Lire hors-ligne :

Christakis Georgiou, Les grandes firmes française et l’Union européenne, Le Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2016, 430 pages, 20 euros.

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Chapitre 3 : Les élites corporate françaises au sein de la corporate élite européenne naissante

Après avoir présenté l’empreinte géographique du « big business » européen, l’analyse se tourne maintenant vers les paramètres sociologiques de la restructuration de la période post-champions nationaux.

Le premier chapitre a présenté l’ascension progressive des « modernisateurs » au sein du patronat, leur conquête des sommets du CNPF durant la deuxième moitié des années 1960 ainsi que la pratique du pantouflage, le reflet dans la sociologie des élites du pilotage par l’État de la stratégie des champions nationaux. Le rattrapage permis par cette stratégie et la maturation de la tendance à leur européanisation induit une restructuration à la fois des rapports entre État et grandes firmes françaises et au sein des élites corporate françaises elles-mêmes. Le renforcement de la compétitivité des grandes firmes françaises, leur internationalisation ainsi que le désengagement de l’État de la structure capitalistique de la plupart d’entre elles suite aux privatisations ont comme conséquence leur autonomisation stratégique et le relâchement de leur dépendance à l’égard d’une stratégie collective élaborée dans le giron de l’État. Cette tendance à l’autonomisation stratégique qui accompagne l’européanisation des champions nationaux constitue la base du dépérissement du capitalisme d’État à la française et, sur le plan sociologique, de ce qu’on peut appeler la « conversion libérale » des élites corporate françaises.

Toutefois, cette conversion n’est pas sans contradictions internes. Durant les années 1990, on assiste à une bipolarisation des élites économiques. Tout en ayant accompli une conversion libérale, un ensemble de grands patrons gravitent autour d’un pôle libéral-colbertiste ou industrialiste, lequel se situe dans la continuité du pompidolisme industriel et s’en revendique. Dans le même temps, en raison de la tertiarisation du capitalisme français, de la soumission des politiques macroéconomiques à l’objectif du « franc fort » mais aussi du désengagement des firmes financières des liens (financiers et capitalistiques) qui les unissent aux grandes firmes industrielles, il se constitue un pôle libéral-orthodoxe au sein des élites économiques.

Parallèlement à ces mutations cantonnées au sein de l’espace national, la maturation du « big business » européen conduit également à un redéploiement des élites économiques à l’échelle européenne. Ici, il est utile de distinguer deux niveaux. Il y a, d’abord, la démarche corporatiste. Cette notion fait référence à l’action déployée par les organisations patronales ou les grandes firmes individuellement en faveur de leurs intérêts définis au sens strict. L’achèvement du marché unique et le renforcement des pouvoirs de la Commission conduisent à un redéploiement des ressources politiques des élites économiques à cette échelle.

Le deuxième niveau est l’intervention proprement politique. Cette démarche renvoie à l’intervention des grandes firmes dans les grands débats concernant les contours généraux qu’il s’agit de donner au capitalisme européen intégré en voie de constitution. Les champions européens se prononcent sur toutes les questions centrales à l’ordre du jour de la construction européenne : achèvement du marché unique et politiques de promotion de l’industrie européenne ; intégration financière; union économique et monétaire.

La dernière partie du chapitre examine un autre aspect de la sociologie du « big business » européen, à savoir l’émergence d’une « corporate élite » européenne composée par les dirigeants des champions européens qui entretiennent des liens personnels et inter-firmes en siégeant dans de multiples conseils d’administration. La topographie de la « corporate élite » européenne – à travers l’identification des interconnections entre conseils d’administration (les « interlocking directorates ») – est un moyen pour tester dans quelle mesure l’émergence du « big business » européen s’accompagne d’une fusion sur les plans sociologique mais aussi stratégique des groupes nationaux d’élites économiques, débouchant sur la constitution d’un « cœur de l’élite patronale » paneuropéen[1] qui assume une fonction de représentation et de direction des élites corporate européennes. Il s’agit en particulier d’explorer la topographie du réseau d’administrateurs reliant les champions européens entre eux et la place qui y est occupée par les grands patrons français.

 

1. La conversion libérale du grand patronat français

Le système de la finance administrée ainsi que la prépondérance de l’Etat actionnaire sont des éléments cruciaux durant la période des champions nationaux dans la formation et la reproduction des élites économiques françaises. Le retard pris par le capitalisme français dans l’adoption et la diffusion de la production à grande échelle ainsi que la gestation tardive de grandes firmes conduisent à une implication beaucoup plus importante de l’État dans le développement de celles-ci. Les « modernisateurs » font de l’interventionnisme étatique l’instrument clé de la politique des champions nationaux en France. Sur le plan de la reproduction des élites, qui se conçoivent désormais comme des élites managériales, cela se traduit par le rôle omniprésent des trois institutions suivantes : les grandes écoles (Polytechnique et l’ÉNA puis progressivement HEC) ; les corps de l’État (Inspection des finances, Mines et Ponts et Chaussées principalement) ; enfin, les nombreuses passerelles de la haute administration et des cabinets ministériels aux sommets des champions nationaux (le pantouflage). Ce système a deux paramètres clés : le primat de l’administration en matière de stratégies de développement des firmes[2] ; l’alliance entre les élites financières du Trésor qui contrôlent le système du crédit et les élites industrielles.

Ce système va muter avec l’européanisation des champions nationaux. Le rôle des trois institutions identifiées dans le précédent paragraphe va évoluer en même temps que seront remis en cause les deux paramètres susmentionnés. La conversion libérale des élites corporate françaises se décline ainsi autour de l’affranchissement des grands patrons de la tutelle de l’État et de la bipolarisation des élites.

 

1.1 L’affranchissement des grands patrons de la tutelle de l’État

La conversion libérale des grands patrons français ne surgit pas de nulle part ni sous la seule influence des transformations structurelles déjà énumérées. Au contraire, elle s’appuie sur deux tendances déjà existantes au sein du grand patronat français.

Un épisode qui se déroule en 1978 au sein du CNPF[3] illustre bien ces deux tendances. Celles-ci s’affrontent à l’époque au sein du CNPF, mais il n’en reste pas moins qu’au dehors et vis-à-vis de l’interventionnisme de l’État, elles ont une attitude convergente.

En 1978, François Ceyrac – président du CNPF depuis 1972 – s’oppose à Ambroise Roux, PDG de la CGE, éminence grise du patronat et archétype du grand patronat pantouflard nourri dans le giron de l’État. Les deux hommes divergent à propos de la décision prise par Ceyrac de nommer à la tête de la commission économique du CNPF Alain Chevalier, directeur général de Moët-Hennessy (firme dont la fusion en 1987 avec Louis Vuitton va donner lieu à LVMH, le leader mondial du luxe). Roux désapprouve le choix de Chevalier qui, dit-il, « n’est pas de notre bois »[4].

Chevalier représente ceux que Weber qualifie de « jeunes turcs », une nouvelle couche patronale à la tête de grandes firmes s’étant développées durant la période des champions nationaux en dehors du champ d’intervention de l’État et des élites pantouflardes. L’exemple-type de ces firmes est la grande distribution (déjà à l’époque, Carrefour, Auchan, Leclerc). Mais il en existe aussi dans l’industrie (l’agroalimentaire avec Danone et les Riboud à sa tête ou les cimenteries Lafarge avec Olivier Lecerf comme PDG) et surtout dans les services (le tourisme avec Club Med dirigé par la famille fondatrice Trigano, la restauration collective avec Sodexho dirigé à ce jour par son fondateur Pierre Bellon ou les services informatiques avec Cap-Gemini dirigé par son fondateur Serge Kampf). On pourrait ajouter François Pinault (luxe et grande consommation), Vincent Bolloré (services industriels) et, surtout, Claude Bébéar, le patron d’Axa, à l’époque encore une firme provinciale de taille moyenne dans le secteur de l’assurance. À ces grands patrons viennent s’agréger les « nouveaux cadres » issus des grandes écoles de commerce (notamment HEC). À la place du pantouflage, le parcours typique de ces patrons est le début de carrière dans le privé et la montée au sommet dirigeant en gravissant les échelons au sein de leur firme.

La culture managériale des « jeunes turcs » est distincte de celle des patrons pantouflards, pour qui la hiérarchie rigide établie par les classements de sortie des grandes écoles est un principe structurant qu’ils appliquent au sein des grandes firmes qu’ils dirigent. Les « jeunes turcs » s’inspirent, en revanche, de la culture des résultats et de la promotion au sein de l’entreprise qu’ils admirent aux États-Unis. Ils reprochent aux patrons pantouflards une attitude bureaucratique et une trop grande dépendance aux aides et commandes publiques ; en conséquence, ils condamnent l’interventionnisme étatique en matière microéconomique. Alain Chevalier dans son premier rapport en 1979 en tant que président de la commission économique réclame le dépérissement de « l’État-entrepreneur ».

Les « jeunes turcs » sont à la tête de grandes firmes qu’on pourrait qualifier de périphériques au fonctionnement du capitalisme français et dont l’État ne se préoccupe que marginalement dans le cadre de la stratégie des champions nationaux. Il s’agit de firmes présentes dans les secteurs liés à la tertiarisation du capitalisme français et certainement pas dans les secteurs jugés stratégiques par l’administration ; de fait, elles ne réalisent qu’une très faible part de l’effort global de R&D. Les grandes firmes dans ces secteurs sont, au contraire, l’apanage des pantouflards. Malgré donc l’accession de Chevalier à la présidence de la commission économique du CNPF, les « jeunes turcs », de l’aveu de son chef de file de l’époque, ne réussissent pas à remplacer les patrons pantouflards comme le pôle patronal le plus influent au sein des élites économiques françaises[5].

Il n’empêche que la posture libérale et anti-étatiste n’est pas leur monopole mais est partagée par Roux et ses semblables. Bauer et Cohen ont résumé les relations entre états-majors des grandes firmes industrielles et la direction du Trésor comme étant conflictuelles, notamment à propos de la distribution des ressources financières sur lesquelles les fonctionnaires du Trésor ont, en dernière instance, le contrôle[6]. De même, Henri Weber relève que les grands patrons pantouflards versent dans la surenchère anti-étatiste. D’abord en guise de gages donnés à leur nouveau milieu social et ensuite comme une façon de construire un rapport de force avec leurs anciens camarades au sein de la haute administration, avec qui ils sont dans un rapport de négociation quasi-permanente[7].

La réaction d’Ambroise Roux aux nationalisations de 1982 fournit une illustration parfaite de la méfiance des grands patrons pantouflards à l’égard d’un interventionnisme étatique trop intrusif. Le patronat est saisi de panique à l’occasion de l’arrivée de la gauche au pouvoir, en particulier à mesure que se précise le chantier des nationalisations. Le patron de la CGE devient la figure de proue de l’opposition patronale à cette politique[8], et lorsque la nationalisation de la CGE a lieu en février 1982, Roux démissionne de son poste. Quasiment tous les autres grands patrons des firmes nationalisées à qui le nouveau pouvoir propose de rester à leur place emboîtent le pas à Roux. En 1983 celui-ci crée un nouveau lobby réunissant les patrons des grandes firmes pour remplacer l’AGREF. Cette nouvelle association est nommée Association Française des Entreprises Privées (AFEP) ; le nom indique l’opposition de ses membres aux nationalisations ; les patrons des firmes sous contrôle public n’y sont pas admis. Parmi les 36 membres initiaux de l’AFEP, on trouve des représentants des deux tendances (pantouflards et « jeunes turcs ») : outre Roux, Jean Dromer (président à l’époque de l’Association Française des Banques, énarque et inspecteur des finances), Guy Dejouany (PDG de la Générale des Eaux, polytechnicien et membre du corps des Ponts et Chaussées) ou Jérôme Monod (PDG de la Lyonnaise des Eaux à partir de 1980 suite à une longue carrière dans l’administration et divers cabinets gaullistes, énarque)[9] pour les pantouflards ; les « jeunes turcs » y sont représentés par Alain Chevalier, François Pinault et François Dalle (patron renommé pour avoir transformé L’Oréal en le leader mondial de la cosmétique). L’AFEP, tout en nouant des liens discrets avec le pouvoir socialiste à travers des rencontres secrètes entre Roux et Mitterrand, prépare la première vague de privatisations de 1986-87 en travaillant de très près avec les partis de droite ; elle inspire, notamment, la mise en place de « noyaux durs » de participations capitalistiques croisées reliant entre elles les grandes firmes françaises privatisées à partir de 1987. Ce faisant, elle prépare le terrain pour l’affranchissement définitif des grands patrons français de la tutelle de l’État[10].

