payant les pots cassés à la place des pays périphériques de la zone Euro, prétendument dépensiers).
Le SPD était donc réduit à lancer de fades appels à la « justice sociale », à travers la proposition d’un salaire minimum à 8,50 Euro de l’heure (qui, comme l’a pointé le chef de la fraction parlementaire de Die Linke, Gregor Gysi, n’est même pas suffisant pour garantir une pension de retraite au-dessus du seuil de pauvreté) et à tenter sans succès de profiter de l’audience des révélations d’espionnage de la NSA en lançant de faibles accusations populistes contre le gouvernement CDU-FDP, qui braderait la « souveraineté nationale » (argument intelligemment contré par la CDU, qui pointa le fait que la coopération entre l’Allemagne et les services secrets américains fut consolidés durant les années du règne SPD-Verts).
La dure vérité, en particulier pour la gauche, c’est que les électeurs allemands ont considéré leurs intérêts vis-à-vis du reste de l’Europe très sérieusement, et à l’encontre de la diminution constante du chômage (ironiquement due aux réformes draconiennes du marché du travail de la coalition SPD-Verts qui a régné entre 1998 et 2005) et de la croissance toujours persistante, malgré la crise de la zone Euro (avec des estimations de 1,8% de croissance du PIB pour l’année 2014) : l’Allemagne hégémonique en Europe est dans une position assez privilégiée par rapport à l’Europe dans son ensemble, et une majorité des électeurs la préfère dans cette voie.
Toute tentative de montrer que le succès de l’Allemagne repose sur l’extension du gel des niveaux de salaire et de sa politique protectionniste (beggar-thy-neighbor), de sa stratégie exportatrice néo-mercantiliste, risque de se heurter à de sourdes oreilles dans un contexte social où même les principaux syndicats industriels comme IG Metall ou IG BCE sont largement d’accord avec la stratégie de l’industrie allemande d’une croissance orientée vers l’exportation. La stratégie de Merkel tout au long de la crise a été d’une part une cure d’austérité brutale pour la périphérie européenne et – dans le même temps – un État-providence autoritaire en Allemagne, achevant ce système triangulaire en faisant appel à la mythologie nationale qui ferait des Allemands un peuple de petits épargnants. Comme le journaliste et ancien porte-parole du parti des Verts, Rainer Trampert, l’a écrit dans l’hebdomadaire de la gauche-libérale Jungle World :
« L’Allemand ne craint rien autant que la perte de son épargne, que ce soit par l’inflation, par des réformes monétaires ou par la confiscation comme à Chypre. Sachant cela, Angela Merkel renouvela sa garantie de crédits allant jusqu’à 100 000 euros et provoqua ainsi un petit miracle […] pour les Allemands, un gouvernement garantissant leur épargne est la meilleure chose ayant jamais existé […] chaque Allemand le sait : [Merkel] va piller les comptes en banque de tous les autres Européens avant que les épargnants allemands ne ressentent la pression. Davantage de campagne électorale n’est pas nécessaire, les Allemands n’attendent pas plus de politique européenne que cela [une défense de leur épargne] ».
Aussi important, si ce n’est davantage, que les garanties de Merkel concernant les petits épargnants, il faut considérer la politique gouvernementale consistant à accorder une indemnité de chômage partiel (Kurzarbeitergeld), ou à réduire les heures compensatoires, à l’apogée de la crise. Celle-ci revenait fondamentalement à accorder une subvention étatique provisoire à des travailleurs qui se seraient sinon retrouvés au chômage pendant l’impact initial de la crise économique mondiale et la crise de la zone Euro qui en a découlé. En limitant le nombre de chômeurs et en soulageant financièrement les salariés, le gouvernement CDU-FDP a donc été capable de s’assurer le consentement des gouvernés et de prévenir une potentielle explosion sociale, en créant un sentiment de « on est tous dans le même panier » au sein du collectif national. D’autres mesures conjoncturelles, comme une prime à la casse et un salaire minimum dans certaines branches spécifiques de l’industrie grâce à des négociations entre les syndicats et les représentants industriels (neutralisant les demandes pour un salaire minimum national), ont toutes contribué à ce que la classe laborieuse et la classe moyenne sortent relativement indemnes de la crise, créant ainsi une sorte « d’État-Providence allégé ».
