Qui est Tran Duc Thao ? Vie et œuvre d’un philosophe vietnamien
Retour sur le projet intellectuel ambitieux et le parcours mouvementé de ce philosophe marxiste vietnamien, trop militant pour les philosophes, trop philosophe pour les militants, et pris dans les contradictions du siècle.
L’auteur, Alexandre Féron est doctorant en philosophie. Il étudie les rapports entre marxisme et phénoménologie dans la philosophie française, notamment chez Sartre, Merleau-Ponty et Tran Duc Thao.
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Il y a peu de chance qu’on ait entendu parler du philosophe vietnamien Tran Duc Thao (1917-1993). Certains ont peut-être vaguement entendu prononcer ce nom : ceux qui s’intéressent à la phénoménologie connaissent peut-être la remarquable présentation de l’œuvre de Husserl qu’il a proposée dans la première partie de Phénoménologie et matérialisme dialectique (1951) ; les passionnés de la guerre d’Indochine ont peut-être croisé ce nom parmi l’énumération des militants pour l’indépendance vietnamienne ; pour d’autres enfin, ce nom pourrait évoquer l’image d’un philosophe ayant refusé une prometteuse carrière universitaire en France pour rejoindre le Nord Vietnam en 1952 et participer à la lutte de libération nationale. Bref, Tran Duc Thao reste pour le plus grand nombre un inconnu.
Ce n’est pas sans raison. Il est à la jonction de trop de positions différentes et opposées pour que l’on puisse vouloir se « revendiquer » de lui, et donc avoir envie de travailler à sa « redécouverte » ou sa « réhabilitation ». S’il est bien trop marxiste pour les phénoménologues, il est, à l’inverse, bien trop phénoménologue pour les marxistes. De même, son marxisme n’a jamais été assez orthodoxe pour les staliniens ; et il est bien trop orthodoxe et stalinien pour les non staliniens. Trop militant pour les philosophes universitaires, il est trop philosophe pour les militants.
Mais c’est ce qui le rend intéressant. Il est au croisement d’une grande partie des contradictions qui travaillent le XXe siècle : colonialisme, place des intellectuels dans les pays capitalistes, débats sur le marxisme et son rapport à d’autres courants de pensée, luttes d’indépendance puis de guerre froide, place des intellectuels dans un pays socialiste, devenir du marxisme dans les pays se revendiquant du « communisme », communisme asiatique, etc. Sa vie aura été une tentative pour affronter et essayer de dépasser ces contradictions qui sont autant les siennes que celles du siècle. Mais elle prend une tonalité tragique, parce qu’il ne cesse de s’y heurter et que, finalement, l’on ne peut que constater avec tristesse l’échec de sa vie : échec politique et philosophique.
L’objet de cet article est de présenter « la vie et l’œuvre » de Tran Duc Thao. Plus précisément, il s’agit d’articuler son engagement dans le siècle et sa production théorique. Nous voulons montrer de quelle manière son œuvre est le produit de son existence en tant qu’elle est engagée dans un monde particulier dont il affronte les contradictions.
De l’enfant des colonies à la tentative de synthèse entre marxisme et phénoménologie (1917-1947)
Le parcours initial1 de Tran Duc Thao se présente tout d’abord comme un matériau rêvé pour justifier « l’œuvre positive » de la colonisation française. Ce fils d’un petit fonctionnaire des postes, né le 26 septembre 1917, devient un brillant élève au lycée français Albert Sarraut de Hanoï : second accessit de philosophie au concours général, il est reçu au baccalauréat français en 1935. C’est ce qui lui permet d’obtenir en 1936 une bourse du gouvernement général d’Indochine pour aller en France préparer le concours de l’Ecole normale supérieure. Après être passé par les lycées Louis-le-Grand et Henri IV, il intègre l’Ecole normale en 1939.2 La Débâcle de 1940 l’amène à Clermont-Ferrand, où il rencontre Jean Cavaillès, grâce auquel il découvre l’œuvre du fondateur de la phénoménologie, Edmund Husserl. Il fait un remarquable mémoire sur « la méthode phénoménologique chez Husserl »3 et est reçu premier ex-aequo à l’agrégation de philosophie en 1943. Il commence alors une thèse sur Husserl, devient attaché de recherches au CNRS et fait un séjour aux « Archives-Husserl » de Louvain. Une brillante carrière universitaire et philosophique s’offrait alors à lui.
Mais sous ce cursus honorum on ne peut que deviner les déchirements. Tout d’abord, il faut rappeler le fait que l’accès des vietnamiens à l’enseignement français reste une exception. Et à toutes les étapes du parcours on ne cesse de lui rappeler son statut de colonisé. Lorsqu’il est reçu 2e au concours de l’ENS, c’est en tant que « protégé français », comme l’on disait, et avec la mention « numéro bis »4 (ce qui implique qu’il y avait aussi un « vrai » deuxième). Lorsqu’il devient le premier vietnamien reçu à l’agrégation de philosophie, il a droit à la mention « non classé » – ce qui exclut toute candidature à un poste dans l’enseignement français. Autant d’expériences qui contribuent à engendrer ces « monstres » (selon sa propre expression) qui forment « l’élite intellectuelle » issue des colonies. En effet, ces individus sont tiraillés entre une double fidélité : d’une part une fidélité à la France en raison de leur formation scolaire et la culture française à laquelle ils appartiennent,5 et d’autre part, une fidélité à leur peuple d’origine.6
Le durcissement de la situation coloniale dans les années 30 suite à ce qu’on appelle « l’explosion de 1930 », rend nécessaire le choix. Soit la France,7 soit le combat pour un Vietnam indépendant. C’est vraisemblablement pendant la guerre que Tran Duc Thao décide d’opter pour la lutte anticolonialiste. Or, dans les années 1930, l’opposition à la France prend deux formes : soit nationaliste, soit communiste. Tran Duc Thao choisit très rapidement le « communisme, qui, donnant son sens précis à l’exploitation coloniale, débarrassait le sentiment national de tout reste de xénophobie. »8
Au début de son militantisme9 Tran Duc Thao est proche du groupe trotskyste GBL (le Groupe bolchévik-léniniste indochinois).10 Il participe à leur action en direction des ONS (« ouvriers non spécialisés ») vietnamiens réquisitionnés en 1939 et envoyés en métropole pour aider à l’effort de guerre, puis laissés après la défaite dans des camps. Il est un des acteurs majeurs de leur tentative d’organiser le mouvement vietnamien en France : en décembre 1944, lors du Congrès des Indochinois en Avignon, il devient membre de la « délégation générale des indochinois » (40 membres) et du comité central (15 membres), dont il serait même le secrétaire général. Il participe activement à la rédaction du programme et des revendications. Lors d’une conférence de presse en septembre 1945, alors que Ho Chi Minh vient de déclarer l’indépendance du Vietnam, on lui demande comment sera accueilli le corps expéditionnaire français : il répond « à coups de fusil ! ». Déjà surveillé de près par les Renseignements généraux, suite à cette déclaration, il est arrêté le 21 septembre et emprisonné à la Santé jusqu’en décembre. A sa libération il continue ses activités militantes et est notamment soupçonné d’organiser à Marseille le refus par les dockers de charger du matériel de guerre en partance pour l’Indochine.
