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Comment en est-on arrivé là ? Dans cet article précis et rigoureusement documenté, Daria Saburova analyse la constellation de facteurs expliquant la situation ukrainienne actuelle et les rapports de force dans la guerre qu’y mène la Russie de Poutine. Elle revient longuement pour cela sur le conflit au Donbass, examine l’hypothèse interprétative selon laquelle il s’agissait alors d’une guerre civile, en réalité très largement appuyée par une propagande pro-russe faite de fausses rumeurs.

Tous les ingrédients sont donc examinés de près : les exigences antisociales du FMI en échange des prêts consentis, la complexité politique et sociale des pro et anti-Maïdan, les organisations politiques en présence, la place réelle de l’extrême droite en Ukraine… Et bien sûr ce que propose la gauche anticapitaliste ukrainienne.

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Croire que la révolution sociale soit concevable sans insurrections des petites nations dans les colonies et en Europe, sans explosions révolutionnaires d’une partie de la petite bourgeoisie avec tous ses préjugés, sans mouvement des masses prolétariennes et semi-prolétariennes politiquement inconscientes contre le joug seigneurial, clérical, monarchique, national, etc., c’est répudier la révolution sociale. C’est s’imaginer qu’une armée prendra position en un lieu donné et dira « Nous sommes pour le socialisme », et qu’une autre, en un autre lieu, dira « Nous sommes pour l’impérialisme », et que ce sera alors la révolution sociale ! […] Quiconque attend une révolution sociale « pure » ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. Il n’est qu’un révolutionnaire en paroles qui ne comprend rien à ce qu’est une véritable révolution

Lénine, « Bilan d’une discussion sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes », 1916

Le 30 septembre, Poutine a entériné l’annexion par la Russie des régions de Donetsk, Lougansk, Kherson et Zaporijia, suite aux référendums fantoches organisés entre le 23 et le 27 septembre, répétant ainsi le scénario qui a déjà été testé en 2014 en Crimée et dans le Donbass. Ce coup de force intervient dans un contexte d’une contre-offensive majeure de l’armée ukrainienne dans les régions de Kharkiv et de Donetsk et vise à justifier la « mobilisation partielle » annoncée le 21 septembre. Si ce nouvel épisode de l’« auto-détermination populaire » devrait par lui-même permettre d’éclairer rétrospectivement ce qui s’est passé en 2014, certaines voix à gauche s’élèvent encore pour accuser l’Ukraine d’avoir provoqué l’escalade militaire en cours. Ce texte revient sur les évènements de 2014-2022 pour répondre à un certain nombre de questions qui continuent à tirailler une partie de la gauche radicale et qui entravent sa solidarité avec la résistance populaire ukrainienne. Ces questions concernent le mouvement séparatiste et la guerre dans le Donbass, les accords de Minsk, la politique du gouvernement post-Maïdan, l’avancée de l’extrême droite et les perspectives pour la gauche en Ukraine.

I/ De l’annexion de la Crimée à la guerre dans le Donbass

Guerre civile ou guerre d’agression ?

            Le 27 février 2014, quelques jours après la chute de Ianoukovytch suite à la révolution du Maïdan, un groupe de personnes armées prend le contrôle du Parlement et du Cabinet des Ministres en Crimée. Le lendemain, les « petits hommes verts », soldats revêtus d’uniformes militaires non marqués, investissent les aéroports de Sébastopol et de Simferopol, ainsi que d’autres lieux stratégiques de la presqu’île. Plus de deux tiers des troupes ukrainiennes stationnées en Crimée et 99% du personnel des services de sécurité passent du côté de la Russie (Stepaniuk, 2022 : 90). À peine trois semaines plus tard, suite à un référendum organisé à la hâte, Poutine signe le rattachement de la Crimée à la Fédération de Russie (d’Anieri, 2019 : 1).

En avril de la même année, dans l’Ukraine de l’Est, les forces séparatistes prennent le contrôle des bâtiments administratifs à Donetsk, Lougansk et Kharkiv, et lancent l’appel à l’organisation des referendums sur l’indépendance de ces régions. Si les autorités ukrainiennes reprennent vite le contrôle de Kharkiv, elles n’arrivent pas à récupérer les régions séparatistes de Donetsk et de Lougansk, et la contre-révolution risque de s’étendre à d’autres villes du Sud-Est. Le gouvernement ukrainien répond à la création des républiques populaires de Donetsk et de Lougansk (qui proclament leur indépendance au mois de mai) par le lancement d’une « opération anti-terroriste » (ATO) avec des combats qui vont durer jusqu’en février 2015, date de la signature de l’accord de Minsk II. Même si cet accord contribue à la diminution significative de l’intensité des combats, il connaît, comme on le sait, le même échec que le premier accord de septembre 2014. Avant l’invasion de février 2022, la guerre avait déjà fait plus de 13 000 morts et près de 2 millions de réfugiés (Melnyk, 2022).

Les questions les plus souvent posées en lien avec ces évènements concernent la nature du conflit dans le Donbass et l’inéluctabilité de son extension : s’agissait-il d’une guerre civile, d’une guerre d’agression russe contre l’Ukraine ou d’une guerre qu’on pourrait d’emblée caractériser d’inter-impérialiste ? La poursuite de la guerre dans le Donbass et l’invasion à grande échelle de l’Ukraine auraient-elles pu être évitées si les accords de Minsk avaient été effectivement appliqués ?

