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Thierry Labica revient dans cet article sur le livre de Daniel Finn : Par la poudre et par la plume. Une histoire politique de l’IRA, paru récemment aux éditions Agone (trad. Laure Mistral). Histoire méconnue, oubliée, sinon niée, d’un colonialisme féroce mais aussi d’une résistance populaire indéracinable et multiforme.

À partir de la fin des années 1960 et pendant trois décennies, l’Irlande du Nord a été le théâtre de la plus longue et de la plus dure lutte d’émancipation anti-coloniale armée en Europe. 

L’ampleur du conflit et sa signification globale dans l’histoire coloniale

Avec ses six comtés restés rattachés à la couronne britannique après la partition et l’indépendance partielle et tronquée de l’Irlande en 1921, la province autonome forme aujourd’hui encore l’une des quatre entités du Royaume-Uni et sans laquelle le Royaume-Uni ne serait plus que la Grande-Bretagne.

Les confrontations militaires et paramilitaires y entraînèrent la mort de 3500 personnes et firent 48 000 blessés. Si ces chiffres paraissent faibles au regard de bien d’autres dévastations guerrières, ils sont pourtant considérables si on les rapporte à la population de ce petit territoire de 1,9 million d’habitants environ, de nos jours.

Comme l’indique d’emblée Daniel Finn, rapportés à la population de la Grande-Bretagne (Écosse, Pays de Galles, Angleterre), ces chiffres correspondraient à 125 000 morts et environ deux millions de blessés, soit la moitié des pertes humaines subies pendant la seconde guerre mondiale. Aux proportions de la population des États-Unis, on parlerait alors de 600 000 morts et de neuf millions de blessés.

De telles transpositions laissent entrevoir la violence et l’intensité qui furent celles de cette guerre, généralement (mé-)connue sous l’euphémisme officiel britannique de « troubles », et la profondeur et la durabilité des blessures qu’elle a laissées sur une société tout entière.

Ce rappel initial du livre de Finn quant aux « troubles » en tant que guerre est d’une importance capitale pour au moins trois raisons. On vient de voir la première, qui concerne la société nord irlandaise elle-même et le traumatisme durable auquel quasiment pas une seule famille n’a pu échapper. La seconde tient à la fonction politique de cette euphémisation elle-même : « troubles » (équivalent des « évènements » d’Algérie) contribue à l’effet d’optique grâce auquel la guerre peut apparaître sous les traits d’une terrible anomalie criminelle dépolitisée. 

« Troubles » est le mot-clé du récit avec lequel le pouvoir londonien a continué de s’inscrire dans le grand récit de la démocratie occidentale. « Troubles » entretient l’oubli d’une férocité continuée, non pas dans le lointain empire, mais dans l’enclave coloniale voisine où s’est enkysté de longue date un ordre suprémaciste et raciste[1] reproduisant, en climat réputé politiquement tempéré, bien des caractéristiques de l’apartheid Sud-africain ou de l’écrasement des Territoires palestiniens occupés. Ce que corroborent, au demeurant, les nombreux liens historiques et expressions de solidarité entre les forces républicaines et indépendantistes irlandaises (Sinn Fein, IRA) et le mouvement national palestinien ou l’ANC

En cela – troisième raison –, cette prise de conscience des proportions du conflit et de sa nature entièrement politique permet de contester, plus généralement, la manière dont l’État britannique a construit le récit officiel de sa propre fin d’empire après 1945 : récit construit à partir d’effacements des traces, de destruction planifiée et systématique d’archives coloniales (Operation legacy), de lois d’immunité visant à éviter toute poursuite en justice d’officiers responsables de crimes de guerre[2]. Peu sont celles et ceux qui en Grande-Bretagne ont jamais entendu parler des interventions militaires britanniques au Vietnam (avant même celle de la France), au Malaya, en Indonésie, au British Guyana… 

Le conflit nord-irlandais entre ainsi dans une histoire niée, repliée sur elle-même, réduite à une folie terroriste, religieuse et sectaire, se jouant à distance de Londres se présentant alors dans une simple fonction arbitrale entre deux communautés irréconciliables. Il y a peu encore, en 2019, le premier ministre Boris Johnson (dans le prolongement d’annonces déjà faites par Theresa May en 2016), disait vouloir faire interdire les poursuites en justice contre les membres des forces armées impliquées dans des crimes commis en Irlande du Nord. L’Overseas Operations (Service Personnel & Veterans) d’avril 2021 a finalement inscrit cette immunité dans la loi.