Tout ceci représente un changement radical par rapport à l’Angela Merkel de 2005, qui était une figure du néolibéralisme le plus violent, souhaitant toujours plus de réformes drastiques du marché du travail, des réformes du système d’assurance maladie de l’Allemagne, des baisses des allocations chômage et une augmentation de la TVA. Une telle idéologie néolibérale a presque coûté à Merkel les élections de 2005, l’obligeant à faire une grande coalition avec le SPD. Démontrant ses talents de caméléon, Merkel a légèrement migré vers le centre, permettant au SPD de survivre aux retombées de mesures gouvernementales impopulaires, comme l’extension du départ à la retraite à 67 ans.
La pseudo social-démocratie de Merkel persista également durant la période de gouvernement avec les ultra-libéraux du FDP, depuis les élections de 2009, qui en se conjuguant à la crise de l’économie mondiale et de la zone Euro fit du FDP une sorte de cinquième roue du carrosse dans le paysage politique allemand. Ceci explique également les résultats catastrophiques du FDP de dimanche dernier. Avec 4,8% des votes, le FDP n’obtint pas les 5% nécessaires pour obtenir des représentants au Bundestag, ce qui signifie que pour la première fois dans l’histoire de la République fédérale le FDP ne sera pas représenté par une fraction parlementaire.
Cette hégémonie de la prospérité allemande a également mené à une certaine quiétude politique sur le front extra-parlementaire. Les mouvements Occupy et indignado ignorèrent l’Allemagne, mis-à-part quelques actions symboliques comme l’action « Blockupy » à Francfort, dans laquelle figuraient ceux qu’on s’attend à trouver dans une telle circonstance, c’est-à-dire de la gauche radicale ou plus modérée . Même avec une augmentation des inégalités de ressources et un taux de pauvreté ascendant, l’Allemagne demeure prospère en comparaison avec le reste de l’Europe ; c’est cela que reflète l’atmosphère de passivité politique.
Il y a cependant un rayon de lumière à l’horizon : avec 8,6% des votes, Die Linke ne fait pas que retourner au Bundestag, mais est désormais le troisième plus grand parti au parlement, devançant de peu les Verts (8,4%). Alors que le parti recueillait une part plus large des votes en 2009 (11,9%), ce résultat est dans une large mesure la conséquence de la désillusion des électeurs SPD et des réformes Hartz du marché du travail des années de la coalition rouge-verte ainsi que du rôle de valet qu’a eu le SPD en tant que partenaire junior de la CDU dans les années qui ont suivi ces réformes. À la lumière de ces informations, les 8,6% représentent cette fois-ci une base électorale stable pour Die Linke. Cette victoire n’est également pas anodine lorsque l’on pense aux luttes internes du parti débouchant sur sa convention à Göttingen en 2012.
Les médias ont joué de ces luttes entre une faction de la gauche radicale, étendue principalement à l’Ouest et une aile, plus pragmatique et réformiste, qui se concentrait principalement à l’Est. Mais l’élection d’un leadership plus dynamique et militant, à travers les personnes de Bernd Riexinger, un ancien secrétaire du syndicat ver.di à Stuttgart, et de Katja Kipping, originaire de l’Est de l’Allemagne et jouant un rôle d’intermédiaire entre les militants pragmatiques et les militants extra-parlementaires, a dans une large mesure permis d’étouffer ces luttes internes.
Au-delà du simple fait de retourner au Bundestag, Die Linke a également remporté un succès important en retournant au parlement du Land de Hesse sous la houlette d’une représentante radicale du parti, Janine Wissler, stoppant ainsi la baisse de popularité du parti dans les Länder de l’Ouest. Une entente entre le SPD et les Verts est hautement improbable tant au niveau national qu’en Hesse, étant donné le refus pathologique du SPD de reconnaître Die Linke comme un membre permanent du paysage politique et les conséquences des politiques néolibérales du SPD durant ses années de gouvernement. Die Linke a également été clair sur le fait qu’il ne souhaite pas gouverner à n’importe quel prix, imposant le retrait des réformes Hartz et la fin des interventions militaires de la Bundeswehr comme des conditions minimums de coopération.
À l’heure actuelle, Die Linke va continuer à jouer le rôle de contestataire du consensus néolibéral qui règne dans tous les autres partis, tout en essayant d’articuler des politiques socialistes au sens large, à la fois par sa coopération avec des mouvements extra-parlementaires (dans la mesure où ils existent) avec une inestimable éducation politique à travers la fondation Rosa Luxemburg, qui joue souvent le rôle de pivot entre Die Linke et la gauche extra-parlementaire.
Traduit de l’anglais par Selim NADI.
Source : Alexander Locascio : « No experiments : Germany after the elections », Jacobin (September 24, 2013), http://jacobinmag.com/2013/09/no-experiments-germany-after-the-election/
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références
⇧1 | 22 Septembre 2013. |
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