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Dans cet article, l’économiste Claudio Katz répond aux arguments de Michael Pröbsting et revient sur la vision classique du système impérial pour en éclairer la dynamique contemporaine. Il explique pourquoi le regain de concurrence économique ne conduit pas à de nouvelles guerres entre les grandes puissances capitalistes, et revient également sur l’incapacité des États-Unis à contrer leur déclin économique par un plus grand déploiement militaire.

Le rôle de la Russie ou de la Chine serait sur-déterminé par leur exclusion du réseau dominant au sein du système impérial contemporain. L’échiquier actuel ne peut donc plus être compris au moyen de l’ancienne distinction entre impérialismes et semi-colonies. L’article montre également que la mise sur un pied d’égalité des adversaires occulte l’agressivité primordiale du comportement impérial et entrave l’action de la gauche en l’empêchant d’identifier un ennemi principal.

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Le théoricien et militant marxiste Michael Pröbsting[1] a présenté une critique de notre approche du système impérial[2]. Cet article revient sur les critiques classiques formulées à l’encontre des tentatives contemporaines d’actualisation des théories de l’impérialisme.

Pour nous, l’impérialisme correspond à un dispositif qui garantit la continuité d’un ordre international fondé sur l’exploitation. Il assure la captation des ressources des pays dépendants par les capitalistes du centre, soit par le recours à la force soit par la coercition indirecte. Sur ce point, il y a accord avec Pröbsting, qui comprend de la même façon qu’un État impérialiste utilise sa position dominante pour augmenter les profits des classes oppressives aux dépens des autres États et nations.

Mais nous ne caractérisons pas de la même façon ce mécanisme. Dans notre conception, l’impérialisme remonte aux débuts du capitalisme et évolue en rapport direct avec cet ordre social. D’une part, il est ainsi qualitativement différent des empires précapitalistes ; d’autre part, à ses classiques modalités du début du 20e siècle succède une coordination plus collective sous commandement américain[3].

Pröbsting postule au contraire l’existence d’une méga-étape impériale relativement peu différenciée au cours du siècle dernier. Selon lui, les changements intervenus au cours de cette longue période n’ont modifié aucune des caractéristiques essentielles du système impérial.

Notre approche souligne qu’une fonction essentielle du système impérial est de préserver le rôle dominant des États-Unis, en relation étroite avec des partenaires alter-impériaux en Europe et des appendices co-impériaux dans d’autres hémisphères. Washington continue de diriger le réseau d’alliances forgées pour faire face au camp dit socialiste.

A l’inverse, Pröbsting envisage un conflit actuel pour la primauté impériale entre les différentes puissances à travers des conflits similaires à ceux de la Première Guerre mondiale. Il soutient que le déclin de l’hégémonie étatsunienne alimente une concurrence accrue pour le butin de la périphérie[4].

Nous mettons également en évidence le déclin nord-américain. Néanmoins, nous soulignons aussi la prépondérance manifeste des conflits qui opposent le système impérial aux les puissances qui en sont exclues. L’OTAN traque la Russie, qui développe des politiques de domination dans son voisinage, avec le profil d’un empire non hégémonique en devenir[5]. L’Alliance atlantique est également hostile à la Chine, qui développe son économie avec des stratégies extérieures prudentes, sans répéter les schémas d’une puissance impérialiste[6].

Pröbsting envisage un scénario différent où domine un ensemble d’affrontements impliquant toutes les puissances (États-Unis, Chine, Union européenne, Russie et Japon)[7]. Il estime que la Russie et la Chine déploient déjà pleinement leur puissance impériale[8].

D’autre part, notre approche met en évidence l’existence d’un niveau additionnel de confrontations entre joueurs de moindre importance. Nous distinguons ainsi les semi-périphéries économiques des sous-empires géopolitiques, en concurrence pour la prééminence régionale, soit de façon autonome du cœur du système impérial, soit en lien plus direct avec l’OTAN. Pröbsting ne tient pas compte de ce groupe et conserve la classification traditionnelle qui oppose les impérialismes aux semi-colonies. Il note des mutations très pertinentes, mais uniquement par rapport à ces deux cas[9].

La dynamique actuelle du système impérial génère, à notre avis, des manœuvres agressives initiées par les dirigeants américains contre des pays hostiles qui répondent par des stratégies défensives. M. Pröbsting rejette cette distinction et considère que toutes les puissances se harcèlent mutuellement par des brimades sans discernement.

Ces caractérisations divergentes ont des conséquences politiques multiples. Une évaluation des arguments en jeu permet de clarifier les enjeux de la période actuelle.

Des énigmes sans réponse

Pröbsting estime que notre conception de l’impérialisme contemporain est erronée car elle tourne autour d’un « noyau unique » (les États-Unis et leurs subordonnés) et ignore le fait que de nombreux États opprimant d’autres nations[10]. Il suggère l’existence de « plusieurs noyaux » comparables pris dans une rivalité généralisée.

Cependant, il formule cette thèse sans la corroborer. Il souligne ainsi la prééminence des conflits multiples, mais ne peut pas donner pas d’exemples d’affrontements militaires entre les Etats-Unis, l’Europe ou le Japon. Toutes les confrontations qu’il évoque impliquent ces trois puissances alliées dans le bras de fer avec la Russie ou la Chine.

À aucun moment il n’interroge ce fait singulier. Il se contente d’affirmer que notre approche « sous-estime les contradictions du capitalisme » qui, selon lui, continue d’être le cadre d’une concurrence soutenue entre les puissances. Mais il oublie que tant cette rivalité économique que ses éventuels corolaires guerriers ne se reproduisent pas à l’identique et de façon mécanique. Les différends commerciaux n’ont pas invariablement conduit à des confrontations militaires.

Pröbsting ne prend pas la mesure de cette évolution et présente par ailleurs une chronologie qui dément sa propre hypothèse d’immuabilité. Il rappelle ainsi que les guerres fréquentes au 19e siècle ont fini par donner lieu à deux grandes conflagrations mondiales au cours du siècle suivant[11] puis à un engagement collectif à affronter l’URSS et ses alliés[12].

Le vieux schéma des affrontements inter-impérialistes a ainsi été modifié, démentant la durabilité que postule Pröbsting. Ce changement introduit une exception frappante à son modèle, mais ne suscite néanmoins pas les réflexions du critique. Si les guerres inter-impérialistes sont intrinsèques au capitalisme en raison de la traduction automatique de la rivalité économique en confrontation militaire, comment une telle flambée a-t-elle pu être contenue pendant une période aussi prolongée ? Cette altération indique déjà l’existence de processus sous-jacents plus fondamentaux que la mutation mécanique de toute concurrence économique en affrontement militaire. De l’aveu même de son auteur, le principe de Pröbsting ne s’applique pas avec l’infaillibilité qu’il lui suppose.