L’Irlande du nord, école de l’impérialisme contre-insurrectionnel

La guerre en Irlande du nord n’était en rien une anomalie et s’inscrivait à sa manière, certes singulière, dans la très longue et très dense histoire des guerres invisibles et sans histoire de cet autre empire qui ne voulait pas mourir. En 1967, à la veille de l’éclatement du conflit en Irlande du nord, le colonel J Paget, dans son traité sur les « campagnes contre-insurrectionnelles » (Counter-Insurgency Campaigning), expliquait sans détour, dès les premières phrases de son premier chapitre :

« Au cours des vingt dernières années, l’armée britannique a été théoriquement en temps de paix, et s’est cependant trouvée engagée dans plus de trente opérations de guerre […] et au moment où nous rédigeons ces lignes (1966), les forces britanniques sont déployées dans pas moins de onze campagnes militaires, ou zones opérationnelles potentielles ».

Et l’auteur d’ajouter :

« Depuis 1945, les troupes britanniques n’ont pas connu un seul moment où elles n’étaient pas en opération quelque part dans le monde. » 

En l’occurrence, les forces britanniques venaient de s’engager dans la longue guerre contre-insurrectionnelle du Dhofar (1963-1975), pour le compte du sultan d’Oman. La fin des bases militaires britanniques « à l’Est de Suez » à partir de la fin des années 1960 allait bientôt répondre à deux urgences cependant : l’une était d’ordre budgétaire, l’autre avait trait aux proportions prises par la guerre en Irlande du nord. 

Finn rapporte en passant cette étrange anecdote, si révélatrice de la place de l’Irlande du nord dans cette immense histoire impériale secrète :

« De ses lointaines guerres coloniales, l’armée britannique n’avait pas rapporté que les méthodes. À Belfast et à Derry, deux unités avaient étourdiment brandi des panneaux anti-émeutes qui avaient servi lors d’une opération récente à Aden. Les ordres de dispersion destinés aux émeutiers étaient écrits en arabe… ». 

Mais rien ne dit mieux, peut-être, la signification majeure de la conjoncture nord-irlandaise que l’avant-propos du document du ministère de la défense britannique de 2006, Operation Banner[3], consacré à l’analyse des opérations militaires en Irlande du nord. On peut y lire notamment ceci : 

« Les leçons tactiques immédiates de l’Opération Banner ont d’ores et déjà été exportées ailleurs, avec un succès considérable. Les opérations dans les Balkans, en Sierra Leone, au Timor oriental, en Afghanistan et en Irak, ont déjà illustré tant les techniques particulières que les niveaux d’expertise, fruits d’une expérience difficile acquise dans les rues comme dans les champs de l’Irlande du nord. »

La lutte armée dans la province d’Ulster se trouve au cœur d’une histoire aussi globale que l’a été et que demeure l’ambition impériale britannique. 

L’IRA : croissance, scissions, luttes internes

Daniel Finn (rédacteur en chef adjoint de la New Left Review, et chroniqueur régulier pour le site de gauche radicale Jacobin) propose une histoire politique de l’organisation paramilitaire au centre de toute cette histoire : l’armée républicaine irlandaise, l’IRA.

Le livre de Finn, d’abord paru en anglais en 2021, reprend et prolonge une thèse universitaire rédigée quelques années plus tôt et appuyée sur nombre d’archives et de témoignages nouveaux. Autant le dire sans faux suspens : Par la poudre et par la plume, est un travail magnifiquement documenté, passionnant et d’une lecture agréable ne nécessitant pas de connaissance préalable de l’histoire de l’Irlande et du Royaume-Uni. L’introduction se charge des rappels génériques, le glossaire et la chronologie fournissent les notions et repères utiles en fin d’ouvrage et le récit est toujours clair.

Cette histoire politique de l’IRA nous fait d’abord entrer dans le monde social et politique de cette Irlande du Nord issue de la partition de l’île d’Irlande en 1921. Placée sous administration britannique et sous domination orangiste, la vie politique des six comtés organisa la discrimination systémique de la minorité catholique : restriction du droit de vote aux seuls propriétaires fonciers majoritairement protestants, suppression de la représentation proportionnelle, découpage électoral en défaveur des quelques secteurs où les catholiques étaient encore majoritaires, instauration de « pouvoir spéciaux » autorisant l’interdiction de journaux, de manifestations, permettant les détentions sans jugement, instauration d’une police armée quasi-intégralement protestante assistée d’une force d’appoint supplémentaire (les B-specials).