Le moment à partir duquel le processus d’affranchissement devient irréversible arrive peu après les premières privatisations, en 1988. Ne disposant pas des moyens financiers ni du rapport de force politique nécessaires pour nationaliser à nouveau la CGE, le pouvoir socialiste noue une alliance, à travers la CDC, avec Georges Pébéreau[11] pour reprendre le contrôle de la firme à travers une OPA sur la Société Générale (la première des grandes banques commerciales à être privatisée), le principal actionnaire de la CGE depuis sa privatisation. Mais les patrons dans le giron de l’AFEP s’y opposent fermement. Le moment clé vient lorsque Jean Peyrelevade[12], PDG de l’Union des Assurances Parisiennes (UAP) – premier assureur français à l’époque – pourtant patron « de gauche », refuse l’ordre du ministre des finances de se joindre aux assaillants. Quelques années plus tard, Ambroise Roux dira que cette affaire « a complètement réhabilité le véritable capitalisme au niveau des entreprises et non au niveau des administrations. Cette bataille est le tournant du capitalisme français, les conséquences sont énormes »[13].

Des études sociologiques récentes illustrent les conséquences en question ainsi que le maintien d’une différence entre les deux filières des pantouflards et des « jeunes turcs ». Parmi les 48 firmes ayant figuré dans l’indice CAC40 entre 2002 et 2007, 28 sont des anciennes firmes sous propriété publique, ce qui traduit la prépondérance de l’interventionnisme étatique dans le legs de la période des champions nationaux. Parmi les 37 PDGs recrutés par ces 48 firmes entre 2002 et 2006, 15 (40 %l) sont des hauts fonctionnaires (dont 12 appartiennent à des grands corps), 14 (38 %) sont issus des rangs de la firme qui les promeut PDG et seulement 4 (11%) sont issus de la famille propriétaire[14]. Les anciens hauts fonctionnaires sont très majoritairement (24 sur 30) à la tête de firmes anciennement sous contrôle public, qui sont économiquement plus importantes que celles contrôlées par les descendants des « jeunes turcs ». Les pantouflards sont, de surcroît, mieux reliés entre eux par le biais d’« interlocking directorates » et occupent dans ce réseau des positions beaucoup plus centrales[15]. Une étude sur les dirigeants des cent principales capitalisations de la Bourse de Paris en 2006 arrive à une conclusion concordante : les firmes dont les dirigeants composent le « cœur de l’élite patronale » à travers des liens d’« interlocking directorates » sont davantage capitalisées que les autres (en moyenne 21 milliards contre 7) et leurs dirigeants ont beaucoup plus souvent des débuts de carrière dans l’administration (33 % contre 22 % pour les dirigeants non-reliés au « cœur »)[16]. Enfin, une étude sur l’ensemble des dirigeants (exécutifs et administrateurs) des firmes du CAC40 en 2009 confirme la prépondérance persistante des dirigeants corpsards, notamment des inspecteurs des finances et des mineurs. Alors que les corpsards ne représentent que 29 % des dirigeants, ils cumulent 52 % des liens entre conseils d’administration, les mineurs en cumulant 15 % et les inspecteurs des finances 20 %[17].

Enfin, une étude sur la seule Inspection générale des Finances met en lumière un autre aspect de l’affranchissement des grands patrons de la tutelle de l’État. Les énarques sont – sur la période 1958-2008 et notamment à partir des années 1990 – de moins en moins nombreux à privilégier une carrière dans l’administration débouchant au bout d’un parcours long à un pantouflage à la tête d’une grande firme. Au contraire, ils sont beaucoup plus nombreux à partir de plus en plus tôt dans le privé et à des postes moins élevés dans la hiérarchie de la firme qu’ils intègrent. Il se développe, par conséquent, un rétro-pantouflage, en ce sens que de plus en plus d’énarques reviennent du privé vers des cabinets ministériels ou l’Élysée. « La logique élitaire n’est plus celle d’une exportation de l’État vers le secteur économique et financier […] Elle est devenue celle d’une alliance directe entre le personnel politique et les grandes entreprises privées »[18].

L’évolution peut donc être résumée comme suit : depuis l’européanisation et la privatisation des champions nationaux, le système de reproduction des élites économiques fonctionne moins selon le schéma « grande école-carrière administrative longue-pantouflage à la tête d’une grande firme ». L’importance des grandes écoles traditionnelles que sont Polytechnique et l’ÉNA est (légèrement) relativisée par l’ascension des grandes écoles de commerce, notamment HEC ; les grandes écoles s’assimilent de plus en plus à des « business school »[19] d’élite formant des élites managériales pour qui une carrière dans le privé paraît désormais autant si ce n’est plus valorisante que le service de l’État. Par conséquent, l’État n’est plus le centre de gravité autour duquel gravitent les élites économiques et sa capacité d’imposer aux grands patrons ses visions stratégiques s’en trouve amoindrie[20]. Il n’en reste pas moins que les grandes firmes les plus importantes du capitalisme français, issues de la stratégie des champions nationaux, sont toujours dominées par les grands patrons issus de la filière des pantouflards, lesquels continuent à constituer le contingent central au sein des élites économiques.

 

1.2 La bipolarisation des élites économiques françaises

Parallèlement à la conversion libérale du grand patronat, une deuxième nouveauté structurante s’affirme au sein des élites économiques françaises. Il s’agit de la délimitation de plus en plus affirmée de deux pôles autour desquels gravitent les élites économiques françaises et le basculement du rapport de forces en faveur du premier de ces pôles – le pôle libéral-orthodoxe[21] – au détriment du second – le pôle libéral-colbertiste ou industrialiste.

Les racines de ce changement remontent à 1974 et la primauté accordée désormais par les élites financières de la galaxie du Trésor à l’objectif du « franc fort » en matière de politique macroéconomique. Un deuxième moment d’approfondissement de cette tendance vient durant les restructurations industrielles et la libéralisation du système financier français durant la première moitié des années 1980. Durant cette période, l’endettement des firmes industrielles auprès des banques commerciales, auparavant particulièrement élevé, disparaît quasiment. Les firmes financières, elles, se tournent de plus en plus vers les marchés de titres revigorés par la libéralisation financière inaugurée en 1984. Ces changements conduisent à un relâchement des liens entre banques et firmes industrielles.

Ce mouvement de polarisation entre firmes financières et firmes industrielles s’accélère durant la deuxième moitié des années 1990 pour une autre raison, à savoir le démantèlement des « noyaux durs » et du modèle de bancindustrie importé d’Allemagne lors des privatisations en 1986-93 (cf. chapitre 6). Le grand patron le plus directement impliqué dans ce démantèlement, Claude Bébéar, et la participation croisée entre Axa et la grande banque universelle sortie gagnante de la restructuration de la finance française durant cette période, la BNP-Paribas de Michel Pébéreau, symbolisent la nouvelle alliance qui va être nouée entre les élites financières de la galaxie du Trésor, énarques inspecteurs des finances principalement, et les « jeunes turcs », au détriment des élites industrielles les plus étroitement associées à la politique des champions nationaux et à l’interventionnisme étatique en matière microéconomique. Celles-ci sont majoritairement regroupées dans les grands corps techniques de l’État, notamment le corps des Mines[22], issus de Polytechnique et sont fortement concentrées dans les instances dirigeantes des grandes firmes industrielles[23].

Les privatisations des grandes firmes bancaires et de l’assurance durant la période 1986-93 ne conduisent pas à la dilution du contrôle exercé par les élites financières de la galaxie du Trésor sur le système financier français ; elles conduisent plutôt à la privatisation de ce contrôle. En effet, la pratique solidement établie durant la période des champions nationaux, selon laquelle les énarques inspecteurs des finances qui fournissent le gros des troupes de la direction du Trésor et du ministère des finances assurent également la direction des établissements de crédit publics ou semi-publics à travers la pratique du pantouflage, se prolonge malgré les privatisations. En octobre 2008, par exemple, au moment de l’élaboration du plan de sauvetage bancaire français, sur les 19 dirigeants des comités exécutifs des quatre plus importantes firmes bancaires, dix sont énarques (dont huit sont inspecteurs des finances) ayant typiquement eu un début de carrière au ministère des finances[24]. Les PDGs de la BNP-Paribas (Michel Pébéreau et Baudouin Prot) et de la Société Générale (Marc Viénot, Daniel Bouton et Frédéric Oudéa), en particulier, sont sans discontinuer des énarques-inspecteurs des finances depuis la privatisation de ces banques. Il en va de même pour les firmes de l’assurance jusqu’en 1996, lorsque l’UAP est rachetée par Axa dirigée par Claude Bébéar[25]. Le successeur de Bébéar à la tête d’Axa, Henri de Castries, est lui aussi énarque inspecteur des finances s’étant, en particulier, occupé depuis le Trésor des privatisations de la CGE et de TF1 en 1986.

En même temps que l’ascension de Bébéar et la constitution de l’axe Axa-BNP-Paribas, l’alliance entre élites financières de la galaxie du Trésor et patrons « jeunes turcs » réussit à rééquilibrer le rapport de forces au sein du MEDEF et de l’AFEP en sa faveur. En 1997 la présidence du CNPF est laissée vacante après la démission de Jean Gandois, polytechnicien et membre du corps des Ponts et Chaussées ayant dirigé Sacilor (sidérurgie), Rhône-Poulenc (chimie, pharmaceutique) et Pechiney (aluminium) et jouissant d’une réputation de grand capitaine d’industrie. La nouvelle équipe dirigeante est présidée par Ernest-Antoine Seillière, héritier de la famille Wendel ayant reconverti l’affaire familiale dans la banque d’investissement. Le poste de vice-président va à Denis Kessler, dauphin présumé de Bébéar et président de la Fédération Française des Sociétés d’Assurance (FFSA)[26]. Michel Pébéreau intègre la garde rapprochée du nouveau président du CNPF[27]. La nouvelle équipe met en œuvre une politique de refondation du mouvement patronal. L’année suivante le CNPF change de nom et devient MEDEF. La nouvelle équipe dirigeante pense, en effet, que le terme « patronat » est trop associé dans les représentations courantes à l’industrie lourde et à l’héritage du Comité des Forges. Surtout, un rééquilibrage des contributions financières et des postes à responsabilité s’opère au profit des représentants des fédérations des services[28]. Ce rééquilibrage s’amplifie à partir de 2005 et l’élection de Laurence Parisot à la tête du MEDEF. Celle-ci ne représente pas seulement une petite firme de services ; elle dispose du soutien des dirigeants de la BNP-Paribas et d’Axa et s’impose avec le soutien d’une coalition de fédérations représentant les services et surtout, pour la première fois, contre l’avis de la puissante UIMM[29]. L’UIMM n’est pas n’importe quelle fédération patronale. Il s’agit de la plus riche et influente fédération qui réunit un grand nombre de grandes firmes industrielles – de l’automobile à l’aéronautique en passant par le nucléaire, l’électronique ou la construction électrique. Elle est largement dominée par des industriels ingénieurs, le plus souvent polytechniciens[30] et constitue l’un des piliers institutionnels du pôle libéral-colbertiste. Ainsi, lorsque la nouvelle patronne du MEDEF s’en prend publiquement à l’UIMM en 2008 lors du scandale des caisses noires de cette organisation et réclame que les représentants de l’UIMM remettent au MEDEF les nombreux mandats qu’ils exercent au sein des institutions paritaires, d’autres grands patrons industriels du CAC40 font bloc autour de l’UIMM pour repousser l’attaque de la présidente du MEDEF, craignant un affaiblissement durable de l’industrie face aux firmes financières et de services[31].

Le rééquilibrage en faveur des libéraux-orthodoxes se manifeste aussi à la tête de l’AFEP, où le renouvellement de sa présidence en 1998 se fait au détriment des industrialistes. Ambroise Roux est après tout un grand industriel ayant dirigé un conglomérat de la construction électrique et de l’électronique associé à la plupart des grands projets de l’époque pompidolienne. Il jouit sous la présidence de Pompidou de la réputation d’être le véritable ministre de l’industrie. Son ascendant sur la communauté de grands patrons n’est pas remis en cause de son vivant. Or, à son départ de la présidence de l’AFEP, il est remplacé par Didier Pineau-Valenciennes, un proche de Bébéar (et vice-président responsable des affaires sociales du MEDEF version Seillière) que celui-ci réussit à faire élire aux dépens de Jean-Louis Beffa[32], polytechnicien mineur à la tête de Saint-Gobain depuis 1986 et le représentant le plus éminent du pôle industrialiste depuis le milieu des années 1990.