Qu’en est-il de ses positions philosophiques à ce moment ? À la Libération, il existe deux grandes options philosophiques pour ceux qui veulent articuler engagement politique et réflexion philosophique : d’une part un marxisme « orthodoxe » (communiste ou trotskyste) et d’autre part l’existentialisme qui essaie de se rapprocher du marxisme. Cette dernière position se retrouve de manière emblématique chez celui qui fut l’un des premiers maîtres de Tran Duc Thao : Maurice Merleau-Ponty.11 Tran Duc Thao raconte que pendant la guerre, alors que Merleau-Ponty était « caïman » à l’ENS, il leur lisait des extraits de sa thèse et « disait souvent de tout cela finira par une synthèse de Husserl, Hegel et Marx. »12
Le premier programme philosophique de Tran Duc Thao peut donc se définir comme une tentative de synthèse entre marxisme et existentialisme13 assez caractéristique de ce qui a été appelé « Marxisme occidental ».14 Cela implique chez Tran Duc Thao un double geste. Tout d’abord, il s’agit de procéder à une « révision radicale » 15 du marxisme. Le marxisme en lui-même serait trop « mécanique », ne porterait pas assez d’attention sur les superstructures (considérées comme de pures illusions) et manquerait d’un fondement épistémologique solide. Or, tous ces défauts seraient résolus par l’apport de la méthode phénoménologique – qui a l’inverse, grâce au marxisme, intégrerait à ses analyses la praxis, les classes sociales, l’histoire et la perspective révolutionnaire. Cependant, et c’est en cela que consiste le deuxième geste, cette révision est en fait un « retour à l’inspiration originale » de Marx – inspiration originale qu’il faut comprendre certes comme un « retour à Marx » contre la tradition marxiste qui s’en réclame. Mais peut-être aussi comme un retour à l’inspiration originelle de Marx lui-même : au vieux Marx scientiste du Capital on opposerait un jeune Marx hégélien dont les analyses non seulement seraient compatibles avec une lecture phénoménologique, mais auraient même une dimension phénoménologique.
Cette orientation philosophique est visible dans les premiers articles que publie Tran Duc Thao en 1946 : « Marxisme et phénoménologie »16 (dans la Revue internationale) et « Sur l’Indochine » (dans Les Temps Modernes). Ces deux articles doivent être lus ensemble, car le premier rend explicite le cadre conceptuel et philosophique qui est mobilisé implicitement dans le second. Il y développe ce qu’on pourrait appeler sa « théorie de l’infrastructure existentielle ». L’idée est qu’il manque, dans le marxisme, une médiation entre l’infrastructure économique et les différentes superstructures. Or, Tran Duc Thao pense découvrir cette médiation dans ce que Husserl appelle « l’expérience antéprédicative », c’est-à-dire notre expérience du monde en tant qu’elle n’est pas encore pleinement consciente et formulée dans le langage. Toutes les significations explicites ou « superstructurelles » (au niveau de la conscience, dans le langage ; et donc en art, morale, droit, religion etc.) seraient dérivées et puiseraient leur signification pour nous dans cette expérience antéprédicative. Ces analyses sont rattachées à ce que Marx dit à propos de l’art grec à la fin de l’Introduction de 1857 :
« L’art grec présuppose la mythologie grecque, c’est-à-dire la nature et les formes sociales elles-mêmes telles qu’elles sont déjà élaborées de façon inconsciemment artistique par l’imagination populaire. »17
L’art grec (qui est une signification superstructurelle) puiserait sa signification pour les grecs dans leur expérience antéprédicative du monde, c’est-à-dire cette « imagination populaire » en grande partie implicite ou inconsciente et qui trouverait une première formulation dans la mythologie.
Mais Tran Duc Thao prend bien soin de préciser que cette expérience antéprédicative doit être comprise comme une praxis antéprédicative : c’est notre action dans le monde qui est le fondement de toutes nos représentations conscientes. C’est donc parce que notre praxis est différente selon les formes sociales et les modes de production dans lesquels elle s’exerce, que nos représentations peuvent être considérées comme relatives à ces structures.18 Pour comprendre comment les structures économiques d’une société peuvent se refléter d’une certaine manière dans les représentations, il faut ainsi introduire entre ces deux éléments une médiation : la praxis des individus, « infrastructure existentielle ». On voit ainsi comment cette « révision » se veut un retour au jeune Marx, puisque Tran Duc Thao met en avant d’une part le concept de praxis et d’autre part la dérivation de la conscience et des représentations à partir de l’activité réelle des individus.
C’est donc ce cadre théorique « existentialiste » qu’il mobilise lorsque, dans sa cellule de prison, il rédige son premier article sur la situation en Indochine.19 Cet article, qui sera publié dans Les Temps Modernes en février 1946, est rédigé alors que la guerre d’Indochine n’a pas encore vraiment commencé : si les accrochages entre les Français nouvellement débarqués et les Vietnamiens se multiplient, la situation n’est pas irréversible, et l’on est plutôt dans un processus de « négociation ». L’analyse de Tran Duc Thao cherche à montrer pourquoi les Français et les Vietnamiens n’arrivent pas s’entendre. Français et Vietnamiens vivent dans des « mondes » différents parce qu’ils ont des expériences antéprédicatives différentes : « Il y a une communauté originelle, celle à laquelle on appartient par sa naissance et son éducation première, qu’on ne peut pas abandonner, parce que, par elle, chacun de nous plonge dans les racines de l’existence. »20 Il en résulte qu’ils donnent des significations différentes aux mêmes situations, aux mêmes déclarations, aux mêmes mots.