Notre critique relativise cet inconvénient gênant en soulignant que les divergences inter-impérialistes ont également persisté dans l’après-guerre. Il cite, par exemple, la crise de Suez – qui a opposé les États-Unis à la France et à la Grande-Bretagne – et le retrait de la France de l’OTAN sous la présidence de de Gaulle[13].

Mais aucun de ces désaccords étroits n’a débouché sur un conflit armé. Les États-Unis n’ont jamais envisagé une réponse militaire à l’insubordination de leurs partenaires. Les conséquences armées des tensions entre les puissances occidentales ont complètement disparu après 1945.

Lorsque les États-Unis ont perdu leur compétitivité au profit du Japon et de l’Allemagne dans les années 1970-80, ils ont eu recours à la pression diplomatique pour rétablir leurs privilèges par le biais de fortes exigences en matière de commerce et de taux de change. Washington n’a pas envisagé d’accroître sa présence guerrière dans les économies rivales, pas plus que Tokyo ou Bonn n’ont envisagé le réarmement. Le conflit a été réglé sans affaiblissement de l’OTAN et sans changement de la structure impériale coordonnée.

Pröbsting méconnaît ce nouveau contexte qui conduit à l’effacement de la guerre de tous contre tous. Il suggère seulement que les mutations intervenues en Occident ont été dues au danger que représentait pour le capitalisme l’existence de processus s’apparentant au socialisme. Mais il n’approfondit pas non plus cette intuition et n’analyse pas la manière dont cette menace a transformé les mécanismes de la structure impériale.

L’évitement des problèmes

Pröbsting n’explique pas les alignements actuels des différentes puissances. Il ne fait que souligner la réapparition potentielle de conflagrations entre des pouvoirs indistincts, sans préciser cette diversité[14]. Il omet de noter que les affrontements actuels sont toujours encadrés par les alliances de la seconde moitié du 20e siècle et par les vieilles oppositions entre l’OTAN et la Russie ou la Chine. Si le conflit inter-impérialiste de 1914-1918 est réapparu, pourquoi la configuration géopolitique qui a émergé en 1945 persiste-t-elle ?

La rivalité économique devrait à elle seule dessiner une autre carte de la conflictivité impériale. Ainsi, les États-Unis sont plus exposés à la concurrence des entreprises allemandes ou japonaises qu’à celle des entreprises russes, mais le Pentagone ne garde en ligne de mire que Moscou ou Pékin et ne s’inquiète pas de Berlin ou Tokyo.

Notre critique esquive cette énigme et se contente de rappeler que le capitalisme est soumis à des règles de développement inégal, qui génèrent des conflits combinés entre des empires aux forces économiques et militaires disparates. Il constate la diversité des puissances, entre celles qui se distinguent dans le premier domaine (Japon ou Allemagne) ou dans le second (Russie). Il attribue la formation des différents blocs du passé et du présent à ces asynchronies[15].

Mais cette distinction générique ne clarifie en rien la séquence actuelle. Le réseau occidental comprend des puissances des deux types, et le duo eurasien est également confronté à des déséquilibres de puissance économique et militaire. Le mystère que Pröbsting ne résout pas est le contraste permanent entre l’Alliance occidentale unifiée et les deux adversaires exclus du système impérial.

A notre sens, notre critique ignore tout simplement que ce cadre est le résultat de la reconduction de l’OTAN en tant que centre militaire impérial sous commandement américain. Il préfère ignorer l’impact de cette structure hiérarchique, préservant la dénomination indistincte d’impérialisme pour tous les membres de cette structure. Ce terme est utilisé pour décrire de la même manière le leadership (les États-Unis), les partenaires (la Grande-Bretagne, la France) et les subordonnés (l’Allemagne, le Japon) de l’Alliance atlantique.

Mais cette mise en équation contredit la propre définition de l’impérialisme de Pröbsting. L’activité commerciale des entreprises allemandes ou japonaises réalisnet en-dehors des frontières nationales est sans rapport avec la place de leurs États dans la pyramide décisionnelle du système impérial. Aucune armée dans ces pays ne protège les entreprises allemandes ou japonaises, qui investissent pourtant aux quatre coins du globe. Il en va de même pour la Suisse, les Pays-Bas, la Belgique et l’Autriche.

L’utilisation sans discernement du terme impérialisme pour une telle variété de pays conduit à un certain flou incohérent. Si on explicite en revanche la place de chaque acteur dans le système impérial, alors on peut voir comment la coûteuse machinerie de la protection américaine soutient une structure qui garantit le fonctionnement général du capitalisme[16].

Singularités d’un déclin

Pröbsting attribue la résurgence des anciennes confrontations inter-impérialistes au déclin de la primauté américaine. À l’aide de nombreuses statistiques, il met en évidence ce déclin économique et le statut qui en résulte pour une puissance encore forte mais qui n’est déjà plus dominante[17]. Son diagnostic montre aussi comment le colosse du Nord regagne périodiquement du terrain, au gré d’un développement inégal.

Mais Pröbsting perd de vue la coexistence de ce déclin économique avec le maintien du leadership militaire de Washington. Ce divorce entre les deux domaines reste ainsi largement sous-estimé. Les États-Unis n’ont pas perdu leur puissance guerrière en raison directe de leur régression productive. Leurs rivaux occidentaux ont validé cette anomalie plutôt que de l’exploiter. L’OTAN reste sous le règne immuable du Pentagone.

Cette singularité est due à la persistance d’un système impérial érodé par le déclin de son conducteur. Cette crise est exacerbée par l’incapacité répétée des États-Unis à reprendre leur domination économique par le biais de déploiements militaires[18].

Pröbsting n’enregistre ni ne conceptualise ce déséquilibre spécifique qui est apparu dans les années 1990, lorsque les États-Unis ont été incapables de capitaliser leur triomphe de la guerre froide sous forme de domination commerciale et industrielle. Clinton était censé construire un ordre économique néolibéral autour de l’OMC et a échoué malgré des conditions plus que favorables. Bush a dévoyé ce projet et a opté pour une escalade des guerres, qui a plongé le géant du Nord dans un marasme conséquent. Obama a géré le même désarroi avec une agression militaire et des initiatives de libre-échange ratées. Trump a tenté un virage protectionniste sans résultat et Biden navigue entre indéfinition keynésienne et désorientation impériale.