Si l’on cherche une réponse purement empirique à la première question, il n’y a aucun doute que la guerre dans le Donbass puisse être qualifiée de guerre civile, dans la mesure où une partie des habitants locaux participe effectivement d’abord aux manifestations anti-Maïdan, et ensuite au mouvement séparatiste pro-russe. Le fait que les parties belligérantes puissent recevoir de l’aide extérieure ne change pas la validité de cette qualification : les guerres civiles impliquent en général, d’une manière ou d’une autre, des interventions extérieures. Or, dans le champ politique, cet enjeu dépasse vite la dimension d’une simple question empirique ou théorique et devient une question partisane, parce qu’il y va des responsabilités respectives, qui déterminent à leur tour les prises de position politiques à l’égard du conflit dans le Donbass (Marples, 2022 : 2 ; Goujon, 2021 : 79). Poutine a ainsi toujours nié l’implication militaire de la Russie dans le Donbass. Le terme de « guerre civile » pour décrire ce qui s’y passe fait ainsi parti de l’arsenal idéologique de la propagande russe. Du côté de l’Ukraine et des institutions européennes, qui reconnaissent pourtant la participation des populations locales au mouvement séparatiste, le terme de « guerre civile » est au contraire banni. La guerre dans le Donbass est qualifiée dès 2014 (et officiellement depuis 2018) d’une « guerre d’agression russe » pour souligner non seulement l’implication militaire de la Russie dans une guerre civile déjà en cours, mais aussi et surtout son rôle déterminant dans le déclenchement de celle-ci (Cherviatsova, 2022 : 29). On ne nie pas que les populations locales aient rejoint les rangs des séparatistes, mais on les considère comme de simples marionnettes de Kremlin.

Le mouvement séparatiste : quelle implication de la Russie ?

En réalité, il faut reconnaitre que les deux dimensions sont bien présentes, et la question doit plutôt porter sur le rapport entre les deux dimensions du conflit. Il est certain que le mouvement séparatiste n’aurait pas réussi à s’implanter sans un minimum de soutien des populations locales, ou plutôt sans le manque de soutien au pouvoir post-Maïdan et à l’opération de libération du Donbass lancée par le gouvernement ukrainien au printemps 2014. Il n’y a pas de sondages d’opinion viables concernant les territoires sous contrôle séparatiste. Mais il faut rappeler que dans ces territoires, le Parti des Régions et son leader Ianoukovitch, lui-même originaire de Donetsk, a recueilli plus de 80% de voix au second tour des élections présidentielles de 2010. Une grande partie de la population, majoritairement russophone, se conçoit comme « russe ethnique », partage des sentiments nostalgiques de l’URSS — aussi bien dans ses aspects socio-économiques positifs que dans ses aspects socialement et politiquement conservateurs — et la région entière dépend sur le plan économique des liens avec la Russie (Marples, 2022 : 3-4).

Les évènements de 2014 peuvent ainsi être compris comme l’aboutissement d’un processus où, pendant la décennie précédente, les clivages identitaires et économiques réels ont été investis et instrumentalisés politiquement par différentes fractions du capital ukrainien. L’accentuation de ces clivages permettait à chaque fraction de se distinguer dans le jeu électoral, reléguant au second plan les préoccupations socio-économiques et politiques communes aux classes populaires de toutes les régions d’Ukraine. Cela n’a pas toujours été ainsi. Le thème ethnico-culturel et linguistique des « deux Ukraines » ne devient politiquement central qu’à partir des élections de 2004 qui opposent Viktor Ianoukovytch et Viktor Iouchtchenko. On assiste au même moment à la marginalisation du parti communiste comme acteur indépendant de la vie politique et son entrée en coalition avec le Parti des Régions. À partir de 2004, la vie politique ukrainienne sera donc durablement structurée selon le partage entre, d’un côté, le camp national-démocratique, libéral et pro-européen, revendiquant une identité ouest-ukrainienne et, de l’autre, le camp paternaliste, russophone, pro-russe, revendiquant une identité sud-est-ukrainienne. Ce clivage prend aussi la forme d’une lutte autour de la mémoire historique : les uns se revendiquent du mouvement de libération nationale avec la figure de Bandera comme héros national, alors que les autres mettent en avant la « Grande guerre patriotique » contre le fascisme. Chaque camp développe une image diabolique de l’autre : les Ukrainiens de l’ouest sont stigmatisés comme héritiers des collaborateurs des nazis, les Ukrainiens de l’est, comme des nostalgiques du stalinisme responsable de la mort de plusieurs millions d’Ukrainiens pendant la famine des années 1930. Cette dynamique locale s’accompagne sur le plan géopolitique d’une montée des tensions entre la Russie et l’Occident qui finissent par se cristalliser de manière privilégiée autour de la question ukrainienne (Gorbach, 2022).

Conformément aux sondages, la majorité de la population du Donbass était contre la signature de l’accord de libre-échange avec l’Union Européenne (55,2 % de « non »), avec la préférence pour l’Union Douanière (64, 5 % de « oui »). Selon un sondage effectué en décembre 2013, seuls 13% des personnes interrogées ont dit soutenir l’Euromaïdan, alors que 81% ont dit ne pas le soutenir (Risch, 2022 : 10-11). L’attitude majoritaire des habitants du Donbass vis-à-vis du Maïdan allait de l’indifférence à l’hostilité, renforcée par le mépris de classe dont les pro-Maïdan pouvaient faire preuve à leur égard.

