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Après l’analyse proposée ici même par Anne-Lise Melquiond, nous publions un autre point de vue sur le film de Romain Cogitore. Au-delà de l’œuvre elle-même et des enjeux qu’elle soulève – luttes, solidarités, violences des forces de l’ordre, infiltration policière… –, c’est à une discussion plus générale qu’invitent ces deux approches : sur la fiction en particulier et sur l’art en général, dans leurs liens avec le politique. Cet article de Vivian Petit pose aussi la question d’une production par Disney et en explique les raisons en termes d’intérêts économiques dans le champ cinématographique.

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Une zone à défendre, œuvre de fiction réalisée par Romain Cogitore, est disponible depuis juillet sur la plateforme Disney+. Le film donne à voir une part de la richesse et de la complexité des liens noués sur un territoire habité et défendu contre les grands projets d’aménagement. Comme à Notre-Dame-des-Landes, dans Une zone à défendre, des habitants de la zone se passionnent pour la variété des essences forestières, ils sont sensibles à la diversité des chants d’oiseaux, fêtent les différentes étapes de la lutte et élaborent leurs propres rites.

Si la réalisation est peu originale et reprend parfois les codes du téléfilm, le rythme soutenu et la précision du jeu d’acteur rendent l’ensemble agréable à suivre. Pour les besoins de la mise en scène, certains personnages sont parfois réduits à des archétypes, de l’élu s’indignant d’une intervention policière – alors que la totalité des recours en justice n’a pas été examinée – aux jeunes activistes qui, pour défendre la forêt, affrontent physiquement les forces de l’ordre. Malgré cela, la concorde entre des personnages divers permet d’éviter les caricatures. « Si personne ne s’était opposé physiquement ici, de façon concrète donc souvent violente, tout ça serait déjà sous l’eau », explique par exemple une femme âgée et non-violente. Aussi, les sabotages, qui consistent à déverser du sucre dans le moteur d’engins amenés pour détruire la zone, semblent, au regard des enjeux, à la fois légitimes et dérisoires.

Les agents du renseignement sont au cœur de l’intrigue. Dans plusieurs dialogues, ils apparaissent conscients des manœuvres du gouvernement qui, pour servir des intérêts privés et légitimer son autorité, invente une menace terroriste d’ultra-gauche. A l’inverse du gendarme mobile qui répond ironiquement « je vais y réfléchir » à un activiste qui l’enjoint de démissionner, Greg, le policier qui a infiltré la Zone à défendre (joué par François Civil), s’éloigne peu à peu de sa mission. Ses hésitations  résultent d’un événement inattendu, à savoir la naissance d’un enfant, conçu lors d’une relation éphémère avec Myriam (incarnée par Lyna Khoudri), habitante de la Zad rencontrée durant son infiltration.

Le film n’est pas une énième histoire de réconciliation et de dépassement des clivages politiques et sociaux grâce à un amour impossible, mais le récit d’une manipulation, qui fait écho à plusieurs affaires réelles. En 2021, la justice anglaise a donné raison à une militante qui avait entretenu une liaison avec un policier du nom de Mark Kennedy, après avoir été trompée sur son identité réelle et la nature de leur relation. La police fut condamnée à lui verser l’équivalent de 250 000 euros de dommages et intérêts. Lorsque l’infiltration de collectifs écologistes par ce policier fut révélée une décennie plus tôt, des militants et des journalistes avaient mis au jour le développement depuis 1968 d’un système de surveillance des milieux politiques britanniques et européens. Cette découverte avait permis d’invalider un verdict condamnant des militants qui, en compagnie de Mark Kennedy, avaient planifié le blocage d’une usine à charbon.

En janvier 2023, le journal indépendantiste catalan Directa annonçait que cinq femmes qui avaient noué des relations avec un policier se faisant passer pour l’un de leurs camarades, venaient de déposer plainte pour abus sexuel, atteinte à l’intégrité morale, divulgation d’informations privées et atteinte à la liberté d’exercice des droits civiques. La plainte fut déposée contre le policier, mais aussi contre son supérieur hiérarchique et le ministre de l’Intérieur.