Notre critique omet également de noter que le retour en arrière des États-Unis est renforcé par la montée en puissance d’un adversaire qui opère en dehors du système impérial. C’est là que réside la grande différence entre l’affrontement actuel avec la Chine et les conflits précédents avec le Japon ou l’Allemagne. Lorsque l’inconvertibilité du dollar a mis en évidence l’ampleur de la crise américaine, la première puissance a pu maintenir avec une certaine facilité ces deux concurrents sous le contrôle du Pentagone.

Mais, ces dernières années, elle n’a pas été en mesure de répéter cette formule avec un géant asiatique qui opère en dehors de son rayon d’action. Pour cette raison, elle est incapable de contrebalancer son déficit commercial et son endettement auprès de Pékin en recourant aux clauses monétaires et commerciales qu’elle a imposées à Tokyo ou à Bonn. Les États-Unis peuvent contrebalancer leurs déséquilibres en forçant la militarisation de l’Europe (face à la guerre en Ukraine) et le réarmement de leurs partenaires du Pacifique (QUAD). Mais elle ne dispose pas d’un tel recours contre un adversaire extra-OTAN.

Cette différence monumentale est imperceptible pour Pröbsting car il n’est pas conscient de la centralité ordonnatrice du système impérial. Notre critique dépeint la crise américaine, sans faire de liens avec la structure touchée par cette détérioration.

Incompréhension des nouveaux concepts

Pröbsting rejette notre caractérisation de la Russie comme un empire non hégémonique en devenir[19]. Il considère que la notion décrit un simple pouvoir secondaire, dépourvu de spécificité et d’intérêt analytique[20]. Il écarte ainsi le concept sans tenter d’en saisir le sens.

Selon nous, cette qualification découle, avant tout, de l’exclusion de la Russie du système impérial. La puissance eurasienne n’est pas un acteur économique mineur (comme la Belgique), ni un acteur militaire pertinent (comme la Grande-Bretagne) dans le système dominant. Elle joue un rôle qualitativement différent en raison de son affrontement avec la structure dirigée par les États-Unis.

Notre critique ignore cette distinction et remet en cause la notion même d’un empire non hégémonique en devenir. Il soutient que cette catégorie serait ainsi une contradiction dans les termes, car aucune puissance n’a jamais défié un leader mondial sans agir comme un empire à part entière dans ce défi. Il rappelle que l’Autriche-Hongrie (avant 1914) et le Japon ou l’Allemagne (après 1939) ont mené des politiques pleinement impérialistes dans leurs différends avec la Grande-Bretagne, la France ou les États-Unis[21]. Comme il le rappelle, ces puissances ne sont jamais passés par une phase de gestation antérieure.

A notre sens, Pröbsting s’empêtre dans son propre raisonnement sans saisir le fond du problème. Tant le statut en gestation de la Russie que sa place non hégémonique sont dus à sa distance conflictuelle par rapport au système administré par les États-Unis. Aucun de ces deux concepts ne s’applique aux membres de ce système, pas plus qu’ils ne s’appliquent aux situations antérieures. Ils ne sont pas valables pour la classification du Japon, de l’Autriche-Hongrie ou de l’Allemagne dans l’entre-deux-guerres, tout simplement parce que le système impérial forgé par la suite sous la direction des États-Unis n’existait pas dans la première moitié du vingtième siècle.

Comme Pröbsting ne relève pas la spécificité de notre époque, il ne peut pas non plus constater son absence dans le passé et se lance naturellement dans des comparaisons incohérentes entre séquences qualitativement distinctes. Les impérialismes de l’époque classique ont été forgés dans des conditions différentes de ceux d’aujourd’hui, pour la même raison que dans l’Antiquité, ils se sont étendus par le biais de conquêtes territoriales (ou de l’asservissement de la main-d’œuvre) dont on peinerait à trouver des avatars contemporains stricts.

La même incompréhension s’étend à l’évaluation de la Chine. Pour Pröbsting, le statut impérial de la Chine relève de l’évidence et nécessite peu d’explications. Il serait apparu avec la consolidation du capitalisme en 1989, comme un corollaire naturel de la puissance économique du nouveau pouvoir chinois[22]. Mais il assène cette affirmation sans en fournir les preuves effectives. La Chine est rapidement placée dans le camp impérial, bien qu’elle n’ait jamais engagé d’interventions militaires significatives en dehors de ses frontières.

Que nous soulignions précisément ce dernier point – afin exclure le pays du club des pays dominants – est ignoré par le critique. Une étape historique intermédiaire en Chine est aussi inconcevable pour lui qu’une formation impériale inachevée en Russie. Son regard n’admet que le noir et le blanc. Il ignore les nombreuses nuances de gris qui marquent les processus historiques de transition des structures impériales et des régimes sociaux[23].

Pröbsting afrime que la Chine ne peut contester le leadership dans l’économie mondiale sans avoir d’abord mûri son statut capitaliste[24]. Mais il reconnait également que ce pouvoir est le protagoniste de la plus grande transformation économique du XXIe siècle, à une époque de capitalisme moribond, décadent et parasitaire[25]. Le critique ne perçoit pas à quel point il est contradictoire d’attribuer une telle vitalité au capitalisme chinois, tout en affirmant que ce système se trouve aux portes du cimetière.

Notre réponse à ces dilemmes est la suivante : la Chine se trouve engagée dans un processus inachevé de restauration capitaliste. Il est évident que le capitalisme est présent en Chine, dont l’économie est marquée la concurrence pour les profits découlant de l’exploitation des travailleurs. Mais la classe dirigeante capitaliste ne contrôle pas le pouvoir d’État[26].

Cette situation est très différente du capitalisme d’État typique que Pröbsting observe en Chine, établissant des analogies avec le même type de régimes au cours du 20e siècle[27]. Il omet la différence cruciale introduite par l’existence du processus socialiste qui a précédé la reconversion du pays. Cette singularité explique la capacité sans précédent de régulation économique que l’État a préservée.

Pour Pröbsting, cette dernière caractéristique est tout aussi secondaire que la politique économique de Pékin dans son ensemble. Il considère que les orientations économiques du pouvoir chinois sont tout à fait comparables aux politiques keynésiennes des gouvernements étatsuniens[28]. Aussi, il n’envisage pas un instant qu’une expansion aussi gigantesque de la production ou une éradication aussi impressionnante de la pauvreté – comme on l’a vu en Chine – ne semblent pas réalisables avec le livre de recettes habituel de l’hétérodoxie bourgeoise.

Ses postulats l’empêchent de comprendre les effets de l’omniprésence du secteur public, qui représente 40 % du PIB, et de la planification (ou du contrôle) rigoureux des investissements étrangers. Ces données caractérisent à notre sens l’existence d’un modèle économique international éloigné du modèle impérial américain. Notre critique ne tient tout simplement pas compte du caractère manifestement unique de ce régime.