Pourtant, le Maïdan avait bien le potentiel de réunir non seulement les forces démocratiques bourgeoises, mais également les classes populaires de tout le pays autour des revendications communes. Bien qu’elles aient été moins massives, dans le Donbass il y a eu aussi des manifestations pro-Maïdan, des manifestations contre la corruption, les abus de l’État policier et du système juridique dysfonctionnant, et pour des valeurs associées — à tort ou à raison — à l’Europe, comme la démocratie, le respect de la loi, des droits civiques et des droits humains, ainsi que les salaires et un niveau de vie plus élevés. Mais ce potentiel a été étouffé, d’une part, par l’entrée dans le mouvement des groupes d’extrême droite qui ont surdéterminé l’Euromaïdan de Kiev par un agenda nationaliste, et d’autre part par l’effort des pouvoirs locaux de l’Est pour discréditer le mouvement (Risch, 2022 ; Diagtiar, 2014). Comme à Kiev, les représentants locaux du parti au pouvoir ont répondu par la constitution de milices pour intimider, discréditer et disperser les manifestations. Et comme à Kiev, ils ont organisé et financé des manifestations anti-Maïdan/pro-gouvernement. Enfin, la radicalisation des manifestations à Kiev qui ont mené au renversement du régime, ainsi que l’abrogation par le gouvernement par intérim de la loi sur les langues régionales adoptée deux ans plus tôt, ont renforcée l’idée, véhiculée par les médias, que les nationalistes ukrainiens allaient ramener le désordre dans le Donbass, opprimer les populations russophones et, par la réorientation radicalement pro-européenne du pays, menacer les équilibres socio-économiques de la région.

Mais cela ne veut pas dire qu’il existait d’emblée une vaste mobilisation populaire pour l’indépendance de ces régions ou pour leur rattachement à la Russie, et que la critique du Maïdan allait inévitablement évoluer en guerre civile. Les organisations séparatistes et panrusses (« République de Donetsk », « Club des fans de la Novorossiya », « Bloc russe », etc.) étaient très marginales avant 2014. Jusqu’au mois de février 2014, leurs manifestations condamnant le coup d’État fasciste, appelant à défendre l’Église orthodoxe russe et l’appartenance du Donbass à la Russie ne rassemblaient que quelques dizaines de personnes (Risch, 2022 : 17). L’extension du thème séparatiste a été plutôt l’œuvre des élites locales et des forces séparatistes minoritaires soutenues par la Russie qui ont su exploiter le mécontentement populaire diffus contre le nouveau gouvernement. Les entretiens avec les ressortissants des régions séparatistes révèlent surtout un sentiment d’impuissance, l’impression d’être otages des jeux géopolitiques qui les dépassent, le ressentiment à l’égard de toutes les parties belligérantes et un profond désir de retour à la paix (Gritsiuk, 2020). Le contraste est frappant quand on compare ce bas niveau de mobilisation populaire avec la résistance actuelle des Ukrainiens face à l’invasion russe, 98% des personnes interrogées aux derniers sondages apportant un fort soutien à l’armée ukrainienne[1]

On peut donc affirmer que sans l’implication de la Russie, la méfiance des populations du Donbass quant à la révolution du Maïdan ne serait sûrement pas transformée en guerre civile. Il y a d’abord le rôle immense qu’a joué la propagande russe dans le discrédit du Maïdan comme un coup d’État fasciste orchestré par les États-Unis. Les médias russes ou contrôlés par élites locales pro-russes, principales sources d’information pour les populations locales, ont diffusé toutes sortes de fausses informations et rumeurs concernant le sort réservé par le nouveau pouvoir de Kiev aux populations russophones : que les russophones allaient être licenciés des postes dans les institutions et entreprises publiques, voire expulsés du pays ; que les « banderites » allaient venir dans le Donbass semer la peur et la violence ; que les mines du Donbass allaient être définitivement fermées et utilisées par les pays européens pour y stocker leurs déchets radioactifs ; que le marché ukrainien allait être submergé de produits alimentaires génétiquement modifiés ; que les États-Unis allaient utiliser l’Ukraine comme base pour mener la guerre contre la Russie. Dans la crise politique de l’hiver-printemps 2013-2014, la Russie est ainsi de plus en plus perçue comme garante de paix et de stabilité (Risch, 2022 : 22-23).

Il y a ensuite eu l’implication directe des conseillers de Kremlin comme Surkov et Glazyrev, ainsi que des forces spéciales russes dans les manifestations anti-Maïdan et le soulèvement séparatiste sous la bannière du « Printemps russe ». Celui-ci est d’abord mené par le citoyen russe Girkin-Strelkov, remplacé plus tard par le ressortissant de Donetsk Aleksandr Zakharchenko afin de donner plus de légitimité à la direction des nouvelles républiques (Marples, 2022 : 3).

Enfin, dès le mois de juin 2014, la Russie est impliquée dans la guerre non seulement par l’envoi d’armes lourdes aux séparatistes locaux mais directement avec la participation des unités de l’armée russe dans les combats à Ilovaïsk en août 2014, à Debaltseve en février 2015, etc. (Goujon, 2021 : 80). Cette intervention militaire a lieu au moment où l’armée ukrainienne et les bataillions de volontaires sont sur le point d’infliger une défaite décisive aux forces séparatistes. C’est l’entrée de l’armée russe dans la guerre qui renverse les rapports de force, en poussant le président ukrainien Porochenko à entamer le processus de négociations et à signer le cessez-le-feu connu sous le nom des accords de Minsk.

Les accords de Minsk : une guerre évitable ?