Dans Une zone à défendre, plusieurs disputes émergent entre l’habitante de la Zad et celui dont elle ignore encore qu’il est un agent de police. Les désaccords portent sur la tenue vestimentaire de l’enfant, sa surveillance, la déclaration de sa naissance à l’état civil ou la pertinence de risquer une arrestation alors qu’on est parent. Le rapport au risque, comme les normes qui les guident, diffère entre les deux personnages. Aussi, pour les habitants de la Zad, le sabotage des engins n’est pas le complot d’une cellule terroriste, il prolonge le quotidien de personnes attachées à leurs lieux de vie. Si Greg tente finalement de dissuader la mère de son fils de participer à l’action, c’est essentiellement parce qu’il est à l’origine de l’arrestation à venir.

L’agent du renseignement apparaît tiraillé et clivé. Une part de lui-même semble sincère dans le désir éprouvé pour Myriam, comme dans l’attachement spontané à l’enfant qu’il a engendré. Pourtant, la manipulation perdure, guidée par un carriérisme certain. Plus tard, pris par le remords du fait de sa situation personnelle, Greg décide de s’opposer à sa hiérarchie, de quitter la police et de s’exprimer publiquement à propos de sa mission. Sa prise de parole fait tomber les poursuites contre les militants arrêtés après qu’il les eut poussés à commettre un délit. La relation entre Greg et Myriam peut un temps être envisagée par les spectateurs comme une zone à défendre. Pourtant, en l’absence de bouleversement radical de l’ordre social, les structures et les antagonismes s’avèrent trop lourds.

La façon dont est mis en scène le personnage de Greg a déplu à certains militants, comme en témoigne l’article d’Anne-Lise Melquiond paru dans Contretemps. Il y est notamment affirmé que le policier est présenté comme un « héros » dans le film. Paradoxalement, la rédactrice de l’article insiste sur le fait qu’« il n’est motivé que par ses propres intérêts ». Nous retrouvons ici deux des écueils fréquemment observés dans la réception militante des œuvres de fiction. D’une part, en s’indignant que le policier infiltré soit présenté comme capable de solidarité avec les habitants de la Zad, l’autrice semble regretter qu’il ne soit pas réduit à sa capacité de nuisance. D’autre part, en reprochant au réalisateur de placer au centre de son œuvre un policier carriériste et individualiste, l’article amalgame la monstration d’un comportement et sa défense.

Rappelons qu’un film n’est ni un tract ni un traité de morale, et que les réalisations aux situations et aux personnages dénués d’ambivalence sont souvent lénifiantes et peu esthétiques. La confrontation à une œuvre permet d’éprouver une empathie envers un personnage que nous aurions toutes les raisons de mettre à distance s’il se trouvait sur notre chemin dans le monde réel. Comme l’affirmaient André Breton, Diego Rivera et Léon Trotsky, « en matière de création artistique, il importe essentiellement que l’imagination échappe à toute contrainte, ne se laisse sous aucun prétexte imposer de filière ». En conséquence, nous ne pouvons « consentir à ce que l’art soit soumis à une discipline que nous tenons pour radicalement incompatible avec ses moyens ».

Comme il l’explique lui-même, Romain Cogitore n’a pas voulu réaliser un film militant. Le sentiment de proximité est pourtant palpable, et certains clins d’œil, comme la présence dans le film d’une carte réelle de la Zad de Notre-Dame-des-Landes, semblent le signe de séjours de membres de son équipe en Loire-Atlantique. Il peut toutefois sembler surprenant qu’un tel projet soit produit par Disney, au moment même où Disneyland Paris tente de licencier cinq salariés grévistes, dont deux délégués du personnel.

Le choix qui a conduit au financement de ce film résulte essentiellement d’intérêts économiques. Il découle de l’accord entré en vigueur en 2021, qui prévoit qu’entre 20 et 25% des revenus générés en France par Netflix, Disney+, Amazon Prime et autres Apple TV+ soient réinvestis dans la production de films français. Aussi, les plateformes en question reçoivent l’obligation de favoriser la diversité des créations, et l’investissement ne peut se limiter aux grosses productions.

En contrepartie, elles obtiennent l’autorisation de proposer les films sortis au cinéma un an seulement après leur diffusion en salle, contre trois ans auparavant[1]. Il est probable que la production de films par les plateformes de streaming exerce une influence sur les formats, les rythmes ou les parti pris esthétiques. Pour autant, elle ne saurait justifier à elle seule le discrédit d’un film. Si Une zone à défendre n’est pas un chef-d’œuvre, le film est porté par les qualités des actrices et acteurs, et par un scénario à la fois crédible et politiquement pertinent.

Note

[1]https://www.radiofrance.fr/franceinter/les-plateformes-de-streaming-vont-devoir-financer-la-production-francaise-ce-que-ca-va-changer-1383494

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