Problèmes de classification

Pröbsting reprend la classification des puissances impérialistes selon les critères classiques. Il inclut dans cette catégorie les pays qui répondent aux attributs observés par Lénine de prééminence des monopoles, du capital financier et de l’exportation du capital. Il fournit de nombreuses statistiques pour corroborer cela, en stricte correspondance avec les postulats traditionnels[29].

Dans le cas de la Russie, il souligne le repositionnement capitaliste réussi du pays dans une position internationale privilégiée[30]. Il illustre comment l’économie russe s’est développée grâce aux investissements étrangers, aux entreprises mondiales et à l’exploitation de la périphérie. En outre, il soutient que le poids de la Chine est encore plus fort l’ensemble de ces domaines[31].

M. Pröbsting conteste les analyses opposées, qui soulignent le manque de capitaux financiers puissants en Russie ou la faible importance des entreprises moscovites dans les classements internationaux. Il remet également en question les conceptions qui concluent à une faible influence de la Chine sur les banques mondiales.

Mais les éléments qu’avancent Pröbsting visent à valider ou à réfuter des hypothèses conçues en 1916 qui ont pour cette raison peu de pertinence dans le contexte actuel. Lénine n’a pas inventé les concepts de validité éternelle. L’application de ses paramètres, un siècle après sa mort, se heurte à d’innombrables problèmes. Il est clair que la puissance financière, les investissements étrangers et les grands monopoles ne sont pas l’apanage des puissances impériales[32].

L’obligation de se conformer à ces exigences ou de les refuser conduit à des labyrinthes inextricables. Pröbsting est en partie conscient de ces difficultés, ce qui l’amène fréquemment à mobiliser des raisonnements ad hoc. Ainsi, il affirme, tout d’abord, que Lénine ne concevait pas ses critères de manière aussi stricte[33] . Il soutient également que les exportations de capitaux américains, l’incidence de la finance japonaise et l’étendue des monopoles russes n’ont pas, en soi, défini la place impériale de ces puissances.

De telles exceptions ont déjà été étudiées par des auteurs qui ont mis en évidence l’influence biaisée du cadre allemand ou britannique sur le texte de Lénine[34]. Mais ces controverses historiographiques sont secondaires lorsqu’on les comparent à l’incohérence de la transposition actuelle de ces cadres théoriques.

Pour contourner ces obstacles, Pröbsting élargit l’éventail des mécanismes économiques qui définissent le statut d’une économie impérialiste. Il intègre la super-exploitation[35] dans ce livre de recettes, qui renvoie selon lui à l’existence d’une frange d’immigrants à bas salaires dans les pays dominants. Il souligne ainsi que la Russie abrite un pourcentage de ces travailleurs très similaire à celui de l’Europe ou des États-Unis[36]. Il note également une situation similaire en Chine en raison de l’importance de la population rurale qui migre vers les villes pour y effectuer des tâches pénibles[37].

Pröbsting ne définit pas exactement le sens qu’il attribue à la super-exploitation, mais on peut sans doute accepter l’opérationnalisation empirique qu’il propose du concept à condition que les immigrés soient conçus comme un secteur de la classe des travailleurs qui est rémunéré en dessous de la valeur de la force de travail. Mais cette opérationnalisation n’échappe pas à un autre écueil : elle n’est en effet absolument pas spécifique aux pays impérialistes. En effet, le même segment de travailleurs dégradés est présent dans de nombreuses économies dépendantes dans le monde. Il y a des migrants frontaliers dans des pays d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine que personne ne placerait au sommet du système impérial.

Pröbsting attribue également une autre signification à la super-exploitation, en tant que mécanisme d’appropriation de la valeur générée dans les pays arriérés par leurs pairs avancés. Mais on ne comprend pas comment une telle capture pourrait fonctionner. La sous-rémunération de la valeur de la force de travail a lieu dans les sphères nationales et la soustraction étrangère de ces portions est consommée par des dispositifs internationaux de transfert de valeur. En tout état de cause, il conviendrait d’étudier cette question en examinant la dynamique de la loi de la valeur à l’échelle internationale. Ce n’est en tout cas pas un problème relevant des débats contemporaines sur la théorie de l’impérialisme.

On pourrait clarifier nombres de ces controverses en définissant la place de chaque économie dans la division internationale du travail, en enregistrant les frontières qui séparent les centres des semi-périphéries et des périphéries. Cette différenciation facilite l’identification des économies qui transfèrent ou reçoivent de la valeur, ainsi que la reconnaissance des situations intermédiaires, qui combinent les deux processus. Les critères de Wallerstein sont très pertinents pour cette étude.

Mais l’hostilité de Pröbsting à l’utilisation de ces concepts interdit une telle clarification. Il est particulièrement réticent à l’idée de situer l’économie russe dans le segment semi-périphérique. Mais il se contenter de suggérer cette thèse sans la sustenter d’objections pertinentes et s’en tient à remettre en question les similitudes de notre approche du « système impérial » avec le « système mondial » de Wallerstein, ignorant que les deux catégories ne partagent qu’une certaine familiarité terminologique. Notre vision de l’impérialisme est très différente de celle postulée par ce théoricien américain, qui a par ailleurs introduit des concepts à notre sens très utiles[38] .

Face aux obstacles auxquels se heurte son actualisation de la classification économique classiqus, Pröbsting opte pour l’introduction de paramètres politico-militaires[39]. Il rappelle que Lénine n’était pas un « économiste » et qu’il a pareillement attribué un statut impérial à des pays comme la Russie, qui étaient surtout importants dans le domaine de la guerre. Il souligne la pertinence de cette approche pour caractériser les situations actuelles[40].

De cette façon, il se distancie de ces théorisations qui s’en tiennent à la seule mobilisation de paramètres économiques pour définir l’impérialisme. Cette flexibilité lui permet de tenir la barre face aux situations particulières qui invalideraient sinon sa précédente catégorisation. Mais le résultat final est une combinaison de confusions. Seule la reconnaissance d’un système impérial dominant permettrait d’éviter ce mal de mer.

L’étroitesse des catégories

Afin de rester fidèle au postulat classique, Pröbsting conserve les deux concepts fondamentaux de cette approche : l’impérialisme et le semi-colonialisme. Sur cette base restrictive, il évalue l’ensemble de l’univers contemporain. Il fait entrer dans cette dichotomie les transformations importantes que certains pays ont subies lorsque la Russie et la Chine ont accédé au statut impérial. Il estime, par exemple, que le Portugal a perdu les derniers vestiges d’un empire oublié dans les années 1970 pour devenir une semi-colonie secondaire. Il analyse également la mutation inverse en Corée du Sud[41].