Il faut donc rappeler que les accords de Minsk interviennent dans une situation militaire très défavorable pour le gouvernement ukrainien, au moment où la Russie renverse la situation sur le champ de bataille et menace de continuer les conquêtes territoriales dans l’Est et le Sud de l’Ukraine ayant pour enjeu la création d’un couloir terrestre de la Crimée vers la Transnistrie. Il y avait déjà à ce moment-là une crainte bien réelle de l’invasion de grande ampleur du pays. L’Ukraine se voit donc forcée d’accepter les termes des négociations. Pour la Russie, il s’agissait de trouver un moyen pour garder une influence décisive sur la politique intérieure et extérieure de l’Ukraine, car avec la perte de la Crimée et d’une partie du Donbass, l’Ukraine a aussi perdu son électorat le plus orienté vers le vote pro-russe. Pour s’assurer le contrôle de son ancienne semi-colonie, la Russie avait donc davantage intérêt à une réintégration par l’Ukraine des territoires séparatistes sous condition de la fédéralisation du pays — aucune décision stratégique ne pouvant alors être prise sans accord de tous les membres de la fédération — qu’à reconnaître leur indépendance ou les rattacher définitivement à la Russie, ce que les leaders séparatistes pourtant eux-mêmes souhaitaient.

Les négociations se déroulent à deux reprises : en septembre 2014 (Minsk I), puis en février 2015 (Minsk II). Les accords de Minsk comprenaient plusieurs points avec un volet sécurité (cessez-le-feu, retrait des armes lourdes, échange des prisonniers, restauration de la frontière ukrainienne) et un volet politique (amnistie des personnes impliquées dans le mouvement séparatiste, réforme constitutionnelle de l’Ukraine fixant un principe de décentralisation du pouvoir, reconnaissance d’un statut spécial aux régions de Lougansk et de Donetsk, organisation des élections locales). Aucun point de ces accords n’a été pleinement appliqué. Leur échec s’explique par l’impasse des négociations sur le volet politique. L’Ukraine réclame que les élections locales soient organisées selon la loi ukrainienne et sous surveillance des institutions internationales indépendantes après le démantèlement et le retrait préalable de toutes les formations militaires illégales (forces séparatistes, mercenaires et armée régulière russe) et la reprise par l’Ukraine du contrôle de sa frontière. Poutine souhaite quant à lui que le processus commence par les élections locales et la réforme constitutionnelle. L’autre point de désaccord concernait l’amnistie pour les dirigeants des républiques séparatistes et la reconnaissance de statut spécial pour le Donbass. Ce statut impliquait que les régions puissent mener une politique économique, sociale, linguistique et culturelle autonome, nommer les procureurs et avoir des organes de justice indépendants, ainsi que former leurs propres « milices populaires ». Le texte suggérait également que le gouvernement central doive contribuer au renforcement de la coopération entre les régions de Lougansk et de Donetsk et la Russie. Concrètement, le texte des accords visait à légaliser le statu quo : les actuels dirigeants séparatistes deviendraient les représentants officiels du pouvoir ukrainien sur les territoires occupés, leurs formations militaires seraient maintenues et prendraient officiellement le contrôle de la frontière russo-ukrainienne.

Sous cette forme, les accords de Minsk étaient inaudibles pour la société ukrainienne. Ils assuraient tout au plus un gel provisoire du conflit. Il était clair que pour la Russie, il s’agissait par ces accords d’acquérir un instrument permanent d’ingérence dans les affaires ukrainiennes, afin d’empêcher le pays de mener une politique extérieure et intérieure indépendante, et pouvoir prévenir de nouveaux soulèvements populaires contre les relais locaux de sa domination néocoloniale. Par ailleurs, ces accords n’apportaient aucune solution à la question de la Crimée (Cherviatsova, 2022). L’application de ces accords par le pouvoir ukrainien aurait sûrement mené à une nouvelle crise politique, un nouveau Maïdan mené cette fois-ci par les forces politiques les plus réactionnaires. Du point de vue de la realpolitik, on pourrait toujours dire que le gouvernement ukrainien aurait pu éviter la guerre en faisant des concessions à la Russie. Mais une telle affirmation revient à blâmer la victime et accepter que les puissances impérialistes puissent dicter aux peuples les conditions de leur soumission sous une pression militaire.

II/ Vie politique et sociale en Ukraine entre 2014 et 2022

Alternance électorale et réformes néolibérales

Dans ce contexte de guerre et d’impasse des négociations, le mandat de Petro Porochenko est marqué par la droitisation rampante de la politique intérieure et le renforcement du discours militariste qui répondent à la demande de frange la plus nationaliste de la société civile post-Maïdan. Porochenko affichait la volonté de mener la guerre jusqu’à la récupération de la Crimée, poursuivre l’augmentation des budgets militaires et promouvoir l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. En avril 2019, c’est pourtant Volodymyr Zelensky qui remporte le second tour des élections présidentielles avec plus de 73% de votes, et son parti Serviteur du peuple, du nom de la série télévisée éponyme à laquelle Zelensky doit sa popularité, obtient la majorité absolue au Parlement avec 43% de votes. La campagne électorale de Zelensky était, de manière classique, fondée sur des slogans anti-oligarques et anti-corruption, et une partie de sa victoire est due au fait qu’il s’est présenté comme un candidat « anti-système » face à au président sortant qui, une fois de plus, a profité de son mandat pour augmenter considérablement sa fortune. Mais Zelensky s’est également présenté avec la promesse d’en finir avec le conflit dans le Donbass. Les Ukrainiens et les Ukrainiennes ont donc clairement rejeté par ce vote le programme conservateur-nationaliste de Porochenko, qui pour sa campagne avait adopté le slogan « Armée, Langue, Foi ».