La firme sous son contrôle est « plus que toute autre société privée, la pépinière de la noblesse d’Etat reconvertie dans le monde des affaires », entretenant en 2009 14 liens avec d’autres firmes du CAC40 et formant un nombre très important de PDGs de grandes firmes françaises[33].  Beffa devient en 2002 président de l’Amicale du corps des Mines (charge qu’il occupe toujours jusqu’en 2014), qui réunit les anciens élèves de l’École des Mines et membres du corps du même nom[34]. Les mineurs ont la réputation d’être le corps le mieux organisé et le plus puissant en France[35] ainsi que celui dont les membres ont porté les « grands projets » pompidoliens. Les membres du corps sont toujours porteurs d’une culture de l’excellence scientifique et technologique et d’un patriotisme tel que celui qui inspire les grands projets liés à la doctrine de l’indépendance nationale[36]. Ils constituent le noyau dur du pôle industrialiste. Le poste de président de l’Amicale n’est d’ailleurs pas simplement honorifique[37]. Son président exerce une influence déterminante sur les carrières des mineurs dans les ministères techniques et les grandes firmes des secteurs réputés être des chasses gardées du corps (pétrole, nucléaire, sidérurgie, métallurgie, automobile). Ce n’est donc pas par hasard que la presse financière britannique désigne Beffa dans les années 2000 comme le « Pope de l’industrie française »[38]. Le PDG de Saint-Gobain met sur pied en 2003 un centre de recherches économiques (le Centre Cournot), dont les orientations sont influencées par les économistes de l’école de la régulation[39]. Le Centre Cournot prend ainsi le contre-pied de l’Institut Montaigne, un think-tank libéral mis en place par Claude Bébéar. Depuis son départ de la direction exécutive de Saint-Gobain en 2007 (il en est toujours président d’honneur et administrateur), Jean-Louis Beffa met l’opposition industrialistes/libéraux-orthodoxes sur la place publique. Dans un livre paru en janvier 2012 visant à influencer le débat public mené à l’occasion de la campagne présidentielle[40], il explique que la France doit choisir entre un « modèle libéral-financier » d’inspiration anglo-américaine et un autre « commercial-industriel », d’inspiration japonaise ou allemande. La France vacillerait entre les deux modèles depuis le début des années 1980 et les réformes du système financier, qu’il attribue aux élites de la galaxie du Trésor et, nommément, à Jean-Charles Naouri[41]. Il réitère régulièrement dans les médias que la direction du Trésor est le « tenant de la position la plus libérale possible » en France[42] et désigne dans un livre de 2013 cette même direction ainsi que l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) comme « les deux bastions du capitalisme libéral financier » avant d’accuser « les institutions financières et […] leur soutien, le ministère de l’Economie et des Finances » de faire « passer le respect de la primauté de l’actionnaire après les nécessités du redressement français »[43].

La polarisation des élites économiques autour d’un pôle libéral-orthodoxe et un autre libéral-colbertiste/industrialiste va avoir un effet structurant dans les domaines des politiques de promotion de l’industrie (notamment les politiques d’innovation), de la structure financière des grandes firmes françaises et des politiques de change. Elle va aussi se prolonger dans des clivages transnationaux naissants

 

2. Le redéploiement européen et la centralité croissante des grandes firmes dans l’activisme patronal

L’impact sur les mouvements patronaux de l’européanisation des champions nationaux ne se limite évidemment pas à l’échelle nationale. À partir de l’Acte Unique, un processus de redéploiement vers l’échelle européenne se met en marche qui, d’une part, crée un véritable activisme patronal supranational et, d’autre part, renforce l’influence politique dont jouissent les grandes firmes en Europe.

Pour présenter ce redéploiement, je distingue entre deux types de démarches patronales. La démarche corporatiste est l’action patronale en vue de défendre les intérêts économiques des entreprises entendus au sens stricte ; le plus souvent, il s’agit de s’occuper des détails réglementaires. Ensuite, la démarche politique consiste à développer un projet global sur l’orientation générale des politiques économiques et définir une stratégie d’ensemble. Cette partie analyse les transformations de la démarche corporatiste.

L’achèvement du marché commun et la reconfiguration institutionnelle qu’il prévoit ne peuvent qu’avoir un impact sur les stratégies corporatistes des firmes et des fédérations sectorielles. En l’espace de quinze ans, l’européanisation des champions nationaux conduit à l’explosion du nombre de lobbyistes bruxellois et à la montée du « corporate power »[44]. Bruxelles a aujourd’hui la deuxième plus grande densité de lobbyistes au monde derrière Washington[45]. Selon David Coen, le résultat du renforcement du « corporate power » est une forme de « pluralisme élitaire » européen où la principale influence exercée sur la formulation des politiques publiques provient des grandes firmes qui agissent pour leur propre compte et souvent en concurrence les unes avec les autres. Adrian van den Hoven, auteur d’une thèse sur le lobbying des institutions communautaires par les firmes françaises et par la suite directeur du département des relations internationales de BusinessEurope, a soutenu que « le système communautaire de représentation des intérêts est en train de se resserrer peu à peu autour des grandes entreprises de l’UE. Ces dernières ont renforcé leur contrôle sur tous les aspects des négociations avec les institutions communautaires »[46].

Les spécialistes des groupes d’intérêt s’accordent pour dire que la fin de la règle du vote à l’unanimité et le renforcement des compétences de la Commission dans le domaine des politiques microéconomiques ont fait de l’exécutif communautaire le point de contact le plus important pour les groupes d’intérêt[47]. David Coen a mené une enquête au milieu des années 1990 auprès des 200 plus grandes firmes européennes et en a conclu que « la concentration sur Bruxelles de l’activité politique des firmes est une conséquence directe des compétences croissantes de la Commission européenne, du cycle de formulation des politiques publiques et de la volonté des firmes d’avoir un ensemble unique de règles dans le marché européen »[48].

Durant la même période prolifèrent les délégations bruxelloises des grandes firmes françaises. La première à ouvrir une telle délégation est Elf en 1986, et la grande vague d’ouvertures a lieu entre 1989 et 1992[49]. En 1992, plus de 200 grandes firmes européennes ont des bureaux de relations gouvernementales à Bruxelles. La ruée vers Bruxelles crée un effet boule de neige, entraînant les grandes firmes qui jusque-là avaient décidé de ne pas se mêler des politiques publiques supranationales mais préféré maintenir un ancrage dans l’espace politique national[50]. La grande concentration de représentants des grandes firmes à Bruxelles en fait les lobbyistes les plus influents dans la capitale européenne. « Les grandes entreprises [françaises] constituent le groupe de délégués français le plus puissant après la Représentation permanente [auprès des institutions communautaires] »[51].

Le renforcement des institutions supranationales renforce aussi le poids des grandes firmes au sein du patronat lui-même. Ce renforcement ne se déploie pas uniquement de façon passive ; la Commission cherche à susciter l’émergence d’une communauté de grandes firmes auprès de laquelle elle peut se tourner pour obtenir des informations concernant les secteurs industriels qu’elle a le pouvoir de réglementer[52]. « La Commission a activement encouragé les firmes à participer à la construction d’alliances politiques et tenta d’attirer […] les grandes firmes dans le système européen des politiques publiques »[53].

Cette attitude de la Commission constitue une nouveauté liée à l’européanisation des champions nationaux. Durant la période des champions nationaux, le lobbying des institutions communautaires est dominé par les associations sectorielles européennes (qui sont à cette période des fédérations d’associations nationales). Les grandes firmes n’ont que des rapports très espacés avec l’exécutif communautaire[54] ; elles passent soit par les associations sectorielles européennes, soit par les gouvernements nationaux pour influencer les politiques supranationales. De même, jusque dans les années quatre-vingt, la Commission cherche à faire émerger au niveau communautaire une variante des structures corporatistes tripartites qui existent dans différents pays européens, mais cette tentative échoue[55].

La centralité croissante des grandes firmes au sein des dispositifs de lobbying bruxellois se manifeste également à travers la mutation des associations sectorielles européennes. Depuis la fin des années 1980, ces associations sont de plus en plus dominées directement par les grandes firmes de chaque secteur[56]. Certaines ne réunissent qu’une poignée de grandes firmes du secteur d’activité qu’elles représentent. La domination des associations sectorielles européennes par les grandes firmes devient la norme depuis que les associations en question ont instauré la pratique de l’adhésion directe des firmes à leurs structures. Cela permet aux grandes firmes d’y adhérer directement et donc d’éviter de dépendre de leur association sectorielle nationale pour y être représentées.

De même, au début des années 1990, l’UNICE est restructuré de façon à accorder un rôle beaucoup plus important aux représentants des grandes firmes, en leur assurant la présidence de ses commissions thématiques par exemple. En même temps, les moyens financiers et humains de l’UNICE sont augmentés de 40 % de façon à « répondre à l’évolution institutionnelle de la Communauté européenne »[57].

Enfin, sous l’impulsion des grandes firmes et avec le soutien de la Commission, on assiste à partir de la même période à une prolifération de forums informels ad hoc sur des thématiques spécifiques dans lesquels les représentants des grandes firmes jouent un rôle central. À la fin des années 1990, il y a 300 comités et plus de 1200 forums thématiques de ce type à Bruxelles[58].

Rainer Eising a mené une enquête pour déterminer les capacités relatives des grandes firmes, des associations nationales et des associations européennes à avoir accès aux institutions communautaires dans les années 2000. Son échantillon est composé d’environ 2000 associations patronales nationales et européennes et de 68 grandes firmes. Ses résultats montrent que ce sont toujours les grandes firmes qui ont l’accès le plus régulier auprès de chacune des six institutions de l’UE testées dans son questionnaire, les associations européennes arrivant en deuxième position et les associations nationales loin derrière. L’écart en faveur des grandes firmes est particulièrement important dans les relations avec les commissaires, le Conseil des ministres et le Parlement. De même, « les grandes firmes tendent à avoir un niveau élevé d’activité au niveau de l’UE tout au long du cycle de formulation des politiques publiques, alors que les associations sectorielles se concentrent fortement […] sur leurs relations avec la Commission »[59].

Il y a donc une division assez claire entre les grandes firmes, capables de développer une action propre, et la masse des PMEs qui sont dépendantes soit des ressources que peuvent mobiliser les grandes firmes soit des fédérations nationales ou européennes pour avoir une voix dans la capitale européenne. L’effet net de ces modifications est d’accroître l’influence exercée par les grandes firmes sur la mise au point des politiques publiques européennes.

 

3. Les grandes initiatives politiques du « big business » européen et le rôle joué par les grandes firmes françaises

Sur le terrain « politique » de l’activisme patronal, trois initiatives jalonnant la période 1986-2006 méritent d’être relevées : la Table Ronde des Industriels Européens (ERT) ; la Table Ronde des Services Financiers (EFR) ; et l’Association pour l’Union Monétaire Européenne (AUME).

De ces trois associations patronales, l’ERT est la plus importante. L’ERT est la première des trois à être fondée, en 1983. Elle est composée par les champions nationaux qui les premiers s’européanisent et, par conséquent, sont les premiers à devenir les vecteurs de la dynamique de l’intégration « par le bas ». De surcroît, les membres de l’ERT constituent le noyau dur du « cœur de l’élite patronale » européenne à travers les multiples liens qu’ils assurent entre les grandes firmes européennes. Enfin, l’ERT déploie une activité qui touche à peu près à toutes les politiques publiques européennes. L’AUME, au contraire, est une alliance restreinte dans le temps qui se dissout une fois sa mission accomplie après le passage à l’euro en 2002. Mais, au contraire de l’ERT, elle réunit un éventail complet des grandes firmes européennes provenant de tous les secteurs économiques. Enfin, l’EFR n’est créée qu’en 2001 et ses membres représentent des intérêts restreints en termes sectoriels (banques et assurances). Son champ d’intervention se limite au domaine financier ; le lobby est en quelque sorte une association sectorielle portant un projet global pour la constitution d’un système financier paneuropéen. Le décalage entre les dates de création de l’ERT et de l’EFR reflète le décalage en termes d’intégration effective des marchés des biens industriels d’une part, des services financiers de l’autre et l’européanisation plus tardive des grandes firmes financières par rapport aux industrielles qui y est associée. Ce retard relatif explique en grande partie pourquoi elles jouent un rôle moins important dans l’émergence et la structuration de la « corporate élite » européenne.

 

3.1 La Table Ronde des Industriels Européens

La création de l’ERT illustre la connexion entre champions européens et exécutif communautaire qui se met en place durant la période post-champions nationaux. L’initiative revient au patron de la firme automobile suédoise Volvo, Pehr Gyllenhamar et au commissaire chargé de l’industrie et du marché intérieur, Étienne Davignon. La première liste avec les noms des potentiels membres du groupe est composée dans les locaux de la Commission à Bruxelles par des fonctionnaires européens et des cadres de Volvo. Les critères de sélection comprennent le fait que les dirigeants choisis doivent avoir une influence sur l’opinion publique ainsi que sur le personnel politique de leur pays d’origine. Le groupe est formellement créé en 1983 à Paris en la présence de deux commissaires européens. Outre Davignon, François-Xavier Ortoli, ancien président de l’exécutif communautaire et à l’époque commissaire chargé des affaires financières et monétaires participe à la réunion (quelques années plus tard il fait aussi partie du groupe en tant que PDG de Total, tout comme Davignon en tant que PDG de la Société Générale de Belgique). Ce sont donc les deux DGs qui depuis le début constituent les chasses gardées des fonctionnaires issus des pays de tradition interventionniste en matière microéconomique (la France et l’Italie, Davignon étant un wallon très proche des élites économiques françaises) qui assurent le lien avec l’ERT à sa création. Dix-sept PDGs de firmes industrielles sont les membres fondateurs de l’ERT. La composition du groupe est conçue dès le début, selon son premier secrétaire général Keith Richardson, pour assurer une certaine représentativité sectorielle et nationale[60]. Ainsi, à sa création, le lobby réunit quatre constructeurs ou équipementiers automobiles, trois firmes agroalimentaires, deux firmes de la chimie/pharmacie, deux de l’électronique, deux de la construction mécanique, deux dans le secteur des matériaux de construction, une firme sidérurgique et une pétrolière. En termes de nationalité, on trouve quatre françaises, trois allemandes, trois britanniques, deux italiennes, deux suédoises, deux suisses et une néerlandaise[61]. De même, les élargissements progressifs du groupe sont conçus pour refléter les élargissements de l’UE elle-même. Typiquement, ces élargissements prennent la forme de la cooptation d’une firme d’un nouveau pays qui, bien qu’elle ne soit pas parmi les champions européens les plus importants à l’échelle continentale, constitue une firme importante dans son cadre national. L’objectif est de relier ainsi des représentants éminents des divers groupes d’élites économiques nationales. En 1998, on trouve donc une firme provenant de chacun des pays suivants : Danemark, Autriche, Finlande, Grèce, Irlande, Portugal et Turquie. En 2010, une firme hongroise y figure également, en guise de représentation des pays de l’Europe Centrale et Orientale[62]. Au niveau sectoriel ce sont notamment les firmes dans les industries de réseau (électricité et télécommunications) qui sont le principal rajout des années 1990[63].

