Portugal : la crise politique s’accélère
Les événements qui se sont déroulés au Portugal ces dernières semaines n’auraient pu être écrits par le pire des scénaristes de série B. La politique et la démocratie ont quitté le navire et les revirements successifs quotidiens montrent à quel point le gouvernement actuel est devenu incapable de manœuvrer d’une manière un tant soit peu rationnelle.
Il y a quelques semaines, une importante grève enseignante, qui a stoppé les examens nationaux de fin d’études secondaires, a poussé le gouvernement à reculer devant la pression syndicale sur les mesures qu’il prétendait appliquer. La semaine suivante a eu lieu une importante grève générale, la 4ème que ce gouvernement ait eu à affronter et la 2ème appelée par les deux confédérations syndicales du pays (CGTP et UGTP). Cette grève, particulièrement réussie, fut la plus forte depuis l’arrivée au pouvoir de la coalition libérale-conservatrice. Plusieurs choses méritent d’être notés à propos de cette grève : d’abord l’humeur générale était au soutien de la grève, à tel point qu’elle a gagné le soutien de ceux qui n’ont pas arrêté le travail, jusqu’à celui de l’association des employeurs qui a déclaré voir de nombreuses raisons de faire grève.
Le lundi qui a suivi, Vítor Gaspar, ministre des Finances et cadre de haut rang au sein de la Banque centrale européenne (en théorie détaché), a remis sa démission. Dans la lettre écrite pour se justifier, il décrit les pressions insurmontables qui l’avaient contraint à proposer sa démission par deux fois déjà, suite aux manifestations de masse de septembre et de mars contre la Troïka et le gouvernement. Il évoque également les erreurs récurrentes de prédictions sur les données macro-économiques et particulièrement le manque de pouvoir politique dont il disposait pour mener à bien les réformes et les coupes budgétaires impliquées par le mémorandum de la Troïka. Remerciant le Premier ministre, Passos Coelho, pour l’amitié qu’ils ont pu partager, il affirmait dans sa lettre que sa démission renforcerait le gouvernement. Ses prédictions se sont de nouveau révélées incorrectes.
Le Premier ministre a immédiatement tenté d’exorciser le spectre de l’échec qui planait au dessus de son gouvernement, en nommant le bras droit de Gaspar, Maria Luís Albuquerque, secrétaire d’Etat aux finances. L’ennui étant qu’Albuquerque faisait l’objet depuis plusieurs mois d’une énorme polémique, qui portait sur des transactions mettant en jeu des produits financiers toxiques qu’elle avait réalisées alors qu’elle était à la direction d’une entreprise publique (Refer). L’ironie étant qu’au cours des derniers mois, elle était en charge de l’enquête sur les pertes massives d’entreprises publiques ayant monté des opérations financières du même type, incluant celles qu’elle avait elle-même réalisées. Elle a été accusée par toute l’opposition d’avoir menti au Parlement, alors que les pertes publiques dans cette affaire se compte en milliards d’euros, l’Etat ayant du racheter des actifs pourris auprès des banques.
Le lendemain, Albuquerque prenait ses quartiers dans les bureaux du Président de la République, Cavaco Silva, ancien ministre des finances et ancien premier ministre sous le gouvernement du PSD (le principal parti de la coalition1). Silva a été responsable de nombreuses réformes pour la transition économique financées par l’UE lors de l’adhésion du Portugal (en 1986, ndlr). C’est aussi le politicien resté aux affaires le plus longtemps au Portugal, puisqu’il est parvenu au pouvoir plusieurs fois depuis près de trente ans.
C’est alors que la bombe atomique est tombée : Paulo Portas, à la tête du parti de coalition minoritaire (CDS-PP, Chrétiens démocrates), a remis sa lettre de démission au Premier ministre, affirmant que sa décision de quitter le gouvernement était irrévocable et ajoutant qu’y demeurer serait « un acte de dissimulation ». Portas, cet autre politicien de longue date qui fut ministre de la Défense sous Durão Barroso, est le leader du parti conservateur, qui a recueilli 10% des suffrages aux dernières élections. Il a démissionné alors qu’il occupait le poste de ministre des Affaires étrangères et devait à ce titre présenter, deux semaines plus tard, un plan de 4,7 milliards d’euros de coupes budgétaires dans les dépenses sociales de l’Etat portugais. Cette réforme, qui devait passer en février dernier, avait été repoussée une douzaine de fois en raison des luttes sociales massives dont le Portugal a été le théâtre ces derniers mois. Dans sa lettre de démission, Portas attribue sa décision au choix de Maria Luís Albuquerque pour diriger le ministère des finances, défendant une sortie de « l’austérité à tout prix » de Vítor Gaspar. Quarante minutes après sa démission, le Président de la République entérinait le choix du nouveau ministre des Finances, Maria Luís Albuquerque.