À ces mesures s’ajoutait l’ensemble des discriminations à l’embauche confinant la classe ouvrière catholique dans les emplois non-qualifiés, les exposant au chômage et à la pauvreté et au bout du compte, induisant une migration forte au point de compenser la natalité plus importante de leur propre milieu.

L’IRA, qui avait rejeté la partition de 1921 et s’était trouvée engagée dans une guerre civile avec le pouvoir qui en était issu à Dublin, était une organisation épuisée au début des années 1960, après l’échec de la guérilla menée à partir de 1956 pour restaurer l’unité de l’Irlande. L’organisation entra dans une nouvelle phase de développement suite aux marches pour les droits civiques lancées à partir d’Août 1968 par l’Association nord irlandaise pour les droits civiques.

Modestes dans un premier temps, ces marches prirent une signification décisive et marquèrent un véritable tournant historique, explique Finn, avec l’interdiction que voulut lui imposer le premier ministre nord-irlandais de l’époque, puis avec les violentes attaques de loyalistes protestants contre les manifestants, puis par la vague de répression policière anti-catholique. La violence de la réaction ségrégationniste aux revendications de droits civiques posa la question pratique immédiate de l’organisation de la défense et de la protection des populations catholiques dans leur quartiers et leurs initiatives[4].

C’est dans cette conjoncture qu’émerge et se cristallise l’ensemble des questions qui vont déterminer la suite de cette histoire politique dominée par l’enjeu de la lutte armée, d’abord pour la protection des quartiers catholiques, ouvriers et pauvres : la lutte pour les droits civiques peut-elle ou non conduire à la réunification, ou risque-t-elle au contraire de renforcer le statu quo ? Faut-il ou non siéger une fois élu (dans les parlements d’Irlande du Nord, d’Irlande et de Londres), ou faut-il pratiquer « l’abstention » au titre de la dénonciation de l’administration britannique et du système discriminatoire auquel elle préside, et de l’acceptation de la partition par le pouvoir Irlandais ? Quelle place accorder à une politique de classe orientée vers la construction de solidarités ouvrières intercommunautaires entre catholiques et protestants (loyalistes, unionistes) ? Ou la classe ouvrière protestante est-elle irrémédiablement acquise à l’ascendant suprémaciste que lui garantit le système politique existant ? 

Et la question qui subsume toutes les autres : un équilibre est-il possible entre lutte armée (pour la réunification) et lutte politique (sur une base de classe pour un projet socialiste) ? Faut-il mener les deux ensembles ? Ou l’une a-t-elle vocation à être la précondition de l’autre ? Ou l’alternative n’offre-t-elle qu’un choix entre isolement militariste élitiste et compromission institutionnelle en dernière instance ?

Chacune de ces questions (classe et rapport à l’unionisme protestant, nationalisme, socialisme, participation parlementaire, abstentionnisme, lutte armée, « politique ») était porteuse des priorités autour desquelles s’articulaient toute une variété d’orientations en tension et en conflit les unes avec les autres.

Gerry Adams

En 1970, la direction de l’IRA décida de mettre fin à sa politique d’abstention. La décision entraîna une scission et la création d’une seconde IRA, appelée « IRA provisoire » (les « provos »), par distinction avec l’« IRA officielle », chacune des deux organisations ayant en outre leur aile politique : le Sinn Féin provisoire et le Sinn Féin officiel.

Les années qui suivirent furent marquées par une forte tension entre « politique », et lutte armée, tension qui donna lieu à une importante scission supplémentaire suite au départ de Seamus Costello. Ce dernier lança l’Irish Republican Socialist Party, en 1975, et défendit, le premier, l’articulation la plus étroite des deux modalités, politique et paramilitaire. L’IRSP se dota lui aussi d’une branche paramilitaire : l’INLA (Irish National Liberation Army). L’IRA provisoire devait à son tour connaître deux scissions supplémentaires en 1986 et 1997.