Le souci de représentativité sectorielle et nationale est l’un des éléments centraux de la démarche politique. Richardson confirme, par ailleurs, la volonté du groupe de ne traiter que les questions générales et de n’agir qu’en tant qu’organisation « définissant l’ordre du jour » du débat sur les politiques publiques européennes[64].

La création de l’ERT est pensée comme une initiative politique visant à proposer une solution au problème de la concurrence japonaise et américaine dans un contexte de crise économique en Europe. Son mode d’action consiste principalement en des contacts au plus haut niveau politique avec la Commission et les membres influents des gouvernements des États-membres, une pratique dans laquelle les membres français sont les plus efficaces. L’ERT se concentre sur les politiques microéconomiques. La question clé, et qui fait consensus au sein de l’ERT malgré des dissensions initiales sur les autres politiques microéconomiques, est celle de l’achèvement du marché commun. Le marché commun enfin achevé, en permettant la réalisation d’économies d’échelle et de gamme supplémentaires notamment dans les secteurs de haute technologie, est censé fournir une base solide aux grandes firmes européennes pour affronter la concurrence japonaise et américaine à la fois en Europe et sur les marchés à l’exportation[65]. Ce n’est donc pas un hasard si Richardson souligne « une affinité naturelle avec la Commission européenne dans sa bataille incessante contre les intérêts prétendument court-termistes et étroitement conçus des États-membres »[66] qui fragmentent le marché européen. Le fait que l’ERT défende une perspective spécifiquement européenne par opposition à des perspectives nationales séparées se vérifie également par le fait que durant les années 1990, les membres de l’ERT « marquent les négociations internationales d’une empreinte spécifiquement européenne »[67]. La création du lobby est concomitante d’une implication croissante des grandes firmes européennes dans les négociations commerciales menées par la Commission. À partir de 1995, l’ERT s’implique directement avec le Business Roundtable américain dans le « Transnational Business Dialogue », dans lequel les grandes firmes européennes se présentent comme un bloc face à leurs concurrentes américaines.

Cependant, l’ERT se divise à propos de deux autres questions. La première concerne les politiques microéconomiques. Durant environ la première décennie de son existence, l’ERT est divisé en deux fractions. Bastiaan van Apeldoorn nomme ces deux fractions « européaniste » et « globaliste ». La première est composée par les grandes firmes ayant des investissements extra-européens minimes et subissant de plein fouet la concurrence japonaise et américaine. Celles-ci tendent à être localisées en France et en Italie, mais la firme néerlandaise de l’électronique Philips en fait également partie. Ces grandes firmes défendent une perspective « néo-mercantiliste » qui se décline dans un ensemble de politiques consistant à réserver les bienfaits de l’achèvement du marché commun aux seules grandes firmes européennes. Les firmes européanistes défendent des tarifs communautaires élevés et l’usage d’autres instruments commerciaux protectionnistes, notamment dans les secteurs les plus impactés par la concurrence japonaise, à savoir l’automobile et l’électronique ; une politique technologique activiste au niveau européen pour augmenter les dépenses en R&D dans le secteur électronique ; et l’instauration d’une préférence communautaire pour ces programmes ainsi que pour les politiques de contrats publics. En revanche, la fraction globaliste, composée par celles parmi les grandes firmes européennes ayant déjà une présence extra-européenne significative, défend une perspective « néo-libérale ». On y retrouve principalement des firmes pétrolières, de la chimie/pharmacie et de l’agroalimentaire, principalement localisées en Grande Bretagne et en Allemagne[68]. Seuls l’achèvement du marché unique et l’accentuation de la concurrence au sein de la Communauté sont considérés comme permettant de relever le défi de la concurrence extra-européenne en obligeant les grandes firmes européennes à se restructurer.

La division au sein de l’ERT est dépassée entre 1988 et le traité de Maastricht. À partir de ce moment-là, les firmes européanistes s’alignent sur la perspective néo-libérale. L’ERT prône désormais surtout l’ouverture à la concurrence dans les secteurs où subsistent des monopoles publics ainsi que des mesures relevant des politiques du marché du travail. Cette orientation est le leitmotiv des années 1990 et n’est infléchie qu’à partir des années 2004-05, lorsque l’émergence de la concurrence chinoise et l’insuffisance des politiques microéconomiques néo-libérales au vu des objectifs fixés lors du Conseil Européen de Lisbonne en mars 2000 incitent les grandes firmes industrielles présentes dans des secteurs intensifs en R&D à réclamer des politiques plus activistes en leur faveur.

Le dépassement du conflit entre européanistes et globalistes diminue l’emprise des firmes françaises sur l’ERT. En 1988, le lobby fusionne avec le « Groupe des Présidents », un club informel réunissant des PDGs de firmes globalistes mais sans ambition d’influencer le cours des politiques publiques communautaires[69]. La fusion fait passer le nombre des firmes membres de l’ERT de vingt-sept à un peu plus de quarante et assure que la voix du « big business » européen n’a désormais qu’un seul canal institutionnel d’expression. À cette occasion, le siège de l’ERT est déplacé de Paris à Bruxelles. L’influence française, globalement située au sein de la fraction européaniste est ainsi diluée. De même, les grandes firmes françaises et italiennes échouent à faire adopter à l’ERT une ligne de soutien enthousiaste au projet de monnaie unique, ce qui constitue la deuxième question sur laquelle il existe un désaccord à l’époque ; les grandes firmes britanniques et allemandes qui participent à l’ERT sont majoritairement sceptiques dans la période 1988-92 quant à ce projet. C’est l’une des raisons qui expliquent l’apparition d’une organisation séparée, l’AUME, chargée de porter la parole du « big business » européen en faveur d’une monnaie unique européenne.

 

3.2 L’Association pour l’Union Monétaire Européenne

La création de l’AUME en octobre 1987 a également comme objectif d’associer les firmes financières à la campagne en faveur de l’union monétaire. Il n’empêche que l’AUME est principalement la création des firmes de la fraction européaniste de l’ERT. La réunion de lancement de l’organisation a lieu dans les bureaux du patron de Fiat, Giovanni Agnelli et y participent les PDGs de Philips, Rhône-Poulenc, Solvay et Total. Les fondateurs décident de localiser le siège de l’organisation à Paris et se donnent comme tâche de recruter le plus grand nombre possible de grandes firmes. Parmi les premières à répondre positivement sont les françaises. « Dès 1988 […] les dix-neuf françaises sont : Aventis, AXA, BNP, BSN, Cap Gemini, Compagnie bancaire, Saint-Gobain, CCF, Crédit Lyonnais, Deloitte et Touche, Elf, Havas, Laboratoires Fournier, L’Oréal, LVMH, Natexis, Paribas, Renault, Total »[70]. Cet échantillon démontre l’étendue sectorielle de la mobilisation patronale française en faveur de la monnaie unique. Des représentants aussi bien des firmes dirigées par des patrons « jeunes turcs » (BSN, L’Oréal, LVMH) que des pantouflards (BNP, Crédit Lyonnais, Renault, Total) y participent ; de même, on y retrouve les firmes qui constituent des piliers des pôles libéral-orthodoxe (Axa, BNP, Paribas, LVMH) et industrialiste (Saint-Gobain, Elf, Renault). L’engouement ne se limite pas aux grandes firmes françaises ; dès la fin de l’année 1988, l’association compte 31 italiennes aussi. En revanche, seulement une allemande et une britannique y participent. Les firmes allemandes et britanniques sont très peu présentes avant le sommet de Maastricht, une observation qui s’accorde avec l’analyse selon laquelle c’est après Maastricht que l’ERT dans son ensemble soutient activement le projet d’union monétaire[71].

À partir de ce moment-là, l’AUME et l’ERT entretiennent des rapports de coopération. Le secrétaire général de l’AUME, Bertrand de Maigret, a expliqué que « nous avons décidé que l’ERT ne travaillerait pas sur les questions monétaires, et que nous le ferions. Nous avons des liens amicaux, une sorte de division des tâches »[72]. La coopération entre les deux associations se reflète également dans la composition du conseil de direction de l’AUME en 1999 et dans celle des membres de l’association après le traité de Maastricht. Le conseil de direction de l’AUME est composé avec un souci de représentativité nationale et sectorielle. 7 de ses 30 membres en 1999 sont aussi membres de l’ERT et un tiers des firmes membres de l’ERT sont membres de l’AUME. Toutefois, la majorité provient du secteur financier. La Deutsche Bank, notamment, joue un rôle important dès le début des années 1990[73].

L’activité de l’AUME se focalise de plus en plus sur l’opinion publique allemande à partir du sommet de Madrid de décembre 1995, lors duquel l’engagement définitif est pris en faveur du passage à la monnaie unique en 1999. Dans la phase de préparation de ce sommet, l’ERT rejoint la campagne de l’AUME en direction des États-membres en adressant une lettre au Conseil Européen dans laquelle elle demande une décision ferme et définitive avec une date butoir pour le passage à la monnaie unique ainsi que la fin définitive de la modalité du vote à l’unanimité au sein du conseil des ministres. L’AUME, quant à elle, multiplie entre 1996 et 1998 les réunions publiques en Allemagne avec comme objectif de convaincre une opinion publique sceptique, considérée comme le principal obstacle à la réalisation du projet. De même, à l’instar des liens étroits entretenus par l’ERT avec la Commission, 3 membres du conseil de direction de l’AUME siègent dans le groupe de 12 sages mis en place en 1994 par l’exécutif communautaire afin de préparer un livre vert sur le processus de passage à l’euro. L’association et la Commission collaborent étroitement tout au long des années 1990[74].

Les démarches de l’ERT et de l’AUME sont donc similaires. Les deux associations sont conçues de façon à représenter les différents groupes nationaux d’élites économiques en leur sein. Et après des divergences initiales, les positions en son sein évoluent de façon à dégager un consensus dans lequel se retrouvent l’ensemble de leurs composantes. Lorsque l’euro est introduit, l’AUME considère que son objectif est rempli et ainsi se dissout.

 

3.3 La Table Ronde des Services Financiers Européens

L’arrivée de l’euro et les réformes financières des années 1990 suscitent l’émergence du troisième lobby politique, l’EFR. Sa création participe des mêmes logiques qui régissent la création et l’action de l’ERT et de l’AUME. Ainsi, dans la foulée des restructurations des systèmes financiers nationaux en Europe durant les années 1980 et le début de l’européanisation des champions nationaux financiers au début des années 1990, Daniel Mügge explique que « La préférence des grandes [firmes de services financiers] pour l’intégration effective au dépens du protectionnisme domestique s’est traduite en des structures associatives nouvelles : alors qu’auparavant petites et grandes firmes se rassemblaient au sein d’organisations nationales, les plus importantes firmes européennes créèrent ou revigorèrent des associations pan-europeénnes au périmètre limité tout au long des années 1990 ». La plus importante de ces associations est l’EFR, fondée en 2001 suite à la mise en place par la Commission en 1998 d’un forum consultatif sur les services financiers réunissant les plus grandes firmes financières européennes avec comme objectif de créer un élan en faveur d’une nouvelle vague de directives visant à achever l’intégration du marché européen des services financiers. L’EFR est directement inspirée par l’ERT, ce qui est attesté non seulement par la similitude de l’appellation mais également par l’identité de l’initiateur de l’EFR, Pehr Gyllenhamar, devenu PDG de l’assureur britannique Aviva. Comme l’ERT à l’égard du marché unique pour les produits industriels, l’EFR milite en faveur de l’intégration effective du marché européen des services financiers ainsi que pour une centralisation plus importante des instances de supervision financière afin de réduire les coûts que doivent supporter les grandes firmes financières[75].