M. Pröbsting considère la Corée du Sud comme un ancien État colonial, qui est devenu une semi-colonie pendant la guerre des frontières et l’occupation américaine. Son industrialisation rapide a donné naissance au puissant capital monopolistique des Chaebols et au nouvel État impérialiste dirigé par Séoul. Notre critique souligne que la Corée se classe désormais au quatrième rang des économies asiatiques et au douzième rang mondial. Elle occupe la septième place dans le classement des grandes entreprises et la trentième en termes de nombre de milliardaires. Il estime que cet extraordinaire essor économique a placé le pays dans l’arène impériale[42].

Cette description décrit un saut dans la hiérarchie productive internationale qui rapproche le pays des nations développées. Si cette évaluation est correcte, la Corée aurait laissé derrière elle son ancien statut d’économie arriérée, dépendante et sous-développée. Mais cette transformation ne la place pas dans le club des empires, car on n’en mesure pas l’adhésion seulement à l’aune des investissements, du produit intérieur brut ou de la capitalisation boursière.

Le développement impressionnant de la Corée coïncide avec sa subordination continue à la tutelle américaine. Les bases mises en place par le Pentagone il y a cinquante ans restent aux mêmes endroits, avec des missiles gardés par 28 500 marines. L’influence de Washington sur la politique intérieure du pays est encore plus grande que celle des autres sujets du Pacifique.

Toutes les décisions stratégiques de Séoul sont filtrées par la Maison Blanche. Les espoirs de répéter, par exemple, le modèle de réunification allemande sont soumis au veto des États-Unis. En pratique, Séoul dispose d’une marge de souveraineté politique inférieure à celle de plusieurs nations d’Amérique latine. Dans l’arrière-cour du Nord, les gestes d’autonomie sont plus significatifs que dans le scénario chaud de la nouvelle guerre froide de Washington contre Pékin.

Cet assujettissement politique n’empêche pas Pröbsting de placer la Corée dans le camp des empires. Cela ne laisse pas d’interroger sur la façon dont elle peut bien jouer un tel rôle sous la botte écrasante des États-Unis. Notre critique affirme simplement que le conditionnement imposé par la présence américaine ne réfute pas le nouveau statut de la Corée. Ici, il est clair qu’il se rabat sur les critères « économistes » contestés par Lénine.

M. Pröbsting oublie que le terme même de « semi-colonie » – utilisé pour évaluer le statut antérieur de la Corée – n’est pas principalement axé sur le développement économique. Elle caractérise surtout le manque de souveraineté, à un niveau à peine supérieur à celui de l’enchaînement colonial. L’expansion de Samsung, Hyundai, KIA ou LG n’a rien changé à cette sujétion. Séoul est confronté aux mêmes limites que par le passé dans sa prise de décision politique.

Notre critique tente de substituer à cette observation des exemples d’indépendance économique. Il cite plusieurs épisodes récents de confrontation commerciale entre la Corée et le Japon[43], mais omet de noter la pertinence limitée de ces différends pour une qualification impérialiste. Ces affrontements ne modifient pas le statut d’un pays. L’euro, par exemple, a rivalisé avec le dollar à d’innombrables reprises, sans pour autant déclencher de frictions impériales entre l’Europe et les États-Unis.

Ce qui sous-tend le problème, c’est l’utilisation forcée de notions qui ont épuisé leur pertinence historique. La semi-colonie et l’impérialisme étaient deux catégories utiles pour évaluer le scénario du début du 20e siècle, mais elles sont insuffisantes pour caractériser la réalité d’aujourd’hui.

La réduction forcée des catégories géopolitiques à leur équivalent économique rend impossible la conceptualisation du changement en Corée. La Corée n’est pas simplement passée d’un stade semi-colonial à un stade impérial. Elle a changé son insertion productive, passant de la périphérie à la semi-périphérie (ou éventuellement à une économie centrale). Mais elle a conservé son statut subordonné au sein du système impérial.

Pröbsting ignore ces mélanges car il rejette tous les concepts absents du manuel classique. Cela le conduit également à écarter la notion de sous-impérialisme comme une « idée inutile et dangereuse »[44]. Cette fermeture théorique fait obstacle à l’exploration d’une catégorie très éclairante des positions de pays comme la Turquie. Ces puissances régionales déploient des marges d’action autonomes qui sont totalement inconnues de la Corée[45].

Ces situations sont aussi indéchiffrables pour Pröbsting que la signification réelle du schéma ultra-impérial envisagé par Kautsky. Il affirme que notre vision répète les erreurs de l’approche kautskienne, qu’il remet en question[46], sans remarquer l’opposition frontale de notre modèle avec les conceptions transnationalistes[47], qui héritent du penseur allemand le diagnostic d’un capitalisme entièrement globalisé.

Dans ces actualisations contemporaines des thèses kautskiennes, l’imbrication économique mondiale totale attribuée aux entreprises est complétée par un amalgame équivalent des classes dirigeantes et des États de toute la planète. Pröbsting ignore notre critique de ces conceptions[48] pour y amalgamer nos propositions et les rejeter sur la base d’une parenté totalement imaginaire. Sa difficulté à tenir compte de ces différences provient de la fermeture même de son schéma de rivalités plurielles et d’impérialismes équivalents.

Neutralisme et équations       

En ignorant l’existence du système impérial, Pröbsting part du principe que tous les prétendants agissent sur un pied d’égalité. C’est pourquoi il adopte une position politique neutraliste vis-à-vis des grands conflits internationaux.

Il s’oppose au poids que nous accordons à l’agression militaire dans notre évaluation des politiques impérialistes, affirmant que ce critère place à tort l’Allemagne, le Japon ou les petits pays d’Europe occidentale en dehors du système dominant[49].

Mais notre approche n’exclut pas ces pays. Il les positionne au contraire à des échelons subalternes de la structure impériale. Ce sont des États à la puissance de feu limitée, qui accompagnent le commandement de l’OTAN. Notre point de vue ne les exempte pas de leurs responsabilités dans la perpétuation mondiale de l’oppression. Elle ne fait que décrire le rôle sensiblement différent qu’ils y jouent aujourd’hui par rapport à leur propre passé.

La prise en compte de ce changement explique également pourquoi la dynamique agressive est intrinsèque à la structure qui dirige le Pentagone. Ce militarisme américain est inhérent à une puissance qui tente de compenser son déclin économique par une domination guerrière et qui n’a pas la flexibilité nécessaire pour essayer d’autres voies.