Costello et l’IRSP représentèrent la première tentative de combinaison entre confrontation armée à l’État britannique et projet politique socialiste ; en d’autres termes, la première réponse organisationnelle à la double impasse du mouvement républicain entre l’IRA officielle d’une part, qui posait le préalable d’une unité de classe transcommunautaire, impossible compte tenu de la nature même du micro-État, et le militarisme apolitique – ou « anti-politique » – de l’IRA provisoire. La contestation de la stratégie d’unité de classe – aveugle à la singularité historique de l’État nord-irlandais – « le plaçait sur le même terrain que les Provisoires », explique Finn, avant de poursuivre :

« Mais Costello considérait les Provos [de l’IRA provisoire] comme une force avant tout conservatrice : ”Beaucoup d’entre eux seraient prêts à accepter un État théoriquement indépendant même sans changement significatif dans les structures sociales et politiques”. Il s’engageait également à faire de l’IRSP un parti légal qui participerait aux élections et occuperait tous les sièges qu’il remporterait, contrairement au Sinn Fein provisoire. »[5] 

Cette démarche valu à l’IRSP d’être rejoint par certaines organisations d’extrême gauche avant que la dynamique ne se brise dans les affrontements sanglants entre IRA officielle et IRSP et sa branche armée, l’INLA, gardée encore sécrète, affrontements qui conduisirent à l’assassinat de Costello lui-même, en 1977.

Cette courte séquence politique s’acheva donc par une échec politique doublé d’une confusion et d’une terrible vendetta au sein du mouvement républicain. Toutefois, elle n’en contribua pas moins à définir les contours de la nouvelle orientation politique du Sinn Fein provisoire à partir de cette même année 1977. Le récit de Finn suit dès lors l’émergence d’une figure dirigeante décisive, bien que très largement méconnue ou sous-estimée au-delà du contexte irlandais, à savoir, Gerry Adams.  

Le livre en fait saisir l’envergure considérable, voire proprement exceptionnelle si l’on pense à la trajectoire de près d’un demi-siècle au cours de laquelle Adams a traversé en militant et jeune dirigeant local cette terrible conjoncture de lutte armée pour ensuite prendre la direction (en 1983) d’une force politique (Sinn Fein) qui, bien que d’abord tenue pour quantité négligeable et criminelle à Dublin comme à Londres, allait devenir le principal parti tant en Irlande du nord qu’en République d’Irlande. 

Il y avait maintenant urgence à sortir de l’isolement dans la lutte armée, d’une part, après l’affaiblissement dû aux violentes luttes internes et d’autre part, face à la nouvelle phase offensive des forces britanniques : 

« Une nouvelle équipe dirigeante se constitua autour d’Adams […] En décembre 1977, la police irlandaise saisit un ”rapport d’état-major” de l’IRA rédigé par Adams et ses alliés, qui détaillait leurs plans : ”le Sinn Fein devait se radicaliser à gauche (sous la direction de l’armée) et se mobiliser sur les problèmes sociaux et économiques qui portent atteinte au bien-être de la population.” […] Lors de l’ard fheis[6] [congrès du Sinn Fein] de 1978, un observateur de l’ambassade britannique nota chez les délégués du Sinn Fein un ”sentiment marxiste croissant” […] ainsi qu’un désir manifeste de multiplier les interventions politiques.[7]« 

Ce que Finn décrit comme une « métamorphose » reposait sur une dimension d’analyse beaucoup spécifique et concrète de la nature même de la structure étatique nord-irlandaise, que ce qu’un certain ouvriérisme avait eu à offrir jusque-là, dans une répétition du modèle du parti communiste britannique[8]. G Adams vint à son tour incarner la réponse à cette carence à laquelle les deux premiers chapitres de son livre Irlande Libre, reviennent largement. Par exemple : 

« Le mouvement des droits civiques avait prétendu démocratiser l’État, mais celui-ci avait de manière  flagrante affirmé qu’il ne voulait ni ne pouvait engager des réformes démocratiques. Le mouvement lui avait adressé ses revendications : il n’avait demandé ni l’abolition de l’État, ni une Irlande unie. A présent toutefois, vu la réaction de l’État et l’intervention de l’armée britannique, la question constitutionnelle était passée au premier plan et l’existence même de l’État des Six Comtés était remise en question. » 

La stratégie républicaine d’avènement de la démocratie par l’organisation politique, qui avait impliqué l’abandon de la tradition de la force physique et le fait de déposer les armes, s’était fracassée contre la réalité d’un État sectaire et irréformable. Le choix que fit alors le mouvement républicain de se tourner  vers la résistance armée n’était en rien la conséquence d’un militarisme invétéré, mais de la cruelle réalité de la situation.