Theaterpolitik
Dans l’après midi du 2 juillet, la coalition gouvernementale au pouvoir au Portugal a fini par succomber. C’était déjà un cadavre politique en décomposition depuis un bon moment, mais la démission en avril de Gaspar (le ministre de la Troika), de Portas (le chef de la coalition), puis de Miguel Relvas (second du Premier Ministre et stratège politique du PSD) annonçaient clairement la fin.
La bourse s’est effondrée rapidement et l’intérêt du public s’est accru, alors que l’Europe annonçait la nécessité de continuer les réformes au Portugal. Barroso déclarait même que des signes d’amélioration de la situation apparaissaient – lesquels ? – et que, par conséquent, le gouvernement devait rester au pouvoir. Le chômage au Portugal est actuellement à un niveau 17,6% mais il est en réalité plutôt proche de 25%, ce qui représente près d’un million et demi de chômeurs. Le déficit budgétaire représente 10,6% du PIB, alors qu’il se situait à 7,1% à la fin de l’année 2012. Les prévisions quant à la dette publique estiment qu’elle devrait atteindre 138% du PIB fin 2013, et l’année 2012 s’est terminée avec une récession de 3,2%. Au premier trimestre de 2013, la récession s’est même aggravée, atteignant 3,9% du PIB. L’austérité détruit le peuple du Portugal et son économie, comme dans les autres pays subissant ce nouveau régime social.
A 20h, Passos Coelho s’est adressé publiquement au pays à la télévision. Il a annoncé qu’il ne démissionnerait pas et réclamé des clarifications concernant la demande de démission de Portas, affirmant qu’il ne l’accepterait pas. Dans les rues, on pouvait voir des manifestants célébrant la démission du gouvernement. Le président de la République soutenait donc la solution de garder la coalition ou toute autre formule permettant de maintenir la « stabilité », ce qui impliquait de rejeter l’exigence populaire très largement répandue d’une démission du Premier ministre, et l’annonce de nouvelles élections. D’anciens présidents de la République, des chefs du CDS comme du PSD, des syndicats comme des mouvements sociaux, appelaient publiquement à la fin de la coalition gouvernementale.
Portas n’avait pas informé les dirigeants de son parti de sa démission alors que le congrès du parti devait se tenir le weekend suivant. Portas décida de se réunir avec la commission politique de son parti après le discours de Coelho. Il fut mandaté pour négocier avec le premier ministre un rafistolage de la coalition.
Le jour suivant, la bourse chuta de nouveau de 7%, soit sa plus grosse chute depuis 1998, et le taux d’intérêt à 10 ans passa de 3% à 8%. Cela a sonné l’alarme dans le secteur bancaire, et plus largement dans la bourgeoisie. Contre la demande populaire et médiatique, cette dernière fit passer un message clair : pas d’élections, pas de démission. Une nouvelle campagne de peur s’enclencha : l’idée d’un deuxième « sauvetage financier », alors même que c’est cette idée qui avait précipité les démissions. Coelho se rendit à Berlin et revint le même jour avec l’assurance de Merkel dans une poursuite à l’identique des mêmes politiques. Le même jour eut lieu la première des trois rencontres entre Passos Coelho et Portas, le président de la République exigeant que les chefs des deux partis restent au gouvernement.
Durao Barroso affirma, depuis son bureau de Bruxelles : « les marchés viennent de donner une leçon aux Portugais ». Ils sont donc les seuls à pouvoir choisir quand un gouvernement tombe ou quand il doit y avoir une élection. La Realpolitik appartient au passé. A l’ère de la Troïka, la politique se fait Theatherpolitik et la position de la population à l’égard des acteurs politiques se ramène à celle de purs spectateurs.