« L’opposition est radicale, fondée sur le mode d’existence, sur deux manières de vivre et de comprendre le monde. Il ne s’agit pas de discuter sur tel ou tel fait particulier. La discussion elle-même ne servirait à rien, puisque chaque fait s’interprète, se perçoit de manière différente. Les arguments que donnent les Annamites en faveur de l’indépendance, en pénétrant dans l’horizon du Français, prennent immédiatement un sens tel qu’ils excluent justement cette même indépendance. C’est un malentendu radical, qu’aucune explication ne saurait dissiper, parce que toutes les phrases sont comprises dans un sens opposé à celui dans lequel elles ont été prononcées. […] Le dialogue est un perpétuel quiproquo, un malentendu total et sans remède. L’opposition est antérieure au discours, aux sources mêmes de l’existence, là où se détermine, d’ores et déjà, le sens possible des mots. »21
Cependant, il ne faut pas se méprendre sur ce que veut dire Tran Duc Thao. Cette impossibilité de communiquer n’est pas une impossibilité de droit. Elle est liée à une situation de fait : l’expérience différente du monde que font le colonisé et le colonisateur, c’est-à-dire la structure coloniale. Il ne s’agit pas chez Tran Duc Thao d’un refus de l’universalisme. Au contraire, ce qu’il appelle de ses vœux, c’est qu’on « s’élève au-dessus des horizons particuliers, et se place à un point de vue humain ».22 C’est d’ailleurs cette position que l’on retrouve dans une anecdote que rapporte Louis Althusser :
« A l’Ecole [normale supérieure] je connus Tran Duc Thao […]. Thao nous donnait des cours privés, il nous expliquait : « Vous êtes tous des égaux transcendantaux, et vous êtes tous égaux comme egos. »23
Ainsi en 1946, les contradictions que porte Tran Duc Thao en tant que membre de l’« élite intellectuelle » des colonisés semblent avoir trouvé un certain équilibre. Son combat contre la colonisation française est vécu comme une fidélité à son origine mais aussi à son éducation (universalisme français). De même, son positionnement philosophique essaie de synthétiser les conceptions philosophiques issues de sa formation (phénoménologie, existentialisme) et celles dont se réclame le mouvement révolutionnaire international (marxisme). Cependant, l’évolution de la situation politique va rapidement rompre cet équilibre précaire et exiger de lui des choix plus radicaux.
Dépasser ses contradictions : Viet-Minh et « matérialisme dialectique » (1947-1951)
L’événement fondamental pour son existence qui a lieu en 1946-47 est son ralliement aux positions du Viet-Minh. La rencontre avec Ho Chi Minh au moment de la conférence de Fontainebleau (en juillet 1946) et la stratégie d’union large avec le mouvement national semblent avoir été décisives. La prise de distance par rapport aux mouvements trotskystes prend forme en juin 1947 lorsqu’il publie une critique d’un article de Claude Lefort24 dans Les Temps Modernes : « Sur l’interprétation trotzkyste [sic] des événements d’Indochine ».25 Mais chez Tran Duc Thao, évolution politique et évolution philosophique étant intimement liées, c’est aussi de cette époque que date sa prise de distance par rapport à l’existentialisme26 et son ralliement au programme philosophique communiste sous la bannière du « matérialisme dialectique ». Ainsi, on pourrait interpréter ce double mouvement comme une tentative de se mettre en adéquation avec lui-même en essayant d’éliminer les contradictions issues de sa formation. Cette tentative de liquidation prend deux formes successives. Tout d’abord une tentative « française » (1947-51) qui correspond au ralliement politique et philosophique au communisme. Ensuite une tentative « vietnamienne » lorsqu’il décide en 1951 de retourner au Vietnam pour participer à la lutte de libération nationale – retour qu’il présente explicitement comme un moyen de résoudre ses propres contradictions.27
Un fait significatif pour comprendre sa nouvelle orientation philosophique est le remplacement du terme « marxisme » par « matérialisme dialectique ». Cette formule, absente de l’œuvre de Marx, s’est imposée à partir des années 1930 au moment de la stalinisation de la philosophie soviétique.28 Elle permet de se démarquer des conceptions mécanistes et non dialectiques du marxisme proposées par la IIe Internationale. Mais elle constitue surtout le mot d’ordre du programme de recherche scientifique lancé par l’URSS et qui vise à répondre à la « crise de la raison » en réunifiant l’ensemble des savoirs sous la bannière du « matérialisme dialectique ».29 L’usage de cette formule par Tran Duc Thao signale bien son ralliement philosophique à ce programme de recherche – même s’il refuse la clôture que l’orthodoxie stalinienne veut lui imposer.
En 1948, Tran Duc Thao définit un nouveau projet philosophique qu’il poursuivra jusqu’à la fin de son existence : parvenir à une compréhension marxiste de l’homme ; ou encore, fonder une psychologie ou une anthropologie marxistes. Cette compréhension de l’homme doit reposer sur une double exigence, en apparence contradictoire. Tout d’abord une exigence « ontologique » : elle doit se faire dans un cadre matérialiste – et donc rompre avec toute forme de dualisme. Ensuite, ce qu’on pourrait appeler une exigence « phénoménologique » : il faut faire droit à la spécificité de la conscience humaine. Il s’agit, d’une part, de montrer comment l’homme est un produit de l’évolution naturelle, et en ce sens il s’agit bien de procéder à une « naturalisation » de l’homme et de montrer en quoi il est en continuité avec le reste du vivant. Mais d’autre part, il s’agit de ne pas méconnaître la différence spécifique de l’homme, c’est-à-dire ce en quoi l’évolution n’est pas une pure continuité, mais la production de nouvelles structures, selon ce qui est parfois appelé une « logique d’émergence ». Bref, l’évolution n’est pas linéaire et mécanique, mais dialectique. Voici comment il résume en 1948 le « projet » qu’il avait « conçu depuis 1948 » :
« saisir en profondeur la genèse et le développement de la conscience à partir de la production matérielle. »30.
Et c’est en ce sens que la formule « matérialisme dialectique » correspond parfaitement à ce nouveau programme de recherche qu’il met en œuvre.
La première formulation de ce projet se fait dans un article qu’il publie en 1948 dans Les Temps Modernes : « La Phénoménologie de l’Esprit dans son contenu réel ».31 Il s’agit d’une recension de l’ouvrage d’Alexandre Kojève Introduction à la lecture de Hegel, qui est la transcription de ses célèbres cours donnés entre 1933 et 1939. Ces cours ont joué un rôle fondamental pour la génération existentialiste de l’après-guerre32 (Sartre, Merleau-Ponty, Simone de Beauvoir) dans la mesure où Kojève, d’une part, établit une certaine lecture existentialiste et anthropologique de Hegel qu’il « marxise » (notamment en mettant en avant le moment de la lutte à mort entre le maître et l’esclave), mais d’autre part, ouvre sur une lecture « hégélianisante » de Marx à travers ses textes de jeunesse. Tran Duc Thao estime que c’est à travers cette critique de la lecture existentialiste de Hegel par Kojève qu’il rompt théoriquement avec l’existentialisme et affirme son propre projet philosophique.33
Le point principal de sa critique vise le « dualisme » de Kojève, qui distingue entre le règne de l’homme et le règne de la nature, pour affirmer qu’il n’y de dialectique qu’humaine, c’est-à-dire comme rapport de l’homme au monde et aux autres hommes. Kojève refuse ainsi toute possibilité d’une « dialectique de la nature ». Pour Tran Duc Thao, au contraire, s’il faut certes reconnaître qu’il y a bien une différence entre la conscience et la matière, il ne faut pas l’ériger en une différence ontologique entre deux types d’êtres. Il faut voir la conscience comme une nouvelle structure produite par une dialectique naturelle ; et ainsi dépasser le dualisme non dialectique par un « monisme matérialiste ».