Mais le « problème primordial » devint celui, non pas tant du « manque de fusils » et de « la préparation militaire », que celui du « manque de ligne politique », du « manque d’assise politique », problème qui devait demeurer une fois que les armes furent disponibles à profusion. » Et de poursuivre un peu plus loin : 

Dans ces conditions [après la séparation de 1972 entre IRA officielle et IRA provisoire], si la lutte avait été revigorée, elle partait sur de mauvaise bases, car la seule organisation républicaine renaissant de ses cendres était une organisation militaire. Dans le mouvement, rien ou presque n’était fait sur le plan de l’éducation et de la formation politiques, et la direction n’accordait qu’une maigre importance à ces besoins[9].

Au-delà de l’IRA, le portrait d’un moment de politisation à grande échelle

En racontant les aléas complexes de cette histoire, Daniel Finn va cependant bien au-delà des fractures et reconfigurations souvent tragiques des différentes IRA. Au fil de l’analyse, Finn dresse le tableau de l’extraordinaire vitalité politique si caractéristique de toute cette conjoncture dont l’IRA provisoire n’est au bout du compte que la part la moins mal connue.

On découvre que celle-ci était partie prenante d’une multiplicité de groupes, associations, partis de gauche, de gauche communiste, trotskiste, qui, même minoritaires – à l’image du groupe People’s Democracy qui traverse une grande partie du récit – furent à l’initiative de mobilisations populaires larges, combatives et politisantes, et virent l’émergence d’un ensemble de figures dirigeantes d’envergure.

Au cours des vingt dernières années, et avec le reflux de la lutte armée, le Sinn Féin a connu une ascension électorale remarquable. Il est depuis deux ans la première force électorale dans les deux parties de l’Irlande. Si Sinn Féin reste un parti de gauche réformiste, la rhétorique socialiste et marxisante a quant à elle été considérablement révisée, même si le discours a pu retrouver une certaine vigueur suite à la crise de 2008 et à la montée de la gauche grecque, espagnole puis britannique au cours des années 2010.

Il faut alors se demander avec Finn, dans un esprit de solidarité bien comprise, jusqu’où la priorité donnée à la réunification – toujours plus imaginable depuis le Brexit – peut avoir raison des orientations politiques à gauche, au risque d’en arriver aux derniers accommodements institutionnels avant intégration finale au jeu politique d’une république et d’institutions nord-irlandaises autonomes, l’une et les autres en proie aux dislocations sociales et environnementales du capitalisme en version irlandaise, qu’aucune réunification ne saurait résoudre sans un projet socialiste à même de se confronter à la brutalité des temps. 

*

Ce compte rendu reprend et prolonge celui d’abord paru dans L’Anticapitaliste (mensuel, mai 2023).

Illustration : Wikimedia Commons.

Notes

[1]    La longue histoire des rapports coloniaux entre l’Angleterre et l’Irlande intégra la construction de l’infériorité  raciale de l’Irlande catholique. Cet héritage s’est cristallisé dans la formation du micro-État protestant nord-irlandais « blanc » et de sa normalité ségrégationniste. On trouvera une étude marquante de cette histoire profonde dans le premier volume de The Invention of the White Race : Racial Oppression and Social Control, de Theodore Allen, [1994] Verso, 2012.

[2]    Dans le cas de l’Irlande du Nord, il faut signaler l’adoption par le gouvernement Johnson en 2021 d’une loi générale d’amnistie mettant à l’abri de poursuites les soldats de l’armée britannique auteurs crimes de guerre dans la province durant les « troubles ». Un peu plus tôt la même année, l’Overseas Operations Bill avait étendu une protection comparable à l’ensemble de militaires responsables de tortures et des crimes de guerre sur les théâtres d’opérations étrangers quels qu’ils soient.

[3]    « Operation Banner » fut le nom de code donné aux opérations de l’armée britannique en Irlande du nord de 1969 à 2007.

[4]    On lira avec profit le récit qu’offre Gerry Adams, dirigeant du Sinn Fein de 1983 à 2018, de cette dynamique organisationnelle au cours des années 1969 (premières marches pour les droits) à 1972 (chute du gouvernement local et la reprise en main directe des affaires nord-irlandaise par Londres), dans son Irlande Libre, trad. Ch. Le Bras, Éditions Apogée / Coop Breizh, 1996. Voir en particulier p.47-51.

[5]    D. Finn, op.cit., p.176.

[6]    Prononcé artss èche (ou presque). 

[7]    D. Finn, op.cit., p.195-196

[8]    Gerry Adams, op.cit., p.21

[9]    Ibid., p.42, 43. voir aussi p. 20-24. 

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