Les Portugais ont pu être les témoins abasourdis de ce spectacle honteux : le ministre des finances démissionnant parce qu’il ne pouvait pas continuer sa politique de destruction, son remplacement par un ministre accusé de mentir au Parlement pour poursuivre ces mêmes politiques, la démission du chef d’une coalition sous le choc en raison de cette nomination, le refus du Premier ministre d’accepter cette démission et finalement sa victoire, contraignant un homme qui avait démissionné irrévocablement (selon ses propres mots) à revenir en poste. Passos Coelho semblait avoir obtenu le dessus. Mais était-ce vraiment le cas ?
De petites protestations eurent lieu toute la semaine, toutes appelant à la démission du gouvernement.
Retourner les tables
Le samedi 6 juillet, après une semaine de rencontres visant à trouver un accord pour raccommoder ce qui pouvait l’être dans la coalition gouvernementale, les directions du PSD et du CDS se sont rencontrés dans un hôtel de Lisbonne. Une manifestation était organisée aux alentours du Parlement par la CGTP, confédération syndicale majoritaire, mais la température dans les rues – 43 degrés – abrégea les protestations. A Porto et à Funchal (sur l’île de Madère), plusieurs centaines de personnes descendirent dans la rue pour réclamer la démission du gouvernement et de nouvelles élections.
A 19h30, le Premier ministre organisa une conférence de presse à l’hôtel pour s’adresser au pays. Avec un Paulo Portas silencieux à ses côtés, Pedro Passos Coelho présenta le nouvel accord de coalition : Portas, qui avait rendu sa démission 5 jours auparavant, devient Vice-Premier ministre, en charge de la coordination des politiques économiques, des liens avec la Troïka et de la réforme de l’Etat ; le ministre des Finances récemment nommé garde son poste et se voit même accordé le statut de Ministre d’Etat ; António Pires de Lima, un chef d’entreprise membre de la direction du CDS devient ministre de l’Economie. L’accord devait néanmoins être ratifié par le président de la République.
Le partenaire minoritaire dans la coalition, le CDS, semble avoir pris le dessus dans un épisode politique qui, malgré son caractère encore inachevé, restera longtemps dans les mémoires comme une succession notoire de manœuvres politiques scandaleuses. Non seulement les règles démocratiques ne s’appliquent plus, mais toute honte semble avoir disparu des esprits et de l’action de partis et de politiciens imposant un régime d’austérité voulu par des bourgeoisies en voie de pourrissement. Le congrès du CDS a été repoussé indéfiniment, et il semble que ce parti se trouve à présent sous le seul contrôle des instructions de la Troïka. Il a ainsi été contraint de revenir dans un gouvernement agonisant, faisant suite aux déclarations éloquentes et théâtrales de son leader qui, malgré le renforcement apparent de son pouvoir, est maintenant reconnu largement comme quelqu’un qui fera tout pour se maintenir au pouvoir.
A la vérité, la colonne vertébrale du parti conservateur a été testée et s’est rompue totalement : la commission politique qui avait affirmé avoir été trahie par son leader quant il a pris la décision de quitter la coalition, a finalement validé le renforcement de son pouvoir. Mais ce n’était déjà plus, à ce moment, au CDS de prendre la décision, puisque la Troïka et le président de la République avaient pris le dessus, dénonçant ce petit parti pour ce qu’il est : un simple levier pour mettre en œuvre un nouveau régime, même si cela doit (très probablement) le détruire.
Alors qu’ils quittaient l’hôtel, les voitures étaient entourées et pris en chasse par un petit groupe de manifestants, qui avaient dû courir au milieu du trafic avec la police à leurs trousses. Cette semaine, d’autres protestations doivent avoir lieu, à mesure que s’opère la substitution surréaliste du contrôle direct par la Troïka à la démocratie et que les choses se décantent du côté d’une population qui a vu l’épisode de ces derniers jours comme un signe clair de la décrépitude des partis au pouvoir.