Les membres de l’EFR sont aussi choisis dans un souci de représentativité nationale ; il s’agit de choisir les représentants les plus importants des élites financières nationales. On y retrouve généralement les PDGs de la plus importante firme bancaire et de la plus importante firme de l’assurance de chacun des grands pays de l’UE. La France y représentée par la BNP-Paribas, Axa et le Crédit Agricole ; l’Allemagne par la Deutsche Bank et Munich Re (remplacé en 2011 par Allianz) ; la Grande Bretagne par HSBC et RBS côté bancaire et Aviva et Prudential côté assurances ; la Suisse par le Crédit Suisse et UBS côté bancaire, Zurich Financial et Swiss Re côté assurances ; l’Italie, par Unicredit et Assicurazioni Generali.

Enfin, comme dans le cas des dissensions entre européanistes et globalistes avant le traité de Maastricht au sein de l’ERT, les grandes firmes financières européennes divergent quant au contenu de la réglementation financière régissant le marché unique pour les services financiers. Certaines, à l’instar notamment des françaises, sont favorables à un régime réglementaire harmonisé vers le haut (« harmonisation maximale ») ; d’autres, notamment les firmes britanniques et suisses, sont favorables à une approche s’inspirant du principe de la reconnaissance mutuelle, c’est-à-dire une harmonisation vers le bas (« harmonisation minimale »)[76].

 

4. La reconfiguration des réseaux d’administrateurs et l’émergence d’une « corporate élite » européenne

Dans cette dernière partie, l’analyse se tourne vers la question de la constitution d’un espace social propre aux élites dirigeantes des champions européens. Cet espace social constitue en quelque sorte le substrat à partir duquel se développe l’activisme patronal décrit ci-avant. Mais la constitution d’un espace social composé des dirigeants du « big business » européen a également une valeur stratégique. En effet, en pénétrant les uns dans les lieux du pouvoir économique des autres et vice versa, un flux permanent d’informations est mis en place qui crée une communauté stratégique.

Le développement de la tendance à l’internationalisation économique a suscité un débat parmi des sociologues anglophones sur la transnationalisation des classes dominantes[77]. Certains chercheurs impliqués dans ce débat ont repris le fil de la tradition intellectuelle reposant sur l’analyse des « interlocking directorates » entre grandes firmes et des réseaux d’administrateurs ainsi constitués. Une autre piste de recherche poursuivie a été de chercher à apprécier le degré d’internationalisation des instances dirigeantes des grandes firmes.

Un réseau d’administrateurs est constitué par l’ensemble des dirigeants reliés entre eux par le biais d’« interlocking directorates » entre grandes firmes. Le terme « interlocking directorate » désigne une situation où un dirigeant siège simultanément dans au moins deux instances dirigeantes non exécutives (conseil d’administration et/ou de surveillance) de grandes firmes. Si un administrateur de la firme A siège dans le conseil de surveillance de la firme B, au sein duquel il côtoie le PDG de la firme C, on considère qu’un réseau reliant les trois firmes existe, bien que les firmes A et C ne partagent aucun dirigeant en commun.

Ces liens peuvent avoir diverses significations[78]. Dans la mesure où ils sont le produit de participations capitalistiques, ils incarnent une fonction de contrôle stratégique sur les activités d’une firme donnée au sein des instances dirigeantes de laquelle siège l’administrateur désigné par la firme qui possède une part du capital de celle-ci. Ils peuvent également être le produit d’alliances ou de collusions entre firmes partageant des administrateurs, et ce à travers les informations stratégiques sur les activités des firmes ainsi reliées que ces dirigeants détiennent et mutualisent lors des réunions des instances dirigeantes des firmes en question. Ces liens peuvent également n’être que le produit de stratégies personnelles. Ils indiquent, dans ces cas-là, le rôle social et politique plus ou moins important de l’individu qui cumule les postes d’administrateur. Ambroise Roux, par exemple, cumule dans les années 1980 et 1990 – lorsqu’il est au sommet de son pouvoir en tant que parrain du patronat – de très nombreux postes d’administrateur indépendant dans des grandes firmes françaises pour lesquels il est chèrement rémunéré en raison de sa notoriété au sein des élites économiques françaises[79].

Indépendamment de la signification précise que revêt tel ou tel « interlocking directorate », le réseau constitué par l’ensemble des liens constitue une réalité sociale que ne peuvent ignorer les principaux acteurs engagés dans l’administration de grandes firmes. Les individus siégeant dans plusieurs instances dirigeantes et qui sont ainsi reliés entre eux constituent le « cœur de l’élite patronale » d’une communauté d’affaires dont ils sont les porte-paroles et les leaders. L’existence d’un réseau plus ou moins étendu (reliant un nombre plus ou moins grand de firmes) et plus ou moins dense (avec un nombre plus ou moins élevé de liens entre les firmes) indique l’existence et la surface d’une communauté de grands patrons ainsi que la cohésion qui existe au sein de ce groupe social. Pour ce qui est de l’intégration économique européenne, les « interlocking directorates » transnationaux peuvent être conçus comme étant « les composantes de base du champ social de la « corporate elite » européenne à la fois comme mécanisme de communication entre les postes dirigeants du « big business » et comme mécanisme de formation élitaire européenne […] La formation du réseau de la « corporate elite » européenne permet de scruter la vie des affaires au-delà des frontières nationales et, en tant que tel, suggère l’orientation mouvante du niveau national vers le niveau européen »[80].

Le débat grandissant sur la transnationalisation des classes dominantes a incité plusieurs chercheurs à poursuivre une piste de recherche jusque-là minoritaire au sein des études sur les réseaux d’administrateurs, consistant à porter l’attention sur le réseau constitué par les liens transnationaux, établis entre firmes dont les sièges sociaux ne sont pas localisés dans les mêmes pays[81].

Dans un premier temps, le débat s’est cantonné à une tentative d’apprécier si globalement il y a progression du nombre des « interlocking directorates » transnationaux (sans distinguer entre liens transnationaux extra-européens et intra-européens) vis-à-vis des liens nationaux. En 2002[82], William Carroll et Meindert Fennema ont comparé les réseaux transnationaux formés en 1976 et 1996 par 176 grandes firmes et en ont conclu que la densité du réseau recule légèrement mais que c’est entièrement dû au recul des liens nationaux, alors que les liens transnationaux enregistrent une faible progression, ne permettant pas de valider la thèse d’une transnationalisation importante des classes dominantes. La contradiction[83] leur a été apportée Jeffrey Kentor et Yong Suk Jang qui, à partir d’un échantillon différent (les 500 firmes répertoriées par le Fortune Global 500 en 1983 et en 1998) mais beaucoup plus représentatif de la réalité de l’économie mondiale ont constaté à la fois une augmentation des liens domestiques et des liens transnationaux, la progression de ces derniers étant toutefois beaucoup plus importante. Les liens transnationaux passent de 120 en 1983 à 186 en 1998 (une progression de plus de 50 %) alors que les liens domestiques n’augmentent que de 21,3 % (de 755 à 916). Au total, les liens transnationaux passent de 13,2 % des liens totaux en 1983 à 17 % en 1998, ce pourcentage plus bas que celui identifié par Carroll et Fennema s’expliquant par la nature de leur échantillon qui comprend un nombre beaucoup plus élevé de firmes.

Parallèlement à ces recherches, une autre piste poursuivie a été celle tentant de mesurer la multinationalisation croissante du personnel dirigeant des grandes firmes. Le lien entre les deux pistes a été effectué par Clifford Staples qui a comparé l’évolution de la composition des instances dirigeantes des 100 firmes les plus internationalisées selon le classement de la CNUCED en 1993 et en 2005, puis à partir d’un échantillon élargi a effectué le même exercice en même temps qu’il a calculé le nombre d’« interlocking directorates » transnationaux entre les firmes de son échantillon[84]. Alors qu’en 1993 seulement 29 firmes sur les 80 (36,3 %) pour lesquelles des données ont pu être obtenues ont au moins un directeur de nationalité différente de celle du pays où la firme en question a son siège social, en 2005 le même pourcentage est de 75 % (60 firmes sur 80). Toutefois, sur les 929 administrateurs identifiés à la tête de ces grandes firmes, seulement 228 (24,5 %) d’entre eux sont des étrangers dans les firmes qu’ils dirigent. Staples en a conclu donc que la multinationalisation des instances dirigeantes est à la fois étendue et superficielle. Enfin, les données rassemblées par Staples indiquaient une poursuite de la tendance au renforcement de l’importance des liens transnationaux par rapport aux liens nationaux.

Malgré des désaccords méthodologiques, un point sur lequel les résultats de ces recherches convergent est que les liens transnationaux intra-européens progressent significativement et proportionnellement beaucoup plus que les liens transnationaux dans leur ensemble. Staples a également montré que les firmes européennes ont de loin les instances dirigeantes les plus internationalisées, comparées aux firmes américaines ou japonaises[85]. Le même auteur démontre qu’il existe une corrélation étroite entre l’incidence des opérations de concentration transnationales et le niveau d’internationalisation des instances dirigeantes des grandes firmes, ce qui correspond au niveau qualitativement plus élevé d’internationalisation productive des pays européens. Naturellement donc, les recherches se sont poursuivies en examinant de plus près l’Europe.

 

4.1 La « corporate élite » européenne en voie de constitution

Deux études récentes évaluent l’évolution du réseau d’administrateurs européen sur la période 1996-2010. Carroll, Fennema et Eelke Heemskerk ont utilisé un échantillon composé des 400 plus grandes firmes industrielles et commerciales répertoriées par le Fortune Global 500 en 1996 et en 2006, auxquelles ils ont rajouté les 100 plus grandes firmes financières internationales (classées en fonction de leurs actifs) des mêmes années, pour montrer que le réseau constitué par les firmes européennes de l’échantillon (170 en 1996 et 193 en 2006) devient plus étendu mais moins dense[86]. Sur l’ensemble des liens entre firmes européennes, la proportion des liens domestiques diminue de 74,4 % en 1996 à 67,3 % en 2006. Les liens domestiques diminuent en nombre absolu alors que les liens transnationaux augmentent. Enfin, ils démontrent que les firmes européennes entretiennent peu de liens extra-européens dans leur ensemble. La plupart des firmes européennes de l’échantillon en 2006 (121 sur 193) n’ont pas de liens en dehors de l’Europe, 44 d’entre elles n’en ont qu’un, et sur les 28 restantes seulement trois ont plus de liens extra-européens qu’intra-européens. De manière peu surprenante, les firmes les plus extraverties sont britanniques et suisses. Dans l’ensemble, l’image qui se dégage de cette recherche est celle d’une « corporate élite » européenne de plus en plus étendue, où le niveau proprement européen gagne en importance à l’égard du niveau national et en cohésion à l’égard de l’extérieur.

Les tendances décrites dans le précédent paragraphe se poursuivent durant le reste de la décennie deux-mille. Dans un article intitulé « The Rise of the European Corporate Elite », Heemskerk utilise un échantillon composé par les firmes de l’indice boursier FTSE Eurofirst 300 pour comparer les réseaux d’administrateurs pour les années 2005 et 2010. À la fois la proportion des firmes entretenant un lien transnational intra-européen et celle des liens transnationaux rapportés aux liens totaux sont en augmentation. En 2010, près de trois quarts (72 %) de toutes les firmes ont un lien transnational, alors qu’en 2005 ce pourcentage est de 56,4 %. Le pourcentage des liens transnationaux intra-européens sur le total des liens passe de 34,1 % à 39,4 %. En d’autres termes, de plus en plus de grandes firmes européennes tissent des liens transnationaux européens en même temps que ces liens deviennent plus denses. L’image générale qui se dégage donc est que « la meilleure caractérisation de la « corporate elite » européenne est toujours qu’il s’agit d’un rassemblement de plusieurs élites nationales qui ensemble créent les fondements d’une communauté européenne des affaires »[87]. Cette conclusion est partagée par les chercheurs français qui se sont récemment intéressés au réseau d’administrateurs transnational intra-européen, qui concluent qu’il « existe donc bien un espace social des grands patrons européens, mais celui-ci ne s’est visiblement pas encore émancipé de ses racines domestiques »[88].