Sur la question du Donbass, Zelensky a été finalement contraint de maintenir le cap de son prédécesseur, pris entre deux feux : d’une part, le Kremlin n’a montré aucune volonté à faire des concessions dans les négociations ; d’autre part, la partie national-libérale de la société civile ukrainienne refusait d’accepter un scenario de capitulation face à la Russie et aux séparatistes. Il commence son mandat par un échange des prisonniers de guerre et le retrait des troupes ukrainiennes de certaines villes frontalières avec les républiques séparatistes. Mais la reprise des négociations avec la Russie, à l’occasion de la rencontre entre Zelensky et Poutine à Paris en décembre 2019, se heurte à des manifestations à Kiev appuyées par les partis de l’opposition nationaliste, les associations des anciens combattants et les groupes d’extrême droite. Dans ce nouveau round de négociations, Zelensky ne parvient pas à obtenir que les élections locales dans le Donbass soient précédées d’un démantèlement préalable des milices séparatistes, d’un retrait des troupes russes et d’un retour sous contrôle de l’Ukraine de sa frontière de l’est avec la Russie. Les négociations sont à nouveau dans l’impasse, dont le Kremlin décide de sortir par la voie d’une l’escalade, en envahissant l’Ukraine le 24 février 2022.

Sur le plan interne, Zelensky poursuit également la politique néolibérale de son prédécesseur, conformément aux exigences du Fond monétaire international. Avec le changement décisif de l’orientation géopolitique, change progressivement la structure de l’économie ukrainienne, où la part de la production industrielle traditionnellement exportée vers Russie diminue, alors qu’augmente la part des matières premières et de production agricole exportée en Europe (Kravchuk, 2016 ; Kravchuk, 2018). Mais l’économie ukrainienne est surtout surendettée et dépend massivement des prêts du FMI accordés en échange des mesures d’austérité.

En mars 2015, le FMI accorde à l’Ukraine un prêt de 16 milliards d’euros sur fond d’une crise économique dans lequel le pays est plongé depuis les évènements du Maïdan et le début du conflit dans le Donbass. Les conditions de ce prêt comprennent traditionnellement une série de réformes structurelles de réduction des budgets publics (Dutchak et alii, 2018). Parmi ces réformes, il y a l’augmentation pour la population du prix du gaz naturel, la réduction du nombre de postes dans l’administration publique, l’augmentation de l’âge de départ la retraite (Chernina, 2017a). La réforme dans la sphère de la santé prévoit le changement du mode de financement des institutions de santé selon les principes d’autofinancement et de profitabilité, en s’attaquant ainsi au principe de la médecine gratuite et universelle hérité de l’Union soviétique (Chernina, 2017b ; Chernina, 2020). Du côté de l’usager, la réforme prévoit la généralisation de l’assurance santé privée. Dans l’éducation, les réformes entamées en 2014 impliquent la « rationalisation » du système par la réduction du nombre d’universités et d’écoles à travers des fermetures et des regroupements aux conséquences déplorables sur l’accès à l’éducation dans les villages et les petites villes. La réforme du système de bourses réduit la part d’étudiants y ayant accès. De même que dans la sphère dans la santé, on encourage le principe de l’autonomie des universités (Muliavka, 2016 ; Chernina, 2017c). Enfin, le gouvernement Zelensky passe une loi pour mettre fin au moratoire sur la vente des terres agricoles qui date de la chute de l’URSS. La création d’un véritablement marché de terres agricoles ouvert aux investisseurs étrangers était une condition de longue date des créditeurs de l’Ukraine, mais celle-ci n’a jamais été appliquée jusqu’en 2021 (Soroka, 2019).

Certaines de ces réformes ont déjà été partiellement entamées, d’autres seulement envisagées par les gouvernements pré-Maïdan. L’Ukraine emprunte au FMI depuis les années 1990, mais en pratique aucun gouvernement n’a jamais mis en application toutes ses conditions par crainte d’une situation sociale explosive. La crise politique de 2014 et la guerre dans le Donbass ont enfin laissé la voie libre à ces réformes, permettant de les présenter comme inévitables, comme participant à l’effort de guerre et à l’effort d’intégration européenne. 

La situation des personnes déplacées du Donbass

Selon la dernière recension de 2001, on comptait 7,3 millions d’habitants (15% de la population ukrainienne) dans les régions de Donetsk et de Lougansk. La guerre déclenchée au printemps de 2014 a fait près de 2 millions de réfugiés. Selon les statistiques officielles de 2019, 1,38 million de personnes déplacées étaient enregistrées en Ukraine et plusieurs centaines de milliers en Russie. Officiellement, la majorité des personnes déplacées résidait avant février 2022 dans les territoires contrôlés par le gouvernement ukrainien dans les régions de Donetsk (488,000) et de Lougansk (217,000), ainsi que dans la capitale (149,000). Dans les faits, une bonne partie des personnes déplacées, parmi lesquelles une majorité de femmes et de retraités, est retournée dans les territoires occupés à cause des difficultés pour trouver un logement, un travail, accéder aux aides sociales, etc. Le statut de déplacé interne leur permettait de continuer à recevoir les allocations et les pensions de retraite ukrainiennes qui devaient être cherchées sur place tous les mois. En mai 2019, 1, 2 million de personnes ont ainsi franchi la ligne de démarcation dans les deux directions (Gyidel, 2022 : 111).

L’État ukrainien a échoué à anticiper la crise des réfugiés : six mois après le début de la guerre dans le Donbass, il n’y avait toujours aucun cadre légal pour l’accueil des personnes déplacées. La loi qui fixe le statut légal des personnes déplacées n’est votée qu’au mois d’octobre 2014. Ce statut permet d’accéder à une aide financière — largement insuffisante pour vivre[2] — et aux services sociaux spécifiques, mais restreint aussi les droits civiques : les personnes déplacées n’ont pas le droit de voter dans les élections locales sous prétexte de leur enregistrement temporaire. Malgré la mise à disposition d’un certain nombre de logements temporaires qui se sont vite transformés en ghettos, il y a eu un échec total de fournir des logements durables : seulement 63 familles sur 1,2 million de personnes déplacées en ont bénéficié. L’abandon des réfugiés du Donbass par l’État s’est accompagné de leur stigmatisation par les médias et d’une méfiance d’une partie de la population ukrainienne à l’égard des potentiels « séparatistes » qui pouvaient se traduire, dans certains cas, par des discriminations à l’emploi et sur le marché locatif (Gyidel, 2022).