Il s’agit d’une modification importante de sa problématique philosophique. Lorsqu’il essayait de synthétiser phénoménologie et marxisme, il s’agissait principalement de ce qu’on pourrait appeler une problématique de la fondation. Il fallait rechercher le fondement du rapport entre infra- et superstructures. Désormais, ce qu’il faut rechercher, c’est une genèse. Il faut refaire la genèse réelle qui mène de la matérialité non consciente à une matérialité consciente.
C’est cette genèse qu’il expose dans la 2e partie de son ouvrage Phénoménologie et matérialisme dialectique.34 Dans cette partie intitulée : « La dialectique du mouvement réel », en une centaine de pages, il retrace l’ensemble de l’évolution, des organismes unicellulaires à l’établissement du communisme. On pourrait dire que l’un des enjeux de ces développements est l’élucidation de deux affirmations de Marx que l’on trouve dans L’idéologie allemande. Tout d’abord, il s’agit de comprendre la genèse réelle de « la première présupposition de toute histoire humaine » ou encore la « base naturelle » de toute histoire humaine, à savoir « l’existence d’êtres humains vivants […] la complexion corporelle de ces individus et les rapports qu’elle leur crée avec le reste de la nature […], la constitution physique de l’homme elle-même. ».35 Ainsi, Tran Duc Thao montre comment, dans l’évolution, le rapport à l’extériorité qui caractérise le vivant ne cesse de dépasser ses propres limitations jusqu’à atteindre, dans le cas de l’homme, la « conscience d’objet » et la capacité à produire ses propres moyens de production. Il y a une dialectique de l’évolution en ceci que les organismes supérieurs intègrent les structures qui caractérisent les organismes plus simples, mais en leur donnant une nouvelle signification (il s’agit donc bien d’un dépassement dialectique des structures inférieures).
Ensuite, il s’agit de comprendre le rapport entre conscience et existence. C’est-à-dire d’établir matériellement, biologiquement, ce que Marx ne fait qu’affirmer dans l’Idéologie allemande : « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience ».36 Tran Duc Thao essaie ainsi de montrer comment, dès le niveau du vivant, ou encore de ce qu’il appelle le « psychisme sensori-moteur », la structure des différents organismes (« infrastructure » biologique) détermine leur comportement (leur « praxis », ce qu’ils sont capables de faire), et donc la manière dont le « monde » leur apparaît (« superstructures ») : la « conscience »37 animale n’est qu’une transposition idéale d’un type de comportement réel. Ce que montre Tran Duc Thao c’est que cette idéalisation est le produit d’une certaine inhibition ou répression du comportement : chaque type d’organisme n’est « conscient » que des types de comportements qu’il est en mesure de réprimer. Or, cela veut dire qu’il y a un décalage entre ce qu’un organisme est capable de faire et ce dont il est « conscient », entre « l’acte réel » et le « sens vécu » : l’action dépasse toujours sa représentation. Tran Duc Thao établit donc, au niveau du vivant, à la fois la secondarité de la conscience par rapport à l’existence (la vie), et le décalage de la conscience par rapport à l’action – deux principes au fondement de la méthode matérialiste de Marx dans l’Idéologie allemande.
Enfin, lorsqu’on passe au niveau de la conscience humaine, Tran Duc Thao peut établir deux phénomènes. Tout d’abord, concernant le décalage entre structure du comportement et représentation, il montre que, d’un point de vue objectif, le propre de l’activité humaine est d’être activité productive, travail producteur de valeur d’usage. Or, une valeur d’usage est en elle-même valeur d’usage pour tous ; l’activité productive est donc activité immédiatement sociale. Mais l’homme n’a pas encore pris conscience de cette dimension sociale de son travail et se représente le travail comme étant lié à une forme de propriété. La propriété est la (dé-)négation de la dimension sociale de tout travail, sous la forme de l’exclusion et de l’accaparement. Le communisme désigne donc, pour Tran Duc Thao, le moment où l’homme prend conscience de son activité comme activité universelle.
La deuxième chose que Tran Duc Thao établit au niveau de la conscience humaine est la manière dont l’idéalisation propre à toute forme de « conscience » devient idéalisme, c’est-à-dire représentation d’une différence et d’une autonomie entre la conscience et la matière. La conscience humaine est caractérisée par un « oubli de ses origines » matérielles dans la praxis : l’inhibition propre de toute « conscience » devient alors « dé-négation ».38 L’homme a une représentation faussée de lui-même comme d’une pure conscience distincte de la matière.
Ainsi, entre 1947 et 1951, les positionnements politiques et philosophiques de Tran Duc Thao sont bouleversés. On a essayé d’y voir une tentative pour dépasser les contradictions que comportaient ses positions antérieures. Mais bientôt, Tran Duc Thao se trouve confronté à une contradiction encore plus importante : la contradiction entre sa situation d’intellectuel en France et son soutien au mouvement de libération nationale du Vietnam. C’est ce qu’il évoque en parlant de l’écriture de Phénoménologie et matérialisme dialectique :
« Les positions de principe, nettement affirmées, suffisaient à me déterminer à revenir au Vietnam. Il fallait mettre la vie en accord avec la philosophie, accomplir un acte réel, qui réponde aux conclusions théoriques de mon livre. »39
Il prend donc la décision, en 1951, de quitter le milieu intellectuel français dans lequel il avait vécu depuis quinze ans, pour retourner au Vietnam.
Retour au Vietnam : l’impossible synthèse (1952-85)
La révolution vietnamienne comme « voie de la solution »40 (1952-58)
On peut imaginer l’enthousiasme ayant présidé à ce retour au Vietnam. Il est plus difficile de savoir comment Tran Duc Thao a vécu les premières années de son retour au Vietnam, qui se placent immédiatement sous le signe du malentendu. On peut distinguer trois grands moments avant 1958.41
Quand Tran Duc Thao arrive au Viêt-Bac42 en 1952, on est en pleine guerre d’Indochine. Il est immédiatement affecté à différents emplois au service de cette lutte. Il est d’abord chargé de rédiger deux rapports (sur les entreprises et le système éducatif) avant d’être envoyé auprès du secrétaire général du Parti Truong Chinh pour s’occuper des traductions des œuvres du dirigeant. Il est décrit par certains témoignages comme « naïf et enthousiaste » (To Hoai) : il abandonne les vêtements occidentaux et pousse son zèle jusqu’à refuser de dormir avec une moustiquaire (ce qui lui vaudra d’attraper le paludisme). Tout cela témoigne d’une volonté de transformer son rapport au monde, nier sa formation occidentale, pour « (re)devenir » ce qu’il aurait été s’il n’avait pas été éduqué par le système colonial.
Mais c’est en 1953 qu’intervient le « traumatisme inaugural »43 : son affectation dans une brigade de rééducation idéologique de la réforme agraire. En effet, il arrive au Vietnam à un moment où le maoïsme, depuis la victoire de la Révolution chinoise en octobre 1949, prend une importance considérable. Le mot d’ordre d’une large union nationale contre la France a vécu. L’objectif avoué selon Truong Chinh (ordonnateur du virage maoïste) est de « créer du clivage et provoquer un choc émotionnel collectif ». Nous n’avons aucun témoignage sur ce qu’il a fait, vu ou subi durant cette période, si ce n’est qu’il est, selon Philippe Papin, « au pire endroit et au pire moment ».