Ce résultat fait écho à la conclusion du précédent chapitre selon laquelle les grandes firmes européennes, tout en s’étant européanisées durant la période post-champions nationaux, restent dans leur écrasante majorité toujours contrôlées par les élites économiques de leur marché national d’origine et qu’il n’existe toujours que très peu de champions européens plurinationaux. Une comparaison entre les instances dirigeantes d’Airbus et de deux grandes firmes industrielles représentatives comme Engie et Siemens illustre bien la différence en termes d’internationalisation des instances dirigeantes des champions européens plurinationaux et des autres. En juin 2014, au sein du conseil d’administration et du comité exécutif d’Airbus, on retrouve neuf français, sept allemands, deux espagnols, un britannique, trois américains et un indien. Les quatre membres français du conseil d’administration sont Denis Ranque (ancien PDG de Thalès et actuel président des Fondations de l’École Polytechnique et de l’Ecole des Mines[89]), Anne Lauvergeon, Michel Pébéreau et Jean-Claude Trichet. Les quatre allemands sont Manfred Bischoff (président du conseil de surveillance de Daimler), Hans-Peter Keitel (président du BDI de 2009 à 2012 et membre de plusieurs conseils d’administration de grandes firmes allemandes), Hermann-Josef Lamberti (ancien directeur général de la Deutsche Bank) et Thomas Enders, le nouveau PDG d’Airbus. Autrement dit, l’instance en question réunit quelques-uns des plus éminents représentants des élites économiques françaises et allemandes, jouant le rôle de lieu de jonction entre groupes nationaux d’élites. Chez Engie en revanche, à la même date, on retrouve dans le conseil d’administration et le comité de direction générale 23 français, deux belges, un allemand et un britannique. Enfin, chez Siemens, ils sont 24 allemands, un français et un turc à siéger dans le conseil de surveillance et le comité de direction[90]. Dans Airbus, les liens transnationaux dominent largement les liens domestiques. L’inverse est vrai dans Engie et Siemens. Ce constat s’accorde également avec l’observation concernant la corrélation étroite entre opérations de concentration transnationales et internationalisation des conseils d’administration. Airbus est précisément le produit d’une telle fusion « entre égaux » intervenue en 2000 entre les champions nationaux de l’aéronautique civile français (Aérospatiale), allemand (DASA) et espagnol (CASA). Engie, en revanche, est le produit d’une fusion similaire entre deux champions nationaux français. Siemens, quant à elle, reste solidement une grande firme européenne allemande – les seuls autres européens siégeant en son sein ayant une fonction de tissage de liens stratégiques avec les élites nationales d’autres pays européens importants. Ainsi, en 2014, le membre français du conseil de surveillance de Siemens est Gérard Mestrallet, une figure de proue du pôle industrialiste en France et PDG d’Engie avec qui Siemens collabore dans le secteur des équipements énergétiques. Le membre turc du conseil de surveillance de Siemens, Güler Sabanci, est la PDG de Sabanci Holding, seule firme turque membre de l’ERT en 2014[91]. Mestrallet a par ailleurs succédé à Jean-Louis Beffa dans ce rôle. « En d’autres termes, ce sont les patrons qui tendent à dominer au niveau domestique qui sont aussi ceux qui entretiennent le plus de liens avec leurs homologues étrangers »[92]. Ces grands patrons jouent, en quelque sorte, un rôle d’ambassadeur du monde des affaires national auprès des autres groupes nationaux d’élites économiques européennes, dans une structure duale composée par de tels groupes qui s’interpénètrent de plus en plus sans pour autant s’être encore dissous dans un groupe purement européen.

Si l’on cherche maintenant à déterminer quelles sont les firmes pionnières de la « corporate élite » européenne, on s’aperçoit que celles-ci sont les firmes les plus importantes du capitalisme européen mais aussi celles qui sont à la pointe de l’activisme patronal paneuropéen, par le biais de leur participation à l’ERT.

Carroll, Fennema et Heemskerk ont isolé les firmes de leur échantillon qui durant l’intégralité de la période couverte par leur étude (1996-2006) figurent dans le classement du Fortune Global 500[93]. Les 96 firmes qu’ils ont ainsi retenues sont les plus grandes et les mieux établies dans le paysage du capitalisme européen intégré. Et elles sont à la fois les plus connectées et celles ayant le plus de liens transnationaux. En 1996, ces firmes entretiennent en moyenne 8,41 liens intra-européens (dont 2,27 transnationaux), alors que les autres firmes de l’échantillon n’en entretiennent que 5,88 (dont 1,35 transnationaux). En 2006, la tendance est au renforcement de la centralité de ces firmes dominantes au sein du réseau d’administrateurs transnational intra-européen. La moyenne des liens entretenus par elles se situe à 7,40 (dont 2,53 transnationaux) alors que les autres firmes de l’échantillon sont à 3,98 (dont 1,19 transnationaux).

Par ailleurs, les firmes faisant partie de l’ERT sont depuis le début de la période post-champions nationaux à la pointe de la constitution du réseau d’administrateurs transnational intra-européen. Le sociologue suisse Michael Nollert a analysé les « interlocking directorates » entre les 45 firmes membres de l’ERT en 1994[94], dix ans après la création du lobby. Sur un total de 122 liens, 49 (40,2 %) sont transnationaux, ce qui représente un pourcentage assez élevé (Carroll, Fennema et Heemskerk montrent qu’en 1996 la proportion des liens transnationaux dans le total des liens européens entretenus par les 170 grandes firmes européennes de leur échantillon est de 26,6 %).

La centralité de l’ERT est également attestée par une autre étude de Clifford Staples et de Michael Braget[95] qui démontrent le rôle central joué par les individus ayant appartenu ou appartenant à l’ERT en 2007. Les deux auteurs isolent les 176 firmes européennes de Fortune Global 500 de 2006 ; ils étudient par la suite les 552 « interlocking directorates » (dont 160 – 29 % – transnationaux) entre les firmes en question, qui sont le fait de 254 individus. 33 de ces 254 individus ont été membres de l’ERT à un moment ou un autre. Ces 33 individus sont responsables en 2006 de 51 des 160 liens transnationaux entre grandes firmes européennes du Fortune Global 500 (une moyenne de 1,55 liens par individu). Les 109 liens transnationaux restants sont le fait des 221 individus non-affiliés à l’ERT (une moyenne de 0,49 liens par individu). Ainsi, les individus associés à l’ERT ont davantage que trois fois plus de liens que les autres dirigeants des champions européens en 2006, ce qui illustre leur rôle en tant que point focal du « cœur de l’élite patronale » paneuropéenne.

 

4.2 La centralité des grands patrons français au sein de la « corporate élite » européenne

Quelle est la place occupée par les grands patrons et les grandes firmes françaises au sein de la « corporate élite » européenne ? Diverses études permettent de conclure à leur centralité au sein du réseau transnational ayant progressivement pris forme depuis les années 1980.

Deux études[96] examinant les liens entre les firmes européennes cotées dans les principaux indices boursiers nationaux en Europe en 2006, montrent que les firmes du CAC40 entretiennent des liens étroits avec à peu près tous les autres indices importants européens, au contraire des firmes allemandes et britanniques. Le CAC40 entretient des liens nombreux avec à la fois le DAX30 (Allemagne), le MIB40 (Italie), l’AEX25 (Pays-Bas), le BEL20 (Belgique) ainsi qu’avec les trente plus grandes firmes du FTSE100 (Grande Bretagne), alors que le DAX30 a surtout des liens avec les indices français et italien et le MIB40 avec les indices français et allemands. Le BEL20 a des liens importants avec les indices français et néerlandais, tandis que l’AEX25 est relié de façon importante aux indices français, belge et britannique.

D’autres études indiquent cette centralité. Carroll, Fennema et Heemskerk isolent les firmes ayant au moins deux liens transnationaux intra-européens. En 1996, plus de la moitié de ces firmes sont françaises et allemandes (dans des proportions égales), mais en 2006, le recul relatif des firmes allemandes fait que les firmes françaises sont les plus nombreuses parmi les firmes ayant au moins deux liens transnationaux intra-européens. On constate la même chose lorsque les auteurs comparent les liens totaux entretenus par les firmes selon leur pays de domiciliation. En 1996, les firmes allemandes et françaises ont le plus de liens transnationaux, avec 73 et 74 respectivement[97]. Mais dix ans plus tard, les firmes françaises passent à 94 liens de ce type alors que les firmes allemandes reculent à 56. Au troisième rang des liens transnationaux intra-européens sont les firmes britanniques et néerlandaises, chaque groupe entretenant 47 liens de ce type. Cette étude également suggère qu’en 2006 les firmes françaises sont de loin les firmes les plus centrales dans le réseau transnational intra-européen.

Ce phénomène pourrait s’expliquer par le constat quant à la corrélation entre opérations de concentration transnationales et internationalisation des instances de direction de grandes firmes. Comme évoqué dans le précédent chapitre, parmi les neuf grandes firmes européennes plurinationales du Fortune Global 500 en 2013, quatre comportent une composante française importante (Dexia, Air France-KLM, EADS et ArcelorMittal[98]). Si l’on y rajoute des firmes comme Sanofi (française, mais produit de l’acquisition d’une grande firme franco-allemande importante, Aventis), STMicroelectronics (franco-italienne mais ne figurant pas dans le classement de 2013) ou Solvay[99], le nombre de grandes firmes européennes plurinationales avec participation française augmente encore plus. Toutes ces firmes sont les produits de fusions plus ou moins « entre égaux », ce qui se traduit par une représentation proportionnelle au poids respectif des firmes fusionnées de leurs anciens dirigeants au sein des instances de direction des nouvelles entités ainsi créées. En revanche, parmi les neuf firmes plurinationales de 2013, une seule (Airbus) comporte une composante allemande importante – les autres sont le fait de quatre composantes nationales que sont la Grande Bretagne (4 participations), les Pays-Bas (3), la Suisse (2) et la Suède (2). Autrement dit, la plus grande propension des grandes firmes françaises par rapport aux firmes allemandes à être impliquées dans des opérations de concentration transnationales intra-européennes « entre égaux » expliquerait aussi la plus grande centralité des élites économiques françaises au sein de la « corporate élite » européenne au début des années 2010.

 

Conclusion

Quels sont les principales conclusions à retenir de cette analyse de l’impact de l’européanisation des champions nationaux sur les élites corporate françaises et européennes ?

Le premier élément a trait spécifiquement à l’évolution des élites économiques françaises. Comme évoqué dans la conclusion du chapitre 1, le conflit entre élites corporate (les « modernisateurs ») et élites traditionalistes (les « malthusiens ») est largement dépassé au début de la période post-champions nationaux. C’est par ailleurs l’une des raisons qui expliquent le phénomène analysé dans ce chapitre, à savoir la désagrégation du bloc élitaire managérial de la période précédente. D’abord, ce bloc élitaire opère une conversion libérale, en ce sens qu’il s’autonomise de sa dépendance et de la tutelle de l’appareil d’État qui le caractérisent pendant la période précédente. Le rattrapage opéré par les grandes firmes françaises grâce au capitalisme d’État à la française ainsi que leur internationalisation croissante signifient que le lien avec l’appareil d’État n’est plus aussi vital et que les élites économiques peuvent s’en affranchir. A cela contribue la montée en puissance des élites corporate n’ayant pas directement participé à la mise en œuvre de la stratégie des champions nationaux, à savoir les patrons issus de la filière des « jeunes turcs », bien que ceux-ci dirigent des firmes d’une moindre importance économique (et encore moins stratégique) que les patrons pantouflards.

Mais cette conversion libérale s’accompagne d’une bipolarisation au sein des élites françaises. Les élites financières de la galaxie du Trésor, partie intégrante de ces patrons pantouflards nourris dans le giron de l’État durant la période des champions nationaux, nouent une nouvelle alliance avec les patrons « jeunes turcs » (constituant ainsi un pôle libéral-orthodoxe) au détriment des élites industrielles dirigeant des grandes firmes issues des grands projets pompidoliens caractéristiques de la stratégie des champions nationaux à la française (le pôle libéral-colbertiste). Cette analyse s’approche de l’analyse des théoriciens néo-gramsciens d’Amsterdam qui opposent fractions financière et industrielle au sein des élites économiques, mais s’en distingue en ceci que le substrat des deux pôles n’est pas constitué par les différentes manifestations du capital (capital-argent contre capital productif) qu’ils incarnent, mais par leur relation plus ou moins proche avec l’État, qui est fonction en définitive de l’intensité en R&D des secteurs dans lesquels les firmes qu’ils dirigent sont présentes (d’où aussi leur caractère d’industries stratégiques). C’est ce même critère qui opère durant les années 1960 dans les choix gouvernementaux des secteurs constituant les priorités de la politique industrielle des grands projets et de la stratégie des champions nationaux. La filiation est donc assez claire entre cette stratégie et le pôle libéral-colbertiste.

Le deuxième élément a trait à la constitution d’une « corporate élite » européenne qui s’appuie sur un activisme patronal paneuropéen, le tout dominé par les champions européens. Le redéploiement vers l’échelon supranational de l’activisme patronal de type corporatiste renforce encore plus le poids politique des grandes firmes européennes, en même temps que celles-ci s’organisent désormais en tant que telles pour influencer le contenu des politiques publiques macroéconomiques et microéconomiques qui sont de plus en plus centralisées à l’échelle supranationale. Dans le même mouvement, les grandes firmes européennes nouent un dialogue direct avec leurs concurrentes américaines, les abordant ainsi sur la base de leur « identité » non plus nationale mais bien européenne. Ce constat est conforme avec celui fait par Nicolas Véron et rapporté dans le précédent chapitre, selon lequel l’équivalent fonctionnel de l’identité américaine des grandes firmes d’outre atlantique pour les grandes firmes originaires d’Europe n’est plus leur identité nationale mais celle européenne. Enfin, cet activisme patronal supranational s’appuie sur un espace social transnational de plus en plus étendu et dense dans lequel les groupes nationaux d’élites corporate s’insèrent de plus en plus.