En éludant ce diagnostic, Pröbsting place tous les acteurs dans un même conglomérat, disqualifiant la différence qui sépare un agresseur d’un agressé. Il relativise d’abord cette distinction, en soulignant l’impossibilité de faire la part des éléments défensifs ou offensifs dans les agissements des troupes russes en Libye, en Syrie, au Mali ou au Kazakhstan[50]. Il la rejette comme non pertinente là où cette distinction est habituellement présentée comme la principale justification des actions militaires.

Par exemple, Poutine a ordonné une intervention agressive au Kazakhstan pour aider un partenaire menacé par des rébellions populaires, mais a ordonné une incursion défensive en Géorgie face aux provocations dirigées par Washington. La même dualité était également vraie en URSS, lorsque la bureaucratie au pouvoir a ordonné l’occupation de la Tchécoslovaquie face à l’agitation populaire et a envahi l’Afghanistan pour contrer une menace du Pentagone.

Pour en arriver à de telles caractérisations, il faut prendre en compte à la fois les confrontations d’en haut et la résistance d’en bas qui sont présentes dans chaque cas. Pröbsting se dispense de cette analyse et répartit la faute entre les puissances impliquées. Il recourt à des équations expéditives, soulignant l’existence d’un harcèlement simultané. Les États-Unis malmènent leurs partenaires européens et la Russie s’en prend à ses alliés latino-américains[51].

Mais notre contradicteur oublie les faits. L’expansion renouvelée de l’OTAN à la frontière de la Russie n’a pas d’équivalent dans le défunt Pacte de Varsovie. L’Ukraine s’est rapprochée de l’Alliance atlantique sans qu’aucun pays d’Europe occidentale ne négocie de tels partenariats avec Moscou. Le Kremlin n’a pas non plus imaginé mettre en place chez ses alliés des Caraïbes un système de bombardements synchronisés contre les villes américaines, similaire à celui déployé par son ennemi. Cette asymétrie a été tellement naturalisée que Pröbsting lui-même ignore qui est le premier responsable des incursions impériales.

Notre opposant estime que la catégorie « harcèlement » n’a pas de sens dans une discussion marxiste sur les rivalités de pouvoir[52]. Un tel concept ne cadre pas avec ses évaluations de l’impérialisme en termes de compétitivité, de productivité, de taux de plus-value ou de pourcentages de profit. Mais la notion écartée reste précisément très pertinente pour déterminer les responsabilités dans les tensions de guerre.

Le point de vue de Pröbsting interdit toute lecture géopolitique de la guerre actuelle en Ukraine. Son approche tend à considérer cette confrontation comme une simple dispute pour le butin d’un pays disposant d’énormes ressources alimentaires et énergétiques. Notre approche met plutôt en évidence les objectifs défensifs de l’incursion russe vis-à-vis de l’OTAN, les objectifs géopolitiques de contrôle de l’espace post-soviétique et les motivations intérieures d’un président désireux de prolonger son mandat. Ce point confirme d’ailleurs que l’identification d’un comportement défensif n’implique en rien la disculpation (ou la justification) de son auteur. Elle contribue simplement à la compréhension de la dynamique impériale[53].

Dans le cas de la Chine, l’équation postulée par Pröbsting est encore plus invraisemblable. Il affirme que Pékin a augmenté ses dépenses militaires et opère en tant que cinquième vendeur d’armes au monde, pour égaler son rival américain[54]. Mais il omet toute analyse concrète du conflit. La Chine rejette la demande américaine d’internationalisation de son espace côtier et recourt à des mesures de contrôle de la pêche, des voies de navigation et des réserves de gaz offshore. Elle n’envoie pas de navires pour naviguer dans les environs de New York ou de la Californie. Elle exerce sa souveraineté dans un rayon limité, contrairement aux immenses zones maritimes sous contrôle américain.

Il est absurde de présenter le déploiement du Pentagone à proximité de Taïwan comme une incursion équivalente à l’expansion internationale de la route de la soie. Ce ne sont pas des actions déployées sur le même plan. Les termes que Pröbsting écarte (déclin, agression, offensive) sont parfaitement clairs en mer de Chine[55].

L’insouciance et le défaitisme

Pröbsting envisage la perspective d’une guerre généralisée dans un avenir relativement proche, en raison des rivalités inter-impérialistes qui ont suivi la grande récession initiée en 2008[56]. Il anticipe la possibilité d’une troisième guerre mondiale et estime que le vainqueur de ce nouvel embrasement déterminera la première puissance mondiale, entre celle qui maintient sa supériorité militaire (les Etats-Unis) et l’autre qui rattrape son retard (la Chine)[57].

Ce diagnostic est asséné de façon brusque, sans la prudence que requiert nécessairement toute discussion portant sur des perspectives aussi dramatiques. De fait, depuis l’existence des arsenaux atomiques, les guerres généralisées trouvent leurs contrepoids dans une dissuasion majeure. L’autodestruction probable de l’attaquant – ainsi que la démolition de l’ennemi – détermine une révision des stratégies. C’est pourquoi les tensions d’après-guerre entre les États-Unis et l’URSS n’ont jamais conduit à une catastrophe nucléaire.

Cette nouveauté effrayante introduit un ensemble paradoxal de variantes de négociation ou d’armistice, qui n’existaient pas à l’époque de Lénine. L’oracle incantatoire d’un retour inexorable à l’entre-deux-guerres ne tient pas compte de cette modification radicale des dynamiques conflictuelles.

Pröbsting décrit nombre de situations de tension, de guerre latente ou explicite dans différentes parties du monde, comme autant de signes précurseurs d’une confrontation à plus grande échelle[58]. Mais les épisodes qu’il cite n’incluent pas les affrontements inter-impérialistes, et cette omission contredit son diagnostic.

Notre critique extrapole le passé en prédisant des guerres selon un cadre historique supposément intrinsèque au capitalisme – et donc invariable[59]. Il n’en voit pas la variabilité considérable et tire la sonnette d’alarme avec le même raisonnement que les compte-rendus journalistiques, exposés un jour et oubliés le lendemain. En tout état de cause, l’important n’est pas son usage abusif des prévisions, mais sa disqualification de la bataille politique contre la guerre[60]. L’horizon du désarmement et de la coexistence n’apparaît pas dans son scénario comme un objectif à conquérir par une mobilisation populaire soutenue, et ce manque d’intérêt l’éloigne de toute action efficace.

La bannière de la paix, qu’il écarte, est l’emblème fréquent de nombreuses initiatives progressistes. D’où les demandes bien connues de réduction du budget de la guerre, de démantèlement des bases militaires ou d’abolition de l’OTAN. Le critique ne tient pas compte de ce principe d’intervention et réfléchit plutôt au critère promu par Lénine pendant la première guerre mondiale. Il rappelle comment, au cours de cet embrasement sans précédent, le leader bolchevique a remis en question les illusions pacifistes de la social-démocratie. Mais il oublie que le leader soviétique a opposé à ces croyances le caractère immédiat, réalisable, crédible de l’alternative, celle de la révolution socialiste.