Enfin, avec la fin de la guerre d’Indochine en 1954, semble s’ouvrir une période plus apaisée. Il retrouve des fonctions d’universitaires. D’abord enseignant en histoire ancienne à l’université de Hanoï (1954-55), il devient ensuite professeur d’histoire de la philosophie en 1955. En 1956, il est même nommé doyen de la faculté d’histoire. Ses cours, qu’il donne en treillis militaire, portent sur « l’histoire de la pensée avant Marx ».44 Ils sont intéressants autant par la lecture de l’histoire de la philosophie proposée que par l’effort déployé pour traduire adéquatement les concepts de la philosophie occidentale en vietnamien.
Le grand changement qui s’opère dans la production intellectuelle tient au fait qu’il abandonne l’usage du français, répétant, d’une certaine manière, au niveau théorique, ce que la campagne de rééducation devait entreprendre d’un point de vue pratique. Tous les articles qu’il écrit pendant ces années sont en vietnamien.45 Ceux-ci peuvent se classer en deux grands ensembles : tout d’abord cinq articles sur l’histoire et la littérature vietnamienne, et deux articles qui prolongent ses travaux matérialistes sur la conscience sur « L’origine de la conscience dans l’évolution du système nerveux » (1955).
En 1956, la situation des intellectuels au Vietnam va se trouver bouleversée. L’ensemble du monde « socialiste » connaît alors un mouvement d’ouverture : « dégel » ou « déstalinisation » en URSS et « Cent fleurs » en Chine. Au Vietnam l’enthousiasme chez les intellectuels est d’autant plus grand que, depuis la fin de la guerre, ils ne se sentent plus obligés de se soumettre à la ligne politique. C’est alors que naissent deux revues, « Humanités » et « Belles lettres », qui seront à l’avant-garde du mouvement de critique. Tran Duc Thao participe à ce mouvement. C’est lui qui trouve un traducteur pour que le texte sur les « Cent fleurs » soit disponible en vietnamien. Il publie également deux articles en 1956. Un premier article intitulé « Contenu social et formes de liberté » (octobre 1956) porte sur l’articulation entre les libertés de l’individu et la collectivité dans le socialisme : le communisme ne doit pas être la négation, mais au contraire la réalisation de la liberté. Le second article, « Efforçons-nous de développer les libertés et la démocratie » (décembre 1956), est plus audacieux, puisqu’il dénonce plus particulièrement la bureaucratisation du régime et les « erreurs » commises lors de la réforme agraire.
Ces deux textes décideront de son sort pendant le reste de son existence. Tran Duc Thao, malgré les responsabilités limitées qu’il avait dans le mouvement de contestation, devient une sorte de bouc émissaire de la campagne générale qui est alors lancée par le Parti contre le « révisionnisme ». Démis de ses fonctions à l’université de Hanoï en décembre 1956, il subit un procès dans les locaux de l’université en mars et avril 1957. En parallèle on mène une campagne de dénigrement contre lui dans la presse. On l’accuse notamment de « trotskysme » en raison de son passé militant. En juin 1957, il est déclaré « ennemi de la patrie et du socialisme » par la commission de l’Idéologie et de la Culture du comité central du Parti. On l’accuse d’être un « déraciné » ayant perdu le contact avec le « peuple » vietnamien. En mai 1958, il fait son autocritique publique, mais elle n’est pas jugée satisfaisante. C’est le début de son long exil intérieur.
L’exil intérieur (1958-85)
Nous n’avons qu’assez peu d’informations sur cette période de son existence. Entre 1958 et 1961, Tran Duc Thao est envoyé dans une ferme agricole pour rééducation. A son retour à Hanoï en 1961, le voilà rayé des cadres de l’université et privé de logement. Il a un statut précaire de « collaborateur externe » dans la maison d’édition « Su That » pour laquelle il fait des traductions. Ses conditions de vie s’aggravent lorsque le début de la guerre avec les États-Unis (1964-1975) dégrade encore la situation matérielle au Vietnam du Nord. Lui qui espérait mettre son savoir intellectuel au service de la Révolution et de la construction socialiste du Vietnam, se trouve maintenant marginalisé et inutile. Cependant, à aucun moment il ne cherche à prendre la figure de dissident. Au contraire, il semble plutôt attendre sa « réhabilitation ».
Ses conditions de travail sont également difficiles. Il est très isolé. On lui permet cependant de recevoir quelques publications de l’étranger, mais pas suffisamment pour pouvoir suivre le développement du milieu intellectuel européen. Olivier Todd, en voyage au Vietnam, aurait été chargé par Sartre d’essayer de renter en contact avec Tran Duc Thao – ce qu’il essaya de faire, en vain. On le sent pourtant à la recherche d’interlocuteurs, comme en témoigne la lettre accompagnant un article qu’il envoie à La Pensée :
« Vous savez que nous n’avons ici pour ainsi dire rien de ce qui paraît en France. Vous serait-il possible éventuellement de me faire part des critiques qui pourraient m’être adressées ? Vous m’aideriez beaucoup pour la continuation de mes recherches. »46
S’il ne publie aucun texte au Vietnam durant cette période, on lui permet d’envoyer un certain nombre d’articles en France pour les revues communistes, La Pensée et Nouvelle critique.
Malgré toutes ces difficultés matérielles, les années 1960 constituent pour Tran Duc Thao une période de relance de son activité philosophique créatrice. Le projet philosophique reste celui de 1948 : saisir la genèse réelle de la conscience à partir de la matérialité. Cependant, il juge que Phénoménologie et matérialisme dialectique ne réalise pas le projet de manière satisfaisante. Il explique, en effet, dans un article de 1974, que les analyses de son ouvrage ne donnaient « de résultats effectifs que pour la compréhension du comportement animal. »47 En revanche, tout ce qui concernait « l’analyse des réalités humaines » était à reprendre. Il serait resté trop prisonnier de l’idéalisme de Husserl et de Hegel. Bref : « Il ne restait plus qu’à refaire tout le travail à partir du début. »48
Les travaux de Tran Duc Thao jusque dans les années 1980 se répartissent selon deux axes. Le premier axe de recherche porte une analyse de la dialectique et notamment du rapport entre Hegel et Marx. Il s’agit de reprendre les textes de Marx et de Hegel pour essayer de comprendre la nature exacte du renversement que Marx inflige à la dialectique hégélienne. L’idée étant que cela lui permettrait de mieux comprendre la manière dont il doit lui-même se dégager des influences phénoménologiques. Ces recherches trouvent leur aboutissement dans un article sur le « Noyau rationnel de la dialectique de Hegel »49 (1965) et la problématique est examinée dans son article de 1974 « De la phénoménologie à la dialectique matérialiste de la conscience (I) ».