Or, la structure interne de cette « corporate élite » ne reflète pas une fusion complète des élites économiques nationales (et donc un dépérissement de leurs attaches nationales) mais plutôt un processus progressif de mise en réseau des différents groupes nationaux d’élites corporate. Ce processus s’opère à travers les personnages les plus éminents de chaque groupe national qui endossent également une fonction de jonction de l’échelon national avec l’échelon l’européen. Ce constat s’accorde avec celui fait à la fin du précédent chapitre concernant la marginalité des champions européens plurinationaux et le tropisme sur leur marché national d’origine dans les activités commerciales et productives des grandes firmes européennes. Il s’accorde également avec les conclusions d’autres études sociologiques[100] qui indiquent la très forte résilience des modèles nationaux de reproduction des élites économiques hérités de la période des champions nationaux. Les écoles nationales d’élite et les parcours typiques de la période précédente continuent toujours à exercer une influence prépondérante dans la reproduction des élites économiques européennes.

Enfin, la dernière conclusion de ce chapitre est la centralité certaine des élites économiques françaises au sein de la « corporate élite » européenne naissante. Cela se vérifie aussi bien au niveau des associations développant une démarche de type politique (ERT, AUME et ERF) et exerçant une influence déterminante sur la formulation des politiques publiques supranationales qu’au niveau de l’espace social de cette « corporate élite ». Les élites françaises sont parmi les initiateurs des trois associations présentées plus haut, au sein desquels ils constituent des contingents nationaux très importants. Et les grands patrons français sont ceux parmi les membres de la « corporate élite » européenne à entretenir à la fois les liens transnationaux les plus étendus géographiquement et les plus denses au sein du réseau d’administrateurs transnational intra-européen. Cette centralité des élites économiques françaises est due à deux facteurs : d’abord l’homogénéité plus forte des élites françaises tout court, qui donne un accès particulièrement facile aux élites économiques françaises aux sommets dirigeants de l’appareil d’État français. Ensuite, à la propension plus importante des grandes firmes françaises en comparaison avec les grandes firmes allemandes à participer à des opérations de concentration transnationales[101].

 

Annexe

Les libéraux-colbertistes

Parcours scolaire Grand corps Parcours administratif P-DG Autres
Jean-Louis Beffa X, Ecole des Mines Mines – Ministère de l’industrie 1967-74 – Saint-Gobain (DG) 1982- (PDG) 1986-2007 – ERT 1986-2007

– Centre Cournot 2002

– Pdt Amicale des Mines 2002-15

– Groupe de travail franco-allemand 2004

– Groupe Lepetit 2005

– Rapport Beffa 2005

– Pdt Conseil de surveillance AII

– Rapport Beffa-Cromme 2013

Anne Lauvergeon ENS, Ecole des Mines Mines – Sherpa de Mitterrand 1991-95 – Cogema 1999

– Areva 2001-11 (DG)

– Adjointe du président de l’Amicale des Mines 1994-2002

– Groupe de travail franco-allemand 2004

– Commission Innovation 2030 2013-

Louis Gallois HEC, ENA IgF – Trésor 1972-81

– Directeur général de l’industrie 1982-86

– DirCab de Chévènement 1981, 1988-89

– SNECMA 1989-92

– Aérospatiale 1992-96

– SNCF 1996-2006

– EADS 2006-12

– Pdt La Fabrique

de l’Indusrtie 2011-

– Rapport Gallois 2012

– Commissaire général à l’investissement 2012-14

Gérard Mestrallet X, ENAC, ENA Ponts et chaussées – Trésor 1978-82 – Suez 2003-08

– GDF-Suez 2008-

– Pdt Paris Europlace 2003-

– Groupe de travail franco-allemand 2004

Louis Schweitzer ENA IgF – Budget 1970-81

– DirCab de Laurent Fabius 1981-86

Renault

1992-2005

– ERT 1992-2005

– Pdt MEDEF International 2005-13

– Commissaire général à l’investissement 2014-

Denis Ranque X, Ecole des Mines Mines – 1976-83 Ministère de l’industrie – Thalès 1998-2009

– EADS 2013- (P)

– Pdt Ecole des Mines 2001-12

– Pdt Cercle de l’Industrie 2002-12

– Groupe Beffa sur politique industrielle 2005

– Pdt Fondation de l’X 2014-

Didier Lombard X, ENST Télécoms – France Télécom 2005-11 – Conseil de surveillance de l’AII
Grégoire Olivier X, Ecole des Mines Mines – Ministère de l’industrie 1985-90

– Conseiller industrie de Michel Rocard

– SAGEM 2001-05 – Groupe Beffa sur politique industrielle 2005
Jean-François Dehecq Arts et Métiers Carrière en entrerprise – Sanofi (DG) 1973- (PDG) 1988-2010 – Conseil de surveillance de l’AII
Jean Gandois X Ponts et chaussées – Travaux Publics – Rhône-Poulence 1976-82

– Pechiney 1986-94

– Pdt CNPF 1994-97

– Groupe Consultatif sur la Compétitivité 1995

Paul Hermelin X, ENA – Budget

– DirCab de Strauss-Kahn 1991-93

– CapGemini (DG) 2001- (PDG) 2012-
Jean-Pierre Clamadieu Ecole des Mines Mines – Ministère de l’Industrie – Rhodia 2008-11

– Solvay 2012-

– ERT

– Cercle de l’Industrie

– AFEP (porte-parole)

 

Les libéraux-orthodoxes

Parcours scolaire Grand corps Parcours administratif P-DG Autres
Michel Pébereau X, ENA IgF – Trésor

– Cabinets Giscard et Monory

– CCF 1986-93

– BNP 1993-2003 et (P) 2003-11

– Rapport Pébereau sur dette publique 2005

– Pdt Institut de l’Entreprise 2005-10

– Pdt IEP Paris

– Pdt FBF 2002-03

– EFR 2001-2011

– Pdt FBE 2004-08

Claude Bébéar X Carrière en entreprise – Axa (PDG) 1985-2000 (P) 2000-10 – Fondateur et pdt Institut Montaigne 2000-15
Henri de Castries HEC, ENA IgF – Trésor 1984-89 – Axa (DG) 2000-10 (PDG) 2010-16 – Vice-pdt EFR

– Pdt Institut Montaigne 2015-

Denis Kessler HEC Carrière universitaire et en entreprise – Axa (DG) 1997-98

– Scor 2002-

– Pdt FFSA 1990-97 et 1998-2002

– Pdt Commission économique du MEDEF 1994-98

– Vice-pdt du MEDEF 1998-2001

Gérard de la Martinière X, ENA IgF – Ministère des finances 1969-84

– Commission des Opérations de Bourse 1984-86

– Pdt du MATIF 1986-88

– DG Bourse de Paris 1988-89

– Pdt FFSA 2003-08

– Groupe Lepetit 2005

Ernest-Antoine Seillière ENA – Quai d’Orsay

– Cabinets ministériels 1969-73

– Wendel – Pdt Paris Europlace 1992-97

– Pdt du MEDEF 1997-2005

– Pdt BusinessEurope 2005-09

Didier Pineau-Valenciennes HEC – Schneider 1981-99 – Vice-pdt MEDEF 1997-2001

– Pdt AFEP 1998-

Jean-Claude Trichet ENA IgF – Conseiller de Giscard 1978-81

– Trésor 1981-86

– DirCab de Balladur 1986-87

– Directeur du Trésor 1987-93

– Gouverneur BdF 1993-2003

– Gouverneur BCE 2003-11

Jacques de Larosière ENA IgF – Trésor

– DirCab de Giscard 1974-75

– Directeur du Trésor 1975-78

– DG FMI 1978-87

– Gouverneur BdF 1987-93

– Pdt BERD 1993-98

– Conseiller de Michel Pébereau 1998-

– Rapport de Larosière 2009

– Pdt Comité stratégie Agence France Trésor

Jean-Charles Naouri ENA IgF – DirCab de Bérégovoy 1982-86 – Foncière Euris (fondateur) 1987-

– Casino 2005-

– Livre blanc sur la réforme du financement de l’économie, 1986
André Lévy-Lang X Carrière en entreprise – Paribas 1990-99 – Pdt IFRI
Marc Viénot ENA IgF – Société Générale 1986-97 – Pdt Paris Europlace 1997-2003

– Rapports Viénot I et II, 1995 et 1999

Daniel Bouton ENA IgF – Budget (directeur 1988-91)

– DirCab de Juppé 1986-88

– Société Générale 1997-2008 – Pdt FBF 2004-05 et 2007-08

– Rapport Bouton 2002

Frédéric Oudéa X, ENA IgF – Cabinet de Sarkozy 1993-95 – Société Générale 2009- – Pdt FBF 2011-12 et 2015-16
Bauduoin Prot HEC, ENA IgF – BNP (DG) 2003-11, (P) 2011-14 – Pdt FBF 2005-06 et 2009-10

– EFR 2012-14

Antoine-Jeancourt Galignani ENA IgF – Indosuez (DG) 1979-88, (PDG) 1988-94

– AGF 1994-98

Pierre Bellon
Vincent Bolloré
 

 

Notes

[1] Michael Useem The Inner Circle: Large Corporations and the Rise of Business Political Activity in the US and UK, Oxford, Oxford UP, 1984.

[2] Ce primat est, cependant, relatif. Michel Bauer et Élie Cohen (Grandes manœuvres, op. cit.) ont montré qu’il n’existe réellement que dans les secteurs où il n’y a pas déjà de grande firme privée solide (pétrole, télécommunications, spatial, nucléaire, aéronautique, armement).

[3] Weber CNPF, op. cit. pp. 310-327.

[4] Ibid, p. 312.

[5] Ibid, p. 318.

[6] Cohen et Bauer Grandes manœuvres, op. cit. p. 297.

[7] Weber CNPF, p. 323.

[8] Jean Garrigues Les patrons et la politique : De Schneider à Seillière, Paris, Perrin, 2002, pp. 241-251.

[9] Monod préside de 1992 à 1996 l’ERT et est le fondateur de la Fondation pour l’Innovation Politique (Fondapol) en 2004.

[10] Le Parti Socialiste continue par ailleurs à faire appel aux produits du système des grandes écoles (Pierre Birnbaum (dir) Les élites socialistes au pouvoir, Paris, PUF, 1985). Des personnages éminents en sont issus : Gérard Mestrallet (polytechnicien et énarque, corps des Ponts et Chaussées, il entre au Trésor en 1982 et pantoufle à Suez en 1984), Jean Peyrelevade (cf. note 12), Anne Lauvergeon (école et corps des Mines, sherpa de Mitterrand et DG de la Cogema en 1999 qu’elle fusionne avec Framatome en 2000 pour créer Areva), Louis Gallois (HEC et énarque, inspecteur des finances et PDG de la Snecma en 1992).

[11] Pébéreau est le polytechnicien (et corpsard aux Ponts et Chaussées) qui succède à Ambroise Roux à la tête de la CGE en 1982 ; il est renvoyé en 1986 par la droite. Il crée alors une firme d’investissement.

[12] Polytechnicien et membre du corps de l’aviation civile. Il pantoufle au Crédit Lyonnais en 1973 avant de rejoindre le cabinet du premier ministre Pierre Mauroy en 1981. Il est déjà à l’époque sceptique à l’égard des nationalisations.

[13] De Caumont Prince, op. cit. p. 277.

[14] François-Xavier Dudouet et Eric Grémont « Les grands patrons et l’Etat en France, 1981-2007 », Sociétés Contemporaines 68, 2007, p. 120.

[15] La même chose vaut pour un échantillon plus large comprenant tous les membres des instances dirigeantes des firmes du CAC40 en 2007. Alors que les pantouflards sont 28 % de la population totale, ils cumulent 38 % des postes d’administrateur. François-Xavier Dudouet et Hervé Joly « Les dirigeants français du CAC40 : Entre élitisme scolaire et passage par l’Etat », Sociologies pratiques 21, 2010, p. 44.

[16] Catherine Comet et Jean Finez « Le cœur de l’élite patronale », Sociologies Pratiques 21, 2010, p. 58.

[17] François-Xavier Dudouet et al. « Retour sur le champ du pouvoir économique en France : L’espace social des dirigeants du CAC40 », Revue française de socio-économie 13, 2014, p. 32. Une autre étude importante (Pierre François « Les guépards du capitalisme français ? Structure de l’élite patronale et modes d’accès aux positions dominantes », 2010 http://pierrefrancois.wifeo.com/documents/P.-Franois—Elites-conomiques.pdf) conclut même que les corpsards et les grandes écoles qui les forment ont accru leur emprise entre 1979 et 2009.

[18] Luc Rouban « L’inspection générale des finances 1958-2008 : pantouflage et renouveau des stratégies élitaires », Sociologies Pratiques 21, 2010, pp. 29-33.

[19] Michel Bauer et Bénédicte Bertin-Mourot L’ENA est-elle une business school ?, Paris, L’Harmattan, 1997.

[20] Un exemple récent est le conflit qui oppose la PDG d’Areva Anne Lauvergeon au président de la république Nicolas Sarkozy en 2008-2011 à propos de la restructuration de la filière nucléaire. Toutes les firmes concernées sont, pourtant, toujours sous contrôle public.