En même temps, des dizaines d’organisations de bénévoles, dont celles créées par les personnes déplacées elles-mêmes, comme l’organisation Vostok SOS, se constituent pour prendre en charge les fonctions de l’État : aide humanitaire, aide à la recherche de logement, de travail, accompagnement dans les démarches administratives, soutien légal (Kozlovska, 2014). De manière générale, le Maïdan a eu pour effet de relever significativement l’engagement citoyen sur fond de manque de confiance en l’État et le constat de son incapacité à résoudre les problèmes humanitaires urgents. Sur ce plan, on peut noter un changement par rapport aux décennies précédentes. Face à la désaffection de l’État social, les années 1990 sont davantage marquées par des stratégies individuelles de débrouille dépolitisée, se limitant aux cercles étroits de la sphère privée, tandis que l’époque post-Maïdan est marquée par la constitution d’un vaste réseau d’initiatives citoyennes de solidarité à l’échelle de la société entière.

D’importantes initiatives de solidarité surgissent également en soutien aux combattants et aux anciens combattants dans le Donbass. Au moment de l’éclatement du conflit, l’armée ukrainienne est très appauvrie, mal équipée et sous-entraînée. En avril 2014, seuls 4% des soldats possèdent des équipements basiques de protection tels que les casques et les gilets pare-balles. Pour pallier la situation, plus de trente bataillons de volontaires sont formés pour renforcer l’armée régulière. À l’époque, l’existence de ces bataillons repose uniquement sur les initiatives bénévoles de solidarité qui fournissent uniformes, équipements et moyens de subsistance aux combattants (Stepaniuk, 2022). Ces pratiques de solidarité se sont étendues aujourd’hui : si l’aide occidentale se traduit surtout en armes lourdes, l’armée et les unités de défense territoriale continuent à dépendre d’une mobilisation massive des citoyens pour l’achat du matériel de protection élémentaire, des médicaments, des drones, des voitures, etc.   

Le problème de l’extrême droite

La question des bataillions de volontaires nous ramène naturellement à la question de l’extrême droite au sein de l’armée ukrainienne, le bataillon « Azov » ayant concentré une attention médiatique disproportionnée aussi bien dans les médias russes que dans la littérature anti-impérialiste occidentale. Cette question est devenue la question partisane par excellence. L’invasion de l’Ukraine le 24 février a été présentée par Poutine comme une campagne de dénazification, dans le sillage des thèses sur le « coup d’état fasciste » promues dès 2014 pour discréditer le soulèvement populaire contre Ianoukovytch sous prétexte de la présence des groupes d’extrême droite dans les manifestations.

Une partie de la gauche internationale a malheureusement repris de manière non critique la rhétorique propagandiste du régime poutinien. Par conséquent, quand on cherche à faire appel à la solidarité internationale avec la résistance ukrainienne, il est très tentant de tordre le bâton dans l’autre sens, en allant jusqu’à nier l’existence de l’extrême droite en Ukraine, ou en tout cas à minimiser l’extension de ses réseaux au sein de la société et des institutions. Une telle stratégie de contre-propagande, adoptée par les forces national-libérales, ne devrait pas être la nôtre. Il s’agit d’avoir une vision réaliste de toutes les composantes de la résistance armée, sans pour autant conditionner notre soutien à la résistance du peuple ukrainien à la prédominance d’une pure ligne de classe en son sein. La montée de l’extrême droite constitue aujourd’hui notre grand danger commun, en Ukraine comme ailleurs, et la gauche française et sûrement la mieux placée pour le savoir. Pour une gauche internationaliste qui ne perd pas l’espoir et la conviction d’une nécessité de transformations sociales majeures à l’échelle planétaire, l’enjeu n’est pas d’abandonner les Ukrainiens et les Ukrainiennes sous prétexte qu’il y aurait une poignée de néonazis dans les rangs de l’armée, mais de réfléchir à la manière dont la solidarité avec le mouvement anti-impérialiste populaire, et notamment avec sa frange anticapitaliste, syndicaliste, féministe et antiraciste peut aider à marginaliser l’extrême droite et préparer le terrain à la reprise des luttes sociales sur des bases progressistes.

Pour cela, il faut d’abord comprendre en quoi réside la spécificité de l’extrême droite en Ukraine. Sur le Maïdan, les groupuscules néonazis constituaient une minorité, mais une minorité la mieux organisée et la mieux préparée à la confrontation violente avec les forces de l’ordre, ce qui leur a conféré une grande visibilité au sein du mouvement. Mais contrairement à la France, l’extrême droite institutionnelle n’a plus enregistré de succès électoraux depuis 2012. Le parti Svoboda est tombé de 12% de votes dans les élections législatives de 2012 à 4% en 2014, puis à 2% en 2019. Ceci s’explique en partie par le fait que, dans le contexte post-Maïdan, tout le champ politique s’est considérablement déplacé à droite, et que la rhétorique patriotique-nationaliste propre aux partis d’extrême droite s’est banalisée face à la menace russe. Mais cette dynamique électorale révèle aussi l’absence d’hégémonie de l’extrême droite dans l’Ukraine contemporaine, son idéologie rentrant très ouvertement en contradiction avec les orientations pro-européennes de la frange majoritaire du camp de Maïdan et les préoccupations profondes pour la justice politique, économique, sociale de la grande partie de la population. Le danger que représentent ces diverses organisations réside plutôt dans leur orientation sur la violence de rue et l’extension de leurs réseaux dans les institutions répressives.