Pröbsting fait du constat de ce précédent un souhait de copie à l’identique et répète le même appel au défaitisme. Il refuse de prendre parti dans tout conflit entre puissances, afin de se préparer à la « transformation d’une guerre impérialiste en une guerre civile »[61]. Mais Lénine a lancé cet appel dans un contexte bien précis. Il refuse de s’aligner sur les différentes armées adverses, car il souligne l’opportunité exceptionnelle qui s’offre alors d’inaugurer des processus socialistes. C’est avec cette caractérisation qu’il a commandé la révolution bolchevique.

En conséquence, il est absurde de postuler la même stratégie dans un contexte inverse d’une absence de révolutions, de partis ou d’attentes socialistes de masse. Pröbsting perd prise avec la réalité, avec l’allusion rituelle à la présence sempiternelle d’une « période historique dominée par les guerres et les révolutions »[62]. Il ne détaille pas le lieu de ces événements, et ne fournit aucune preuve d’une quelconque ressemblance avec l’époque de Lénine. Oubliant ces données, il appelle dans le vide à reproduire une stratégie détachée de la réalité. Il omet le fait que le défaitisme du leader bolchevique était inspiré par des faits (désertions et révoltes parmi les uniformes) et non par de simples spéculations sur l’avenir.

Pour résoudre ce divorce avec le contexte actuel, Pröbsting réinterprète la portée du défaitisme. Il affirme qu’il ne s’agit pas d’une stratégie limitée aux situations de guerre, mais d’une politique qui est également valable en temps de paix[63]. Elle fonctionnerait comme une sorte de joker, adaptée à tout moment et à tout lieu. Cette universalité contredit le sens limité et concret que ce principe avait et se heurte à la logique de l’action politique, qui exige des slogans adaptés à des scénarios changeants.

Ennemis distincts, adversaires en chaîne

La stratégie du défaitisme – que Pröbsting tente d’actualiser – a été conçue en conflit avec un autre principe, qui se concentre sur l’identification de l’ennemi principal. Ce critère semble plus approprié pour la période actuelle. Elle a été le grand baromètre de Marx, Engels et Lénine lui-même jusqu’à la Première Guerre mondiale. Il renvoie à la distinction entre les guerres justes ou légitimes et les guerres purement oppressives.

Le premier type de conflits contenait des éléments positifs pour la libération des peuples et impliquait des affrontements contre les monarques, les colonialistes et la noblesse, dans des batailles qui prenaient des allures progressistes. Les leaders socialistes valorisaient ce type de guerre, qui sapait la domination coloniale et touchait les bastions de la réaction.

Ce critère contient des éléments qui sont valables pour un scénario actuel marqué par la prééminence du système impérial. En effet, ce dernier joue invariablement un rôle agressif. Le principe de l’ennemi principal est une ligne directrice pour la lutte contre les adversaires prioritaires. Cela n’implique pas de valider l’oppression exercée par les capitalistes locaux à travers leurs différents gouvernements. C’est un baromètre qui est aussi en phase avec la cible populaire des politiques de la gauche. Il contribue notamment à la reconstruction de la conscience socialiste, affectée par l’importante régression qui a suivi l’effondrement de l’Union soviétique.

Le critère de l’ennemi principal facilite également la formulation d’orientations spécifiques vis-à-vis des différents mouvements nationalistes contemporains. Elle permet d’évaluer si ces formations assument des positions convergentes ou divergentes avec l’épicentre du pouvoir capitaliste mondial. Ce critère permet d’examiner de près les relations de ces mouvements avec l’OTAN[64].

Pröbsting propose l’approche inverse. Comme il assimile tous les ennemis en toutes circonstances et en tous lieux, il a tendance à défendre en soi les différents mouvements qui sont des étendards de l’autodétermination nationale. Il n’attache aucune importance aux liens éventuels de ces différentes forces avec le Pentagone. Cette divergence d’approche détermine la divergence avec l’évaluation de ce qui s’est passé au Kosovo et en Yougoslavie[65]. Ses critiques à l’égard de notre approche sont à cet égard modérées, si on les comparent aux furieuses accusations de social-impérialisme qu’il réserve à d’autres interlocuteurs[66].

Il a également publié une condamnation catégorique de notre évaluation positive de la percée électorale du parti communiste en Russie[67]. Y faire référence ne visait qu’à mettre en évidence un élément encourageant dans le dur scénario politique sous le règne de Poutine. Notre commentaire s’inspire des opinions exprimées par les courants radicaux qui ont participé à cet espace.

En réalité, nous soutenons toujours les progrès de la gauche dans les contextes variées de la planète et estimons que le socialisme réapparaîtra par le détour de chemins imprévisibles et par le biais de nouveaux paris. Cette recomposition ne manquera pas d’attirer les militants à l’esprit ouvert qui laisseront de côté les adeptes des positions figées dans des « guides » anciens. Le débat sur le système impérial oppose ces deux attitudes qui s’opposent face aux dilemmes théoriques et politiques de notre époque.

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Article traduit par Paul Haupterl. Version originale sur le site de Claudio Katz, le 18 septembre 2022.

Photo d’illustration : Wikimedia Commons.

Notes

[1] Pröbsting, Michael. Russia: An Imperialist Power or a “Non-Hegemonic Empire in Gestation”? A reply to the Argentinean economist Claudio Katz An Essay (with 8 Tables), August 11, 2022, https://newpol.org/russia-an-imperialist-power-or-a-non-hegemonic-empire-in-gestation-a- reply-to-the-argentinean-economist-claudio-katz-an-essay-with-8-tables

[2] Katz, Claudio La crisis del sistema imperial. 29-6-2022, www.lahaine.org/katz

[3] Katz, Claudio La indefinición imperial contemporánea. 8-2-2021, www.lahaine.org/katz

[4] Pröbsting, Michael “Siervos de dos amos, El estalinismo y la nueva guerra fría entre las grandes potencias imperialistas de Oriente y Occidente”, 10-7 2021, www.thecommunists.net

[5] Katz, Claudio, “¿Es Rusia una potencia imperialista? I Gestación no hegemónica”, 29-4-2022, www.lahaine.org/katz,

[6] Katz, Claudio “Estados Unidos y China: una puja entre potencias disimiles” 19-4-2021, www.lahaine.org/katz. Traduit en français dans Recherches Internationales : https://www.persee.fr/doc/rint_0294-3069_2021_num_122_1_3110