Mais l’axe principal de ses recherches est une réélaboration de son analyse matérialiste de la conscience. Le changement le plus important qui intervient est une réévaluation de la place du langage par rapport à la conscience. Alors que dans Phénoménologie et matérialisme dialectique le langage n’avait qu’un rôle secondaire dans la constitution de la conscience humaine, désormais le langage est vu comme la « réalité immédiate »50 de la conscience. Pour comprendre le passage du « psychisme sensori-moteur » de l’animal à la conscience humaine, il faut donc analyser l’acquisition du langage. D’où le titre qu’il donnera à son second ouvrage : Recherches sur l’origine du langage et de la conscience.51 Il reconduit bien sa problématique de la genèse, mais désormais, pour comprendre la genèse de la conscience, il faut comprendre la genèse du langage.
Cet ouvrage constitue tout d’abord une importante contribution à une conception « matérialiste » ou « marxiste » du langage. Critiquant les conceptions structuralistes (Saussure, Jakobson) pour lesquelles le langage ne fait que se référer à lui-même, Tran Duc Thao affirme la nécessité de comprendre le langage à partir de sa fonction de référence.52 Ainsi l’élément originaire du langage est l’acquisition de ce qu’il appelle le « geste de l’indication », c’est-à-dire la capacité de l’homme à se rapporter à un objet saisi comme extérieur. L’acquisition de cette « forme originaire de la conscience » initie la sortie de l’animalité avec l’apparition des « préhominiens » (australopithèques). Ensuite, le développement de l’outillage et du langage marquent différentes étapes de l’évolution jusqu’à l’apparition de l’homme moderne. Pour essayer de comprendre les différentes étapes de cette genèse, Tran Duc Thao élabore un langage formel à partir de trois éléments fondamentaux : le « ceci » (le geste d’indication, « C »), la « forme » (« F ») et le « mouvement » (« M »). C’est à travers différentes combinatoires de ces trois éléments, que se constitue peu à peu le langage de l’homme moderne. Ainsi ces travaux de Tran Duc Thao sont tout autant des contributions à une théorie matérialiste du langage qu’à une conception matérialiste de l’anthropogenèse ou de l’« hominisation ».
Un concept marxiste important qu’il introduit dans cet ouvrage est celui de « langage de la vie réelle ».53 Il s’agit d’un ensemble de significations objectives qui se constituent indépendamment de la conscience, dans l’activité matérielle des hommes. Ce concept remplace celui de « l’expérience antéprédicative » : alors que cette expérience était individuelle et « muette » (antérieure à toute expression), le concept de « langage de la vie réelle » permet de désigner la dimension immédiatement sociale de l’existence humaine, qui baigne toujours déjà dans un ensemble de significations déjà constituées par la société.
Les derniers combats de Tran Duc Thao (1985-1993)
C’est pendant les années 1980 que la situation de Tran Duc Thao s’améliore. De nouveau, il s’agit d’une conséquence de l’évolution de la situation internationale avec le début de la Perestroïka en URSS. Il redevient vers la fin de la décennie un personnage ayant une certaine importance d’un point de vue politique. Cela lui permet également de relancer son activité philosophique.
Une partie de ses travaux consiste alors à essayer de formuler un bilan critique du stalinisme et du maoïsme. Dans son texte La philosophie de Staline, écrit en 1986, Tran Duc Thao analyse Matérialisme dialectique et matérialisme historique de Staline pour montrer la conception non dialectique qui sous-tendait sa conception du monde. Dans l’ensemble le stalinisme serait retombé dans le dualisme et n’aurait pas compris la dialectique : il aurait notamment négligé le fait que toute suppression dialectique est aussi conservation – élément important lors du passage au socialisme, puisqu’il ne peut s’agir simplement de tout nier dans la société capitaliste, mais il s’agit de la « dépasser » dialectiquement. Contre le stalinisme et le maoïsme, notamment dans La Question de l’homme et l’antihumanisme54 (1988), Tran Duc Thao défend ainsi un « humanisme marxiste ».
Parallèlement à cela il reprend pour une troisième fois son projet de 1948 avec la rédaction en 1986 de La Formation de l’homme ainsi que deux articles publiés dans La Pensée : l’un sur « La naissance du premier homme »,55 et l’autre sur « La Dialectique logique dans la genèse du « Capital » ».56 Il s’agit toujours de comprendre dialectiquement le passage d’un état à un autre (de l’animal à l’homme ; du féodalisme au capitalisme ; du capitalisme au communisme).
Avec l’effondrement de l’Union Soviétique en 1991, la situation se durcit de nouveau au Vietnam. Les partisans de la Perestroïka, dont fait partie Tran Duc Thao, se retrouvent dans une situation difficile. C’est dans ce contexte qu’a lieu son départ du Vietnam pour la France – pays qu’il n’a plus revu depuis quarante ans. Il existe des versions divergentes sur les raisons de ce voyage : Tran Duc Thao aurait notamment dit qu’il a été envoyé en France pour subir un procès politique instruit par le Parti Communiste français.57 Mais il faut prendre en compte le fait que son complexe de persécution s’était transformé, à la fin de sa vie, en véritable paranoïa. En effet, Philippe Papin a retrouvé une lettre officielle émanant directement du Comité central et qui nomme Tran Duc Thao pour une « mission politique officielle » à accomplir « aux frais du Parti ». Il est d’ailleurs logé à Paris dans des locaux appartenant à l’ambassade du Vietnam. En fait, il aurait eu, semble-t-il, pour mission de venir à Paris pour défendre la version officielle du régime sur l’affaire « Humanités et Belles Œuvres ».
A Paris, il essaie de renouer avec ses anciennes connaissances philosophiques (Jean-Toussaint Desanti, Paul Ricœur, Maurice de Gandillac), tout en se tenant à bonne distance des « althussériens ». Il fait un certain nombre de conférences (à Paris VII sur la philosophie de Staline, à l’ENS sur Husserl ; une autre sur ses Recherches sur l’origine du langage et de la conscience), et se lance dans la rédaction d’un troisième ouvrage philosophique. Il reprend Husserl et Hegel en revenant à ce qu’il avait écrit dans Phénoménologie et matérialisme dialectique sur la temporalisation et ce qu’il appelle le « Présent vivant ».58 Il voulait également se mettre au fait des dernières découvertes en biologie et en anthropologie, sans doute toujours dans l’idée de poursuivre le projet de 1948. Mais, dans un état physique comme psychologique très dégradé, suite à une chute, il meurt à l’hôpital Broussais le 24 avril 1993.
Le destin de Tran Duc Thao a indéniablement une dimension tragique. Il s’agit d’abord d’un échec politique : comme tant d’autres au XXe siècle, il s’est engagé corps et âme dans la construction du communisme et s’est heurté à la rigidité du stalinisme et des régimes bureaucratiques. Le sacrifice de son existence n’aurait finalement eu aucune utilité politique. Quant à son œuvre philosophique, les choses sont plus difficiles à évaluer. Si une partie s’est bien faite sous la censure ou l’auto-censure politique, Tran Duc Thao a essayé de mener des recherches originales dans des domaines peu explorés par le marxisme (l’étude du langage, de l’anthropogenèse, de l’évolution, etc.). L’échec philosophique aura surtout été son absence d’interlocuteurs pendant son existence (d’où la dimension itérative de ses recherches) et le fait qu’il n’est pour ainsi dire pas étudié ni même lu.