Pour ne donner que quelques exemples, Azov n’est pas seulement le nom d’un bataillon, c’est le nom d’un réseau de structures et de projets de toutes sortes : en 2016, il forme le Parti du Corps national, gère sa propre organisation des anciens combattants, possède ses sections sportives, ses colonies de vacances et son organisation paramilitaire « Milices nationales » (Gorbach, 2018). L’organisation S14 a aussi formé un groupe paramilitaire qui s’appelle « Garde municipale », officiellement financée par la mairie de Kiev qui lui délègue au cours de la crise du COVID certaines fonctions de surveillance et de maintien d’ordre en appui à la police municipale.

Selon les rapports du groupe de recherche Marker Monitoring Group, les premières victimes de la violence d’extrême sont les militant.e.s féministes et LGBTQ+, ainsi que les militant.e.s d’extrême gauche. Les organisations comme S14, Corps National, Secteur de droite attaquent systématiquement les manifestations du 8 mars, les Marches de Fierté, les conférences et les expositions sur des sujets marqués à gauche, etc. De nombreuses attaques ont été perpétrées contre la communauté rom, la communauté juive ou les mémoriels de l’Holocauste, les personnes considérées comme « marginales », notamment les sans-domicile, les opposants politiques et les journalistes jugés insuffisamment patriotiques, tout cela dans l’indifférence relative des forces de l’ordre (Marker Monitoring Group, 2021 ; 2022).

La participation active des nationalistes radicaux dans la résistance armée contre l’invasion russe contribue à la légitimation de leurs organisations. En même temps, au sein même des formations armées réputées comme néonazi, seule une minorité adhère effectivement à l’idéologie de leur noyau. Comme le montrent les recherches de Coline Maestracci, qui a mené des dizaines d’entretiens avec les combattants d’Azov, les personnes qui cherchaient à s’engager à partir de 2014 étaient surtout attirées par l’efficacité de ce bataillon dans la lutte contre l’agression russe (Maestracci, 2022).

La gauche ukrainienne face à la guerre

Compte tenu de la complexité des enjeux, il n’est pas étonnant que la gauche ukrainienne se soit trouvée elle-même très divisée face aux évènements qui se sont enchaînés de novembre 2013 au printemps 2014 et au-delà. Mais il faut d’abord déterminer de quelles organisations on parle, car certains partis se réclamant de cette famille politique ont depuis longtemps perdu le lien avec tout agenda émancipateur.

C’est le cas du Parti Communiste d’Ukraine, le successeur du PC soviétique qui occupe une position de force jusqu’aux début des années 2000. En 1998, le PC obtient 25% de votes aux élections législatives et en 1999 son candidat Petro Symonenko fait face à Leonid Koutchma au second tour des élections présidentielles. Depuis la proclamation de l’indépendance de l’Ukraine, ce parti n’a cependant jamais été un parti anticapitaliste et progressiste. Tout au plus jouait-t-il sur la nostalgie de l’URSS de son électorat en promouvant un conservatisme social qui dans les années 1990 formait le consensus parmi les élites politiques qui cherchaient à atténuer les effets sociaux des privatisations sauvages. Au fond, le PC représentait un parti d’opposition commode permettant de canaliser le mécontentement social sans représenter de vraie menace pour le pouvoir oligarchique en place. La direction du parti intègre de fait la classe dominante en participant à ses schèmes de corruption et en se constituant des fortunes confortables. Pour les raisons déjà évoquées, la polarisation politique autour de l’axe pro-russe vs l’axe pro-ukrainien/pro-européen contribue à la marginalisation du PC. Sous Ianoukovytch, le PC forme une coalition avec le parti au pouvoir, en votant notamment les lois répressives de janvier 2014. Pendant le Maïdan, avec d’autres partis et organisations pro-russes, le PC participe à l’organisation de contre-manifestations à Kiev et dans d’autres villes de l’Ukraine de l’Est et du Sud. Les dirigeants communistes locaux approuvent l’usage de la force par la police anti-émeute pour disperser les manifestations, reprenant le discours propagandiste russe sur le « coup d’état fasciste » et rejetant les « valeurs européennes » à coup de slogans homophobes et racistes. Selon Denys Gorbach, le PC ukrainien serait ainsi idéologiquement plus proche des partis populistes de droite comme le Rassemblement National, plutôt que des partis de gauche progressistes, mêlant protectionnisme économique et discours sur la supériorité des slaves, discours natalistes, anti-LGBTQ+ et pro-église orthodoxe (Gorbach, 2016). Les mêmes conclusions peuvent être faites à propos du Parti Socialiste d’Ukraine et le Parti Progressiste Socialiste d’Ukraine. Dans ce contexte, on comprend aisément pourquoi l’Ukrainien.ne moyen.ne se déclare aujourd’hui « anti-communiste » : non parce les classes populaires renonceraient définitivement à l’idéal de justice sociale, mais parce que le communisme est principalement associé au nationalisme pro-russe, à l’État policier, au conservatisme social et à l’adoration de Staline. Après la chute de Ianoukovytch, les symboles et la rhétorique du PC tombent sous le coup des lois de décommunisation adoptées en mai 2015, mais le parti continue à présenter ses membres individuels aux élections locales. Il est définitivement interdit suite à l’invasion de l’Ukraine, avec d’autres partis « pro-russes ».