[21] L’usage du qualificatif « orthodoxe » dans ce contexte ne renvoie pas à la conformité doctrinale des positions défendues par les membres du pôle libéral-orthodoxe avec celles de l’un des nombreux courants du libéralisme. Je n’emploie ce qualificatif que par opposition au terme « colbertiste », l’idée étant que ce pôle est bien davantage attaché que le pôle libéral-colbertiste à tenir à l’écart de la vie des affaires l’État.

[22] La relation étroite entre corps des Mines et champions nationaux/grands projets industriels est examinée dans Alain Beltran « Le corps des Mines et l’industrie des années 1950 aux années 1980 », dans Etat et énergie XIXe-XXe siècle, Paris, CHEFF, 2009, pp. 217-257. Sur le lien entre le corps et la politique industrielle, voir aussi Christian Stoffaës « Deux siècles d’action et d’influence : le rôle du corps des Mines dans la politique industrielle française », dans Garçon et Belhoste (dir) Ingénieurs des Mines, op. cit.

[23] Joly « Dirigeants », art. cit. p. 30 ; Daumas Dictionnaire, op. cit. p. 800.

[24] Nicolas Jabko and Elsa Massoc « French capitalism under stress: How Nicolas Sarkozy rescued the banks », Review of International Political Economy 19 (4), 2012, p. 575.

[25] L’autre grande firme de l’assurance, les AGF, est privatisée en 1996 et rachetée en 1998 par Allianz. Elle est dirigée pendant ce temps par Antoine Jeancourt-Galignani, énarque et inspecteur des finances.

[26] Bruno Abescat et Corinne Lhaik, L’Express, 26 août 1999.

[27] Guillaume Delacroix Enquête sur le patronat : Dans les coulisses du scandale MEDEF/UIMM, Paris, Plon, 2009, p. 94.

[28] Daumas Dictionnaire, op. cit. p. 1124.

[29] Delacroix Enquête.

[30] Daumas Dictionnaire, op. cit. p. 1084.

[31] Delacroix Enquête, op. cit. 288-290 ; Daumas Dictionnaire, op. cit. p. 524.

[32] Bruno Abescat et Corinne Lhaik, L’Express, 26 août 1999.

[33] Dudouet et al. « Retour », art. cit. p. 35. Voir aussi l’entretien de Beffa sur BFMBusiness http://www.dailymotion.com/video/x221v9f_jean-louis-beffa-president-d-honneur-de-saint-gobain-dans-qui-etes-vous-24-07-2-4_news.

[34] Le corps des Mines et son amicale absorbent en 2009 le corps des télécommunications, scellant l’alliance des élites dominant les secteurs industriels de la seconde révolution industrielle avec celles dominant les secteurs des nouvelles technologies.

[35] Frédéric Lemaître Grands patrons : la fin d’un monde, Paris, Audibert, 2003, pp. 95-97.

[36] Beltran « Corps des mines et industrie » art. cit.

[37] Grégoire Biseau Libération, 4 novembre 2002.

[38] Par exemple, The Economist, 27 mars 2008.

[39] Robert Boyer est membre de l’équipe scientifique du Centre.

[40] La France doit choisir, Paris, Seuil, 2012.

[41] Enarque inspecteur des finances, il est directeur de cabinet de Pierre Bérégovoy lorsque celui-ci est au ministère des finances en 1984-86. Il crée en 1987 le fonds d‘investissement Foncière Euris qui figure régulièrement dans le classement Fortune Global 500 et concentre ses investissement dans la grande distribution.

[42] Par exemple : http://videos.lesechos.fr/news/invite-des-echos/jean-louis-beffa-saint-gobain-arnaud-montebourg-a-eu-raison-d-intervenir-dans-l-affaire-dailymotion-2348126164001.html.

[43] La France doit agir, Paris, Seuil, 2013, pp. 117-119.

[44] Belen Balanya et al Europe Inc. Regional and Global Restructuring and the Rise of Corporate Power, Londres, Pluto, 2000.

[45] Ralf Bosen, Deutsche Welle, 18 février 2013.

[46] Adrian van den Hoven Le lobbying des entreprises françaises auprès des institutions communautaires, Clermont-Ferrand, PU de Clermont-Ferrand, 2002, p. 65.

[47] Par exemple Rainer Eising « The access of business interests to EU institutions: Towards elite pluralism? », Journal of European Public Policy 14 (3), 2007.

[48] David Coen « The European Business Interest and the Nation State: Large Firm Lobbying in the European Union and Member States », Journal of Public Policy, 18 (1), 1998, p. 88.

[49] van den Hoven Le lobbying, op. cit. p. 69.

[50] Coen « European Business Interest », art. cit. pp. 78-84.

[51] van den Hoven Le lobbying, op. cit. p. 65.

[52] Sylvain Laurens Les courtiers du capitalisme : Milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles, Marseille, Agone, 2015, pp. 35-125.

[53] Coen « European Business Interest », art. cit. p. 79.

[54] Maria Green-Cowles « Setting the Agenda for a New Europe: The ERT and EC 1992 », Journal of Common Market Studies 1995, p. 521.

[55] David Coen « The evolution of the large firm as a political actor in the European Union », Journal of European Public Policy 4 (1), 1997, pp. 92-94.

[56] van den Hoven Le lobbying, op. cit. p. 160.

[57] Ibid. p. 179.

[58] Coen « European Business Interest », art. cit. p. 79.

[59] Eising « Access of business », art. cit. p. 398.

[60] Keith Richardson « Big Business and the European Agenda: Reflections on the Activities of the European Round Table of Industrialists 1988-1998 », Working papers in contemporary European studies, Brighton, Sussex European Institute, 2000, p. 10.

[61] Green-Cowles « Setting the agenda », art. cit. p. 506. Les françaises sont Lafarge et BSN, Saint-Gobain et Renault.

[62] Les françaises sont 7 en 1998, tout comme les britanniques et les allemandes ; en 2010, les françaises sont 6 tout comme les allemandes contre 7 britanniques.

[63] Elles sont 4 en 1998 et 5 en 2010. Elles constituent l’un des contingents sectoriels principaux avec le secteur pétrolier (7 en 1998 et 8 en 2010), la chimie/pharmacie (5 et 6 respectivement), l’agroalimentaire (5 et 5), l’automobile (3 et 4) et les diverses firmes de l’électronique (4 et 4). Données dans Richardson « Reflections », op. cit. p. 34 et Audrey Pageaut 2010 « The current members of the European Round Table: A transnational club of economic elites », French Politics 8(3), pp. 279-280.

[64] Richardson « Reflections », op. cit. pp. 13-15.

[65] Bastiaan van Apeldoorn Transnational Capitalism and the Struggle over European Integration, Londres, Routledge, 2002, p. 117.

[66] Richardson « Reflections », op. cit. p. 14.

[67] Maria Green-Cowles « L’Européanisation de l’action politique des multinationales », Politique Etrangère 62(2) 1997, p. 318.

[68] van Apeldoorn Transnational, op. cit. pp. 133-136 (européanistes) et 81 (globalistes).

[69] Ibid, p. 88.

[70] Luc Moulin « L’Association pour l’Union Monétaire de l’Europe : un groupe d’entrepreneurs contribue à la création de l’euro », dans Eric Bussière, Michel Dumoulin et Sylvain Schirmann (dir) Milieux économiques et intégration européenne au XXe siècle : La relance des années quatre-vingt (1979-1992), Paris, CHEFF, 2007, p. 246.

[71] Stefan Collignon and Daniela Scwharzer Private Sector Involvement in the Euro: The Power of Ideas, Londres, Routledge, 2003, p. 58.

[72] van Apeldoorn Transnational, op. cit. p. 155.

[73] Balanya et al Europe Inc., op. cit. p. 49.

[74] Ibid, pp. 82-83.

[75] Daniel Mügge « Reordering the Marketplace: Competition Politics in European Finance », Journal of Common Market Studies 44 (5), 2006, p. 1011.

[76] Huw Macartney Variegated Neoliberalism: EU varieties of capitalism and international political economy, Londres, Routledge, 2011. Cette analyse est développée dans le chapitre 6.

[77] William Carroll The Making of a Transnational Capitalist Class: Corporate Power in the 21st Century, London, Zed Books, 2010, pp. 2-5, pour une synthèse.

[78] Mark Mizruchi « What do interlocks do? An Analysis, Critique and Assessment of Research on Interlocking Directorates », Annual Review of Sociology 22, 1996.

[79] De Caumont Prince, op. cit.

[80] Eelke M. Heemskerk « The rise of the European corporate elite: evidence from the network of interlocking directorates in 2005 and 2010 », Economy and Society 42 (1), 2013, pp. 75-76.

[81] L’ouvrage fondateur est Meindert Fennema International Networks of Banks and Industry, La Haye, Martinus Nijhoff, 1982.

[82] William Carroll and Meindert Fennema « Is There a Transnational Business Community », International Sociology 17 (3), 2002.

[83] Jeffrey Kentor and Yong Suk Jang « Yes, There is a (Growing) Transnational Business Community: A Study of Global Interlocking Directorates, 1983-98 », International Sociology 19 (3), 2004.

[84] Clifford Staples « Board Interlocks and the Study of the Transnational Capitalist Class », Journal of World-Systems Research 12 (2), 2006 « Board Globalization in the World’s Largest TNCs », Corporate Governance 15 (2), 2007.

[85] Clifford Staples « Cross-Border Acquisitions and Board Globalization in the World’s Largest TNCs, 1995-2005 », The Sociological Quarterly 49 (1), 2008, pp. 36-37.

[86] William Carroll, Meindert Fennema and Eelke Heemskerk « Constituting Corporate Europe: A Study of Elite Social Organization », Antipode 42 (4) 2010, p. 820.

[87] Heemskerk « European corporate elite », art. cit. p. 96.

[88] Eric Grémont, François-Xavier Dudouet et Audrey Pageaut « Les ‘grands patrons’ en Europe : Quelques pistes de réflexion pour l’analyse du champ des élites économiques européennes », dans Didier Georgakakis (dir) Le champ de l’eurocratie, Paris, Economica, 2012, p. 270.

[89] Denis Ranque est également polytechnicien et mineur, ainsi que membre du conseil d’administration de Saint-Gobain. Il est l’un des plus éminents représentants du pôle libéral-colbertiste.

[90] Données collectées à partir des sites internet des firmes.

[91] http://www.ert.eu/members/country.

[92] Grémont et al « ‘Grands patrons’ en Europe », art. cit. p. 271.

[93] Carroll et al « Constituting Corporate Europe », art. cit. pp. 823-824.

[94] Michael Nollert « Transnational Corporate Ties: A Synopsis of Theories and Empirical Findings », Journal of World-Systems Research 11 (2), 2005, pp. 299-306.

[95] Clifford Staples and Michael Braget « The Trans-European Capitalist Class », communication au Midwest Sociological Society Meetings, Chicago, 6 avril 2007.

[96] Grémont et al « ‘Grands patrons’ en Europe », art. cit. ; Kees van Veen and Jan Kratzer « National and international interlocking directorates within Europe: corporate networks within and among fifteen European countries », Economy and Society 40 (1), 2011.

[97] Carroll et al « Constituting Corporate Europe », art. cit. pp. 822-823 et 825.

[98] ArcelorMittal a un conseil d’administration comportant onze membres. En juillet 2014, trois sont indiens, trois américains, deux luxembourgeois, un canadien, un français et un autre suisse. http://corporate.arcelormittal.com/who-we-are/leadership/board-of-directors.

[99] Firme du secteur de la chimie formellement belge ayant acquis la firme française Rhodia – une ancienne filiale de Rhône-Poulenc – en 2011. Or, son PDG actuel est Jean-Pierre Clamadieu, l’ex-PDG de Rhodia, patron industrialiste français de premier plan (mineur, porte-parole de l’AFEP, membre de l’ERT et aux opinions proches de celles de Beffa. Cf. son portrait dans Challenges, 25 janvier 2013).

[100] Par exemple, Michael Hartmann « Internationalisation et spécificités nationales des élites économiques », Actes de la Recherche en Sciences Sociales 190, 2011.

[101] Je n’ai pas exploré dans ce chapitre les raisons de cette propension. Une tentative de fournir une analyse provisoire de cette propension pourrait retenir trois raisons potentielles. D’abord, la porosité entre capitalisme belge et capitalisme français (Dexia, Solvay, GDF-Suez en raison de l’acquisition en 2003 d’Electrabel, Total, en raison de la fusion entre Petrofina et Total en 1999). Ensuite, le démantèlement entre 1998 et 2000 de la structure financière conçue durant les privatisations pour protéger le contrôle exercé par les élites économiques nationales sur les grandes firmes françaises par opposition à la pérennisation de la structure financière similaire qui existe en Allemagne. Enfin, la faiblesse de certaines grandes firmes françaises ayant conduit à la recherche d’alliances transnationales (STMicroelectronics, Arcelor, Solvay, Air France-KLM, Aventis ou EADS).

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