Cependant son sort posthume n’est pas encore décidé. Au Vietnam il semble connaître une certaine forme de réhabilitation, puisqu’en 2001 il a reçu à titre posthume le « prix Ho Chi Minh ». De plus, la plus grande partie de sa production théorique depuis les années 1960 n’a jamais fait l’objet de publications. On estime que, dans un fonds d’archives et de documents au Vietnam, il y aurait plus de 8000 pages de manuscrits inédits, brouillons, notes etc. Peut-être qu’une partie importante de la pensée de Tran Duc Thao reste encore à découvrir ?
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à voir aussi
références
⇧1 | Pour les informations biographiques nous suivons deux textes autobiographiques deTran Duc Thao (« Note biographique », de 1984 et publiée dans Les Temps Modernes, en 1993 ; la préface à La Formation de l’homme, de 1986), ainsi que l’étude de Daniel Hémery « Tran Duc Thao. Itinéraire I. Premier exil » (exposé au colloque sur Tran Duc Thao : http://savoirs.ens.fr/expose.php?id=832; une version écrite est reprise dans BENOIST, Jocelyn et Espagne, Michel (dir), L’itinéraire de Tran Duc Thao. Phénoménologie et transferts culturels, Armand Colin, 2013) et TRAN Vinh Thao, Les Compagnons de route de Ho Chi Minh. Histoire d’un engagement intellectuel au Vietnam, Karthala, 2004. |
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⇧2 | La même année que Louis Althusser. |
⇧3 | Voici le commentaire de Jean Cavaillès : « M. Thao a lu toute l’œuvre publiée de Husserl, quelques inédits, l’essentiel des commentaires. Son travail constitue lui-même une des meilleures études françaises sur Husserl et dépasse nettement le niveau du diplôme ordinaire. Il révèle des connaissances nombreuses et une réflexion philosophique pénétrante. » (cité dans ISRAËL, Stéphane. Les Études et la guerre : Les Normaliens dans la tourmente (1939-1945). Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions Rue d’Ulm, 2005. Disponible sur Internet : http://books.openedition.org/editionsulm/673). Ce mémoire a beaucoup circulé entre les normaliens de l’époque et a exercé une grande influence sur la manière dont la phénoménologie a été reçue en France. Citons notamment Jacques Derrida, Jean-François Lyotard, Pierre Bourdieu, ou encore Louis Althusser. |
⇧4 | ISRAËL, Stéphane, Ibid, chapitre 2 |
⇧5 | Dans son article « Sur l’Indochine » Tran Duc Thao évoque la situation de cette « élite » intellectuelle : « Membre inférieur [de la communauté française] qui, par une faveur spéciale, a été traité comme un membre supérieur et qui doit donc une profonde reconnaissance à l’autorité qui régit la communauté […] au lieu de l’exploiter, on l’a fait profiter au contraire des bénéfices de l’exploitation. Par une faveur du pouvoir, il a été élevé de la classe dominée à la classe dominante ; il en est désormais un membre, et prétendre repasser du côté des exploités, c’est commettre une trahison. » (« Sur l’Indochine », dans Les Temps Modernes, n°5, février 1946, p 896-897) |
⇧6 | A la suite du passage cité dans la note précédente, Tran Duc Thao affirme : « Mais l’Annamite, dans son horizon propre, ne peut se considérer que comme un citoyen du Vietnam. […] Abandonner les siens pour un avantage personnel, c’est là la définition même du concept de trahison. » (Ibid, p 897) |
⇧7 | C’est le choix que fait par exemple Pham Duy Khiem (entré à l’ENS en 1931, agrégé, il est mobilisé en 1939 et devient l’ambassadeur du président Diem entre 1955-57). Sur le parallèle entre Pham Duy Khiem et Tran Duc Thao : cf article de Daniel Hémery et l’ouvrage de Trinh Van Thao. |
⇧8 | Ibid, p 890. |
⇧9 | Nous suivons les indications fournies par Daniel Hémery dans son article cité plus haut. |
⇧10 | C’est à cette occasion qu’il fait la connaissance de Daniel Guérin et de Pierre Naville. |
⇧11 | Voir en particulier les articles republiés dans Sens et non sens ainsi que dans Humanisme et terreur. |
⇧12 | La Formation de l’homme, préface, p 6 |
⇧13 | La Formation de l’homme, préface, p 6 |
⇧14 | Perry Anderson, Sur le Marxisme occidental, Maspéro, 1977 |
⇧15 | « Marxisme et phénoménologie », dans la Revue internationale ; ce texte comme un certain nombre d’autres textes en français et en vietnamiens sont disponibles sur le site : http://www.viet-studies.info/TDThao/ |
⇧16 | Ce premier texte fait partie de tout un débat organisé par la Revue internationale sur le rapport entre marxisme et existentialisme. On trouve également des contributions de Jean Domarchi, Pierre Naville et Merleau-Ponty. |
⇧17 | Contribution à la critique de l’économie politique, « Introduction de 1857 », p 175 |
⇧18 | « La primauté de l’économique ne supprime pas la vérité des superstructures, mais la renvoie à son origine authentique, dans l’existence vécue. Les constructions idéologiques sont relatives au mode de production, non pas qu’elles le reflètent – ce qui est une absurdité – mais simplement parce qu’elles tirent tout leur sens d’une expérience correspondante, où les valeurs « spirituelles » ne sont pas représentées, mais vécues et senties, et que toutes les expériences particulières s’insèrent dans l’expérience totale de l’homme dans le monde. En tant que celle-ci se définit à chaque moment dans ses lignes les plus générales, par les rapports économiques existants, et qu’une modification dans ces rapports entraîne une réorganisation de l’ensemble, il sera vrai de dire que le mouvement de l’histoire se réfère en dernier ressort aux conditions de la vie matérielle. Chaque état nouveau de la technique implique une « culture » nouvelle, non pas que celle-ci doive le refléter, mais parce qu’elle n’est authentiquement culture que si elle exprime les intuitions originales que les nouvelles conditions de vie ont fait apparaître. » [M&P, p 4] |
⇧19 | « Mon article Sur l’Indochine avait été écrit dans la cellule où j’étais enfermé seul, à la prison de la Santé. J’avais employé des loisirs forcés à faire mon examen de conscience phénoménologique. Mon article était existentialiste. » (Tran Duc Thao, « Note biographique », dans Les Temps Modernes, p 148). |