La « nouvelle gauche » indépendante des partis institutionnels s’est trouvée quant à elle profondément divisée, d’abord quant à l’analyse du Maïdan, ensuite quant à la guerre dans le Donbass. D’une part, le parti staliniste « Lutte »(Borotba) n’a vu dans le Maïdan qu’une révolte de la petite-bourgeoise national-libérale. Borotba finit par se ranger du côté des anti-Maïdan dans les villes de l’Est et du Sud, dont les premières manifestations étaient marquées par un mélange éclectique des slogans communistes, panrusses et cléricaux. Plusieurs militants de ce parti ont ainsi péri dans l’incendie tragique de la maison des syndicats à Odessa en mai 2014. Aujourd’hui, une partie de ses militants habite toujours à Donetsk. Certains ont connu des arrestations par les pouvoirs séparatistes, d’autres sont devenus ouvertement pro-Poutine ou ont pris le chemin de l’exil vers la Russie ou l’Europe.

D’autre part, certains nationalistes de gauche ont au contraire rejoint dès 2014 les bataillons de volontaires pour combattre les forces séparatistes, comme les militants de la « Résistance autonome » (Avtonomny Opir). La Résistance Autonome était à la base un mouvement national-socialiste. L’organisation commence cependant à virer à gauche à partir de 2013, en rompant avec les organisations d’extrême droite, et plaçant la lutte de classe et non plus la nation au centre de son analyse politique, mais garde sa spécificité ouest-ukrainienne avec une forte dimension nationaliste (Gorbach, 2015). Elle développe une idéologie et une activité éclectiques qui combinent la glorification de l’organisation des nationalistes ukrainiens de Stepan Bandera et la participation aux marches de la torche avec l’organisation des marches à la mémoire de Nestor Makhno et la participation aux manifs du 1er mai et aux manifestations syndicales.

La gauche radicale progressiste, ayant pour ambition de réunir différentes initiatives de base socialistes, féministes, syndicalistes, écologistes et antiracistes, est représentée en Ukraine par une organisation qui s’appelle « Mouvement Social » (Sotsialnyi Rukh). Celle-ci est lancée en 2015 par l’organisation trotskyste « Opposition de gauche », elle-même issue de l’« Organisation des Marxistes » où elle côtoyait Borotba jusqu’en 2011. Mouvement Socialfait partie de cette gauche radicale qui à l’époque avait apporté un soutien critique au Maïdan, identifiant chez les classes populaires qui ont pris part aux manifestations le désir de justice : justice au sens de respect de la loi par les classes dominantes elles-mêmes qui la font, mais aussi au sens de justice sociale. Ses militant.e.s ont participé aux manifestations et ont été impliqué.e.s dans de multiples initiatives citoyennes. La fédération anarcho-syndicaliste « Union autonome des travailleurs » et le syndicat étudiant « Action Directe » ont également pris part aux évènements du Maïdan, organisant des actions de leur propre chef comme l’occupation du ministère de l’Éducation.

Compte tenu de la complexité et de la situation dans le Donbass, les positions de cette gauche sur la guerre ont cependant été marquées par une certaine hésitation. D’un côté, tout en accentuant la responsabilité de la Russie dans le déclenchement de la lutte armée, elle a exprimé son opposition aux franges les plus va-t-en guerre de la société ukrainienne et son projet nationaliste exclusif, espérant qu’une solution diplomatique puisse être trouvée pour la réintégration pacifique et inclusive du Donbass et de la Crimée sur la base d’un dialogue avec les populations locales, d’une part, et des conditions qui permettraient à l’Ukraine dans son ensemble de garder son indépendance vis-à-vis de la Russie de l’autre.

D’un autre côté, la gauche radicale se gardait également de défendre le « défaitisme révolutionnaire » et de critiquer de manière ferme l’opération anti-terroriste contre les républiques dites populaires de Donetsk et Lougansk devenues entre temps des territoires de non droit sous la dépendance totale de la Russie. Les activités du Mouvement Social se sont principalement concentrées pendant ces années sur la lutte contre la corruption et l’évasion fiscale, les réformes néolibérales et les privatisations, les attaques contre les droits des travailleurs, et pour l’avancement des droits des personnes LGBTQ+ et l’agenda écologiste. L’organisation a des contacts privilégiés avec les syndicats indépendants et est souvent venue en appui aux mouvements de grève des travailleurs de la santé, des transports ou de l’industrie minière par exemple.

L’invasion de l’Ukraine marque un nouveau tournant qui enterre tout projet de négociations de paix dans le format des accords de Minsk. L’annexion récente des quatre régions du Sud et de l’Est de l’Ukraine prouve que le régime poutinien n’a et n’avait aucune intention de négocier le statut des territoires nouvellement occupés et qu’il ne reculera pas dans sa volonté de soumettre l’Ukraine à moins de subir une défaite sur le terrain militaire — ce que la contre-offensive fulgurante de ces derniers jours permet d’espérer. À partir de février 2022, les organisations de la gauche radicale s’engagent résolument dans la résistance contre l’occupation, se joignant à l’élan populaire général pour défendre le droit de la société ukrainienne à l’existence et à l’autodétermination.

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[1]https://ratinggroup.ua/research/ukraine/trinadcatyy_obschenacionalnyy_opros_vneshnepoliticheskie_orientacii_18-19_iyunya_2022.html?fbclid=IwAR0kGFoGk_OXKGsp0o3Ne680Jz1RKGpB0wqq2XpISX6hbHu8AJYEhAY6-FE; https://www.pravda.com.ua/news/2022/08/11/7362903/

[2] 40 euros par personne et 120 euros par famille, voire le décret du Cabinet des Ministres du 1er octobre 2014.

Illustration: Kharkiv, 29 mai 2022, source: Wikicommons

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