Un résumé de la situation montre à quel le fossé s’est encore élargi entre, d’un côté, la population et, de l’autre, le gouvernement et les politiques qu’il mène : après les deux plus grandes manifestations des dernières décennies au Portugal (le 15 septembre 2012 et le 2 mars 2013), contre la Troïka, l’austérité et le gouvernement, la coalition a tenté de se protéger de ces protestations de masse en repoussant la mise en place des mesures d’austérité.
7 juillet 2013.
L’intrigue se complique
Dans la nuit du 10 juillet, le président de la République, Cavaco Silva, s’est adressé au pays. Tout le monde s’attendait à une simple ratification du remaniement gouvernemental proposé par la coalition CDS-PSD, puisque Bruxelles et Berlin l’avaient tous deux ratifié. Or, Cavaco, qui s’était distingué ces dernières années par son inaction, avait d’autres idées en vue.
En effet, après avoir expliqué pourquoi il était de son point de vue désastreux d’organiser les élections anticipées, compte tenu de l’état du budget, de la nécessité de continuer à appliquer les mesures d’austérité, des évaluations de la Troïka, des réactions des marchés, du second « sauvetage financier », etc. (la veille, la confédération du tourisme est même allée jusqu’à dire que la tenue des élections risquait de faire fuir les touristes), Cavaco a littéralement scandalisé le gouvernement en ne soutenant pas l’accord trouvé, entre Portas et Passos, suite à l’effondrement de la semaine dernière.
Il a ensuite proposé un accord de salut national qui serait signé par les trois partis qui soutiennent le mémorandum et la Troïka : le PSD, le CDS et le Parti socialiste portugais (actuellement dans l’opposition). Cet accord comprendrait trois points principaux :
- Les partis devraient établir un calendrier pour les élections à venir avant la fin du terme, Cavaco proposant juillet 2014, date de la fin prétendue du programme de la Troïka.
- L’accord supposerait que tous les partis de la Troïka apportent le soutien nécessaire en vue de réaliser le programme et de garantir le remboursement de la dette aux créanciers internationaux.
- L’accord se maintiendrait à moyen terme et le gouvernement élu lors des dernières élections devrait pouvoir compter sur ces trois partis en vue d’assurer la majorité absolue, le remboursement de la dette publique, le contrôle étroit des dépenses publiques, etc., ce qui signifie le maintien des politiques d’austérité au-delà même de la Troïka.
Bien que cette intervention est apparue choquante pour beaucoup (certains journaux affirmant qu’il avait utilisé son droit de veto contre le gouvernement, accélérant encore un peu plus la crise politique), le Président a maintenu assez clairement la même ligne de conduite : le gouvernement de la Troïka doit garder le pouvoir, indépendamment des partis qui le composent. Il a ensuite suggéré que si l’accord proposé n’était pas appliqué, il pourrait tenir lui-même les reines du pouvoir, affirmant ainsi la possibilité d’un gouvernement présidentiel.
Entre-temps, le Parti socialiste a déjà publiquement affirmé qu’il ne soutiendrait aucun gouvernement qui ne serait pas issu des élections. L’exclusion ouverte des partis politiques présents à l’Assemblée nationale mais exclus de la Troïka – le Bloc de gauche (Bloco de esquerda) et le Parti communiste – est bel et bien la preuve du mépris total de cet économiste de 74 ans pour la démocratie. En effet, la démocratie est désormais définie au Portugal dans le seul cadre des politiques d’austérité et de la Troïka, c’est-à-dire dans la cage d’acier de la dettocratie (debtocracy). Le président a publiquement humilié le PSD et le CDS, ainsi que leurs leaders, tenté d’entraîner à tout prix le Parti socialiste dans un gouvernement d’austérité, peu importe le coût de ces politiques à long terme, et clairement affirmé que seuls les marchés comptaient, alors que le pays est réduit en miettes. La crise politique portugaise est donc loin d’être terminée, le pays n’étant toujours pas préparé au burlesque et au grotesque de la Theatherpolitik imposée par la Troïka.
11 juillet 2013.
Traduit par Pierre Hodel, Milena Jakši?, Yann Lecrivain et Ugo Palheta
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à voir aussi
références
⇧1 | Parti social-démocrate. Il s’agit d’un parti de centre-droit, dont est issu l’actuel président de la Commission européenne : Jose Manuel Durão Barroso. |
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