⇧20 | « Sur l’Indochine », Ibid, p 898, (c’est nous qui soulignons). Il notait un peu auparavant dans l’article : « Le sens des existences est antérieur aux arguments par lesquels on peut le justifier. La notion de devoir ne signifie rien en dehors d’une communauté à laquelle on appartient d’ores et déjà. On ne peut pas persuader quelqu’un d’entrer dans une communauté parce que toutes les raisons qu’on pourrait en donner présupposent qu’il en fait déjà partie. Le projet qui se dessine devant lui, comme ayant un sens pour lui, ne peut viser que la communauté dans laquelle il se sent exister. Un tel sentiment définit l’être même de son existence, ce qu’il est pour lui-même, ce sans quoi il n’existerait pas. » (p 897) |
⇧21 | Ibid, p 885-886. |
⇧22 | Ibid, p 900 |
⇧23 | Les faits, p 362. La même anecdote se retrouve dans L’avenir dure longtemps : « En privé Thao nous disait : « Vous êtes tous des egos-égaux transcendantaux ! ». Il souriait toujours, mais quelle vérité profonde ! [L’Avenir dure longtemps, p 201] |
⇧24 | Dans le numéro de mars 1947 des Temps Modernes (n°19) le dossier consacré à l’Indochine comprend notamment un article de Merleau-Ponty (« SOS Indochine »), un article de Tran Duc Thao (« Les relations franco-vietnamiennes ») et l’article de Claude Lefort (« Les pays coloniaux : analyse structurelle et stratégie révolutionnaire »). |
⇧25 | Dans Les Temps Modernes, n°21, juin 1947, p 1697-1705. C’est d’ailleurs le dernier article sur l’Indochine qu’il publie dans Les Temps Modernes ; l’article suivant sur cette question sera publié dans La Pensée. |
⇧26 | Il faut rappeler que c’est à cette époque que l’équipe des Temps Modernes, et notamment Sartre et Merleau-Ponty, se lance dans la construction du Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR), mouvement rassemblant un certain nombre de trotskystes et voulant constituer une « troisième voie » révolutionnaire entre l’URSS et les États-Unis. |
⇧27 | « La seconde partie de Phénoménologie et matérialisme dialectique (1951) aboutissait à une impasse, dont j’espérais trouver la voie de la solution dans la révolution vietnamienne » (La formation de l’homme, préface, p 1) |
⇧28 | La formulation de l’orthodoxie philosophique se fait dans l’opuscule de Staline, Matérialisme dialectique et matérialisme historique (1937). A ce sujet cf. LABICA, Georges, Le Marxisme-léninisme, Editions Bruno Huisman, 1984. |
⇧29 | GOUARNÉ, Isabelle, L’introduction du marxisme en France. Philosoviétisme et sciences humaines (1920-39), Presses Universitaires de Rennes, 2013 |
⇧30 | La formation de l’homme, préface, p 1 |
⇧31 | Les Temps Modernes, n°36, 1948, p 492-519 |
⇧32 | C’est ce que montre Vincent Descombes dans Le Même et l’autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978), Éditions de Minuit, 1979 |
⇧33 | Il faudrait également évoquer le rôle qu’a eu, dans ce processus, l’échec des cinq entretiens qu’il a eu en 1949-50 avec Jean-Paul Sartre sur les rapports entre marxisme et existentialisme. |
⇧34 | La première partie est l’un des exposés les plus clairs de la philosophie de Husserl, dans lequel il analyse le développement dialectique de sa pensée et montre la nécessité de dépasser la position phénoménologique vers le matérialisme dialectique. |
⇧35 | Marx, IA, p 42-43 |
⇧36 | Ibid, p 51 |
⇧37 | J’emploie le mot « conscience », mais il faut être attentif au fait que selon le type d’organisme ce terme prend une signification très différente. Le poisson n’est pas « conscient » du monde de la même manière que le mammifère et à plus forte raison que de l’homme. |
⇧38 | Cf. à ce sujet l’article de Jocelyn Benoist : « Une première naturalisation de la phénoménologie ? », dans L’itinéraire de Tran Duc Thao. Phénoménologie et transferts culturels, p 25-46. (l’intervention orale est visible sur le site : http://savoirs.ens.fr/expose.php?id=830) |
⇧39 | « Note biographique », dans TM, p 150 |
⇧40 | La Formation de l’homme, préface, p 1 |
⇧41 | Sur cette période de son existence dont nous n’avons que des information très lacunaires. Nous avons utilisé les textes autobiographiques de Tran Duc Thao(cités plus haut), mais aussi l’intervention de Philippe Papin au colloque sur Tran Duc Thao (http://savoirs.ens.fr/expose.php?id=832; une version écrite « Itinéraire II. Les exils intérieurs » se trouve dans L’itinéraire de Tran Duc Thao), l’ouvrage de Trinh Van Thao (cité plus haut), et l’article de McHale. « Vietnamese Marxism, Dissent, and the Politics of Postcolonial Memory: Tran Duc Thao, 1946-1993 ». |
⇧42 | Région au Nord de Hanoï qui servait de base au Viêt-Minh. |
⇧43 | Selon l’expression de Philippe Papin, op cit, p 66 |
⇧44 | Un ouvrage a été publié d’après les notes de cours de ses élèves en 1995. Il reprend les grandes lignes d’un ouvrage qu’il avait publié en vietnamien à Paris en 1950 : « Où en est la philosophie ? ». A ce sujet voir les travaux de Trinh Van Thao. |
⇧45 | Aucun de ces articles n’a été traduit. |
⇧46 | La Pensée, n°128, juillet-août 1966, p 4 |
⇧47 | « De la phénoménologie à la dialectique matérialiste de la conscience (I) », dans La Nouvelle Critique, n°79-80, 1974 p 37 |
⇧48 | Ibid, p 38 |
⇧49 | La Pensée. |
⇧50 | Recherches sur l’origine du langage et de la conscience, Éditions sociales, 1973, p 13 |
⇧51 | Publié aux Éditions sociales en 1973. Il reprend des articles publiés dans La Pensée (entre 1966 et 1970) ainsi qu’une étude inédite sur les rapports entre psychanalyse et marxisme. |
⇧52 | C’est sans doute la raison pour laquelle Althusser juge, à la lecture de ces articles publiés dans La Pensée, que Tran Duc Thao, par son souci de l’origine et de la genèse, reste « husserlien ». (L’avenir dure longtemps, p 362) |
⇧53 | Marx, IA, p 50 |
⇧54 | L’ouvrage est une charge contre Althusser, et, à travers lui, contre la Chine maoïste et les Khmers rouges. |
⇧55 | La Pensée, n°254, novembre-décembre, 1986, p 24-35 |
⇧56 | La Pensée, n°240, juillet-août 1984, p 77-91 |
⇧57 | On peut voir à ce sujet le témoignage de Thierry Marchaisse dans son texte « Tombeau sur la mort de Tran Duc Thao » (republié dans L’itinéraire de Tran Duc Thao, p 254-257) |
⇧58 | « La logique du présent vivant », dans Les Temps Modernes, n°568, novembre 1993, p 154-168 |