[7] Pröbsting, Michael. “El imperialismo ruso y sus monopolios”, 25-8-2022, https://vientosur.info/el-imperialismo-ruso-y-sus-monopolios/

[8] Pröbsting, Michael. “Anti-imperialismo en la Era de la Rivalidad de las Grandes Potencias” (Capítulo IX.) RCIT Books, Viena 2019, https://www.thecommunists.net/home/espa%C3%B1ol/libro-anti-imperialismo-en-la-era-de-la-rivalidad-de-las-grandes-potencias-9/

[9] Pröbsting, Michael. South Korea as an Imperialist Power, December 2019, https://www.thecommunists.net/theory/study-on-south-korea-as- an-imperialist-power/

[10] Pröbsting, Russia: An Imperialist Power

[11] Pröbsting Siervos de dos amos

[12] Pröbsting, Russia: An Imperialist Power

[13] Pröbsting, “Russia: An Imperialist Power”

[14] Pröbsting, “Siervos de dos amos”

[15] Pröbsting, “Russia: An Imperialist Power”

[16] Katz, Claudio “Tres perfiles diferentes del imperialismo dominante” 17-9-2021, www.lahaine.org/katz

[17] Pröbsting, Michael. “Russia: An Imperialist Power or a Non-Hegemonic”

[18] Katz, Claudio “La recuperación imperial fallida de Estados Unidos” 25-1-2021, www.lahaine.org/katz, Katz, Claudio “Ocaso, supremacía o transnacionalización” 1-2-2021, http://www.lahaine.org/katz

[19] Katz, Claudio ¿Es Rusia una potencia imperialista? III Continuidades, reconstituciones y rupturas, 18-5-2022, www.lahaine.org/katz,

[20] Pröbsting. Russia: An Imperialist Power

[21] Pröbsting, Russia: An Imperialist Power

[22] Pröbsting. “Rusia y China como Grandes Potencias”

[23] Katz, “Claudio Descifrar a China III: proyectos en disputa” 2-10-2020

[24] Pröbsting, “Rusia y China como Grandes Potencia”

[25] Pröbsting, “South Korea as an Imperialist Power”

[26] Katz, Claudio “China Descifrar a China II: ¿Capitalismo o socialismo?” 25-9-2020, www.lahaine.org/katz

[27] Pröbsting. “Anti-imperialismo en la Era de la Rivalidad”

[28] Pröbsting, “Siervos de dos amos”

[29] Pröbsting, “Rusia y China como Grandes Potencias Imperialistas”

[30] Pröbsting, “El imperialismo ruso y sus monopolios”

[31] Pröbsting, “Anti-imperialismo en la Era de la Rivalidad”

[32] Katz, Claudio “¿Es Rusia una potencia imperialista? II. El legado de Lenin” 5-5-2022, www.lahaine.org/katz

[33] Pröbsting, “Anti-imperialismo en la Era de la Rivalidad”

[34] Katz Claudio, “La teoría clásica del imperialismo”, en Bajo el imperio del capital, Luxemburg, 2011, Buenos Aires (pag 17-32).

[35] Le terme renvoie aux théories marxistes de la dépendance développée par Bambara ou encore Marini. Il désigne une situation où les travailleurs ne reçoivent sous forme de salaire qu’une fraction des sommes qui leur serait strictement nécessaires pour reproduire leur force de travail. En d’autres termes, il y a super-exploitation lorsque la valeur d’échange de la force de travail est inférieure à sa valeur. Dans Le Capital, Marx suppose à l’inverse implicitement que ces deux grandeurs ne sont, au pire, jamais très éloignées l’une de l’autre sur le court terme, et identiques sur le long terme, faute de quoi la classe des travailleurs dépérirait de ne pouvoir se renouveler adéquatement [NdT].

[36] Pröbsting, Michael. “Rusia y China como Grandes Potencias Imperialistas”, 15-1-2012 https://agrupaciondeluchasocialistablog.wordpress.com/2019/01/15/rusia-y-china-como-grandes-potencias-imperialistas/

[37] Pröbsting, “Anti-imperialismo en la Era de la Rivalidad”

[38] Katz Claudio. “La teoría de la dependencia y el sistema mundo”, en La teoría de la dependencia, 50 años después, Batalla de Ideas, Buenos Aires, 2018 (pag 143-166)

[39] Pröbsting, “El imperialismo ruso y sus monopolios”

[40] Pröbsting, “Rusia y China como Grandes Potencias”

[41] Pröbsting. South Korea as an Imperialist

[42] Pröbsting, South Korea as an Imperialist Power,

[43] Pröbsting, “South Korea as an Imperialist Power”

[44] Pröbsting,” South Korea as an Imperialist Power”

[45] Katz, Claudio “El Subimperilismo en Medio Oriente” 24-9-2021, www.lahaine.org/katz

[46] Pröbsting, “Russia: An Imperialist Power or a “Non-Hegemonic”

[47] Qui envisagent par exemple la constitution d’une « classe dominante transtionationale » [NdT].

[48] Katz, “El globalismo”, en Bajo el imperio (pag 205-219).

[49] Pröbsting, “Russia: An Imperialist Power or a “Non-Hegemonic”

[50] Pröbsting, “Russia: An Imperialist Power or a “Non-Hegemonic “

[51] Pröbsting, “Russia: An Imperialist Power”

[52] Pröbsting, “Russia: An Imperialist Power”

[53] Katz, Claudio “Diagnósticos y controversias sobre Ucrania”, 12-4-2022, www.lahaine.org/katz

[54] Pröbsting, “Rusia y China como Grandes Potencias”

[55] Katz, Claudio “China: Tan distante de imperialismo como del Sur Global” 26-4-2021, www.lahaine.org/katz

[56] Pröbsting, “Siervos de dos amos”

[57] Pröbsting, “Siervos de dos amos”

[58] Pröbsting, “Siervos de dos amos”

[59] Pröbsting, “Siervos de dos amos”

[60] Pröbsting, “Siervos de dos amos”

[61] Pröbsting, Michael. “Incapaces de ver el bosque por ver los árboles” 16-3-2021 https://agrupaciondeluchasocialistablog.wordpress.com/2021/03/16/incapaces-de-ver-el-bosque-por-ver-los-arboles/

[62] Pröbsting, “Siervos de dos amos”

[63] Pröbsting, “South Korea as an Imperialist Power”

[64] Katz, Claudio “El antiimperialismo y la izquierda en Medio Oriente” 15-10-2021, www.lahaine.org/katz

[65] Pröbsting, Michael. “Russia: An Imperialist Power”

[66] Pröbsting, “Incapaces de ver el bosque, Pröbsting, El imperialismo ruso y sus monopolios”

[67] Pröbsting, Michael. “Russia: An Imperialist Power”

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